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Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 19 Août 2018

The Bassarids (Hans Werner Henze)
Représentation du 16 août 2018
Felsenreitschule  - Salzburger Festspiele 2018

Dionysus  Sean Panikkar
Pentheus  Russell Braun
Cadmus  Willard White
Tiresias / Calliope  Nikolai Schukoff
Captain / Adonis  Károly Szemerédy
Agave / Venus  Tanja Ariane Baumgartner
Autonoe / Proserpine  Vera-Lotte Böcker
Beroe  Anna Maria Dur
Danseuses Rosalba Guerrero Torres

Directeur musical Kent Nagano
Orchestre Wiener Philharmoniker

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Rosalba Guerrero Torres (Danseuse), Sean Panikkar (Dionysos) et Russel Braun (Penthée) - Photo Bernd Uhlig                 

The Bassarids est un opéra du compositeur allemand Hans Werner Henze (1926-2012) qui fut créé au Festival de Salzbourg le 06 août 1966 dans une traduction allemande. C’est seulement deux ans plus tard qu’il fut chanté pour la première fois en anglais, la langue originale du livret, lors de sa première aux Etats-Unis.

Œuvre majeure du XXe siècle inspirée des Bacchantes d’Euripide, elle est régulièrement reprise dans le monde entier, Milan 1968, Londres 1968 et 1974, Berlin 1986 et 2006, Cleveland & New-York 1990, Paris-Châtelet & Amsterdam 2005, Munich 2008, Rome 2015, Madrid 1999 et 2018, mais sous des altérations diverses (traduction allemande, orchestration réduite, version révisée de 1992 sans l’intermezzo).

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Revenir à la version originale en anglais avec l’intermezzo et avec une orchestration opulente, comme la représente cette année le Festival de Salzbourg, permet donc d’explorer un espace sonore étendu, et de révéler sa puissance théâtrale. Pour Kent Nagano, ce n’est cependant pas une première, car il vient de diriger The Bassarids à Madrid en juin dernier avec l’Orchestre et le Chœur nationaux d’Espagne.

Le sujet, le retour à Thèbes de Dionysos, dieu vengeur obsédé par la mort atroce de sa mère, Sémélé, se confrontant à la société autoritaire et ordonnée sur laquelle règne Penthée, petit-fils du fondateur de la ville, Cadmos, et fils d’Agavé, la sœur de Sémélé qui n’avait pas cru à l’union de cette dernière avec Zeus, pourrait dans un premier temps faire écho au Roi Roger de Karol Szymanowski, mais il en diffère considérablement. La musique est bien plus complexe et brutale, et les forces destructrices en jeu bien plus extrêmes.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak montrent cela en disposant un décor longitudinal et peu élevé en dessous des arcades du Felsenreitschule, qu’ils divisent en trois parties.

A gauche, la tombe de Sémélé et les lieux de culte où se retrouve le peuple thébain. Au centre une pièce du Palais Royal. A droite, une pièce plus intime où les désirs s’expriment et l’humain s’y déshabille.

Dionysos arrive par une des arcades latérales, dominant la scène, accompagné d’une ménade fortement érotisée.

Dans ce cadre écrasé, l’oppression des thébains est montrée par l’arrivée du chœur face à la scène, comme des spectateurs, mais qui se font chasser par des policiers lorsqu’ils montrent leur attirance pour le nouveau culte de Dionysos.

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Le vieux roi Cadmos ne peut trouver en Willard White qu’un interprète émouvant, humain, un timbre sombre et dilué, des attaques fauves, ce chanteur / acteur touchant en est au moins à sa septième collaboration avec Krzysztof Warlikowski. Il est d’ailleurs le seul personnage représenté simplement sur scène, le moins fou de tous probablement, mais physiquement diminué et impuissant.

Russell Braun, qui interprétait également le rôle de Penthée à Rome en 2015, préserve une forme d’innocence aussi bien par sa façon si naturelle de jouer que par la clarté vaillante du timbre qui supporte solidement les tensions de la partition. On croirait entendre un adolescent encore jeune pour le pouvoir, enfant gâté qui se connait mal et se croit capable de résister indéfiniment à la jouissance sexuelle qui est à la base de l’humanité.

Quant à son costume beige aux motifs naïfs, il suggère une envie pacifique de découvrir une autre communauté, de trouver son identité.  Il est le personnage le plus tourné en dérision avec celui de Tiresias que Nikolai Schukoff, chargé d’exclamations à cœur ouvert, rend entièrement sympathique. Et Károly Szemerédy est un très étrange capitaine, plein d’aplomb mais également animé par une légèreté insidieuse.

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Sean Panikkar, qui participait aux représentations des Bassarids à Madrid avec Nikolai Schukoff, est véritablement celui qui est dans la plénitude de son épanouissement vocal. Son rayonnement puissant s’accompagne d’une netteté de phrasé parfaite, et son personnage cultive l’ambiguïté en montrant une face mystérieuse qui peut soudainement s’affirmer et devenir subtilement menaçante, ou bien découvrir une apparence bienveillante.

Dramatique et hystérique Tanja Ariane Baumgartner en Agavé, tempérament plus aiguisé pour l’Autonoé de Vera-Lotte Böcker, impulsivité d’Anna Maria Dur, les rôles féminins se distinguent par la manière dont ils s’emparent de l’excessivité du jeu voulue par le metteur en scène.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Mais si d’aucun faisait remarquer que, dans les grandes maisons de répertoires, Krzysztof Warlikowski donne parfois l’impression d’éviter les expressions scéniques excessives, en revanche, The Bassarids entrent en concordance parfaite avec l’univers du metteur en scène, son déchaînement viscéral, sa culture littéraire antique, si bien que l’on ne sait plus si c’est la musique qui transcende son approche théâtrale, ou bien si c’est son geste expressif qui donne un sens fort au drame orchestral.

Cette osmose atteint son climax dans la scène de transe extatique des Bassarides, où le désir sexuel féminin frénétique est à la source de la fureur meurtrière qui va s’en suivre. Les éclairages ondoyants (Felice Ross) sur les corps excités font ressentir la fascination à l’approche de l’enfer, mais auparavant, et tout au long du drame, la danseuse Rosalba Guerrero Torres incarne par le dévoilement de son corps et sa souplesse esthétique la tentation qui enserre l’appel de Dionysos.

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Précédemment aux ardeurs de la scène du Mont Cithéron, l’intermezzo annonce à travers le jugement de Calliope comment ce désir féminin peut devenir destructeur. La scène est jouée dans la chambre située à droite, et sa projection vidéo est déroulée à gauche où l’on voit Dionysos apprendre à Penthée la puissance de cette aspiration. C’est intelligemment mis en scène, ce qui permet à chacun de suivre le déroulement du jeu. Mais l’ajout de figurants mimant des chiens asservis fait surtout sourire et distrait de l’enjeu réel de ce tableau un peu long.

La scène finale, qui évoque tant Salomé avec cette tête coupée dans les mains d’Agavé suivie par les restes du corps de Panthée, n’est pas présentée comme une apothéose, mais comme un résultat navrant que Dionysos finit par incendier à coup de bidons d’essence.

Ainsi, deux désirs monstrueux se résolvent, celui d'Agavé pour la tête de son fils, et celui de Dionysos pour sa mère fantasmée, deux forces sous-jacentes qui se révèlent à la toute fin.

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Et l'on pense beaucoup à Richard Strauss au cours de cette représentation, car Kent Nagano joue admirablement des tensions violemment théâtrales de la musique, tout en lui vouant un lustre sonore caressant éblouissant. Les percussions sont situées en hauteur à droite de la scène, l’immersion orchestrale est somptueuse, et l’on peut suivre en permanence le chef diriger les solistes, les phalanges de musiciens, les envolées lyriques des chœurs qu’il mime d’un geste panaché fulgurant, un immense travail qui valorise les strates harmoniques, les murmures inquiétants et les effets foudroyants.

Chœur qui magnifie une écriture vocale respirant en phase avec les ondes orchestrales, Wiener Philharmoniker luxueux, cette expérience musicale et théâtrale aboutie qui nous plonge au cœur des névroses humaines, renvoie en même temps une énergie sensuelle qu’il faut prendre telle quelle au-delà de ce que le texte exprime.

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Publié le 1 Octobre 2014

Elektra (Richard Strauss)
Représentation du 27 septembre 2014
Vlaamse Opera Gand

Elektra        Irène Theorin
Klytämnestra    Renée Morloc
Chrysothemis    Ausrine Stundyte
Orest        Karoly Szemeredy
Aegisth    Michael Laurenz
Der Pfleger des Orest    Thierry Vallier
Ein junger Diener Adam Smith
Ein alter Diener Thomas Mürk
Die Aufseherin Christa Biesemans
Erste Magd Birgit Langenhuysen
Zweite Magd Lies Vandewege
Die Schleppträgerin Bea Desmet
Dritte Magd Joëlle Charlier
Vierte Magd Bea Desmet
Fünfte Magd Aylin Sezer
                                                                                                              Irène Theorin (Elektra)
Direction musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène David Bösch

Coproduction avec l’Aalto Theater Essen

Elles sont à genoux, dès l’ouverture, à nettoyer le sol recouvert du sang d’Agamemnon, les servantes, qui n’en laissent pas moins le décor entier baigner d’immondices au fond d’une cour en forme de puits, à l’identique de la scénographie de Robert Carsen pour l’Opéra Bastille.

David Bösch est ainsi fasciné par le basculement brutal de l’imaginaire d’enfant d’Elektra, après le meurtre de son père, vers un détraquement hallucinant qui n’est pas sans rappeler le sort de Lucia di Lammermoor dans la mise en scène d’Andrei Serban.

Renée Morloc (Clytemnestre)

Renée Morloc (Clytemnestre)

Tout au long du spectacle, des objets d’enfants – petits tabourets, cheval de bois, simple lit – sont manipulés, et entretiennent un lien permanent avec un monde innocent désormais perdu.

Tout est laid, les murs zébrés et violacés, les teintes maladives des visages, les cadavres d’animaux et les liens de chair - dont on croirait sentir la pourriture - qui tiennent encore en vie Klytemnestre.

Le jeu d’acteur est, lui, acéré et terrible, et les artistes se plient sans rebut aux invectives outrancières qui les mènent à fortement déformer leurs inflexions vocales, comme si la haine était incessamment murmurante. Le metteur en scène introduit même de l’humour noir, quand il extériorise le désir de meurtre d’Elektra dans sa tentative, à rire de panique, de prendre en main une tronçonneuse.

Irène Theorin (Elektra)

Irène Theorin (Elektra)

Et l’orchestre, sous la direction de Dmitri Jurowski, joue magnifiquement son rôle de conteur de l’inconscient, dans une salle intime qui permet aux entrelacements mélodiques de faire entendre leurs moindres nuances, la noirceur de bronze des cors, les atmosphères glaçantes et fragiles des cordes, la poésie des motifs. Rien qu’en prélude du meurtre d’Egisthe, la harpe est ici d’une somptueuse profondeur liquide et dégoulinante. Mais les traits saillants et sauvages de vents et de cordes qui s’allient en coups de griffes violents, manquent parfois de brillant et sont encore trop sages. C’est de fait une haine tranquille et vrombissante, qui sous-tend dans un continuum constant la tension irrésistible et saisissante du théâtre.

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Elektra n’est pas seulement une œuvre qui mêle déferlements chaotiques, luxuriance et sombre mystère, sinon le prétexte aux fureurs vocales les plus extrêmes. Or, rarement pourra-t-on entendre un trio de dames aussi effroyable que celui réuni ce soir. Irène Theorin – suédoise - , Ausrine Stundyte – lituanienne - et Renée Morloc – allemande -  se répondent en effet avec une véhémence qui fait de chaque duo un duel puissant et indécis.
 

La première, dans le rôle-titre, éprouve une joie presque trop visible à lancer ses aigus perforants avec une facilité enfantine dénuée de tout tragique. Travail sur l’expressivité du regard et des torsions vocales, interactions violentes avec sa mère et sa sœur, mais éclosion amoureuse en présence de son frère, le portrait moins féminin que névrotique qu’elle dresse est d’une densité stupéfiante.

Ausrine Stundyte est par ailleurs bien loin de ne lui opposer qu’une Chrysothémis bourgeoise et impuissante. Elle est comme une lionne compatissante, impressionnante avec son timbre sensuel et bien marqué, et ses yeux perçants issus d’une énergie de feux sensiblement physique.

                                                                                          Karoly Szemeredy (Oreste)

La mère, Renée Morloc, est réduite à un monstre, et rien ne ressort de sa revendication de femme libre – même si elle est prête à tuer. Présence et noirceur des graves, violence qui se révèle finalement désespérée, elle est une Clytemnestre flétrie et sur le point de se désagréger définitivement.

En avant-scène, l’arrivée d’Oreste est superbement décrite, et évoque ces jeunes héros déchus et inquiétants ayant basculé vers le mal, que le cinéma hollywoodien sait si bien mettre en valeur. Une cape ne laissant transparaître que le regard éclairé par les lueurs rougeoyantes du feu, un sentiment puissant de honte et de détermination, Karoly Szemeredy est un jeune Oreste introverti et fascinant.

Karoly Szemeredy (Oreste)

Karoly Szemeredy (Oreste)

Michael Laurenz, en tenue de soirée incongrue, est un rare Egisthe capable de rendre une telle présence de timbre et un mordant à ce rôle anecdotique.

On ne voit alors plus que son sang épais dévaler les murs d’horreur, lorsqu’Oreste revient pétri de culpabilité après le double meurtre dont il ne se relève plus. Elektra à la croisée de films horrifiques tels Amityville ou L’Exorciste, il fallait oser…

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