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Publié le 6 Juin 2021

Le Soulier de Satin (Marc-André Dalbavie – 2021)
Livret Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel
Représentations du 29 mai et du 05 juin 2021
Palais Garnier

Doña Prouhèze Eve-Maud Hubeaux
Don Rodrigue de Manacor Luca Pisaroni
Le Père Jésuite, Le Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, 2ème soldat Marc Labonnette
Don Pélage Yann Beuron
Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère Léon Nicolas Cavallier
Don Camille Jean-Sébastien Bou
Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse Béatrice Uria‑Monzon
Le Sergent Napolitain, Le Capitaine, Don Rodilard, 1er soldat Éric Huchet
Doña Musique, La Bouchère Vannina Santoni
L’Ange Gardien, Saint-Jacques, Saint Adlibitum Max Emanuel Cenčić
Le Vice-Roi de Naples, Saint Boniface, Don Ramire Julien Dran
Doña Sept-Epées Camille Poul
L’Irrépressible, Don Fernand Yann-Jöel Collin
L’Annoncier, Le Chancelier, Don Léopold Cyril Bothorel
Le Chinois Isidore Yuming Hey
La Noire Jobarbara, La Logeuse Mélody Pini               
Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)
La Lune (voix enregistrée) Fanny Ardant

Direction musicale Marc-André Dalbavie
Mise en scène Stanislas Nordey (2021)

Création mondiale

Après Trompe-la-mort de Luca Francesconi (2016) et Bérénice de Michael Jarrell (2018), Le Soulier de Satin est le dernier volet d’une trilogie de créations contemporaines basées sur des textes littéraires français dont Stéphane Lissner, le précédent directeur de l’Opéra de Paris, est le commanditaire.

Mettre en musique un texte qui, au théâtre, est habituellement mis en scène sur une durée de 11 heures, ne peut qu’être fortement réducteur lorsqu’il est construit sur une durée de 4h30, soit la durée du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner.

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Marc Labonnette (Le Père Jésuite)

Pourtant, de par la manière dont est construit ce nouvel opéra qui préserve une totale intelligibilité du texte comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre portée par une orchestration qui souligne les longues réflexions des personnages, crée des atmosphères irréelles, expose des textures luxueuses et engendre des tensions, l’ensemble du spectacle offre une intrigante ouverture sur une œuvre complexe en préservant ses méandres et ses différentes strates, tout en misant sur une scénographie fort dépouillée.

Grand Foyer du Palais Garnier

Grand Foyer du Palais Garnier

Stanislas Nordey, qui avait mis en scène Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen à l’Opéra Bastille en ouverture de mandat du Gerard Mortier en 2004, se retrouve à nouveau face à une œuvre contemporaine comparable, traversée par la foi, et où un ange vient sur terre pour avertir et préparer à la vie céleste.

Il utilise un ensemble de reproductions de toiles peintes de la Renaissance évoquant la vie à la cour d’Espagne, les froideurs et la riche préciosité de son art de vivre, la spiritualité, la beauté des traits de saintes, et les sentiments mélancoliques menant à la mort.

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Eve-Maud Hubeaux (Prouhèze)

Ces toiles circulent de dos ou de face sur des chevalets géants et mobiles, un savant désordre court sur la scène, et la douceur de ces magnifiques peintures suffit à créer chez le spectateur un état contemplatif qui favorise l’imprégnation de la structure musicale. Le chant des divers protagonistes se développe sous la forme de longues mélopées parlées et chantées qui exploitent la variété de couleurs de chaque tessiture et expriment fortement la vérité de chacun des artistes.

Eve-Maud Hubeaux, heureuse d’être parée d’une aussi somptueuse robe rouge, est splendidement mise en valeur tant en terme de personnalité que de couleurs vocales. La richesse de ses graves, la densité de sa voix, la clarté incisive de sa diction, l’impressionnante présence qu’elle imprime à Prouhèze, dépeignent une femme passionnée qui aime la vie et qui tient l’auditeur par la majesté heureuse qu’elle exprime aussi pleinement. C’est véritablement le charme de l’opéra que d’offrir un tel portrait haut-en-couleur que le théâtre ne pourrait que pousser vers l’hystérie pour créer du contraste, alors que la jeune mezzo-soprano peut jouer de la souplesse de son corps pour moduler sa voix sur la longueur en continu et avec des effets percutants.

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Luca Pisaroni (Don Rodrigue)

Cette histoire d’amour impossible sur fond de guerres impériales espagnoles pour la conquête du monde la relie au Don Rodrigue de Luca Pisaroni qui maîtrise bien l’élocution française et habite son personnage d’amant de sentiments torturés avec une constante noirceur. Mais autant la mise en scène en fait un perdant d’avance, autant le Don Pélage de Yann Beuron garde fière allure malgré le fait qu’il soit un homme marié à une femme qui n’éprouve pas pour lui un amour passionné. Le timbre du ténor français est généreux, de franches teintes chromatiques l’ennoblissent, et la mesure de son personnage ne faiblit à aucun instant.

Jean-Sébastien Bou, qui parfois est un peu moins audible, incarne auprès de ce trio d’ampleur un Don Camille extrêmement névrosé, un homme dépressif qui, malgré la situation qui en fait un objet de cour, trouve la ressource pour avoir des réactions d’orgueil saisissantes.

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

Et à l’opposé de ces ombres, il y a des êtres qui n’apparaissent que pour certaines scènes qui sont comme d'éclatants écrins pour ces artistes uniques. On pense bien sûr à la sveltesse de Yuming Hey, acteur fascinant que le public avait pu découvrir dans Jungle Book de Robert Wilson en 2019 au Théâtre de la Ville. Son caractère bondissant et sa voix androgyne bien ciselée inspirent beaucoup de joie au serviteur Isidore qui représente la voix de la désillusion amoureuse et le regard impertinent sur la vie telle qu’elle est.

Dans un esprit différent, le mystérieux ange lunaire de Max Emanuel Cenčić, au galbe d’une parfaite rondeur et d’une patine assombrie, amène avec lui l’univers profondément religieux des beautés baroques, la spiritualité religieuse des Passions de Jean-Sébastien Bach, et dispose d’une fabuleuse scène sous une lumière cendrée quand L’Ange Gardien vient suggérer à Prouhèze de se métamorphoser en étoile.

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Yuming Hey (Le Chinois Isidore)

Et il y a aussi la fraîcheur dorée et éclatante de Vannina Santoni, Doña Musique assurée et rayonnante, l’art tragique de Béatrice Uria‑Monzon dont le timbre s’est éclairci avec le temps tout en préservant des ombres nocturnes dans la voix, la bonhomie prodigue d’Éric Huchet, la mesure plus classique de Marc Labonnette, et Julian Dran, dans sa belle tenue royale espagnole, évoque énormément le rôle du Comte de Lerme qu’il incarnait à Bastille dans Don Carlos, une belle tenue également dans l’élocution vocale claire et droite.

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien)

Le Soulier de Satin est un mélange de pensées et d’histoires grandes et petites, et si Stanislas Nordey est allé à l’essentiel pour le jeu d’acteurs et la scénographie qui décrivent peu les changements de lieu, on ne peut oublier cette magnifique image de la Lune tournant sur elle même pour révéler les différentes mers et cratères de sa surface avec réalisme, alors que la voix de Fanny Ardant exprime les mouvements du cœur des amants dans une scène qui renvoie à l’appel de Brangäne dans Tristan und Isolde.

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

Béatrice Uria‑Monzon (Doña Honoria)

La musique de Marc-André Dalbavie est riche en timbres et structures et renforce la déclamation mais ne prend pas le dessus sur le contenu littéral. Un fin continuo entretient une tension lancinante, les cuivres s’étirent parfois en évitant les stridences, des scintillements merveilleux émanent de ce corps limpide au fond bouillonnant, et de très beaux effets de cordes évoquent comme du bois zébrés, véritablement dans une recherche de matière luxueuse qui esthétise forcément ce spectacle qui est une probante entrée dans l’univers de Paul Claudel pour celles et ceux qui souhaitent appréhender Le Soulier de Satin à une taille humaine.

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

Yann Beuron (Don Pélage) et Béatrice Uria‑Monzon (La Religieuse) - Rideau final

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Publié le 20 Mars 2017

Trompe-La-Mort (Luca Francesconi – d’après Balzac)
Représentations des 16 et 18 mars 2017
Palais Garnier


Trompe-La-Mort Laurent Naouri
Esther Julie Fuchs
Lucien de Rubempré Cyrille Dubois
Le Baron de Nucingen Marc Labonnette
Asie Ildiko Komlosi
Eugène de Rastignac Philippe Talbot
La Comtesse de Sérisy Béatrice Uria-Monzon
Clotilde de Granlieu Chiara Skerath
Le Marquis de Granville Christian Helmer
Contenson Laurent Alvaro
Peyrade François Piolino
Corentin Rodolphe Briand

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Guy Cassiers                                          
Cyrille Dubois (Lucien)
Création mondiale – Commande de l’Opéra National de Paris 

Inspiré des dernières pages des Illusions perdues et du roman Splendeurs et misères des courtisanes qui suivit, Trompe-La-Mort est la première des trois œuvres lyriques commandées par l’Opéra National de Paris afin de transposer sur scène trois ouvrages majeurs de la littérature française.

A l’avenir, ce cycle se poursuivra au cours de la saison 2018/2019 avec Bérénice, d’après Jean Racine, et Le Soulier de satin, d’après Paul Claudel, pour les saisons suivantes.

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

En confiant à Luca Francesconi l’œuvre d’Honoré de Balzac qui concentre les caractères les plus signifiants de La Comédie Humaine, Stéphane Lissner ne fait que s’en remettre à un artiste qu’il connait bien, puisque le compositeur milanais est le créateur de Quartett, un opéra né sur les planches de la Scala de Milan en 2011, sous la direction de la musicienne finlandaise Susanna Mälkki.

Riche d’une orchestration qui regroupe plus d’une quarantaine de cordes, une quinzaine de bois et une dizaine de cuivres flanqués d’un ensemble de percussions et de timbales partiellement dissimulés dans les baignoires latérales, l’univers sonore qui emplit la boite à bijoux du Palais Garnier dégage une atmosphère mystérieuse et frémissante parcourue de subtils motifs sinistres et sinueux.

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

La musique peut même prendre une dimension intemporelle et sertir d’un halo brillant le premier air d’Esther.

La structure lyrique révèle également des mouvements aussi évocateurs que l’obsédante et surnaturelle ambiance liée au monolithe de 2001 l’Odyssée de l’Espace, la rythmique machinale et primitive du Sacre du printemps, ou bien le volcanisme spectaculaire fait d’un enchevêtrement de percussions lourdes et de cuivres stridents, comme dans les bandes originales de films de science-fiction actuels.

Mais nombre d’attaques à coup de cuivres et de percussions concluent les scènes avec une soudaineté qui vire au systématisme dans la dernière partie, ce qui nuit à l’imprégnation musicale.

Trompe-La-Mort : scène de bal

Trompe-La-Mort : scène de bal

On peut ainsi légitimement se demander si cette ampleur orchestrale et l’absence de mélodie, une caractéristique de la musique contemporaine, est entièrement pertinente pour décrire l’univers des salons mondains du début du XIXe siècle.

La construction dramaturgique qui se tisse sur cette musique expressive fonctionne naturellement pendant les deux-tiers de l’ouvrage, au fur et à mesure que les liens entre les caractères se nouent et trouvent leur sens.

Et la relation de fascination équivoque entre Trompe-la-mort et Lucien, son vecteur social, est ainsi signifiée en douceur.  Mais l’ultime section où la narration l’emporte sur l’action ne tient plus qu’à la présence de Laurent Naouri.

Cyrille Dubois (Lucien)

Cyrille Dubois (Lucien)

La matière des voix, elle, est largement mise en valeur par une écriture incisive, brute et quelque peu répétitive, qui recherche le déploiement des timbres de chacun.

Laurent Naouri, en Vautrin assuré et dominateur, en est le premier bénéficiaire, et sa caractérisation mordante et prégnante, mâtinée de tendresse, est ici incontournable.

Cyrille Dubois, élégamment avantagé par sa coupe de cheveu néoclassique, décrit d'un ton agréable et légèrement bucolique un Lucien intéressé mais sensiblement charmant, dont on comprend la parfaite correspondance avec l’Esther classieuse de Julie Fuchs, digne prédécesseure de Marie Duplessis.

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Béatrice Uria-Monzon, impayable actrice, tire pleinement parti des passages de la partition les plus atypiques. L'impulsivité de l'écriture lui permet de varier les couleurs, frapper les sons avec une netteté franche, et jouer avec une fantaisie débridée les manières surfaites de La Comtesse de Sérisy.

Par contraste, Ildiko Komlosi développe rondeur et séduction positive, lucide Asie maîtresse du jeu social.

Parmi les multiples rôles secondaires, chacun peut découvrir un personnage qui l’accroche plus que d’autres. A ce titre, François Piolino, l’un des trois espions, démontre une aisance d’autant plus percutante que ses apparitions sont succinctes.

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Il y a la qualité des interprètes, la force de l’univers balzacien et de ce Paris régi par l’argent et les relations intéressées, mais il y a aussi la scénographie épurée et les multiples plans de la mise en scène de Guy Cassiers.

Différents symboles du Palais Garnier, telles les colonnes torsadées du salon de la danse, lieu de rencontres particulièrement prisé, l’évocatrice salle des machines située en coulisses, ou bien le lustre grandiose, sont diffractés sur des plans verticaux mobiles qui construisent et déconstruisent en fil continu des architectures imaginaires où se glissent les interprètes.

Une scène en hauteur permet également d'isoler les scènes narratives.

Julie Fuchs (Esther)

Julie Fuchs (Esther)

Et même si le Palais Garnier n’excitait pas à l’heure de ces événements, son utilisation à outrance rapproche ainsi les personnages balzaciens des personnages proustiens d’A la recherche du temps perdu. On pense aussi aux personnages décadents du dernier roman d’Olivier Py, Les Parisiens.

On comprend également que le Palais Garnier, lieu de représentations et lieu de La représentation, est la plus belle métaphore du microcosme parisien.

C’est donc cet ensemble fortement interpénétré et soutenu par une Susanna Mälkki impressionnante de concentration, en osmose totale avec l’architecture musicale et la présence des chanteurs sur le plateau, qui donne de la puissance à un spectacle qui nous ramène aux valeurs universelles de la culture française.

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