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Publié le 2 Décembre 2019

Prince Igor (Alexandre Borodine – 1890)
Editions Belaieff (1923) - Orchestration du second Monologue d’Igor de Pavel Smelkov

Représentations du 28 novembre et du 01 décembre 2019
Opéra Bastille

Prince Igor Ildar Abdrazakov
Iaroslavna Elena Stikhina
Vladimir Pavel Černoch
Prince Galitski Dmitry Ulyanov
Kontchak Dimitry Ivashchenko
Kontchakovna Anita Rachvelishvili
Skoula Adam Palka
Ierochka Andrei Popov
Ovlour Vasily Efimov
La Nourrice Marina Haller
Une Jeune Polovtsienne Irina Kopylova

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2019)
Chorégraphie Otto Pichler

Nouvelle production et entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris                                                                       Elena Stikhina (Iaroslavna)

Inspiré probablement des évènements décrits dans le poème médiéval Le Dit de la campagne d’Igor, Prince Igor relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans (les Polovtsiens – en russe Les couleurs fauves) qui percèrent en Europe jusqu’au Royaume de Hongrie au XIIe siècle, avant l’arrivée des Mongols.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

La musique est une des plus somptueuses du répertoire russe.

A sa mort, en 1887, Borodine laissa pourtant une partition restée inachevée, composée et remaniée régulièrement pendant 18 ans, que deux musiciens russes, Rimski-Korsakov et le jeune Glazounov, complétèrent dès 1885, le premier en orchestrant une large partie de la partition écrite uniquement pour le piano par Borodine, et le second en composant d’autres passages, dont l’ouverture et le troisième acte, à partir des souhaits qu’il connaissait de la part du compositeur.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

La création eut lieu à Moscou en 1890, mais l’Opéra de Paris n’accueillit que fin 1969, il y a tout juste cinquante ans, une production en provenance du Théâtre du Bolshoi qui fut représentée durant 7 soirs uniquement.

Puis, en 1983, les travaux du musicologue Pavel Lamm, réalisés dans les années 1940, furent publiés. Ils révélèrent que Rimski-Korsakov et Glazounov avaient supprimé un cinquième de la partition.

Ainsi, dix ans plus tard, Valery Gergiev interpréta une version quasi-intégrale parue en CD début 1995 chez Philips, en confiant l’orchestration des nouveaux morceaux écrits par Borodine au compositeur et chef d’orchestre Yuri Falik.

Pavel Černoch (Vladimir)

Pavel Černoch (Vladimir)

C’est donc une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris pour l’unique opéra de ce compositeur qui fit passer sa carrière de chimiste, son véritable métier, au premier plan tout au long de sa vie.

Dans la version jouée à l’opéra Bastille, l'ensemble de la musique est de Borodine, hormis l'ouverture qui fut composée et orchestrée de mémoire par Glazounov après avoir entendu le compositeur l’interpréter au piano.

Le troisième acte est par conséquent exclu, étant une composition de Glazounov sur la base d'esquisses et de thèmes de Borodine, mais les nouveaux passages orchestrés par Yuri Falik ne sont pas réintégrés non plus, excepté le monologue d'Igor au camp polovtsien issu de ce même acte, joué toutefois dans une orchestration récente de Pavel Smelkov datant de la saison 2013/2014 du Théâtre Mariinsky.

Au total, si un quart de la musique entendue ce soir est instrumentée par Borodine, les 3/4 restants sont principalement orchestrés par Rimski-Korsakov.

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

La représentation commence directement par le prologue, et expose à la vue du public l’intérieur du dôme galbé et doré d’une cathédrale orthodoxe enveloppée de noir où se dissimule le chœur, à la fois peuple et boyards, chantant avec un aplomb intensément exaltant.

Igor est habillé en treillis moderne, surplombé par une croix lumineuse catholique, afin de créer une image symbolique de l’alliance entre pouvoir militaire et pouvoir religieux qui soit plus générale.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Et au mauvais présage de l’éclipse est substituée une hallucination où le Prince croit voir son corps se recouvrir de sang, prémonition qui se révélera tout à fait juste par la suite.

Ildar Abdrazakov, assis sur son trône, est d’emblée d’une impressionnante noirceur autoritaire qui a du corps, et l’arrivé touchante d’Elena Stikhina présente une Iaroslavana fragile au charisme séduisant, à l’image du prince, et une sensualité de timbre qui soutient également de splendides aigus éclatants.

Pavel Černoch, en Vladimir Igorevitch , le fils du Prince, participe à cette scène de concert avec le chœur.

Pour son premier opéra russe, Philippe Jordan dévoile progressivement un grand sens de l’emphase dans la partie chorale, et un délicieux talent à faire émaner de la musique une clarté où s’adoucissent les sonorités des vents.

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

On quitte cependant ce tableau fort consensuel pour entrer dans le premier acte à la cour du prince Vladimir Galitski, qui est transposée dans une grande villa privée de nouveaux riches où des militaires invités se livrent à une immense beuverie qui dégénère autour d’une piscine. Des danseurs sont mêlés au chœur afin de mener cette séquence de façon la plus débridée possible avec la complicité de Philippe Jordan qui tonifie brillamment l’orchestre afin d’entraîner les mouvements de toute la scène.

Dmitry Ulyanov est excellent dans ce rôle d’enfant gâté en costume branché qui se prend pour un chef de bande, et incarne entièrement la vulgarité de son personnage tout en la soutenant par une incisivité de chant aux accents sensiblement ironiques.

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

C’est alors qu'intervient le premier grand air de Iaroslavna, le premier grand moment de sensibilité de la soirée, quand Elena Stikhina sort de sa véranda, joliment tapissée d’arbres, pour déplorer de sa voix attendrissante et dramatique, mélange de noirceur subtile et de vibrations émouvantes, l’absence d’Igor.

Sa confrontation avec Dmitry Ulyanov est jouée avec un grand réalisme, une véritable dispute entre frère et sœur, et Barrie Kosky transforme les jeunes filles terrorisées en religieuses afin de montrer la totalement dissociation entre la mentalité du clan Galitski et les valeurs spirituelles auxquelles se rattache Iaroslavna. De cet acte, formidable d’énergie malgré l’esprit malsain qui y règne, ressort surtout une volonté d’insister sur l’emprise du monde masculin aux dépens des femmes.

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Mais le metteur en scène ne fait aucune différence entre la populace qui entoure le prétendant au trône de Poutivl et les boyards qui viennent annoncer à Iaroslavna la défaite des troupes russes face aux Polovtsiens. Ce sont pour lui les mêmes groupes violents assujettis à un leader, et l’on comprend alors moins bien que Iaroslavna les accueillent avec intérêt.

Musicalement, le chœur des boyards, sombre et obsédant, est chanté sans le complément orchestré par Yuri Falik qui annonçait l’avancée des troupes eurasiennes sur la ville, et qui montrait aussi la précipitation de Vladimir Galitski à vouloir se faire élire prince.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

L’arrivée de l’ennemi est alors rendue spectaculairement par le surgissement d’un homme ensanglanté faisant tournoyer une tête de cheval sous des coups de feu dont l’un, provenant de la princesse, le tuera instantanément.

Cette dernière scène horrible nous fait quitter un tableau totalement dépravé et haut-en-couleur pour basculer dans le camp ténébreux du Khan Gzak, une prison dure où les éclats de sang étalés sur les murs défraîchis racontent les tortures qui s’y déroulent. Loin d’évoquer les steppes sauvages, cette scène pourrait être le parfait décor pour le deuxième acte de Fidelio, mais c’est d’abord la voix adolescente et enjôleuse d’Irina Kopylova qui embaume pour un temps les souffrances de Vladimir Igorevitch.

Prince Igor (Abdrazakov-Stikhina-Rachvelishvili-Černoch-Ulyanov-Kosky-Jordan) Bastille

Pavel Černoch, un excellent acteur, toujours expressif, chante et joue sans réserve les écorchures de son être à travers un timbre riche de slavité dans le médium, sans toutefois arriver à se libérer dans les aigus.

A vrai dire, la présence d’Anita Rachvelishvili, une somptueuse Kontchakovna dont l’ampleur phénoménale est intensifiée par la structure fermée du décor, submerge le duo d’amour, les graves s’amplifient langoureusement, si bien que les spectateurs sont littéralement englobés par ce flot vocal hors-norme chargé de puissance érotique irrésistible.

Après les mélanges de vert-gris du premier acte, les danses des gardes et des prisonnières prennent ici une teinte bleu-gris et chair, les hommes étant torses nus, et la chorégraphie athlétique montre à nouveau les femmes encerclées et harcelées par les hommes. Barrie Kosky développe ainsi un des fils conducteurs de sa narration.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

La scène entre Igor et Kontchak, précédée du premier monologue du prince où l'orchestre gagne une dimension immersive saisissante, prend par la suite une tournure sadique où les gestes blessants du vainqueur, véritable tortionnaire, contredisent systématiquement ses propos nobles, l’ensemble étant traité au second degré. Ildar Abdrazakov est cette fois mis au premier plan, impressionnant par sa manière d’incarner une bête blessée enténébrée, d’autant plus que Dimitry Ivashchenko est bien neutre dans sa façon de chanter.

Les danses Polovtsiennes prennent tout leur sens de façon imparable en faisant intervenir des danseurs de la mort revêtus de squelettes multicolores, suivis de masques païens macabres et loufoques dont les pas sont transcendés par la formidable véhémence, splendidement rutilante, de l’orchestre et des chœurs, qui sont eux-mêmes entraînés par un Philippe Jordan survolté par le rythme et le courant qu’il induit sur scène.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Cette fin grandiose, ovationnée par une salle qui a accumulé un enthousiasme follement euphorisant, est prolongée par l’ouverture qui tient lieu de troisième acte – c’est dans cet acte que l’on aurait pu entendre Igor prendre conscience du danger pour la Russie et de la nécessité de s’échapper.

Philippe Jordan déploie à merveille la limpidité des cordes, la grâce orientalisante des solo d’instruments et les volumes généreux des nappes ondoyantes, ce qui procure une ample respiration avant de mettre en scène la désolation absolue.

José luis Basso, le chef des choeurs

José luis Basso, le chef des choeurs

La scène s’ouvre ainsi sur une portion d’autoroute filant de l’arrière vers la salle, surmontée d’un fin nuage de brume fantomatique qui semble descendre vers l’orchestre jusqu’aux premiers rangs.

Elena Stikhina surgit de cette immense voie grisâtre au son des voix angéliques du chœur, et interprète dans une totale simplicité la désespérance de Iaroslavna, son second grand air orchestré cette fois par Borodine. Son apparition est à nouveau chargée d’une émotion tendre, et elle démontre une magnifique capacité à faire agréablement vibrer la fraîcheur de sa tessiture aiguë.

Anita Rachvelishvili

Anita Rachvelishvili

Puis, elle laisse place au tableau suivant sensé se dérouler un peu plus en aval de la route, où se trouve Igor. Placé à cet endroit là, le second monologue, seul rescapé du IIIe acte puisqu’il fut composé par Borodine et réintroduit dans l’œuvre par l’orchestration de Pavel Smelkov, fonctionne assez bien car il devient un écho à la désespérance de Iaroslavna.

Le duo de reconnaissance prend ainsi une tonalité pathétique bien différente des langueurs entre Kontchakovna et Vladimir entendues au deuxième acte.

Mais au dernier moment, ce n’est pas un Igor triomphant salué par la population en exil qui est mis en scène, mais une parodie de leader grotesque qui raille la capacité des peuples à être fascinés par des chefs qui flattent leurs bassesses.

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Parmi les seconds rôles, Barrie Kosky met aussi au premier plan à chaque acte Adam Palka (Skoula) et Andrei Popov (Ierochka), tous deux vivement expressifs, ainsi que Vasily Efimov (Ovlour) qui fait entendre avec plaisir sa voix d’innocent éloquente.

Cette version parcourue de mille couleurs dans les assortiments de costumes, dure par les réalités auxquelles elle se réfère, centrée sur la folie du peuple, et fortement dynamisée à la fois par la direction scénique et l’élan musical, dépouille tous les leaders de leur noblesse, relie oppression masculine des femmes et aveuglement des masses pour en tirer comme conséquence un exode inéluctable.

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Si le propos est accueilli de façon explosive lors de la première, il le doit autant à son parti-pris que par le concours sensationnel de tous les artistes à une interprétation d’une très grande force.

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Publié le 15 Juin 2019

La Force du destin (Giuseppe Verdi)
Version de Milan 1869
Représentations du 13 et 25 juin 2019
Opéra Bastille

Il Marchese di Calatrava Carlo Cigni
Leonora Anja Harteros (le 13)
               Elena Stikhina (le 25)
Carlo di Vargas Želijko Lučić
Alvaro Brian Jagde
Preziosilla Varduhi Abrahamyan
Padre Guardiano Rafal Siwek
Fra Melitone Gabriele Viviani
Curra Majdouline Zerari
Mastro Trabuco Rodolphe Briand
Un Alcade Lucio Prete
Un Chirurgo Laurent Laberdesque

Direction musicale Nicola Luisotti
Mise en scène Jean-Claude Auvray (2011)

                                                                                                    Varduhi Abrahamyan (Preziosilla)

C’est à travers la production de Jean-Claude Auvray que La Force du destin est revenue en 2011 au répertoire de l’Opéra de Paris après 30 ans d’absence, dans sa version milanaise légèrement révisée de 1869, mais avec la sinfonia jouée après le prologue pour mieux marquer la séparation temporelle entre les deux premiers épisodes, selon l'usage voulu par Gustav Mahler.

Carlo Cigni (Il Marchese di Calatrava) et Anja Harteros (Leonora)

Carlo Cigni (Il Marchese di Calatrava) et Anja Harteros (Leonora)

Ce spectacle, s’il n’offre qu’une mise en scène illustrative et dépouillée sans jeu acéré ni tentative d’unification de la dramaturgie de l’œuvre, en utilisant par ailleurs des techniques scéniques tout à fait anachroniques (la toile peinte qui suit les déplacements d’Alvaro en est un exemple étonnant), fait beaucoup penser aux représentations des Chorégies d’Orange, et n’est plus représentatif de l’art scénique contemporain.

Une exquise de contexte historique situe non pas l’œuvre à l’époque de l’action, c'est-à-dire la Guerre de succession d’Autriche, dont l’un des fronts ravageait le nord de l’Italie alors que l’Espagne tenait le sud, mais au moment où Verdi vient de faire son entrée au parlement italien et commence sa transcription en opéra du « Don Alvar » de don Angelo di Saavedra.

La Force du destin (Harteros-Stikhina-Jagde-Lučić-Luisotti-Auvray) Bastille

C’est donc vaguement l’âme du compositeur, animée d’un sincère sentiment chrétien horrifié par la guerre, qui est représentée ici, avec ce grand Christ pesant qui finit, au dernier acte, par reposer sur un sol courbe usé et peint des coulées de sang de la guerre. Cependant, en 1869, cette version de La Force du destin Verdi a supprimé tous les meurtres de la version de Saint-Pétersbourg, hormis celui de Leonora, et revu le final et la musique du 3e acte, n’est plus tout à fait guidée par son élan premier.

Mais vivifiée par une excellente distribution et un chef visionnaire, ces tableaux désuets peuvent permettre d’appréhender l’œuvre avec plaisir et sensations.

Želijko Lučić (Carlo di Vargas)

Želijko Lučić (Carlo di Vargas)

Nicola Luisotti, directeur musical enthousiaste voué quasi-exclusivement au répertoire romantique italien du XIXe siècle, aime exalter l’énergie de la partition, ses éclats populaires et son entrain bon-enfant, tout en mettant en valeur les couleurs rutilantes de l’orchestre de l’Opéra, mais il pourrait induire un feu encore plus brut, trancher de façon plus nette les attaques, rendre le matériau musical plus ferme, quitte à jouer avec les fautes de goût, pour définitivement transformer ce drame en une inexorable course à travers le non-sens du destin.

Et comme il a à sa disposition des artistes puissants, il peut déployer l’ampleur orchestrale et en soigner la fusion avec les ensembles choraux, fort beau tissage de tessitures harmonieusement entremêlées, sans que cela ne constitue un obstacle pour les chanteurs.

Brian Jagde (Alvaro)

Brian Jagde (Alvaro)

Anja Harteros est impériale quand elle se retrouve seule sur scène, que ce soit dans son costume androgyne noir, où sa robe de chambre qui annonce le virage vers la folie, une aisance dans ses longs aigus vibrants et déchirants qui éprouvent les cœurs, des couleurs mâtes quand le trouble fait tressaillir sa voix, et c’est d’ailleurs cette solitude renforcée par le vide scénique qui rend encore plus poignante sa présence si affirmée par l’expression de sentiments extériorisés avec une telle maîtrise.

Brian Jagde (Alvaro) et Anja Harteros (Leonora)

Brian Jagde (Alvaro) et Anja Harteros (Leonora)

Brian Jagde est un impressionnant amant passionné, galbe vocal solide d’une puissance sombre qui rappelle beaucoup la violence animale de Vladimir Galouzine, un véritable héro dramatique qui privilégie le plaisir torrentiel des décibels, et c’est avec Želijko Lučić que l’on retrouve le style le plus naturel, une forme de douceur malgré la violence du personnage, l’écriture verdienne lui donnant plus d’épaisseur que l’écriture puccinienne, car son timbre a quelque chose d’un peu trouble qui lui permet de retrouver de la subtilité en contrepoint du caractère névrosé qu’il incarne sans réserve.

Anja Harteros (Leonora)

Anja Harteros (Leonora)

Et si Preziosilla paraît bien sage sous les noirceurs coquettes de Varduhi Abrahamyan, et si Rafal Siwek fait vibrer les entrailles caverneuses de Padre Guardiano tout en le rendant sympathique, Gabriele Viviani dédie à Fra Melitone des ornements superbes qui traduisent la fougue de la jeunesse.

La Force du destin est un drame dont l’ardeur est faite pour galvaniser les passions populaires, mais c’est le luxe de sa Léonore qui est véritablement le foyer émotionnel de ces représentations parisiennes.

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Publié le 16 Mai 2017

Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Répétition générale du 13 mai et représentations du 16, 19, 31 mai et 06 juin 2017
Opéra Bastille

Madame Larina Elena Zaremba 
Tatiana Anna Netrebko (mai)

            Elena Stikhina (31 mai) Nicole Car (juin)
Olga Varduhi Abrahamyan 
Filipievna Hanna Schwarz 
Eugène Onéguine Peter Mattei 
Lenski Pavel Černoch 
Le Prince Grémine Alexander Tsymbalyuk 
Monsieur Triquet Raúl Giménez 
Zaretski Vadim Artamonov 
Le Lieutenant Olivier Ayault 
Solo Ténor Gregorz Staskiewicz 

Direction musicale Edward Gardner                                Anna Netrebko (Tatiana)
Mise en scène Willy Decker (1995)

Créée au début du mandat d’Hugues Gall (1995-2004), représentée pendant trois de ses saisons, puis reprise par Nicolas Joel en 2010, la mise en scène d’Eugène Onéguine par Willy Decker ne peut égaler celle de Dmitri Tcherniakov qui avait atteint un niveau de crédibilité et de profondeur psychologique rare, mais elle offre un cadre pictural épuré qui rend possible de grandes représentations de répertoire si elle est associée à une distribution tout à fait hors norme.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Et c’est bien sûr ce qui justifie ce retour, car les interprètes choisis ont tous des moyens qui leur permettent de rivaliser les uns les autres à un jeu démonstratif exceptionnel.

Il ne faut donc pas attendre d’Anna Netrebko qu’elle retranche son personnage derrière les états d’âmes sensibles et incontrôlables de l’adolescence, car elle a les dimensions pour faire de Tatiana une femme mûre et lucide. Elle surprend, malgré la disproportion, à émouvoir par la violence des sentiments.

Aigus larges et puissants, noirceur animale, détresse dans le regard et expressions attendrissantes, transparaissent de cet aplomb fantastique les grandeurs de la Lady Macbeth qu’elle interprétait à Munich à la fin de l’année dernière.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Dans son face à face cruel, Peter Mattei lui oppose un Eugène Onéguine d’une rare froideur. C’est certes voulu par le metteur en scène, mais le chanteur suédois a naturellement un charisme personnel et une séduction de timbre qu’il pourrait employer afin de toucher l’auditeur. Pourtant, les expressions restent fermes, les couleurs mates, et sa prestance vocale se départit d’effets d’affectation.

Il ne se dégage ainsi nulle sympathie de ce grand profil longiligne, qui est aussi glaçant qu’Anna Netrebko peut, elle, inspirer une générosité chaleureuse.

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

L’homme sensible et romantique est donc incarné par Pavel Černoch, Lenski d’une personnalité entière donnée à une voix brillante et adoucie par une tessiture légèrement voilée.

En émane le charme de la nostalgie slave, surtout lorsque l’air ‘Kuda, Kuda vï udalilis’ , qui précède le duel, laisse pressentir que ce chanteur sera, la saison prochaine, un Don Carlos profondément poignant.

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Et au dernier acte, sous l’immense luminaire d’un palais austère serti de diamants et empli d’un vide sans âme, la noblesse du lieu s’incarne soudainement sous les traits d’Alexander Tsymbalyuk.

Il compose un impressionnant Prince Grémine, nourri de graves qui suggèrent l’expérience bienveillante, mais pas encore l’âge de la vieillesse. L’homme est de plus élégant, la posture affirmée, et son grand air d’amour ‘Lyubvi vsye vozrati pokorni’ est empreint d’une gravité recueillie absolument expressive.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Parmi les rôles secondaires, Hanna Schwarz fait son retour à l’Opéra National de Paris, 30 ans après sa dernière interprétation de Cornelia dans Giulio Cesare, et confie à Filipievna toute une palette d’expressions discrètes, du murmure obscur à l’exclamation soudaine et vitale, la seule qui a un véritable dialogue avec Tatiana.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Quant à Varduhi Abrahamyan, elle caricature beaucoup trop Olga en soubrette au point de la rendre totalement creuse, et Raúl Giménez, qui a le mérite de chanter l’air de Monsieur Triquet en français, compense l'ambiguïté de sa diction par des nuances soulignées et une projection impressionnante pour ce rôle d’amuseur grand public.

Enfin, Elena Zaremba use de son timbre de glace pour installer en Madame Larina un caractère autoritaire et inflexible.

Elena Zaremba (Madame Larina)

Elena Zaremba (Madame Larina)

Les chœurs, homogènes, donnent un peu de vie aux tableaux atones de la mise en scène, et la direction d’Edward Gardner, lisse et volumineuse, laisse les couleurs françaises de l’orchestre s’épanouir au point de rapprocher la musique de Tchaïkovski des compositions de Jules Massenet ou de Charles Gounod, ce qui suggère, à plusieurs reprises, les ambiances bucoliques de Mireille.

Anna Netrebko

Anna Netrebko

Et malgré la beauté des motifs instrumentaux et du lustre orchestral, une forme de dolence fait perdre ce qu’il y a d’éveil frémissant et d’urgence dans la partition d’Eugène Onéguine, alors qu’il faudrait plus d’énergie pour combler les lacunes d’une mise en scène qui a fait son temps.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Remplaçante d'Anna Netrebko pour un seul soir, le mercredi 31 mai, Elena Stikhina a eu droit à un accueil triomphal, aussi bien après la scène de la lettre qu'au baisser de rideau où elle s'est montrée très émue. Elle a su toucher le public pour son interprétation, mais également pour sa personne.

Vocalement et scéniquement, elle est plus proche de Tatiana qu'Anna Netrebko.
Aigus aussi puissants, mais attitudes moins démonstratives (elle ne se pose pas face aux spectateurs, tête vers le haut, pour montrer l'étendue de ses moyens, et joue le drame et dirige sa voix en fonction de ce que doit exprimer Tatiana avec pudeur), son timbre est plus clair, d'une belle rondeur dans le médium, sans graves morbides fortement prononcés, et la jeune artiste réalise une incarnation très proche de ce que faisait Olga Guryakova dans la plénitude de ses moyens au cours des deux dernières décennies.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Peter Mattei est apparu comme un partenaire passionné, attentif, un très grand soutien pour elle qui a du tenir un rôle romantique majeur face à une salle pleine qui attendait sa consoeur russe.

Elle semble idéale pour incarner de grands rôles de soprano dramatiques, plus mûres que Tatiana, telle Desdémone par exemple.

La saison prochaine, elle incarnera Leonora dans la reprise d'Il Trovatore, en juin et juillet 2018.

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Et au cours du mois du juin, une jeune artiste australienne, Nicole Car, fait revivre la plus authentique des Tatiana, car totalement naturelle et fidèle à la psychologie de la jeune fille.

Point d'effets dramatiques, aucun surjeu, tout est juste avec une belle continuité des couleurs, ce qui permet d'apprécier la sensibilité de son personnage dans les moindres détails.

Ses gestes sont purs, et les sentiments qu'elle reflète sont une image précieuse et fragile qui font la valeur de la soirée.

Interprète accomplie, elle l'est, et malgré l'immensité de la salle, elle réussit à créer un lien intime entre elle, l'auditeur et l'oeuvre, en parfaite osmose avec la musicalité de l’orchestre.

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

D'ailleurs, Edward Gardner paraît très inspiré ce soir, souffle et relief tragiques submergent les musiciens dans un allant acéré, il est un chef véritablement imprévisible...

Et Peter Mattei, dans ses grands jours, offre de magnifiques moments charmeurs et agrémentés de touches séductrices, et laisse passion et urgence le dépasser pour, petit à petit, traduire la vie qui s'extériorise que trop tardivement en Eugène Onéguine,

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