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Publié le 20 Mai 2023

Metropolis (Fritz Lang – Allemagne, 1927, nouvelle version restaurée en 2010 par Murnau Stiftung)
Ciné-concert du 19 mai 2023
Philharmonie de Paris
Grande salle Pierre Boulez

Metropolis rebooted, version orchestrale en 2021, sur une commande de la Philharmonie de Paris – Orchestre de Paris, de l’Orchestre du Gürzenich de Cologne et du Festival Ars Musica.
Créé à Cologne, le 16 février 2022, avec l’Orchestre du Gürzenich sous la direction de François-Xavier Roth
Création française
Durée 148 mn

Direction musicale Kazushi Ōno
Orchestre de Paris
Thomas Goepfer, réalisation informatique musicale Ircam
Étienne Démoulin, électronique Ircam
Lucas Bagnoli, diffusion sonore Ircam
Eiichi Chijiiwa, violon sonore

L’intemporalité de ‘Metropolis’ – l’histoire est censée se dérouler dans une ville futuriste de 2026 – se conjugue à une sidérante vidéographie visionnaire qui anticipe en 1927 des scènes que l’Allemagne connaîtra au cours des deux décennies qui suivront, la volonté de domination, la mythologie des Dieux du stade, la recherche du surhomme représenté par l’androïde d’allure féminine, les camps de travaux forcés, l'immatriculation des déportés, l’espion Fritz Rapp en véritable figure gestapiste, ou bien l’étoile de David pour identifier les juifs que l’on retrouve sur la porte du savant Rotwang. 

Thea von Harbou, scénariste du film et épouse de Fritz Lang, adhérera par ailleurs au parti nazi en 1940, 7 ans après son divorce avec le cinéaste.

L'Orchestre de Paris et Kazushi Ōno devant une scène de Metropolis

L'Orchestre de Paris et Kazushi Ōno devant une scène de Metropolis

Mais ce film légendaire vaut aussi pour la référence qu’il constitue pour les films de science-fiction de la seconde partie du XXe siècle, à l’instar de l’androïde qui servira de modèle au futur C-3PO de ‘Star Wars’, ou bien des éléments architecturaux que l’on retrouvera dans ‘Blade Runner’.

Scènes de Metropolis (Fritz Lang - 1927) et Blade Runner (Ridley Scott - 1982)

Scènes de Metropolis (Fritz Lang - 1927) et Blade Runner (Ridley Scott - 1982)

L’aventure de ‘Metropolis’ avait pourtant très mal débuté. Après sa présentation le 10 janvier 1927 à Berlin, dans une version de 153 minutes, et une réception catastrophique, ‘Metropolis’ a été tronqué à plusieurs reprises au point d'être réduit à une durée de 80 minutes dans les années 1980. 

Puis, suite aux travaux de la fondation Friedrich Murnau créée en 1966 afin de préserver le patrimoine cinématographique allemand, une version de 123 minutes fut rétablie en 2001.
‘Metropolis’ devint le premier film à être classé au registre ‘Mémoire du monde’ par l’UNESCO.

L'Orchestre de Paris et Kazushi Ōno

L'Orchestre de Paris et Kazushi Ōno

Quelques années plus tard, en 2008, 25 minutes supplémentaires du film furent retrouvées au musée du cinéma de Buenos Aires à partir d’une copie fortement altérée, ainsi que la musique originale imaginée par Gottfried Huppertz – il était aussi le compositeur de la musique de ‘La Mort de Siegfried’ et ‘La vengeance de Kriemhild’, deux précédents films mythologiques de Fritz Lang -, un grand poème symphonique aux accents wagnériens, straussiens et brucknériens épiques dont la partition comprend de nombreuses informations de synchronisation avec le film.

Cette version restaurée de 148 minutes, considérée comme définitive, fut projetée sur grand écran à la Porte de Brandebourg de Berlin le 12 février 2010 et diffusée simultanément sur Arte.

Scène de Metropolis (Freder libérant Georgy)

Scène de Metropolis (Freder libérant Georgy)

La Philharmonie de Paris propose ainsi de présenter pour deux soirs cette grande version tout en lui adjoignant une nouvelle musique écrite par Martin Matalon, compositeur argentin élève d’Olivier Messiaen et Pierre Boulez, qui collabore depuis 30 ans avec l’IRCAM. Il est l’auteur d’un opéra ‘L’Ombre de Venceslao’ (2016) qui a circulé partout en France, à Rennes, Avignon, Clermont-Ferrand, Toulouse, Marseille, Montpellier, Reims, Toulon et Bordeaux, et contribué grandement à sa reconnaissance. 

Auteur également en 1995 d’une première version pour 16 musiciens et électronique de la musique de ‘Metropolis’, il en a par la suite réalisé des versions étendues pour grand orchestre en 2001, 2010 et enfin en 2021 dont la première fut jouée à Cologne le 16 février 2022 avec l’Orchestre du Gürzenich sous la direction de François-Xavier Roth

Kazushi Ōno

Kazushi Ōno

Moins lyrique que la musique de Gottfried Huppertz, cette nouvelle bande originale fait appel à tous les timbres du grand orchestre qui sont utilisés par groupes sonores afin d’apporter un relief et une coloration auxquels les images donnent sens, mais aussi une dureté très actuelle. 

Les percussions sont très présentes autant pour souligner le grandiose de situation que pour accentuer la sauvagerie de l’action, les cuivres dépeignent des stress agressifs, les cordes dessinent des reflets métalliques glaçants, mais des moments de relâchement poétiques sont aussi très présents afin de laisser le temps se faire évanescent.

Kazushi Ōno et Martin Matalon

Kazushi Ōno et Martin Matalon

Des bruitages acoustiques se fondent très naturellement à la structure orchestrale pour accroître la dimension cinématographique de la composition, et c’est avec grande confiance que l’on suit Kazushi Ōno, solide défenseur de la musique contemporaine, dans sa manière d’insuffler à l’impressionnante phalange de l’Orchestre de Paris rythmique précise et déploiement de timbres somptueux.

Un très grand moment de retrouvaille avec une œuvre fondatrice bientôt centenaire, dont la force réside en tout ce qu’elle raconte sur la place du sentiment et de la compréhension dans une société tranchée où deux classes, l’une dominante, et l’autre dominée, sont liées par un même destin hanté par l'histoire fantasmée des grandes civilisations antiques.

Metropolis (version 2010 avec la musique de Gottfried Huppertz)

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Publié le 15 Janvier 2023

Un mois à la campagne (Ivan Tourgueniev – 1850, création à Moscou en 1872)
Traduction Michel Vinaver – Texte publié aux éditions L’Arche Editeur (2018)
Représentation du 11 janvier 2023
Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet

Alexeï Nikolaïtch Beliaev Louis Berthélémy
Natalia Petrovna Clémence Boué
Athanase Ivanovitch Bolchintsov Jean-Noël Brouté
Mikhaïl Alexandritch Rakitine Stéphane Facco
Anna Semionovna Islaïeva Isabelle Gardien
Véra Alexandrovna Juliette Léger
Arkady Serguïeitch Islaïev Guillaume Ravoire
Lizaveta Bogdanovna Mireille Roussel
Ignace Ilitch Chpiguelski Daniel San Pedro
Kolia Lucas Ponton

Mise en scène Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie Française
Production déléguée La Compagnie des Petits Champs

Création : novembre 2022 au Théâtre des Célestins – Lyon

Coproduction Théâtre des Célestins, Scène Nationale d’Albi, Théâtre de Caen, Théâtre de Chartres – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création, Maison de la Culture d’Amiens, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, et avec la participation artistique du Jeune théâtre national.

En mars 2018,  Alain Francon mis en scène au Théâtre Déjazet ‘Un mois à la campagne’ d’ Ivan Tourgueniev dans une nouvelle traduction de Michel Vinaver, romancier familier de la langue russe.

Cette pièce, qui n’a plus été montée à la Comédie Française depuis 1997, ne raconte pas une action en soi, mais laisse plutôt se développer des méandres amoureux et des analyses sans fin d’une famille aisée de la campagne russe qui se trouve bouleversée par l’arrivée, en début de mois, d’un jeune étudiant, Alexeï Nikolaïtch Beliaev, chargé de l’éducation de Kolia, le fils des propriétaires Natalia Petrovna et Arkady Serguïeitch Islaïev.

Bien avant Anton Tchekhov, Ivan Tourgueniev aborde ainsi le thème des sentiments intérieurs qui se jouent des classes sociales, au point d’arriver à faire imploser des relations humaines socialement bien établies, et à obliger tout le monde à se séparer.

Louis Berthélémy (Beliaev) et Clémence Boué (Natalia Petrovna)

Louis Berthélémy (Beliaev) et Clémence Boué (Natalia Petrovna)

Clément Hervieu-Léger, comédien et sociétaire de la Comédie Française (2018), présente au Théâtre de l’Athénée sa propre mise en scène d’‘Un mois à la campagne’ avec les acteurs de La Compagnie des Petits Champs qu’il a créé en 2010 avec Daniel San Pedro. Il met de côté le caractère pittoresque original de la pièce en lui donnant une modernité banale, sans forcer le trait, qui s’insère naturellement dans la réalité humaine d’aujourd’hui.

Il peut ainsi compter sur Clémence Boué qui fait de Natalia Petrovna la parfaite bourgeoise actuelle sûre de son contrôle sur son entourage, mais aussi capable de manifester une véritable attention à l’autre. Et ce qui est intéressant dans sa manière de faire évoluer son personnage est, certes, qu’elle fait apparaître comment elle est perturbée par ses sentiments pour le jeune homme, mais sans chercher à tout tourner au tragique, tout en laissant un esprit de dérision mélancolique s’installer alors qu’elle veut rester une femme forte.

Louis Berthélémy (Beliaev)

Louis Berthélémy (Beliaev)

Louis Berthélémy n’est d’ailleurs pas tout à fait un Beliaev évanescent et innocent dans cette relation complexe. Le jeune acteur affiche un certain détachement séducteur, mais lorsque les aveux deviennent clairs entre l’étudiant et la maîtresse de maison, la nervosité de son personnage traduit des conflits intérieurs, comme si tout n’était pas aussi pur en lui.

On ne peut inévitablement s’empêcher de sourire à la tentative de rationalisation à outrance qu’offrent Guillaume Ravoire et Stéphane Facco, lorsqu’Arkady, le mari de Natalia, pense que c’est Rakitine dont elle est amoureux. Se joue une explication qui se veut posée, tout à fait à l’image d’un milieu qui prétend pouvoir dominer les passions humaines.

C’est ce jeu très fin entre humour contrôlé et posture pas trop monolithique qui évite de rendre les échanges ennuyeux, et qui fait la saveur de cette représentation.

Juliette Léger (Véra) et Clémence Boué (Natalia Petrovna)

Juliette Léger (Véra) et Clémence Boué (Natalia Petrovna)

Plus étonnant est le traitement de Kolia, incarné par Lucas Ponton, qui est volontairement enserré dans des habits étroits, un peu étouffants, qui semblent indiquer que ce jeune garçon est contraint par une éducation qui ne sait pas enseigner la liberté d’être soi. Le dernier tableau où on le voit jouer avec le cerf volant que l’étudiant lui a appris à fabriquer annonce peut-être le début d’une prise de conscience.

Car on ne peut s’empêcher d’être un peu gêné par ce milieu, très bien rendu, où le voisin Athanase (Jean-Noël Brouté), le docteur Ignace (Daniel San Pedro), par exemples, incarnent des rôles plus que des êtres.

La puissance scénique de Mireille Roussel, la gouvernante, fait un excellent contrepoids car tout paraît grave et entier chez elle, simplement par le regard et les attitudes.

Isabelle Gardien (Anna Islaïeva), Mireille Roussel (Lizaveta) et Stéphane Facco (Rakitine)

Isabelle Gardien (Anna Islaïeva), Mireille Roussel (Lizaveta) et Stéphane Facco (Rakitine)

Règne ainsi une très belle unité entre tous ces caractères assez différents, Juliette Léger tirant Véra  sur son naturel frénétique, et Isabelle Gardien, qui a quitté la troupe de la Comédie Française en 2010, faisant vivre chez Anna Islaïeva une sévère autorité qui n’échappera pas, elle aussi, aux émotions profondes.

La pièce dure un peu plus de deux heures, les éléments scéniques, tréteaux, meubles et éclairages chaleureux restent assez simples, et le plaisir, tout comme la concentration, sont favorisés par l’intimité de la salle de l’Athénée qui est un lieu idéal pour s’imprégner de toutes ces réflexions obsédantes et très humaines. Et quelle surprise, en tout début de représentation, que d'entendre un air enregistré de l'opéra de Vincenzo Bellini 'I Capuleti e i Montecchi', version belcantiste de 'Roméo et Juliette', qui traduit peut-être l'aspiration amoureuse profonde de Natalia Petrovna.

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Publié le 17 Mai 2022

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Homère -VIIIe, Hanna Krall 2006)
Représentations du 17 et 18 mars 2022
La Comédie de Clermont Ferrand – Scène nationale
Et représentation du 12 mai 2022
La Colline – Théâtre national

Shayek Mariusz Bonaszewski
Ulysse Stanisław Brudny
Martin Heidegger Roman Gancarczyk (mars) / Andrzej Chyra (mai)
Elizabeth Taylor Magdalena Cielecka
Izolda, Le Dibbouk Ewa Dałkowska
L’Officier SS, Télégonos, l’Homme dans le train, le client du magasin des pantalons Bartosz Gelner
Roma, Hannah Arendt Małgorzata Hajewska-Krzysztofik
Pénélope Jadwiga Jankowska-Cieślak
Claude Lanzmann Wojciech Kalarus
Robert Evans Marek Kalita
Moine Bouddhiste, Coiffeur Hiroaki Murakami
Izolda Jeune Maja Ostaszewska
La traductrice, Frau Ruth, Calypso Jaśmina Polak

Barbara Walters Jaśmina Polak (mars) / Magdalena Poplawska (mai)
Roman Polanski Piotr Polak (mars) / Pawel Tomaszewski (mai)          Krzysztof Warlikowski
Marek Hłasko, Télémaque Jacek Poniedziałek
Et en vidéo :
La sœur Maja Komorowska 
La mère Krystyna Zachwatowicz-Wajda

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)
Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Décors, Costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil

Production Nowy Teatr
Coproduction Athens and Epidaurs Festival – Athènes, La Comédie de Clermont-Ferrand – SN, La Colline – Paris, Printemps des Comédiens – Montpellier, Schauspiel Stuttgart
Avec le soutien du programme Europe créative de l’Union européenne

Mise à jour le 17 mai 2022

Née à Varsovie le 20 mai 1935, Hanna Krall est connue pour ses écrits dédiés à la mémoire des Juifs de Pologne et à ce qu’ils ont enduré. Elle fut journaliste dans les années 70 et reporter pour ‘Gazeta Wyborcza’ après la chute du mur de Berlin.

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

A l’été 2009, Krzysztof Warlikowski impressionna fortement le public du Festival d’Avignon avec '(A)pollonia' qui, à travers un assemblage de textes, évoquait notamment l’histoire d’une mère, Apolonia Machczynska, qui cacha vingt cinq enfants au cours de la Seconde Guerre mondiale pour les épargner de la barbarie nazie. Il s’inspirait d’un documentaire rapporté par Hanna Krall dans ‘There is No River There Anymore’ – 1998.

Ewa Dałkowska (Izolda)

Ewa Dałkowska (Izolda)

Dans ‘L’Odyssée. Scénario pour Hollywood’, le metteur en scène polonais place à nouveau un récit d’ Hanna Krall au cœur de son histoire en faisant revivre le destin d’Izolda Regensberg qu'a relaté l’écrivaine dans ‘Le Roi de cœur’ – 2006.

Izolda s’est en effet battue pour aller sauver directement son mari, Shayek, enfermé dans un camp de concentration, avec la même détermination que celle d’une Léonore qui se rendrait en prison pour retrouver son Fidelio. Ce livre fut écrit plus d’une décennie après d’autres tentatives insatisfaisantes de rendre compte de cette aventure extrêmement dangereuse.

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

A travers une image très forte de Claude Bardouil poussant nu, et lentement, une immense cage à travers la scène – cage qui comprend en son centre des bancs de déshabillage pour chambres à gaz -, s’allient d’emblée la beauté classique d’une puissance sisyphéenne au poids d’un destin intemporel qui pèse sur toute une communauté.

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Roma), Stanisław Brudny (Ulysse), Bartosz Gelner (Télégonos) et Jacek Poniedziałek (Télémaque)

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Roma), Stanisław Brudny (Ulysse), Bartosz Gelner (Télégonos) et Jacek Poniedziałek (Télémaque)

Izolda est incarnée avec humour et détachement par Ewa Dałkowska, malgré ce qu’a vécu son personnage dans sa jeunesse, et, en arrière scène, la mémoire d’un épisode d’humiliation par un officier nazi décrit dans le livre est ravivé sous forme d’une vidéo aux teintes vertes fantomatiques sous les traits plus jeunes de Maja Ostaszewska qui joue cette scène hystérique en temps réel.

Piotr Polak (Roman Polanski) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Piotr Polak (Roman Polanski) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Puis, débute l’entrecroisement avec un personnage imaginaire, l’Ulysse de l’’Odyssée’ d’Homère, qui prend les traits d’un vagabond débonnaire dont Stanisław Brudny traduit avec poésie lunaire la simplicité un peu mystérieuse. On ne sait pas ce qu’il a vécu, de quelle guerre il parle, mais la scène de reconnaissance avec sa femme, Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak), est profondément touchante car elle initie un thème qui va traverser toute la pièce : la permanence des sentiments au long du temps.

Bartosz Gelner (L'officier SS) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Bartosz Gelner (L'officier SS) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Et la petite scène de reconstitution d’une famille qui écoute ce que le voyageur a à dire autour de la table rappelle d’autres images des productions de Krzysztof Warlikowski (‘Parsifal’ - 2008, ‘La femme sans ombre’ – 2013). Mais cette famille ne sait quoi en penser.

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Nous basculons précipitamment dans le temps, probablement dans les années 60, et nous nous retrouvons dans un studio hollywoodien où le producteur Robert Evans – formidable Marek Kalita en rouleur de mécaniques – a réuni Liz Taylor, Roman Polanski et Izolda Regensberg pour imaginer comment produire un film qui retracerait le parcours de cette héroïne selon les standards hollywoodiens. 

Roman Gancarczyk (Martin Heidegger) et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Hannah Arendt)

Roman Gancarczyk (Martin Heidegger) et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Hannah Arendt)

Cette extraordinaire séquence illuminée par le jeu de Magdalena Cielecka rompue aux rôles d’américaines maniérées crée un moment d’allègement avant que ne soit proposé aux participants de visionner un extrait du film en cours de production. Magdalena Cielecka, métamorphosée en Izolda après une séance de tabassage, se retrouve face à un officier nazi, bien troublant Bartosz Gelner de par la jeunesse et la froideur de son rôle. Il s’agit d’un autre passage du livre qui est ici restitué, et la transformation dramatique de l’actrice polonaise qui encaisse le fait qu'elle va mourrir à cause de ses origines juives est une leçon d’interprétation cinématographique saisissante.

Claude Bardouil

Claude Bardouil

Et, comme c'était déja le cas dans la scène d’introduction, Krzysztof Warlikowski fait entendre les réminiscences du prélude de ‘Tristan und Isolde’ de Richard Wagner, mais joué cette fois au piano sous les doigts de l’officier SS. 

A nouveau, en filigrane, l’amour éternel et mortifère hante la mémoire de l'auditeur qui assiste à cette scène irréelle.

Puis, changement de temporalité dans la zone d’occupation soviétique, lorsque Izolda, jeune et à nouveau habitée par Maja Ostaszewska, retrouve enfin son mari. 

Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Mariusz Bonaszewski imprime une force sensible à Shayek comme s’il s’agissait de quelqu’un qui résiste à une envie de dislocation intérieure. Mais les sentiments ne sont plus ceux d’avant, et le couple se séparera plus tard.

En guise de transition vers le tableau final de cette première partie, Ulysse et Pénélope se retrouvent sur une plage, très joliment et très simplement stylisée par les éclairages, toujours à évoquer des aventures imaginaires. Puis, survient une rencontre majeure de la pièce, celle des retrouvailles d’Hanna Arendt et Martin Heidegger, réunis après la guerre et après un quart de siècle de séparation, sur fond de paysage pastoral bucolique et au son de la 6e symphonie de Beethoven. Le bruit de fond des vagues que l'on entend à certains moments s'échouer, a le tranchant d'une lame qui coupe.

Bartosz Gelner (Le client du magasin des pantalons)

Bartosz Gelner (Le client du magasin des pantalons)

Il s’agit ici à nouveau d’évoquer une relation qui dure, mais surtout de se confronter à une problématique. Comment cette relation entre une philosophe allemande juive et un philosophe allemand ayant adhéré au parti nazi a pu exister?

A travers une simple scène de pique-nique, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik dépeint une femme intellectuelle très forte pour qui seuls ses amis comptent et qui se détache de toutes les étiquettes et catégorisations sociales.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

A l’inverse, Roman Gancarczyk laisse entrevoir un homme qui s’effondre petit à petit sur ses convictions dans une sorte de panique dure et désespérée. 

Le moine Bouddhiste d’ Hiroaki Murakami s’immisce dans leur relation comme une sorte de contrepoint beaucoup plus simple – trop simple ? - pour apporter sourire et recul à cette confrontation monumentale que le temps finit par figer sous une tempête de neige poétique.

Krystyna Zachwatowicz-Wajda (La mère d'Ulysse) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Krystyna Zachwatowicz-Wajda (La mère d'Ulysse) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

La seconde partie débute avec l’image d’un minotaure géant avançant aux portes d’Hadès alors que Claude Bardouil se dirige nu vers lui, le pas appliqué et fragile, au cours d’une séquence esthétique et mythologique spectaculaire qui symbolise le passage vers le mal absolu, et prépare à l’analyse post-Shoah.

Une autre séquence du livre d’Hanna Krall est mise en scène, celle du jeune homme qui essaye dix-sept jeans dans un magasin. Mais la disposition de ces pantalons dans la cage suggère qu’ils auraient pu appartenir à ceux qui ont disparu dans les camps.

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Ulysse réapparaît au moment où Shayek et Izolda se séparent, et le souvenir de sa mère vient lui rappeler comment il l’a déçue, et comment en partant vers des horizons sans but il a perdu tous les sentiments de ses proches.

Une séquence avec Calypso laisse penser qu’il a enjolivé la nature de ses aventures, ce qui le rend plus misérable. Sur ces sentiments de culpabilité, l’image de la mère (Krystyna Zachwatowicz-Wajda) se dissipe, un livre de Simone Weil à la main, le renouveau d’une pensée philosophique qui s’amorce.

Ewa Dałkowska (Izolda) et Hiroaki Murakami (Le coiffeur)

Ewa Dałkowska (Izolda) et Hiroaki Murakami (Le coiffeur)

Un extrait de ‘Doktor Faustus’ – 1967 fait revivre l’amour de Richard Burton et de Liz Taylor jouant Pâris et Hélène de Troie, puis Magdalena Cielecka réapparaît sur un lit d’hôpital à un moment où l’actrice américaine était sur la fin de sa vie. A nouveau, une superbe incarnation, la voix étant nettement modulée, et ces adieux émouvants arrivent après une projection des derniers instants filmés de l’enterrement de l’ancien amant de Liz Taylor

Autre moment fort, celui de cette femme (Maja Komorowska) qui a retrouvé Shayek pour lui transmettre la mémoire de sa sœur, la mémoire d’une souffrance, et qui, simplement en en parlant par une conversation téléphonique, semble lui transmettre quelque chose de son âme en ressentant une forme de soulagement salutaire. L’échange est très dense, et nimbé d’une force métaphysique sourde.

Mariusz Bonaszewski (Shayek), Ewa Dałkowska (un Dibbouk) et Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Mariusz Bonaszewski (Shayek), Ewa Dałkowska (un Dibbouk) et Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Puis, à l'arrivée de Claude Lanzmann (Wojciech Kalarus), le réalisateur de ‘Shoah’ – 1985, s’imprime fortement l’idée que l’Holocauste est un train qui ne s’arrête jamais. S’en suit un extrait du film qui présente l’interview difficile d’Abraham Bomba, un coiffeur qui a survécu au camp de Treblinka et qui œuvrait dans les bâtiments de déshabillage. Les couleurs du film, jaune pour la blouse et bleue pour la serviette, résonnent par une étrange coïncidence avec la réalité du moment. 

Krzysztof Warlikowski, Bartosz Gelner et Magdalena Cielecka

Krzysztof Warlikowski, Bartosz Gelner et Magdalena Cielecka

Mais la scène finale, située en plein hiver polonais, qui reconstitue un moment de la vie de couple d’Izolda et Shayek quand ils étaient jeunes, est agrémentée par la venue à leur table d’un Dibbouk malicieux, ce qui permet d’achever ce voyage sur une forme d’exorcisme riant et libérateur. 

Les couleurs de l’Ukraine se joignent alors au salut des artistes.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

Pour la première jouée au Théâtre de La Colline le 12 mai 2022, quelques changements de distribution sont opérés mais sans que cela n'altère la force de l'interprétation, à nouveau exceptionnelle. Andrzej Chyra incarne un Martin Heidegger fin et affable qui rend encore plus stupéfiant son monologue ombrageux où l'ombre d'Hitler semble encore plus prégnante.

Et dans la scène de discussion avec Liz Taylor sur la forme du film censé relater la vie d'Izolda, Pawel Tomaszewski apporte encore plus de désinvolture au jeune portrait de Roman Polanski.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

Revoir ce spectacle c'est à nouveau admirer sans limite le talent d'artistes éblouissants, en saisir les touches subtiles qui rendent chacun de leurs personnages uniques et si vrais, et se confronter, à travers les couples qui sont ainsi ravivés, au mystère des liens qui durent ou qui rapprochent des personnes qui évoluent pourtant au fil du temps, et ce malgré les épreuves indicibles de l'Histoire qui sont ici si bien suggérées.

Maja Komorowska (La Soeur) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Maja Komorowska (La Soeur) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Il y a donc toujours un effet miroir avec le spectateur qui, en reconnaissant certains thèmes, peut presque malgré lui entrecroiser sa vie personnelle pendant le déroulement de la pièce, tout en gardant pour lui seul le mystère de ses propres réflexions. La puissance évocatrice du prélude de 'Tristan und Isolde' et de tout ce qu'il peut engendrer chez l'auditeur en images et souvenirs dans un tel contexte en est un exemple.

Krzysztof Warlikowski, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil

Krzysztof Warlikowski, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil

Et les nombreuses références aux démons et dibbouks mythologiques dans 'L'odyssée. Scénario pour Hollywood' font regretter de ne pas avoir vu 'Dibbouk', pièce que Krzysztof Warlikowski monta au Théâtre des Bouffes du Nord en avril 2004, quelques jours seulement avant l'entrée officielle de la Pologne dans l'Union européenne, car elle est nécessairement un élément de compréhension et de connaissance supplémentaire pour reconstituer l'univers du metteur en scène.

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Publié le 14 Février 2022

Bros (Romeo Castellucci & Societas)
Représentation du 13 février 2022
MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis
Salle Oleg Efremov – Bobigny

Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Collaboration à la dramaturgie Piersandra Di Matteo
Assistants à la mise en scène Silvano Voltolina et Filippo Ferraresi
Écriture des étendards Claudia Castellucci
Musique Scott Gibbons 

Avec Valer Dellakeza, les Agents Luca Nava, Sergio Scarlatella

Avec des hommes de rue Kourosh Alaj, Abdeljalil Benamara, Luca Besse, Jules Bisson, Karim Bouzra, Baptiste Brisseault, Guillaume Caubel, Diego Colin, Ashille Constantin, Romain Dat, Vincent Debost, Jonas Gomar, David Jeanne-Comello, Antoine Kobi, Hugo Lecuit, Denis Mathieu, Adil Mekki, Yamen Mohamad, Gérard Muller, Thomas Pasquelin, Luis Penaherrera, Arnaud Richard, Maxime Richir Storoge, Valentin Riot-Sarcey, Andrea Romano, Alberto Scozzesi, Clément Seclin, Hypo Soclet, Seny Sylla, Pascal Venturini, Nicolas Zaaboub-charrier
Maîtres-chiens Cyril Ducellier et Hamid Zermani

Production Societas
Coproduction avec Kunsten Festival des Arts Brussels, Printemps des Comédiens Montpellier 2021, LAC LuganoArte Cultura, Maillon Théâtre de Strasbourg - Scène Européenne, Temporada Alta 2021, Manège-Maubeuge Scène nationale, Le Phénix Scène nationale Pôle européen de création Valenciennes,  ERT Emilia Romagna Teatro Italy, Ruhrfestspiele Recklinghausen, Holland Festival Amsterdam, V-A-C Fondation, Triennale Milano Teatro, National Taichung Theater, Taiwan.

C’est dans une salle sombre et nimbée de brume que le spectateur pénètre après qu’il lui soit remis un dépliant noir qui pourrait l’aider à comprendre ce qu’il va se jouer sous ses yeux. 

Bros (Romeo Castellucci & Societas Raffaello Sanzio ) MC93 Bobigny

Face à lui, sur la scène déserte, deux machines automatiques et télécommandées se mettent en mouvement rotatif sur fond de martellement sonore agressif. L’une, en forme de vis de serrage géante, agit comme un moyen de contrainte puissant, l’autre, une sorte de canon d’aéronef, vise le public dans toutes les directions.

Un vieil homme au bâton, vêtu d’un linge blanc, s’avance faiblement éclairé par un projecteur qui évoque un astre noir apocalyptique au moment d’une éclipse. Même si l’on ne comprend pas la langue du prophète, deux mots s’entendent aisément, ’Jérémie’ et ‘Babylone’. Le pressentiment de la fin d’un monde s’installe et des policiers en uniformes noirs prennent possession de la scène. 

Bros (Romeo Castellucci & Societas Raffaello Sanzio ) MC93 Bobigny

Le corps nu d’un jeune homme, couché dos au public, que l’on avait entraperçu se faufiler dans une ombre irréelle au dessus du vieillard mourant, va devenir leur jouet sous une débauche de coups, simulés mais aux gestes incroyablement violents et réalistes. Tout dans les torsions du corps et les spasmes de l’acteur relève de l’inconcevable et d’une fascinante esthétique. Petit à petit un rituel s’installe. L’incongru se mêle à des tableaux énigmatiques qui suggèrent une liturgie mortuaire – une photographie d’un des deux colosses de Memmon suffit à soulever l’imaginaire des cérémonies de l’ancienne Égypte -, ou induisent un jeu d’identification symboliquement politique à travers le portrait d’un singe. Un policier naît d’un sac difforme noir, comme une chrysalide issue de son cocon, et rejoint ses congénères.

Bros (Romeo Castellucci & Societas Raffaello Sanzio ) MC93 Bobigny

Les forces sacrales en jeu atteignent leur paroxysme quand les policiers se retrouvent à adorer une statue animée et à singer ses moindres gestes. A ce moment précis, on peut aussi bien avoir l’impression d’assister à une mise en scène extrêmement noire de la secte du premier acte de ‘Parsifal’ de Richard Wagner qu’à une scène du ‘Metropolis’ de Fritz Lang. Le rapprochement avec ce dernier chef-d’œuvre est d’autant plus troublant que la ville éponyme est associée à la chute de Babylone, qu’un moine y lit un passage de l’Apocalypse de Saint-Jean, que Romeo Castellucci fait intervenir sur scène un orgue étrange qui rejette des jets de vapeurs, comme dans le film, et que le thème de l’aliénation de masse dans un monde froidement technologique se loge au cœur de la réflexion. Mais qui en est le créateur?

Bros (Romeo Castellucci & Societas Raffaello Sanzio ) MC93 Bobigny

Et le plasticien réussit un coup de force en faisant simplement monter les policiers dans les gradins des spectateurs, juste pour faire éprouver un sentiment de culpabilité devant les silhouettes qui se dessinent à contre-jour. Il est manifestement habile à jouer avec les symboles bibliques, les scènes de déshumanisation fascistes et les mécanismes cycliques. Un rideau noir descend puis se dresse pour annoncer la naissance d’un nouvel être, en blanc, à qui l’on remet une matraque. Cette dernière image de la perversion de l’innocence n’est pas nouvelle, mais là, c’est l’impassibilité du regard de l’enfant qui fait toute la puissance de ce dernier plan. 

Bros (Romeo Castellucci & Societas Raffaello Sanzio ) MC93 Bobigny

On apprendra, un peu plus tard, que les policiers étaient des acteurs recrutés dans la rue qui n’avaient pas répété et qui avaient seulement accepté de faire sur scène tout ce qu’il leur serait ordonné au moyen d'écouteurs insérés aux creux de l’oreille, et de ne rien faire, quoi qu’il arrive, qui ne provienne pas d’un ordre donné, le plus absurde qu’il soit. Un spectacle qui met à cran, surtout lorsque l’on cherche à en parler à chaud.

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Publié le 20 Janvier 2022

Royan, la professeure de français (Marie Ndiaye / Frédéric Bélier-Garcia – 2020)
Représentation du 19 janvier 2022
Espace Cardin – Théâtre de la Ville

Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Gabrielle Nicole Garcia

Paru aux éditions Gallimard le 05 novembre 2020, le texte que Marie Ndiaye a écrit spécifiquement pour Nicole Garcia - l'enfance à Oran est une référence directe à la vie de l'actrice - est mis en scène à l’Espace Cardin par son fils, Frédéric Bélier-Garcia

Il s’agit d’un monologue assez dérangeant qui ne laisse pas tranquille bien après la représentation, car l’outrance du langage, sans nuances, renvoie aux sentiments cristallisés les plus bruts que peut ressentir une femme après le suicide d’une de ses élèves, et pose la question s’il est possible de sortir psychiquement indemne, et par le haut, d’une situation sociale violente au sein du système éducatif lorsque l’on est un enseignant en prise directe avec les jeunes élèves. 

Nicole Garcia (Gabrielle)

Nicole Garcia (Gabrielle)

Nicole Garcia, seule sur une scène qui représente une entrée d’immeuble donnant sur une cour sombre et floutée flanquée, sur la droite, du tableau de boites à lettres de ses habitants, extériorise vers les auditeurs ses ruminements lancinants et sa volonté de rejeter une culpabilité qu’elle n’arrive pas à éviter même en renvoyant à la responsabilité des parents, à leur manque d’amour, et à la dureté des rapports entre enfants et adolescents à l'école qui ne permet plus de parler d’« innocence » de leur part. Que ressentiraient des élèves face à une telle pièce?

Gabrielle se vit comme une femme forte qui doit affronter l’arène de la classe, avec des allusions aux fauves où aux serpents de la tête de Méduse, et doit même fuir la traque des parents, genre de situation que beaucoup d’enseignants doivent affronter dans la vie, pas forcément avec une telle extrémité, quand des parents cherchent à reporter sur un professeur leurs désirs sociaux avec tous les manques, maladresses et névroses qui les agitent.

Nicole Garcia (Gabrielle)

Nicole Garcia (Gabrielle)

Toutefois, le texte élude totalement le contexte de l’administration – considérée comme insignifiante? lâche? insipide ? -, pour vraiment se focaliser sur la lutte intérieure que porte une femme qui, en plus, tente d’apporter une explication psychologique en sous entendant que la jeune fille décédée aurait reconnu en sa professeur des failles communes, comme le fait qu’elle serait une jeune fille qui ne peut pas être aimée. Est-il possible de détecter inconsciemment chez l’autre de telles similarités ?

On déduit du texte que l’enseignante a 60 ans lorsqu’elle parle de sa fille par une étrange formule qui oblige à calculer de tête « elle a aujourd'hui le double de l’âge que j’avais quand elle est née », que c’est une femme qui a mis de la distance avec toute sa famille, mais en même temps, il s’agit d’un portrait régressif qui est présenté dans sa dimension affective et d'où n’émerge plus aucun amour pour la vie.

Nicole Garcia (Gabrielle)

Nicole Garcia (Gabrielle)

Nicole Garcia est fascinante, voix qui peut être aussi bien claire comme celle d’une enfant que rauque avec des déraillements contrôlés, mais le fait qu’elle soit dans l’intellectualisme combatif, sans laisser tressaillir le poids de cette culpabilité à travers le corps, sinon dans certains regards, entretient aussi la question qui nous taraude : combien de temps reste t-il à cette enseignante avant de s’effondrer  totalement, et que sera sa vie une fois sortie du système de l’éducation nationale?

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Publié le 21 Septembre 2021

I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating (1977)
Représentation du 20 septembre 2021
Théâtre de la Ville – Espace Cardin

Avec Christopher Nell et Julie Shanahan

Musique Jean-Sébastien Bach, Franz Schubert, Jean-Baptiste Lully, Michael Galasso 

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson
Co-mise en scène Lucinda Childs

Coréalisation Festival d’Automne à Paris

I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating a été créé à l’Eastern Michigan University le 5 avril 1977, interprété par Robert Wilson et Lucinda Childs, musique Alan Lloyd

Après la création  d’Einstein on the Beach au Festival d’Avignon le 25 juillet 1976, l’opéra de Philip Glass mis en scène par Robert Wilson et chorégraphié par Lucinda Childs fut repris à New-York pour deux soirs en novembre 1976.

 Julie Shanahan

Julie Shanahan

Puis, quelques jours plus tard, le metteur en scène texan annonça qu’il travaillait à une nouvelle pièce qui représenterait un nouveau point de départ de son monde théâtral.

I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, spectacle de moins de 90 minutes, fit sa première à l’ouest de Détroit au printemps 1977. Il voyagea au Cherry Lane Theater de New-York avant d’être accueilli au Théâtre de la Renaissance, du 16 au 29 janvier 1978, dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

Robert Wilson et Lucinda Childs incarnaient les deux personnages principaux.

Christopher Nell

Christopher Nell

Près de 44 ans plus tard, cette œuvre emblématique ressuscite à Paris sous les yeux de ses créateurs qui ont préalablement transmis leur savoir être à deux autres comédiens, Christopher Nell, acteur allemand qui fit partie de la troupe du Berliner Ensemble, et Julie Shanahan, danseuse australienne qui a rejoint le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch dont elle est dorénavant formatrice et directrice de répétitions.

En préambule à la pièce, et alors que les spectateurs s’installent dans la salle de l’Espace Cardin après avoir profité de son très agréable jardin apaisant, une sonnerie d’un désuet téléphone fixe noir, posé à l’avant scène, vibre indéfiniment. Quelque chose dans cette ambiance sourde évoque l’attente de la Voix humaine de Francis Poulenc.

 Julie Shanahan

Julie Shanahan

Mais lorsque les lumières s’intensifient pour éblouir d’un bleu-gris intense et luminescent l’audience, c’est plutôt le Faune de Vaslav Nijinski qu’inspire la pose dilettante de Christopher Nell, cheveux noirs gominés, long veston sombre ouvert en « V ».

Il exprime la joie, la facétie, débute son texte par la fameuse phrase qui a donné son titre à la pièce, et parle comme s’il s’adressait à plusieurs interlocuteurs. Tout sonne comme une superposition d’échanges qui donnent de la contenance, mais ne veulent au fond rien dire.

Christopher Nell

Christopher Nell

Ce sont les paroles dans la tête, leurs changements de sens intempestifs, la folie d’une réflexion intérieure épuisée qui sont ainsi théâtralisés et extériorisés avec une magnifique esthétique poétique. 

Un fond musical chatoyant participe à des instants ludiques.

La déclamation de Christopher Nell, très claire et lissée, est fort plaisante et prodique un véritable ravissement de nuances, le principe de sonorisation commun au deux acteurs permettant de vivre ce moment de délire avec un fort sentiment de proximité.

 Julie Shanahan

Julie Shanahan

Un fond de bibliothèque apparaît soudainement, ce qui enferme un peu plus le lieu de la scène, et un petit écran situé en haut à gauche projette un film sur la vie des manchots en Antarctique dont l’allure communie parfaitement avec celle de l’artiste.

La tendresse du personnage, la gestuelle féminine à peine altérée par des saisissements d’angoisse, renvoient à un caractère optimiste qui surmonte les vagues à l’âme de la vie. 

Christopher Nell

Christopher Nell

Même texte, mais pas les mêmes intonations, dans la seconde partie, où Julie Shanahan semble nous faire revivre l’éloquence élégante d’une grande célébrité revivant son passé comme si elle se trouvait dans un appartement avec vue grandiose sur des horizons de fin du jour, tout en profitant d’une flûte de champagne pour tenir son rang malgré ses traits d’esprit intérieurs.

La souffrance de la solitude est plus lisible, les états d’âmes changent avec un contraste plus soudain, et les traits du visage sont plus fortement marqués. Le geste, lui, est ample et majestueux.

 Julie Shanahan

Julie Shanahan

Car il y a plaisir à se rêver plus légère que l'air, à se nimber d'un voile céleste, mais aussi à partager ses confidences face à une audience imaginaire.

Les changements d’intensité lumineuse se font aussi sur le visage de l’actrice où des zones d’ombres se déplacent tout en modifiant son regard.

Robert Wilson, Lucinda Childs, Christopher Nell et Julie Shanahan

Robert Wilson, Lucinda Childs, Christopher Nell et Julie Shanahan

Mais quels que soient les troubles que l’auditeur peut imaginer à travers ce monologue, il en ressort toujours une victoire de la dignité sur le mal-être intérieur qui est un des miracles de la vie.

Et c’est cette beauté là qui nous est offerte ce soir par ces deux acteurs talentueux, défaits de tout langage académique pour donner une formidable respiration, un peu glacée, aux travers de l'âme.

Robert Wilson et Christopher Nell

Robert Wilson et Christopher Nell

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Publié le 4 Juillet 2021

Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat (Amos Gitai)
Représentation du 01 juillet 2021
Théâtre de la Ville – Théâtre du Châtelet

Avec Sarah Adler, Natalie Dessay, Irène Jacob, Rachel Khan
Guillaume de Chassy, piano, Shani Diluka, piano, Bruno Maurice, accordéon, Alexey Kochetkov, violon, Louis Sclavis, clarinettes, saxophones
Chœur Accentus

Pièces ou extraits musicaux : Maurice Ravel (Kaddish), Benjamin Britten (War Requiem), Gustav Mahler (Das Lied der Erde), György Ligeti ( Lux Aeterna, Éjszaka-Reggel), Paul Hindemith (Kammerkonzert n° 1 op. 24), Jean-Sébastien Bach (Prélude en Do mineur BWV 847 et Prélude en Si mineur BWV 855A), Ernest Bloch (Schelomo), Alexey Kochetkov (Aurora), Henri Duparc (L’Invitation au voyage), Philip Glass (Mad Rush)

Natalie Dessay (à droite) - Photo Théâtre de la Ville

Natalie Dessay (à droite) - Photo Théâtre de la Ville

Washington, le 13 septembre 1993, le premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le chef de l’OLP Yasser Arafat échangent une poignée de main historique et font « le pari courageux que l’avenir sera meilleur que le passé ». Un premier accord entre Juifs et Palestiniens prévoit la fin de la lutte qui les oppose et le partage de la terre sainte.

Après une attaque contre une mosquée à Hébron et l’explosion d’un autobus piégé à Tel-Aviv en riposte à cette agression et plus d’une année de négociation, le parti travailliste enjoignit ses partisans à monter au créneau, et la soirée du 04 novembre 1995 débuta par un véritable triomphe avec un afflux de dizaine de milliers d’Israéliens vers la place des Roi d’Israël de Tel-Aviv. Elle s’acheva par l’assassinat d’Yitzhak Rabin par un jeune extrémiste juif de 23 ans nommé Yigal Amir.

Scène de Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat - Photo Christophe Raynaud de Lage

Scène de Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat - Photo Christophe Raynaud de Lage

A l’occasion du triste anniversaire des 25 ans de cet évènement qui nous a éloigné le plus possible d’un accord et contribué à créer des fractures au sein même des relations individuelles à travers le monde entier, Amos Gitai a imaginé une fable pour remémorer le souvenir des circonstances de cette journée terrible.

Sur scène, quatre femmes, Sarah Adler, Irène Jacob, Rachel Khan et Natalie Dessay font revivre le témoignage de Leah Rabin, la veuve du premier ministre. La lecture est alliée à des extraits de films d’archives projetés en arrière-plan et des passages musicaux joués sur scène.

Pour l’amateur lyrique, les vocalises lumineuses de Natalie Dessay qui ouvrent la pièce créent un fascinant moment d’irréalité, puis le texte présente la personnalité d’ Yitzhak Rabin, son volontarisme, son parcours de soldat israélien, son mea-culpa nécessaire pour sa brutalité envers les Palestiniens au cours des premières années de guerre, son entente avec son rival Shimon Pérez, homme raffiné, puis son attitude combative au parlement quand il fallut défendre le plan de paix.

Yitzhak Rabin et Amos Gitai - Crédits : Amos Gitai

Yitzhak Rabin et Amos Gitai - Crédits : Amos Gitai

Au centre de la pièce, la montée de la violence de ses opposants, de la diabolisation de sa démarche et de la diffusion de la haine parmi le camp conservateur est montrée de façon effrayante, et la responsabilité de Benjamin Netanyahu est parfaitement bien suggérée en filigrane par quelques furtives images parfaitement bien insérées.

La lecture opérée par ces voix féminines incite cependant au calme, les extraits musicaux de Bach à Philip Glass créent une atmosphère recueillie sans plainte, et ce qui ressort de cette soirée d’un peu plus d’une heure et demi est le sentiment d’une veillée autour d’un acte central qui reste un lancinant traumatisme universel.

Sous des lumières ombrées, ce spectacle prend une tournure presque religieuse au final, le chœur Accentus chantant de dos, et dans la salle du Châtelet, sous les hauteurs incroyables de son arche de scène dorée, voir le public captivé par ce qui est remémoré donne aussi la possibilité à chacun de partager une question commune et de le montrer.

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Publié le 6 Octobre 2020

Exils intérieurs (Amos Gitaï - 2020)
Représentation du 05 octobre 2020
Théâtre de la ville – Les Abesses

Textes Thomas Mann, Rosa Luxemburg, Albert Camus, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler

Comédiens Natalie Dessay, Pippo Delbono, Jérôme Kircher, Markus Gertken, Hans-Peter Cloos
Musiciens Alexey Kochetkov violon, Bruno Maurice Accordéon, Philippe Cassard Piano

Mise en scène Amos Gitaï

 

                                                 Natalie Dessay

 

Une table de bureau allongée sur le devant de la scène, des lampes et des micros dont les ombres dessinent en arrière plan des impressions de paysages industriels crépusculaires, et le narrateur principal (Jérôme Kircher) s’installe à l’une de ses extrémités, rejoint par Markus Gertken, Hans-Peter Cloos et Pippo Delbono.

Natalie Dessay

Natalie Dessay

Un dialogue s’installe naturellement entre le narrateur, qui contextualise chaque intervention, et les personnalités de Thomas Mann et Herman Hesse, deux romanciers qui se tenaient en grande estime, ainsi qu’Antonio Gramsci.

Pendant 1h40, chacun lit des écrits qui expriment doutes et ressentis face à une situation politique qui s’apprête à dégénérer en Allemagne et en Italie au début du XXe siècle.

La théâtralité est donc d’abord dans la voix et dans l’art de la déclamation pour lequel Markus Gertken est particulièrement passionnant à entendre de par la délicatesse avec laquelle il dessine chaque expression en induisant un sens à travers la sonorité qu’il donne à chaque syllabe.

Markus Gertken

Markus Gertken

La Suisse est citée comme terre d’accueil de tous les révolutionnaires européens – et l’on pense à Richard Wagner après l’échec de la révolution de 1848 –, et les destins de Rosa Luxemburg,  militante polonaise socialiste et communiste, d’Else Lasker Schüler, poétesse juive allemande, et d’Antonio Gramsci, philosophe italien, replongent l’auditeur dans une période qui provoqua l’engagement et l’interrogation de nombre d’artistes.

Ces échanges, passant de la langue française à la langue allemande et italienne, exigent du spectateur un fort pouvoir de concentration, et afin de lui accorder des moments de respiration, des extraits de films d’Amos Gitaï sont projetés en arrière plan, de Tsili (2013) à Berlin Jérusalem (1989) en passant par Kippour (2000) et Terre promise (2004), qui créent donc un rapprochement entre le passé et le présent plus récent, avec en filigrane le même questionnement.

 Philippe Cassard, Pippo Delbono, Jérôme Kircher, Talia de Vries, Alexey Kochetkov, Natalie Dessay

Philippe Cassard, Pippo Delbono, Jérôme Kircher, Talia de Vries, Alexey Kochetkov, Natalie Dessay

Mais le plus beau est la présence de Natalie Dessay, actrice mais aussi chanteuse ce soir, qui intervient telle une muse inspiratrice que l’on écoute émerveillé interpréter les lancinantes vocalises de Serge Rachmaninov, des airs en allemand, ainsi que le poème de Baudelaire « l’invitation au voyage » sur la musique d’Henri Duparc. Épouse du baryton-basse Laurent Naouri, elle trouve dans le travail d’Amos Gitaï un écho à son attachement à la communauté juive, et donc une très belle façon d’exprimer une part d’elle même.

Et chacune de ses interventions sont fabuleuses, avec ce plaisir un brin nostalgique pour l'auditeur de retrouver une clarté et un piqué de timbre bien connus, et aussi une modestie dans la façon d’être sur scène fort touchante.

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Publié le 10 Septembre 2020

Qui a tué mon père (Edouard Louis – mai 2018)
Représentation du 09 septembre 2020
Théâtre de la Ville – Les Abbesses

De et avec Edouard Louis
Mise en scène Thomas Ostermeier (2020)
Musique Aqua Barbie Girl, Britney Spears (Hit me) Baby, one more time, Magnolia Electric & Co Almost Good enough, Girls Lust for life, Céline Dion My heart will go on, Ohia Lighting risked it all, Plan B Welcome to hell, Sylvain Jacques XY

Coproduction Schaubühne-Berlin

Le langage littéraire direct et la personnalité accessible d’Édouard Louis, comme ses liens personnels qui l’ancrent dans le monde artistique et politique d’aujourd’hui, lui ont permis de donner un écho au témoignage de sa jeunesse qui a créé un attachement fort avec un public qui entend son ressentiment vis à vis des systèmes de pouvoirs institutionnels.
Et dorénavant, ce sont les metteurs en scène qui s’emparent de son univers afin de décupler la force de ses propos dans le lieu même du théâtre.

De Qui a tué mon père, le troisième roman d’Édouard Louis, Stanilas Nordey réalisa une adaptation au Théâtre de la Colline en mars 2019, tout en incarnant le rôle du jeune écrivain. Beaucoup se souviendront de la force avec laquelle il rendit palpable un véritable bouillonnement magmatique qui atteint son paroxysme, très bien conduit, lors de la scène finale, alors que pendant plus d’une heure le corps inerte et cassé du père du jeune homme se démultipliait autour de lui.

Édouard Louis (salut du public)

Édouard Louis (salut du public)

L’alliance entre Édouard Louis et Thomas Ostermeier, qui aboutit aujourd’hui à une nouvelle création au Théâtre des Abbesses, ne permet plus de prendre la matière première du texte pour le projeter dans la conscience de l’autre, mais au contraire recentre cette expérience de vie sur son auteur qui est présent et seul sur scène.

La pièce prend donc une tournure fortement affective - qui est aussi renforcée par les nombreux admirateurs venus assister à cette première, dont un ancien ministre de la culture bien connu, mais aussi un actuel danseur étoile de l’Opéra de Paris -, chaque mot prononcé par Édouard Louis ayant cette forme de nonchalance naturelle que l’on ne trouve pas toujours dans le théâtre français, et Ostermeier semble comme lui même happé par la vitalité d’une jeunesse dont il laisse s’exprimer malice, peine, effervescence, et qu’il ramène au contrôle de lui-même lorsque son acteur se remet à son travail de rédaction sur son ordinateur.

Le geste de l’écriture, même numérique, devient une manière de diriger sa vie et de lui donner un cap fiable.

La mémoire de l’auteur s’exprime tantôt face au public, qui profite ainsi des expressions si malléables de son visage, tantôt face à un fauteuil vide tourné vers le bureau du jeune homme, et occupé par le souvenir de son père.

Le fond vidéographique s’anime de routes se dirigeant vers le nord, de paysages urbains gris où règnent l’indifférencié, le manque de vie, quand il s’agit de décrire un environnement déprimant, et où quelques photos bien choisies illustrent comment le déguisement était un art social que pratiquaient autant l’auteur que son propre père.

Puis les mots disent comment, dans un milieu pauvre, le père du jeune homme s’est construit une défense contre nature autour de l’image masculine afin de résister à un monde oppressant, pas seulement au travail, mais aussi à travers les relations de voisinage au quotidien. Mais en conséquence, son fils souffrira du manque de reconnaissance de son être et de son homosexualité.

Les scènes d’évasion où l’on voit Édouard Louis imiter en playback des chanteuses pop tout en dansant de son corps fin et souple sont drôles et attendrissantes, et la scène où il tente d’impressionner en vain son père en reprenant de plus en plus intensément ses pas de danse montre aussi les limites qu’il y a à vouloir impressionner ceux que l’on aime, car il advient toujours un moment où le désir d’impressionner doit être abandonné pour grandir.

Thomas Ostermeier et Édouard Louis (salut du public)

Thomas Ostermeier et Édouard Louis (salut du public)

Vient alors la scène d’accusation envers les hommes politiques, de Nicolas Sazkozy à Emmanuel Macron, dont les décisions créèrent des conditions qui entrainèrent le décès de son père.

Méthodiquement, il épingle à un fil les photos de chacun d’entre eux, jette de rage des pétards au sol devant eux, mais il faut bien reconnaître qu’à ce moment là, la puissance éruptive qu’avait dégagé Stanislas Nordey vis-à-vis de la même scène était sans pareille, car il arrivait à faire surgir un puissant sentiment de colère chez l’auditeur qu’il ne devient plus possible d’éprouver ici par manque de distance avec l’auteur que l’on voit jouer.

Mais le message reste le même, et peut-être que dans le cas de notre président actuel peut-on espérer que certaines leçons ont été apprises depuis, même si Thomas Ostermeier laisse résonner l'écho d'un "Nous sommes en guerre!" désespérant.

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Publié le 19 Novembre 2019

On s’en va (d’après ‘Sur les valises’ d’Hanokh Levin)
Texte d’Hanokh Levin, traduit en polonais par Jacek Poniedziałek
Représentations du 13 et 16 novembre 2019

Théâtre National de Chaillot

Shabtaï Shouster Andrzej Chyra, Bianca, sa femme Małgorzata Hajewska-Krzysztofik
Nina, leur fille Jaśmina Polak, Bella, leur fille Magdalena Popławska
Henia Gelernter Ewa Dałkowska, Dani, son fils Jacek Poniedziałek,
Tzvi, feu son mari Bartosz Gelner
Mounia Globchik Wojciech Kalarus, Lola, sa femme Dorota Kolak,
Zigui, leur fils Piotr Polak, Bobeh, la mère de Mounia Jadwiga Jankowska-Cieślak
Tsilla Hoffsteter Monika Niemczyk, Amatzia, son fils Bartosz Gelner
Motke Shori Marek Kalita, Tzipora Shori, sa femme Maja Ostaszewska,
Avi Shori, son frère bossu Zygmunt Malanowicz
Alberto Pinkus Maciej Stuhr, Eli Houker, Alphonse Houzli Bartosz Bielenia
Angela Hopkins, une touriste américaine Magdalena Cielecka
La putain Agata Buzek, Le croque-mort, Le barman Maciej Gąsiu Gośniowskis

 

Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczynski              Maja Ostaszewska
Mise en scène Krzysztof Warlikowski, Scénographie et costumes Małgorzata Szczesniak
Musique Paweł Mykietyn, Lumières Felice Ross, Mouvements Claude Bardouil
Animations, vidéo Kamil Polak
Création à Varsovie le 14 juin 2018

Production Nowy Teatr, Varsovie. Coproduction La Comédie de Clermont-Ferrand, Théâtre de Liège, Hellenic Festival, Athènes, Bonlieu SN Annecy, Culturescapes Suisse, Bâle

Douze ans après ‘Krum, l’Ectoplasme’, Krzysztof Warlikowski est de retour à Paris pour représenter une autre pièce d’un des dramaturges auxquels il est le plus attaché, Hanokh Levin, auteur né à Tel-Aviv qui portait un regard critique et ironique sur la société israélienne totalement galvanisée à la suite de la victoire de la guerre des six jours (1967).

Agata Buzek (La putain) et Maciej Gąsiu Gośniowskis (Le Croque-Mort et Barman)

Agata Buzek (La putain) et Maciej Gąsiu Gośniowskis (Le Croque-Mort et Barman)

‘Sur les Valises’ recrée ainsi la petite vie de plusieurs familles qui vivent dans le même quartier de la capitale Israélienne et qui rêvent de s’évader de la banalité de leur quotidien. Il y a la Famille Shouster, dont les deux filles finiront pas quitter le foyer, l’une en se mariant à un riche et sexy médecin, l’autre, complexée, en rejoignant Londres, puis la famille Gelernter, dont la mère et le fils voient en Amatzia le souvenir de Tzvi, le père, et ensuite la famille Globchik, dont le père cherche à éloigner sa propre mère en maison de retraite au grand désarroi du petit-fils, Zigui, largué par l’une des filles Shouster, et qui trouvera son bonheur en se découvrant homosexuel. Une autre femme seule, Tsilla Hoffsteter, perdra son fils malade. Quant à Tzipora Shori, elle vit dans l’obsession de protéger son nouveau né dès douleurs de la vie et de préserver son corps des effets de l’âge. Dans ce dernier tableau, Maja Ostaszewska est magnifique de naturel.

 Zygmunt Malanowicz (Le bossu) et Magdalena Popławska (la fille des Schouster)

Zygmunt Malanowicz (Le bossu) et Magdalena Popławska (la fille des Schouster)

Sur scène, tous évoluent dans un grand espace qui sert aussi bien d’extérieur, d’intérieur, de salle de sport ou de boite de nuit, et, en arrière-plan, une large baie vitrée resserre contre le mur un espace étroit où, un à un, les cercueils de ceux qui ne survivent pas s’encastrent l’un après l’autre au gré d’une cérémonie tragi-comique.

Tous ces personnages sont mis en scène de manière vivante, drôle ou pathétique, en développant et en exploitant pour certains leurs capacités à se mouvoir de façon étonnante. Ainsi, le jeune et svelte Bartosz Gelner se relève-t-il du sol après un malaise avec une souplesse de geste comme s’il était en apesanteur, Jacek Poniedziałek danse à grands gestes entièrement ridicules, Maciej Stuhr se déchaîne en soirée de façon encore plus démonstrative, suivi par Piotr Polak qui le reprend de façon mimétique et amusante au moment où son personnage cherche avant tout à évacuer sa frustration et sa colère.

Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Certains protagonistes, comme Henia Gelernter et son fils, sont habillés en simple sous-vêtements, et le naturel de leurs corps sans la moindre esthétisation est exposé dans toute sa trivialité. Il va sans dire que la multiplicité de ces caractères augmente les chances que leurs traits, leurs états et leurs comportements, aient un effet miroir dérangeant sur les spectateurs, d’autant plus qu’il est souvent question des défaillances engendrées par le temps qui passe sur les corps et sur les âmes de chacun.

D’emblée, ‘On s’en va’ est donc une mise en situation sur l’extinction progressive d’une petite communauté humaine piégée, et sur les ravages du temps. Il y a bien des petits moments de poésie, mais tous cherchent à échapper à l’ennui, à se créer des petites joies et des rêves d’ailleurs, et la sexualité prosaïque en est le vecteur.

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins)

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins)

La prostituée, jouée par la fascinante et longiligne Agata Buzek, devient alors un personnage central par sa façon désinvolte et calculée de tirer profit de la vacuité des hommes afin de se donner les moyens de s’en sortir. Elle est le pendant du croque-mort, barman en journée, qui surveille et attend d’accompagner chacun vers la mort.

Pour ce rôle en apparence sinistre, Krzysztof Warlikowski a fait appel à Maciej Gąsiu Gośniowskis, un danseur-acteur qui joue sur la scène Queer en Pologne et en Bulgarie. Son parcours personnel qui, très jeune, l’a confronté à l’intolérance oppressive, lui a donné la force de la révolte et des expressions libres, et ce spectacle lui offre la possibilité d’extérioriser, en compagnie d’Agata Buzek, l’art Queer à travers un numéro de danse et de chant érotique où il joue de sa blonde chevelure féminine, laisse rayonner sa musculature qui pourrait être un modèle pour Michel-Ange, et expose précautionneusement au yeux de tous l’effet artistique de son fin tatouage idéalement dessiné.

Tous deux se complètent et exaltent la puissance du sexe et de la mort dans une chorégraphie qui rappelle beaucoup ce qu’imagina Krzysztof Warlikowski dans Salomé à l’opéra de Munich l’été dernier, quand il faisait danser la jeune princesse avec un homme au visage de mort avant la scène de résolution finale.

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins) et Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins) et Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Mais au-delà de cette scène qui exalte la puissance de la vie, pleins de petits détails soulignent subtilement l’adaptation du texte au contexte de vie du metteur en scène d’aujourd’hui. Ainsi, dès l’ouverture, le sentiment de fierté nationale est tourné en dérision à travers l’audition en direct d’une soirée d’eurovision où Israël sortirait vainqueur, mais également, certaines répliques sont parfois isolées par un acteur pour accentuer la prise de parole personnelle du metteur en scène.

Ainsi, ce n’est pas Zigui, l’homosexuel mal dans sa peau, qui clame son refus d’entrer dans un moule, mais Alberto Pinkus, détaché sur le côté, comme si Krzysztof Warlikowski parlait à ce moment précis de lui même et refusait à Zigui ce trait de caractère, puisque ce dernier trouve le bonheur en adoptant un comportement cliché et jet-set de l’homosexuel libéré.

Puis la pièce se développe et s’élargit par rapport à ‘Sur les valises’ pour donner une place prépondérante à Angela, une touriste américaine hilarante désireuse de découvrir la vie au Moyen-Orient, vue par le prisme de la superficialité et des valeurs faussement optimistes de la société Outre-Atlantique.

Bartosz Gelner (Tzvi), Jacek Poniedziałek (fils d'Henia) et Ewa Dałkowska (Henia Gelernter)

Bartosz Gelner (Tzvi), Jacek Poniedziałek (fils d'Henia) et Ewa Dałkowska (Henia Gelernter)

Ce personnage prend une dimension dominante de par le talent formidablement extraverti de Magdalena Cielecka, Alceste extraordinaire d'(A)pollonia, pour ceux qui s’en souviennent, prenant de haut ces femmes israéliennes sans maris, et soucieuse du regard de ses followers sur internet.

Au delà de la tournure en dérision que constitue la surexposition de soi via les réseaux sociaux numériques, ce portrait hyper caricatural, mais si drôle et faussement glamour - Magdalena Cielecka est absolument géniale dans sa composition outrée de la blonde décervelée -, permet en apparence de relâcher l’emprise sur le sort du petit groupe humain, pour mieux interpeler le public sur la situation des juifs en Europe, et en Pologne en particulier, ainsi que sur les ravages de l'antisémitisme toujours prégnant aujourd’hui.

Magdalena Popławska (la fille des Schouster) et Piotr Polak (Zigui)

Magdalena Popławska (la fille des Schouster) et Piotr Polak (Zigui)

Monika Niemczyk, qui répond aux idioties de la jeune américaine, est absolument éloquente, et lorsque l’on retrouve en seconde partie Angela, on finit par découvrir sa motivation réelle, le retour à ses origines qu’elle avait parfaitement dissimulé sous son verni glacé, et qui pourrait faire écho au roman ‘L’ami retrouvé’ de Fred Ulhman, où un juif, Hans Schwarz, rescapé du nazisme, revenait en Allemagne pour retrouver les traces de son ami d’enfance.

Et le spectacle bascule alors dans le présent lorsque l'on voit défiler, après les huit enterrements programmés dans la pièce, les noms des acteurs réels suivis de leurs dates de naissance et de mort, sous leur regard attentif, dos au public, alors qu’un film noir et blanc montre Magdalena Cielecka, l’actrice cette fois, sans fard, le regard grave, parcourir le ghetto de Varsovie noyé au milieu d’immeubles modernes.

Bartosz Gelner, Ewa Dałkowska, Krzysztof Warlikowski, Maja Ostaszewska et Magdalena Popławska

Bartosz Gelner, Ewa Dałkowska, Krzysztof Warlikowski, Maja Ostaszewska et Magdalena Popławska

Le voyage du spectateur l’aura donc mené d’une ancienne communauté israélienne à la réalité d’une communauté artistique d’aujourd’hui, à travers une mise en scène qui évite le théâtre de boulevard, enchante par la sensualité de la langue polonaise et des corps des artistes, la musique d'ambiance feutrée, ponctuellement pop et parsemée de petits cris en coulisses, et la crudité des expressions, non sans au préalable proposer un grand éclat de rire avec le retour de la putain devenue nouvellement touriste européenne, dont Agata Buzek surjoue  la vacuité et l’inculture avec une légèreté délirante, au milieu de l’assistance même.

Pour méditer sur les dangers et la bêtise de notre monde.

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