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Publié le 12 Mars 2020

Manon (Jules Massenet - 1884)
Répétition générale du 24 février 2020 et représentations du 04 et 07 mars 2020
Opéra Bastille

Manon  Pretty Yende (04/03)
             Amina Edris  (07/03)
Des Grieux Benjamin Bernheim (04/03)
                    Stephen Costello (07/03)
Lescaut Ludovic Tézier
Le comte des Grieux Roberto Tagliavini
Guillot de Morfontaine Rodolphe Briand
Monsieur de Brétigny Pierre Doyen
Poussette Cassandre Berthon
Javotte Alix Le Saux
Rosette Jeanne Ireland
l'hôtelier Philippe Rouillon
deux gardes Julien Joguet, Laurent Laberdesque
Joséphine Danielle Gabou

Direction musicale Dan Ettinger
Mise en scène Vincent Huguet (2020)

Nouvelle production                                                                   Danielle Gabou (Joséphine)
Diffusion en direct sur Culture box le 17 mars 2020
Interlude musical C'est lui, musique de Georges Van Parys, paroles de Roger Bernstein, interprété par Joséphine Baker (extrait du film Zouzou, 1934).

Après l'échec en janvier 2012 de la production de Manon réalisée par Coline Serreau sous la direction de Nicolas Joel, l'Opéra de Paris ne disposait plus d'une mise en scène à la hauteur d'un des ouvrages les plus touchants de Jules Massenet. C’était d’autant plus dommage que, tout comme Les Contes d’Hoffmann, Manon fait partie de ces ouvrages créés à l’Opéra Comique sous la Troisième République, peu après l’ouverture en 1875 du Palais Garnier, un des symboles du Second Empire.

Et c’est au cours de la même année 1974 que Les Contes d’Hoffmann et Manon ont fait leur apparition au Palais Garnier, portés tous deux par un ample mouvement de fond visant à intégrer le patrimoine de la salle Favart au répertoire de l’Opéra de Paris. Œuvre sentimentalement inspirée de Manon de l’Abbé Prévost, celle-ci fait dorénavant partie des 20 ouvrages les plus joués de l’Opéra.

Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)

D’aucun pourrait cependant trouver la scène Bastille surdimensionnée pour rendre sensible l’entrelacement amoureux et inconséquent qui lie les deux principaux protagonistes, Manon et Des Grieux, mais lorsque l’on entend ce que Dan Ettinger arrive à obtenir de la formation orchestrale des musiciens, l’ivresse de ces magnifiques ondes striées de nervures frémissantes, les qualités d’évanescence et de luminosité du fin tissu de cordes, et cette puissante ligne emphatique qui vient parfois se fracasser dans la fosse avec tonitruance mais souplesse, Massenet semble comme transcendé par l’interprétation qui lui rend si bien hommage. Surtout, un inexorable sentiment d’infini émane de la musique d’où surgit par moment les élans d’un Prokofiev ou bien les couleurs rutilantes de Puccini, et le chœur, porté par son enthousiasme et un large souffle libérateur, couronne une réalisation passionnante.

Pretty Yende (Manon) entourée des invités de Guillot de Mortfontaine

Pretty Yende (Manon) entourée des invités de Guillot de Mortfontaine

Stéphane Lissner s’est donc engagé à proposer une nouvelle production, soutenue par le Cercle Berlioz et The American Friends of the Paris Opera & Ballet, pour redonner un visage digne de Manon à l'Opéra de Paris. Vincent Huguet, ancien assistant de Patrice Chéreau, reconstitue un décor assez éloigné du Paris humble du XVIIIe siècle, qui reflète la période Art-déco des années 1925.

Façades intérieures sculptées, vitraux abstraits, colonnades en arrière plan sur fond lumineux tamisé, tout évoque le Paris moderne du bord de Seine près de la Tour Eiffel. Les scènes de vie reconstruites fonctionnent assez bien, ce qui profite aux personnages de Brétigny (Pierre Doyen), Guillot de Morfontaine (Rodolphe Briand) et l'hôtelier (Philippe Rouillon), tous trois formidables chanteurs engagés dans un jeu d’une fraîcheur réjouissante.

Danielle Gabou (au centre) et ses partenaires

Danielle Gabou (au centre) et ses partenaires

La direction d’acteur n’évite cependant pas les conventions, se révèle peu vivante dans l’utilisation du chœur notamment, mais les scènes intimes sont touchantes et simplement humaines. Les interventions scéniques et chorégraphiques de Danielle Gabou (Joséphine), danseuse qu'il sera possible de revoir à Chaillot au mois de juin dans 'Moi, Titubas sorcière... Noire de Salem', s’insèrent avec humour et émerveillement dans la scénographie tout en accompagnant les lourds changements de décors, et son évocation de la meneuse de revue Joséphine Baker crée un lien entre son admiration pour Manon de celle de la Comtesse Gerschwitz pour Lulu (Alban Berg).

« La Lutte de Jacobs avec l’Ange » (Eugène Delacroix)

« La Lutte de Jacobs avec l’Ange » (Eugène Delacroix)

Un Paris décadent transparaît dès le début, qui se cristallise à la scène de jeu où les échanges d’argent achètent corps et fantasmes de cuir. Mais la véritable jonction artistique se produit à Saint-Sulpice, au cours d’un tableau qui convoque deux fresques monumentales d’Eugène Delacroix exposées à la Chapelle des Saints-Anges de l’église, « La Lutte de Jacobs avec l’Ange » et « Héliodore chassé du temple », qui, sans être écrasants, illustrent le conflit de l’homme avec ses aspirations spirituelles, et sa volonté d’en découdre avec lui.

Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Dès l’ouverture de cette scène au son de l’orgue, l’obscurité pénétrante qui révèle petit à petit, par des faisceaux lumineux d’arrière scène, les colonnades du temple, se charge d’une intensité extraordinaire, elle même préparée par l’air solitaire de Des Grieux suivi de l’arrivée de Manon. La sublimation imprimée aux musiciens par Dan Ettinger approche une irréalité mystique extrêmement sensible et qui touche au cœur.

Tout, scéniquement, vocalement et musicalement, se confond de façon esthétique et fort émouvante à cet instant là.

Et rien que pour ce tableau chanté magnifiquement par deux distributions entièrement engagées, grand tableau d’opéra que Guillot de Morfontaine ne saura offrir à Manon, il faut assister à ce spectacle qui ne possède aucune faiblesse musicale.

Benjamin Bernheim (Des Grieux) et Pretty Yende (Manon)

Benjamin Bernheim (Des Grieux) et Pretty Yende (Manon)

Après Alfredo en septembre, et avant Rodolfo en juin, Benjamin Bernheim, irrésistiblement tendre et élégiaque en Des Grieux, incarne à Bastille son deuxième rôle d'amoureux parisien de la saison, capable de toucher avec un chant à cœur délivré tant sincère, rayonnant dans toute la salle comme aucun autre interprète invité sur cette scène pour chanter ce même rôle n’a su le faire depuis la fin de l'ère Gall. Il renvoie ainsi une image d’impulsivité retenue et de charisme désirant et désiré fabuleuse.

Pretty Yende (Manon)

Pretty Yende (Manon)

Pretty Yende joue et chante avec une spectaculaire virtuosité son personnage de princesse, un modèle de nuances lumineuses et de délicatesse, mais est plus confidentielle dans les scènes plus simples, où même Danielle Gabou montre plus d’impact vocal dans les passages parlés.

Sûrement, la soprano sud-africaine connaît ses points forts, mais fait de son personnage, en première partie, une femme simplement gentille, comme s’il s’agissait d’une comédie sans arrière pensée, le type de personnalité dont raffole le public américain, ce qui crée un décalage avec l’esprit de Massenet. Toutefois, elle a une façon de concentrer ses tensions internes dans un soudain déchirement de nerfs qui théâtralise au juste moment ses prises de pouvoir sur l’audience.

Amina Edris (Manon)

Amina Edris (Manon)

Ce n’est cependant pas la même impression que laisse Amina Edris, interprète de Manon dans la seconde distribution, qui découvre d’emblée un personnage plus ambigu, fragile en apparence mais avec des ombres dans le regard et un charme taquin qui lui convient parfaitement. L’incarnation est cette fois entière, et comme elle est associée à Stephen Costello, plus torturé et défait dans sa façon de chanter et de jouer que Benjamin Bernheim, elle est la véritable découverte de ce début de série. Manon redevient le personnage central, l’homogénéité de la tessiture et des vibrations vocales de cette artiste, en pleine éclosion devant le public parisien et international, la rendent captivante à tout instant, et elle démontre en plus une éloquence et une parfaite clarté d'élocution en français absolument essentielle dans ce répertoire. Amina Edris aura ainsi marqué cette unique soirée de façon tout à fait mémorable, et pour longtemps.

Amina Edris (Manon)

Amina Edris (Manon)

Ludovic Tézier est aussi quelqu’un d’inévitable par l’aisance d’intonation bien affirmée et la présence à poigne qu’il impose, tout en assumant un Lescaut plus mondain qu’intégralement ancré dans une stature autoritaire. Et c’est donc Roberto Tagliavini qui offre cette image paternelle traditionnelle, mais si porteuse d’intégrité en comte des Grieux, d’autant plus que sont intervention à Saint-Sulpice se déroule au pied de la « La Lutte de Jacobs avec l’Ange ».

Tout dans sa voix d’ancien au port noble coïncide avec cette vie paternelle et droite, perméable aux épanchements humains.

Ludovic Tézier (Lescaut) et Pretty Yende (Manon)

Ludovic Tézier (Lescaut) et Pretty Yende (Manon)

La dernière image de ce drame a beau être détournée par Vincent Huguet pour créer un final sévère par l’exécution de Manon sous les yeux de son amour, elle ne fait pas pour autant oublier le fort beau travail esthétique scénique d'ensemble, qui est à la hauteur d’une réalisation musicale d’exception.

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