Parsifal (Mattei-Kampe-Schager-Groissböck-Nikitin-dm Jordan-ms Jones) Bastille
Publié le 16 Mai 2018
Parsifal (Richard Wagner)
Pré-générale du 21 avril et
représentations du 13 et 16 mai 2018
Opéra Bastille
Amfortas Peter Mattei
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Günther Groissböck
Klingsor Evgeny Nikitin
Kundry Anja Kampe
Parsifal Andreas Schager
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Richard Jones (2018)
Günther Groissböck (Gurnemanz)
Après une entrée triomphale en version française au répertoire de l’Opéra le 04 janvier 1914, 4 jours après que l’exclusivité des représentations au Festival de Bayreuth fut enfin levée, Parsifal disparut de l’affiche du Palais Garnier à partir de la Seconde Guerre mondiale.
Cet ostracisme, justifié par le trouble qu’avait suscité Hitler en se prenant lui-même pour un Parsifal qui allait régénérer l’Allemagne, ne fut définitivement levé que sous l’ère Liebermann.
Dorénavant, l’ultime chef-d’œuvre de Wagner fait partie des quarante ouvrages les plus représentés à l’Opéra de Paris.
La dernière production que connut en mars 2008 l’Opéra Bastille montrait avec force comment les idéologies délaissant les lois morales évoluaient en folie criminelle (pour paraphraser le film de Rossellini, Allemagne année zéro). Krzyzstof Warlikowski introduisait ainsi une rupture nette entre la progression dramatique des deux premiers actes et la catastrophe qui s’en suivait, et obligeait au dernier acte à penser la reconstruction d’un nouveau monde.
Sa mise en scène philosophique était à la fois traversée d’espoir et implacable quant au nécessaire devoir de mémoire des actes commis au XXe siècle.
Intelligente et réfléchie, cette production fut cependant détruite par d’obscures raisons sous la direction de Nicolas Joel, sans même que cette dernière ne propose une nouvelle conception.
10 ans plus tard, Stéphane Lissner confie donc au régisseur britannique Richard Jones la tâche de donner une nouvelle vision à cette œuvre aux facettes si multiples.
D’emblée, le propos du metteur en scène se projette dans l’univers sévère d’une fondation à caractère religieux, qui pourrait s’apparenter à celui de l’église de Scientologie. Elle est régie par une figure fondatrice, matérialisée par un immense buste doré, et les adeptes sont convaincus que par l’étude des textes ('Wort') ils découvriront le secret de la vie.
Mais ce mouvement est en perte de vitesse car son fondateur, Titurel, est déclinant, et Amfortas, mortellement blessé, ne peut plus assurer le rite du Graal, un cycle infernal pour lui. Parsifal arrive dans cette communauté, et observe.
Il gagne ensuite le monde de Klingsor, un dangereux artifice où la chorégraphie pornographique des filles fleurs n'est qu'une monstrueuse illusion. Il y résiste, ainsi qu'à Kundry, et finit par détruire ce monde fallacieux.
Puis, une fois de retour dans la communauté, aveugle car livré à l’incompréhension de cette nouvelle situation, alors que Titurel est mort, la dernière tentative violente de célébration du Graal le conduit enfin à une révélation : mieux vaut laisser tomber ces fausses croyances et partir avec Kundry vers un amour plus humain. Les adeptes se débarrassent alors de leurs oripeaux désuets et le suivent sur ce nouveau chemin.
Cette dramaturgie, appuyée par une direction d’acteur vivante, repose sur un immense décor longitudinal et coulissant.
Elle a l’avantage d’une très grande lisibilité car elle prend souvent au mot le texte du livret, mais se révèle relativement pauvre dans la seconde partie du deuxième acte et bâcle même certains procédés théâtraux attendus – la lance de Klingsor, la scène de séduction de Kundry.
Par ailleurs, fortement réductrice par rapport au travail politique et visionnaire de Krzyzstof Warlikowski, elle s’enferme dans un univers sectaire pour ne trouver d’issue que dans une conclusion naïve. Au moins a-t-elle le mérite de ne pas interférer fortement avec la musique.
Car Philippe Jordan emmène l’orchestre de l’Opéra de Paris vers des cimes élégiaques inouïes, une lumière contemplative irradiant constamment la fosse d’orchestre, avec un sens plaintif et lancinant presque maniéré enflé par la beauté éclatante des cuivres.
Et de cette légèreté de plume, affleurée par les traits furtifs et évanescents des cordes et des vents, nait une finesse ornementale qui souligne l’orientalisme de la musique de Parsifal.
C’est tellement beau et fascinant que l’on imagine peu cette lecture en phase avec une mise en scène trop crue ou trop angoissante.
Et comme chaque chanteur est amené à interpréter un personnage relativement simple et banal dans cette mise en scène, il y a comme une sorte d'évidence qui met en valeur le lien qui les relie au directeur musical dont on peut suivre aisément le soutien indéfectible.
Le plus bouleversant est indiscutablement l'Amfortas de Peter Mattei, terriblement vrai par la manière presque adolescente de se débattre avec ses propres souffrances et démons, la voix virile et mêlée de lamentations doucereuses et innocentes qui atteignent un effet sublime lorsque la musique se fait irrésistiblement palpitante et hors du temps.
Günther Groissböck, à l'inverse, possède un timbre naturellement terrien, noir et bien marqué, et des accents d'amertume qui lui permettent de dessiner un Gurnemanz plus pragmatique que spirituel, et c'est par le soin qu'il met à alléger les ports de voix que l'on ressent son inclinaison pour la sagesse qu'il dépeint.
Evgeny Nikitin, lui qui interprétait un inquiétant Klingsor proxénète dans la précédente production, s'approprie également sans scrupules ce rôle de bio généticien maléfique que lui fait jouer Richard Jones.
Énergique, valorisé par une direction d'acteur qui privilégie une approche frontale avec le public, c'est crânement qu'il affiche un art déclamatoire mordant et insidieux, quelque part séduisant par sa noirceur de roche.
Le couple, quelque peu incendiaire, formé par Andreas Schager et Anja Kampe, peut alors se déployer dans un second acte qui ne lui laisse que des êtres les plus dépouillés pour exister.
Fantastique ténor aux éclats vaillants, Andreas Schager a certes le physique et les attitudes expansives qui lui permettent de jouer efficacement les déchainements immatures de Parsifal, mais il a surtout une stupéfiante capacité héroïque à exprimer les grandes douleurs inhumaines qui le rapprochent de Tristan.
De fait, sa prise de conscience de la blessure d’Amfortas au deuxième acte est suivie par un engagement qui croise fortement les souffrances du troisième acte de la légende médiévale composée par Richard Wagner 25 ans plus tôt. On a pour lui l’attachement bienveillant pour un cœur adolescent, ce qu'expriment ses aigus soudainement clairs et puissants.
Sa partenaire et complice, Anja Kampe, qu’il retrouve 3 mois après un Tristan et Isolde étrangement démystifié au Staatsoper de Berlin, s’abandonne pleinement à une incarnation qui exacerbe le tempérament de bête de Kundry. Graves fortement timbrés, d’une noirceur sauvage, personnalité forte mais sensiblement peu tourmentée, l’essence bienveillante que l’on ressent continuellement chez elle adoucit le portrait de cette créature névrosée et séductrice.
Des effets morbides saisissants, une alternance entre tension dramatique et détachement ironique, sa confrontation avec Andreas Schager au second acte, portée par un orchestre qui pousse au crime, est un des grands moments d'intensité musicale de la représentation.
Enfin, si on ne le voit pas, car doublé par un figurant qui représente un Titurel faible ayant perdu toute autonomie, Reinhard Hagen fait résonner profondément l’évocation ténébreuse de l’aïeul mourant.
Chœur masculin homogène, soyeux et puissant quand nécessaire, filles fleurs d'une grande efficacité théâtrale, chœur féminin spatialisé depuis les galeries supérieures, pour les voix les plus aiguës, chancelantes comme si la proximité du ciel découvrait leurs fragilités, jusqu'à l'arrière scène pour les voix mezzo destinales, c’est innervé par les ultimes nappes orchestrales qu’on les entend ensemble s’évanouir dans un espace-temps incroyable d’immatérialité et d’une féérie sensationnelle.
Un Parsifal musicalement magique et optimiste qui mérite bien plus que les 4 représentations sauvées de l'incident technique survenu sur le plateau au cours des répétitions.