Don Giovanni (Hannigan-Bou-Morlot-Warlikowski) La Monnaie
Publié le 9 Décembre 2014
Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Théâtre Royal de La Monnaie
Représentations du 07 et 14 décembre 2014
Don Giovanni Jean-Sébastien Bou
Il Commendatore Sir Willard White
Donna Anna Barbara Hannigan
Don Ottavio Topi Lehtipuu
Donna Elvira Rinat Shaham
Leporello Andreas Wolf
Masetto Jean-Luc Ballestra
Zerlina Julie Mathevet
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Direction Musicale Ludovic Morlot
Danse et co-écriture des solos Rosalba Torres Guerrero
En choisissant de rendre quasiment insignifiant le personnage de Don Giovanni et de montrer comment - malgré la déchéance évidente – le magnétisme sexuel qu’il provoque entraîne ses partenaires féminines vers la perte de leur propre estime et de leur contrôle sur elles-mêmes, Krzysztof Warlikowski a renoncé à en renouveler le mythe et à lui donner une nouvelle dimension. Il le traite comme le dernier des minables à l'instar des héros de la mythologie qu'il aime défaire, tel Hercules dans (A)pollonia et Alceste
En réalité, c’est tout un engrenage de détérioration intérieure qu’il étale sur scène, exigeant toujours de la part des chanteuses un exercice esthétique d’expression corporelle fascinant.
La scène d’ouverture, jouée dans l’une des loges de côté, réussit ainsi à planter un personnage séducteur mais antipathique, et présente – sous les traits sensuels et glamours de Barbara Hannigan – une Donna Anna allumeuse et prédestinée à la nymphomanie, jusqu’à ce que n’apparaisse le Commandeur grave de Sir Willard White, tombé et assassiné dramatiquement sous les yeux horrifiés de sa compagne restée seule dans l’ombre de la loge qui lui fait directement face. On pourrait se croire dans la scène introductive et spectaculaire d’un nouveau James Bond.
Cette représentation d’une Donna Anna complice et tentatrice n’est pas nouvelle, mais sa radicalité l’est beaucoup plus. Son personnage se perd, puis, c’est au tour de Donna Elvira qui n’est plus la femme morale et compassionnelle qui pourrait, par sa simple existence, sauver l’âme de Don Giovanni. Et Zerline, si fraîchement innocente, y laisse également la spontanéité de sa personnalité pour finir, dans un cabaret sordide nimbé d’un éclairage sombre et rougeoyant, à danser sous les regards d’hommes d’affaires en quête de stimulants charnels.
C’est ainsi l’univers contemporain d’exhibition et de marchandisation du corps féminin que le metteur en scène décrit dans ses moindres détails, atteignant un point culminant dans la scène du bal masqué transposée dans une immense discothèque étoilée par le défilement argenté des reflexions d'une boule à facettes, et vouée au voyeurisme de l’orchestre d’arrière scène, caché sous ses loups anonymes.
Rosalba Torres Guerrero, danseuse musclée et fantasmatique illuminée de bleu, peut alors s’époumoner à singer une gymnastique aussi grotesque que le sexe pratiqué comme un sport. Et même si l’on connait la sensibilité de Warlikowski au thème du ’noir’ comme allégorie de l’autre, inconnu et effrayant, le délire vaudou final de Rosalba, entièrement grimée en Africaine, qui précède le réveil du commandeur, tend vers un excès d’agitation inutile.
Alors on s’accroche à ce que l’on aime chez le directeur polonais et sa fidèle alliée, Malgorzata Szczesniak, aux atmosphères mystérieuses et fantastiques, à la détresse des âmes lisible dans les torsions des visages et des corps, à la stylisation des vidéos, ce qui compense l’atmosphère sans chaleur de tout ce petit monde déshumanisé - ou trop humain, selon la façon dont chacun définit ce terme.
Lors de la représentation du 07, il est sensiblement abandonné par la direction musicale de Ludovic Morlot qui, même s’il tient cette corde vivante sur laquelle glisse le nœud vital de la musique de Mozart, détruit l’âme pulsante et flamboyante du compositeur, pour s’en tenir à de bien ternes couleurs. C’est incompréhensible et, comme pour Cosi fan Tutte, il sape le travail théâtral du metteur en scène.
Pourtant, les lamentos sont magnifiques, les ambiances nocturnes sont réussies et envoutantes autant que le drame le lui permette, ce qui laisse penser qu’il se sentirait probablement plus d’affinités avec l’univers austère et mélancolique de la musique de Gluck.
Le résultat est que l’absence de Mozart se fait tellement ressentir, qu’elle déconcentre.
Rinat Shaham (Donna Elvira) et, en arrière plan, Rosalba Torres Guerrero
Cependant, cette impression s'atténue fortement une semaine plus tard, bien que la texture grise des cordes prédomine toujours, et la musique retrouve son allant dramatique constellé par la poésie chantante des vents. Une conclusion tragique, intense et sans excès, des traits pathétiques de contrebasses destinés à faire ressentir la tristesse de la déchéance de Don Giovanni, en sont des souvenirs marquants.
Mais la distribution est également dominée par ses talents d’acteurs, plus que par sa fidélité à la finesse mozartienne.
La grande Barbara Hannigan n’a peut-être pas le chant le plus moelleux, mais il est prodigue en profondeur, en éclats colorés et tranchants avec lesquels elle exprime une personnalité vive, à fleur de peau, comme on aime le voir et l’entendre chez cette belle artiste. Elle inspire une fascination irrésistible car elle sait être un être tout entier sur scène, ce qui en fait une référence artistique pour celles et ceux qui se prétendent un peu trop rapidement de grands acteurs, alors qu’ils ne sont que de bons comédiens.
Sa manière de chanter intensément, allongée, le dernier grand air "Non mi dir" avec ses sursauts d'extase - alors que Don Ottavio s'active langoureusement entre ses cuisses - est un grand moment, prévisible, de la part de Krzysztof Warlikowski.
Julie Mathevet, aux discrètes et fragiles coloratures, laisse vivre une bien naïve Zerline et s’amuse de bout en bout, ce qui n’est pas du tout le cas de Rinat Shaham. Elle doit en effet incarner une Donna Elvira extrêmement en souffrance, et, sans doute, n’est-elle pas suffisamment à l’aise ni avec cette vision du personnage, ni avec la tessiture tendue du rôle, qui révèle trop d’instabilités dans les aigus.
Parmi les rôles masculins, Jean-Sébastien Bou s'abandonne comme un fou à son personnage déluré et dénué de sens - auquel il cède même son corps nu en symbole d’une vie dissolue. Il a le timbre ‘mâle’ du séducteur, mais c’est l’ambiguïté de Don Giovanni qu’il devrait mieux traduire, en jouant sur des variations d’expressions et de faux accents caressants mêlés d’inflexions menaçantes.
Le contraste avec l’incarnation épouvantablement glaçante de Leporello par Andreas Wolf – auquel celui-ci n’est pour rien car il ne s’agit que de la volonté de Warlikowski – en est d’autant plus saisissante ; ce jeune chanteur était magnifiquement sensuel dans son interprétation de Guglielmo (Cosi fan Tutte) à Madrid et Bruxelles, mais c’est ici toute une dimension humaine que l’on ne retrouve pas, ce qui est tristement dommage. Quant à Topi Lehtipuu, il compense par son caractère ferme et exaspéré le peu de sentiment tendre que son timbre induit.
En revanche, Jean-Luc Ballestra lègue à Masetto la noirceur vocale d'un Don Giovanni.
Et malgré les premières sensations éraillées de la voix de Sir Willard White, l'apparition finale du chanteur britannique, dans la scène du Commandeur, a la puissance impressionnante d’un ultime geste d’amour humain avant la fin.
Puis, Krzysztof Warlikowski a le coup de génie de faire croire à l'achèvement brutal du drame sur la disparition de Don Giovanni. La part du public impoli se lève alors et quitte la salle, ce qui permet ensuite aux spectateurs de suivre la morale finale sans être génés par ceux-ci. Donna Anna se redresse de manière conpulsive, exécute Don Ottavio, tandis que tous les autres chanteurs restent dignes face à la foule du théâtre.
Et quand vient le moment des saluts, les grands applaudissements et l'arrivée du metteur en scène, acclamé sous quelques signes de mécontentement, ce dernier reçoit alors les remerciements consolateurs et affectueux de Rinat Shaham, enlacée autour de son cou, et les regards complices et admiratifs de Barbara Hannigan.