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Publié le 28 Août 2022

Hervé Lacombe, Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé
Editions Fayard - Sortie le 11 mai 2022
ISBN : 978-2-213-70991-8
Nombre de pages 1520

Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé - Présentation et impressions.

Le troisième et dernier tome de la série ‘Histoire de l’opéra français’ (mai 2022) dirigée par Hervé Lacombe en collaboration avec une centaine de chercheurs paraît après les deux premiers volumes ‘Du Consulat aux débuts de la IIe république’ (octobre 2020) et ‘Du Roi-Soleil à la Révolution’ (mars 2021), et ce qui nous touche dans cet ouvrage composé de 21 chapitres est son rôle de jonction entre le monde du passé et le monde d’aujourd’hui qu’il remplit avec beaucoup de force et une profusion de détails sur l’histoire des compositeurs, des œuvres et des institutions, inégalée à ce jour, au point qu’il rend compte de l’étendue du monde lyrique en nous faisant prendre conscience qu’il s’agit d’un univers de galaxies en expansion, alors que certains soi-disants ‘experts’ du domaine voudraient le réduire à un petit amas d’étoiles du passé perdu dans l’immensité de l’espace.

Jacques Rouché chez lui (1910)

Jacques Rouché chez lui (1910)

Sont ainsi racontés en premier lieu les prémices de la démocratisation et de la popularisation de l’opéra au cours de la IIIe République, le développement des nouvelles techniques de divertissement, le cinéma et le music-hall en particulier, le rôle des femmes dans la transmission, et les premières réflexions décentralisatrices pour encourager les créations en Province dont certaines seront reprises et primées à Paris (‘Salomé’ d’Antoine Mariotte – 1908).

Malgré la prégnance de Wagner en ce début de XXe siècle, l’implication des compositeurs français tels Debussy ou Dukas pour redécouvrir le répertoire français du passé, et l’intérêt des écrivains tels Cocteau, Gide ou Guitry pour imaginer les nouveaux livrets d’opéras, vont permettre, dans un premier temps, de donner de nouvelles formes à l’inspiration wagnériste - un focus est réalisé sur ‘Pelléas’ et Mélisande’, dont la prosodie se démarque des airs à numéros -. 

Puis, vient le succès du naturalisme musical (vérisme) en résonance avec le naturalisme littéraire (Zola), et cette recherche de nouvelles formes d’expressions se prolonge avec le groupe des six (Auric, Durey, Honneger, Milhaud, Poulenc et Tailleferre).

La grande période de Jacques Rouché à l’Opéra tente bien de limiter l’importance de Wagner, alors qu’une réflexion s’amorce sur les complémentarités entre l’institution parisienne et l’Opéra Comique au même moment que grandit l’opposition entre le Théâtre des Champs-Elysées, dépendant des mécènes, et le Théâtre du Châtelet, propriété de la ville de Paris.

L'entre Deux-Guerres voit aussi la renaissance de l’esprit d’Offenbach grâce à Reynaldo Hahn (‘Ciboulette’) et ses affinités avec André Messager, et l'ouvrage étudie également le rapport à l’exotisme au moment de l’Exposition coloniale de 1931 à travers, notamment, une étude de la commande de ‘Padmâvati’ d’Albert Roussel par Jacques Rouché.

Le retour à l’antiquité grecque (‘Oedipe’ de Georges Enesco, ‘Penélope’ de Gabriel Fauré) quand sont restaurés, dans le même temps, des sites archéologiques afin d’accueillir de grands festivals (Oranges, Nîmes) pose la question de ce que représente le néo-classicisme : ne s’agit-il pas d’un besoin de clarté tout en déformant les modèles du passé?

Cette première partie du XXe siècle démontre ainsi comment l’opéra absorbe les grands mouvements historiques et philosophiques d’une époque charnière, ce qui en fait un art vivant en perpétuel mouvement.

Le Renard - Ballet par Igor Stravinsky (1929)

Le Renard - Ballet par Igor Stravinsky (1929)

Mais vient rapidement la remise en cause de l’opéra, genre bourgeois par excellence. Et cette remise en cause est d’abord artistique avec, par exemple, la création à l’Opéra de ‘Renard’ de Stravinsky, proche du théâtre de foire. Il y a ainsi une volonté de s’échapper du genre opératique via le théâtre musical avec des œuvres telles ‘Socrate’ de Satie ou ‘L’histoire du Soldat’ de Stravinsky.

Ce qui n’empêche pas, parfois, des retours aux grands opéras, comme le démontre ‘Christophe Colomb’ de Darius Milhaud.

On découvre également l’essor des opéras en plein air et l’âge d’or des casinos français (où se jouent ‘Les Huguenots’ à Vichy, ‘Don Carlos’ et ‘Lohengrin’ à Monte-Carlo), mais qui s’essoufflent après la crise économique. 

Aux frontières, La Monnaie de Bruxelles apparaît alors comme un lieu d’élargissement possible du répertoire, à un moment où l'on parle de la disparition de la civilisation de l’Opéra, car la France néglige toujours de grandes œuvres de Strauss, Bartok ou Berg.

La crise s’avère féconde, car apparaît en filigrane des réflexions sur la nécessité de redonner toutes leurs places à la musique et à l’action. Et malgré le développement de l’opéra français aux Etats-Unis et en Grèce, son érosion est sensible.

Le chercheur Rémy Campos fait ainsi un constat sévère : ‘Le répertoire français n’est dès lors plus qu’une machine à nourrir la nostalgie d’auditeurs âgés en voie de disparition’.

En effet, en 1946, l’architecte et décorateur André Boll publie ‘La Grande Pitié du théâtre lyrique’ sur le délabrement du genre et l’impossibilité de le faire évoluer. Après la Seconde Guerre mondiale, l’avant garde, de Brecht à Boulez, rejette l’opéra. Et même Patrice Chéreau, en 1974, ne craint pas d’affirmer : ‘Quand je vois le public d’opéra que j’ai appris à découvrir, je me rends compte que ces gens me sont étrangers, sont la plupart d’une inculture saisissante, que je n’ai rien à leur dire, que je ne veux rien avoir à leur dire’.

« Domaine privé », Rolf Liebermann (prod. François Serrette / France Musique 1995) ©Getty

« Domaine privé », Rolf Liebermann (prod. François Serrette / France Musique 1995) ©Getty

Au cours des années 50 à 70, l’État laisse donc l’Opéra de Paris s’affaiblir. Tout un chapitre décrit alors le détail des subventions aux opéras, les aides à la création, la réorganisation des mandats des directeurs, les collaborations, le mécénat, la recherche sonore et l’Ircam, les librettistes (femmes notamment), et même les inspirations de films cultes.

Un historique passionnant de la R.T.L.N de 1944 à 1972 est développé pour comprendre les rôles du ministère et des directeurs sur cette période, leurs réflexions sur l’avenir de l’institution et les oppositions qu’ils rencontrent, les drames, jusqu’à l’arrivée de Rolf Liebermann. Les mandats des directeurs suivants, et particulièrement les mandats de Pierre Bergé, Hugues Gall, Gerard Mortier et Stéphane Lissner, sont étudiés, et il en va de même pour l’Opéra Comique, le Théâtre des Champs-Elysées et le Théâtre du Châtelet.

Sont également présentées les structures qui s’organisent à l’échelle nationale ou européennes telles la Réunion des Opéras de France (ROF), le club Opera Europa, FEDORA, ainsi que celles destinées à encourager la création (ENOA, MEDINEA).

Puis, plus d’une centaine de pages sont consacrées à l’historique des 24 structures d’opéras en régions et aux opéras de Versailles, de Massy et de Monte-Carlo. Il s’agit d’un voyage là aussi passionnant sur les rapports des villes et des régions à leurs opéras, les sensibilités des directeurs, l’évolution des salles, les changements de goût du public, qui fait prendre conscience qu’il y eut des hauts mais aussi des bas dont ces maisons se sont toujours sorties un jour où l’autre quand la volonté politique a prévalu.

Les festivals ne sont pas oubliés, dont celui de Vichy (1952-1963), mais, sauf erreur, les festivals populaires de Sanxay et de Saint-Céré, ainsi que le festival baroque de Beaune auraient mérité d’être présentés.

La création est abordée sous deux angles, l’innovation (Zimmermann) et la déconstruction (Nono), et aussi sur le rapport aux sources littéraires. Une large ouverture est offerte à des compositeurs qui sont une découverte même pour les passionnés d’opéras qui parcourent l'ouvrage. ‘Saint-François d’assise’ d’Olivier Messiaen apparaît finalement comme un aboutissement.

Tous les grands compositeurs des années 90 sont également évoqués (Hersant, Manoury, Dusapin, Fénélon ..), leurs styles musicaux comme les sujets qu’ils explorent avec une grande diversité, ce qui permet de dépasser la défiance exprimée par les avant-gardistes après la Seconde guerre mondiale.

Et effectivement, impossible de ne pas contempler à l’issue de cette partie le chemin parcouru en si peu de temps à l’échelle de la vie de l’opéra.

Philip Glass (compositeur) et Robert Wilson (metteur en scène)

Philip Glass (compositeur) et Robert Wilson (metteur en scène)

Mais l’ouvrage revient aussi sur la redécouverte du répertoire baroque dans les années 90 après le choc d’’Atys’ de Lully par les Arts Florissants en 1986, et sur l’accélération de l’intégration du répertoire français de l’Opéra Comique au répertoire de l’Opéra de Paris à partir des années 1970.

Puis, l’accueil tardif des œuvres russes, tchèques et surtout anglo-saxonnes (Britten, Philip Glass et son ‘Einstein on the Beach’) est présenté comme un mouvement qui recoupe les évolutions musicales que connaît la France à ce moment là.
Dans le prolongement des compositeurs des années 90, cinq compositeurs contemporains (Boesmans, Eötvös, Saariaho, Raskatov et Benjamin) sont analysés dans toute la verve de leur esprit, leurs techniques, et leurs lieux de découverte.

Et l’exploration du genre s’étend aux limites du théâtre musical, de la comédie musicale et de la programmation ‘jeune public’ jusqu’à son insertion dans la musique de cinéma.

Puis, la réflexion revient sur les plus récentes architectures (Bastille, Lyon …) sans omettre les défauts, et opère une plongée dans le monde numérique qui devient le nouveau support incontournable de l’opéra comme moyen de diffusion, mais aussi de création et d’ouverture sur le monde (‘La 3e scène' de l’Opéra de Paris).

Un des thèmes les plus importants de l’ouvrage à propos de l’évolution de la mise en scène d’opéra est confié à Isabelle Moindrot qui lui consacre pas moins de 80 pages. Les évolutions techniques (machineries, lumières, décors, costumes, espaces scéniques) sont détaillées et démontrent que de ce progrès découlent naturellement les évolutions et la modernisation des mises en scène, mais pas seulement. 

L’arrivée de metteurs en scène qui accordent de l’importance au sens profond des textes des œuvres, à la musique qui éclaire le texte, et à la vérité des gestes, bouscule le regard sur ces mêmes œuvres. Toutes les dimensions, y compris la langue des ouvrages, sont analysées, et les qualités théâtrales de certains grands chanteurs sont aussi mises en valeurs.

Et, à nouveau, l’opéra apparaît comme un art qui peut révéler et explorer des dimensions inconnues de l’art, ce que propose Robert Wilson avec sa gestuelle qui possède un univers propre qui croise les différents plans de la musique comme s’il s’agissait d’ouvrir des espaces multi-dimensionnels à l’infini pour rendre compte de la complexité des sens de la vie.

Isabelle Moindrot rappelle à juste titre que la mise en scène comprend deux parties, l’organisation de l’action scénique, d’une part, et le point de vue interprétatif, d’autre part. Cette seconde dimension, inhérente au théâtre, ne peut être niée, et, de fait, la mise en scène va permettre à l’opéra de se dégager des soupçons qui pèsent sur lui depuis près d’un siècle, et de le replacer dans le monde d’aujourd’hui.

Krzysztof Warlikowski (metteur en scène)

Krzysztof Warlikowski (metteur en scène)

Enfin, la relation à la presse est abordée par l’énumération des revues papiers depuis Lyrica (1925-1940) à Opéra Magazine (depuis 2005) et Avant Scène Opéra, et sont aussi présentés tous les grands sites numériques français (ainsi que leurs créateurs) à dominante lyrique qui se sont imposés auprès du grand public et des professionnels (Forum Opera, Opera Online (et son célèbre critique Dominique Adrian, alias 'MusicaSola' sur twitter), ResMusica, Olyrix), consultés tous les mois par des milliers de lecteurs – sans oublier de citer, bien que localisé en Suisse, le site de Guy Cherqui, Wanderersite, toujours d’une haute précision dans ses analyses -, qui permettent ainsi de croiser les points de vue et d’avoir la vision la plus large possible sur ce genre toujours sous le feu des préjugés.

Le dernier chapitre, un peu prématuré, tente de tracer une analyse de six grandes scènes internationales au début du XXIe siècle sur une période un peu trop courte (2005 à 2015 seulement) et compare différents modèles économiques et de répertoire, toutes ces maisons ayant en commun un besoin important de financements publics ou privés pour finalement se consacrer à un répertoire dominé par le XIXe siècle.

Et l’on retient surtout à la fin de cette seconde décennie du XXIe siècle que s’il y a bien un vieillissement du public, celui-ci est général et concerne aussi le public rock, si bien que l’on peut voir avec optimisme les politiques pour les jeunes qui commencent à porter leurs fruits, et d’envisager avec le sourire l’avenir de l’opéra.

Véritablement, cet ouvrage est une ode à l’opéra et à toutes ses contradictions qui permet d’asseoir les fondements d’un genre qui n’a pas fini de se diffuser et de se transformer.

Et le jeudi 20 octobre 2022, Hervé Lacombe s'est vu remettre au Théâtre des Champs-Elysées le prix Georges Bizet pour 'Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé', prix qui récompense le meilleur livre d'Opéra de l'année. Dans la catégorie Danse, c'est Hugo Marchand qui a été récompensé à la même occasion pour son libre 'Danser'.

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Publié le 15 Décembre 2021

Jean-Philippe Thiellay, L’opéra s'il vous plait
Editions Les Belles Lettres - Sortie le 19 novembre 2021
ISBN : 978-2-251-45090-2
Nombre de pages 224

Celles et ceux qui ont vu le film sur l’Opéra de Paris « L’Opéra » réalisé par Jean-Stéphane Bron au cours de la première saison de Stéphane Lissner en 2015 et 2016 se souviennent peut-être d’une séquence où l’on voit Jean-Philippe Thiellay, directeur adjoint à ce moment là, représenter de ses mains un étau qui l’enserre avec d’un côté les contraintes de administration publique et de l’autre celles des syndicats de personnels. On peut y lire à ce moment là une angoisse qui se retrouve dans son nouveau livre « L’Opéra s’il vous plaît » édité chez Les Belles Lettres.

Jean-Philippe Thiellay, L’opéra s'il vous plait - Présentation et impressions

Cet ouvrage est architecturé comme un Grand Opéra en un prologue et cinq actes, comme inspiré des œuvres de deux grands compositeurs, Meyerbeer et Rossini, auxquels l’actuel directeur du Centre National de la Musique a déjà dédié à chacun un ouvrage.

Le prologue permet d’abord de découvrir sa vie de passionné d’art lyrique initiée depuis sa première expérience à l’Opéra de Marseille en février 1978 avec Carmen, alors qu’il n’avait que huit ans, et en décrivant tous ses comportements et rituels d’amateur et en invoquant les artistes qu’il admire, il crée d’emblée une attache avec les lecteurs tout aussi passionnés que lui, d’autant plus qu’il est originaire de la ville rivale de Paris depuis des siècles.

Dix ans plus tard, un lien fort avec le Festival de Pesaro s’affirma. Pour lui, le point d’accroche avec l’opéra est la mélodie, mais l’expérience du collectif dans les théâtres est tout aussi importante.

Le Festival de Pesaro

Le Festival de Pesaro

Il présente ensuite quelques chiffres clés qui mesurent l’attrait du public français pour les représentations d’opéras (au moins 1 200 000 billets vendus chaque année, dont un tiers pour l’Opéra de Paris qui propose aussi la moitié des 600 000 billets de spectacles chorégraphiques dispensés dans plus d’une trentaine d’opéras), chiffres conséquents mais moindres que ceux des matchs de foot ou des concerts pop. Puis, il évoque les différents débats qui jalonnèrent l’évolution de l’art lyrique, ainsi que le mouvement de mondialisation qui s’en suivit – les réminiscences du film de Werner Herzog «Fitzcarraldo »Klaus Kinski hurle la tête au vent en haut d’un clocher « Je veux construire un opéra ! » sont très drôles à ce moment précis -.

Mais lorsqu’il s’agit d’aborder les modèles économiques de ces institutions au XXIe siècle en commençant par l’impact des crises récentes sur les théâtres et les revenus des artistes, il montre à quel point le soutien de la puissance publique – la subvention moyenne des opéras en Europe est de 67% - est fondamental dans un secteur où les gains de productivités sont difficilement possibles, mais où les gains qualitatifs des spectacles sont pourtant bien réels. Une comparaison des coûts des billets d’opéras et des cachets des artistes avec le secteur du football montre aussi qu’ils n’ont rien d’excessifs. Il aborde aussi la question du fonctionnement en mode "répertoire" avec troupe qui nécessite, comme c’est le cas en Allemagne, un niveau de subvention bien plus élevé que celui nécessaire pour les fonctionnements par "stagione".

L'Opéra Bastille

L'Opéra Bastille

Puis, il entraîne le lecteur dans la réalité sociale des théâtres d’opéras, la baisse de fréquentation des concerts classiques par les jeunes (mais la Philharmonie est quand même un bon contre-exemple), les stéréotypes, et la nécessité d’établir un dialogue avec le public pour que le répertoire de l’art lyrique ne soit pas affecté par les mouvements d’opinion, les manipulations extrémistes et le politiquement correct – tout en étant ferme sur les affaires de harcèlement - , mais aussi par les décisions prises par les nouvelles générations d'hommes et femmes politiques en guerre contre une culture jugée élitiste, alors que ces théâtres sont de réels éléments de rayonnement et d’attractivité. 

Il y a les facteurs extérieurs, mais aussi les facteurs intérieurs, comme les difficultés à faire accepter la nécessité d’optimiser les tâches techniques ou administratives alors que le secteur privé concurrentiel est habitué à un mouvement de remise en question permanent sur ces aspects là. Les anecdotes prêtent à sourire, on ne peut s’en empêcher, par de tels anachronismes, mais il y a aussi la crainte qu’un jour des politiques usent de ces exemples comme arguments pour toucher à des aides vitales.

Le chapitre sur le petit monde de l’entre-soi des spécialistes de la spécialité est absolument croustillant quand il pointe leur intolérance à ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs et lorsqu’ils négligent le rôle social de l’opéra et son besoin de subventions publiques qui résultent du fruit du travail de toute la population française.

Dialogues des Carmélites - Bayerische Staatsoper - ms Dmitri Tcherniakov

Dialogues des Carmélites - Bayerische Staatsoper - ms Dmitri Tcherniakov

La totalité du quatrième acte est vouée à l’évolution esthétique de l’art lyrique, à l’accoutumance aux tubes du passé qui pénalise l’intérêt pour la création contemporaine, et au risque de standardisation.

Le rôle paradoxal du disque qui aurait aidé à tuer l’opéra est tout de même surprenant, puisque le disque permet d’attiser une curiosité qui peut se concrétiser plus tard par des sorties en salle. 

Il existe bien sûr un public qui reste rivé aux voix du passé, mais que représente-t-il parmi un public d’opéra?

Reste que la nature de l’opéra, prisé par des élites mondialisées mais dont la variété des œuvres lui permet d’être tout à la fois populaire, bute face à une image qui pourrait faire croire que les maisons  qui le représentent ne sont pas ouvertes à tous. Il n’est effectivement pas normal que le public soit prêt à payer plus pour entendre un opéra au Stade de France qu’à Bastille où les conditions de visibilité et acoustique sont bien meilleures.

Le rôle des metteurs en scène est bien sûr abordé pour proposer des lectures qui parlent au public d’aujourd’hui – Jean-Philippe Thiellay revient sur l’affaire des ayants-droits de Poulenc et Bernanos contre la production des Dialogues des Carmélites par Dmitri Tcherniakov –, et les compositeurs contemporains qui ont su raconter des histoires au public (John Adams, Kaija Saariaho, Thierry Escaich ou Francesco Filidei) sont bien mis en valeur.

La Dame de Pique - Opéra de Nice - ms Olivier Py     © Dominique Jaussein

La Dame de Pique - Opéra de Nice - ms Olivier Py © Dominique Jaussein

Le dernier acte fait à lui seul le quart de cet essai et concentre toutes les lignes de fuites qui sont autant de perspectives pour l’art lyrique, et en premier lieu, le besoin de regagner des marges de manœuvres. Mais les opéras ne sont pas des structures comme les autres, les rythmes sont décalés par rapport à la majorité des gens, les conflits peuvent être très durs, et la tentation d’utiliser les opéras comme caisse de résonance sociale reste forte. 

Le goût du collectif de l’ancien directeur général ressort lorsqu’il parle de ses expériences collaboratives avec les salariés, mais il revient rapidement aux éléments de coûts des productions et de leur rythme de renouvellement.

L’exemple des 4 productions de La Flûte enchantée est pertinent, d’ailleurs c’est Robert Carsen qui aura finalement mis tout le monde d’accord, celui d’Idoménée un peu moins car la production confiée au chef d’orchestre en 2002 fut un tel désastre – le chef ne venait même plus saluer - qu’on ne pouvait que la remplacer.

Ensuite, il met en avant les exemples de coopérations qui marchent au niveau régional, en Loire Atlantique comme dans le Grand-Est ou le Sud-Est (avec la production de la Dame de Pique par Olivier Py), et parle avec beaucoup d’admiration de l’Amato Opera de New-York balayé par la crise de 2008.

Autre piste, il incite à enrichir l’expérience du spectateur – on pourrait revenir sur toutes les conférences qu’organisait Gerard Mortier à l’Opéra de Paris pour présenter les œuvres nouvelles et de la revue papier Ligne 8 qui n’ont pas été reconduites par la suite -, et à le maintenir le plus longtemps possible dans les lieux. Mais il n’oublie pas, avec désabusement, de faire remarquer que France Télévisions aurait un rôle à jouer pour diffuser des spectacles en Prime Time (il aurait été important de rappeler qu’un opéra diffusé sur France 2 peut réunir 1 million de spectateurs, contre 250 000 sur Arte ou France 5). France 2 est encore aujourd’hui la caisse de résonance médiatique la plus puissance pour l’art lyrique en France. 

L’hybridation des arts et des esthétiques est également un moteur très important pour le brassage des identités (est cité Antar et Abla de Maroum Rahi sur un livret Antoine Maalouf), et bien d’autres expériences qui rendent l’opéra accessible sont présentées avec parfois un véritable vécu personnel.
Bien entendu, il n’oublie pas de rappeler le rôle de locomotive des stars lyriques, et voit les jeunes artistes comme des ambassadeurs pour aller chercher de nouveaux publics là où ils sont.

Et il revient en conclusion sur l'essence de l'opéra, la force du couple metteur en scène et directeur musical, la capacité à mettre en espace les relations entre les protagonistes, la beauté et la fragilité d’un moment éphémère, ce qui nécessite une alchimie extrêmement difficile à réaliser.

Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay

Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay

Mercredi 15 décembre 2021, Caroline Sonrier, directrice de l’opéra de Lille et mandataire du rapport sur la politique de l’art lyrique, était invitée sur France Musique pour débattre avec Jean-Philippe Thiellay (voir lien ci après).

La Matinale avec Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay - Crise à l'opéra : les institutions lyriques sont-elles à bout de souffle ?

L’échange de points de vues est passionnant à réécouter, car si l’ancien directeur adjoint de l’Opéra de Paris semble à la fois vouloir conserver le public traditionnel et capter de nouveaux publics, son interlocutrice s’embarrasse moins de perdre un certain public si c’est pour en gagner un autre. Elle voit ainsi plus de curiosité chez les amateurs de baroque que chez les amateurs des romantiques du XIXe siècle. Elle prend en compte la nature polymorphe du public. 

Elle présente la situation actuelle de l’art lyrique comme un commencement, ce qui rejoint les propos de Jean-Philippe Thiellay qui fait remarquer dans son ouvrage que l’État ne se préoccupe finalement de politique nationale de l'art lyrique que depuis les années 1990.

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Publié le 2 Décembre 2021

Serge Dorny, L’opéra à présent
Editions Actes Sud - Sortie le 03 novembre 2021
ISBN : 978-2-330-15434-9
Nombre de pages 144


Écrites à la fin de son mandat de 18 ans à la direction de l’Opéra de Lyon, au moment de sa prise de fonction à la direction de l’Opéra d’Etat de Bavière, les réflexions de Serge Dorny sur l’opéra d’aujourd’hui reviennent sur son parcours, ses rencontres, et sur l’esprit des projets qu’il a réalisé.

Serge Dorny, L’opéra à présent

Serge Dorny, L’opéra à présent

On découvre l’importance qu’ont eu pour lui deux mentors, Gerard Mortier, qui le poussa à prendre la direction du Festival des Flandres en 1987, et Ernest Fleischmann, directeur du Los Angeles Philharmonic, grâce à qui il devint le directeur du London Philharmonic Orchestra (Vladimir Jurowski en sera le premier chef invité). Chez ces deux directeurs se révèle déjà le goût de façonner une programmation et de développer un art de l’alliage entre titres d’époques et de compositeurs différents.

Pour Serge Dorny, la revitalisation de l’opéra passe pour lui par des propositions contemporaines et des mises en scène - et de citer le Parsifal de Krzysztof Warlikowski - qui sont faites pour susciter le débat plutôt que le consensus.

Il présente ainsi l’esprit avec lequel travaillent Peter Sellars, Christophe Honoré, David Marton ou bien Wajdi Mouawad afin de parvenir à la quintessence des œuvres, et insiste également sur l’importance des studios de formation par lesquels, par exemple, Karine Deshayes et Stéphane Degout passèrent. 

La place des femmes n’est pas oubliée, et il se réfère à Susanna Mälkki, Katie Mitchell ou Deborah Warner, mais il rappelle que c’est avant tout leur art qu’il admire.

Parsifal (Richard Wagner) - ms Krzysztof Warlikowski - Opéra Bastille 2008

Parsifal (Richard Wagner) - ms Krzysztof Warlikowski - Opéra Bastille 2008

La question du public a d’abord à voir avec sa diversité.  Il en a pris conscience en Angleterre où la diversité constitue la réalité du territoire, et où les actions mêlent sensibilités artistique et sociale.

Plusieurs de ses initiatives sont ainsi présentées, comme le projet Eolo à destinations des personnes vulnérables, ou bien l’ouverture du péristyle de l’opéra de Lyon à des manifestations altératives.

Forger une identité cohérente et une relation de confiance avec le public est donc primordiale, et c’est parce qu’une même œuvre d’art peut être perçue différemment selon le public et au cours du temps que cette diversité est fondamentale.

Les aspects économiques sont abordés à travers les avantages (financement commun) et inconvénients (normalisation commerciale) des coproductions, tout en soulignant le besoin de privilégier la spécificité de l’établissement qu’il dirige.

Et le modèle de la troupe est vu comment un moyen de favoriser un nouvel enracinement de l’opéra dans la cité.

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen) - ms Ang Lee - Teatro Real de Madrid 2014

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen) - ms Ang Lee - Teatro Real de Madrid 2014

Serge Dorny réalise à plusieurs reprises une synthèse de l’évolution historique de l’opéra et de ses thèmes (antiques, historiques, bibliques, mythologiques, romanesques et contemporains) et insiste à nouveau sur les créations, notamment sur les créations littéraires (Brokeback Mountain de Charles Wuorinen, Claude de Thierry Escaich) ainsi que les compositeurs du XXe siècle (Benjamin Britten et Leos Janacek en particulier). Il se réjouit que le théâtre ait dorénavant trouvé sa place auprès du chef et de la voix, et que l’opéra soit pensé comme un art total dont toutes les composantes importent à un niveau équivalent. Même le ballet est invité à retrouver le chemin de l’opéra pour opérer une synthèse lyrique et chorégraphique sur une même scène. L'essence du théâtre est d'être un lieu de brassage.

Gerard Mortier

Gerard Mortier

En contrepoint du développement de ces thèmes, Serge Dorny donne la parole à d’autres personnalités, directeurs, metteurs en scène, musicologues, cinéastes, compositeurs ou dramaturges dont les interventions enrichissent cette vision.

Renée Auphan rappelle ainsi que la voie du renouvellement du public ne passe pas que par les jeunes, mais qu’il y a aussi un renouvellement naturel du public autour de la quarantaine et que les femmes jouent un rôle dans ce renouvellement auprès des hommes. Elle s’alarme de l’augmentation des budgets administratifs et regrette que les noms des chanteurs disparaissent des affiches.

Christian Merlin

Christian Merlin

A l’opposé, Christian Merlin se félicite que les noms des metteurs en scène figurent enfin sur les affiches, car ils sont devenus depuis ces 40 dernières années des interprètes qui proposent non des illustrations des livrets, mais leurs propres lectures. Il remet ainsi en cause ceux qui croient à une « fidélité » à l’œuvre et qui sous-entendent qu’il y aurait une « vérité » de l’œuvre. La ré-théâtralisation est en fait un progrès pour éviter la muséification. 

Le musicologue et critique analyse ensuite en détail et de manière différenciée le travail de plusieurs metteurs en scène, tels Olivier Py, Dmitri Tcherniakov, Krzyzstof Warlikowski, Roméo Castellucci ou bien David Marton.

Dans la même logique, le dramaturge Georges Banu analyse le travail d’Andriy Zholdak qui a notamment réalisé les mises en scène de deux œuvres rares, Le Roi Candaule de Zemlinsky à l’Opéra des Flandres, et l’Enchanteresse de Tchaikovski à l’opéra de Lyon.

Présentation de la première saison de Serge Dorny au Bayerische Staatsoper

Présentation de la première saison de Serge Dorny au Bayerische Staatsoper

Guy Cherqui, chroniqueur connu sous le pseudonyme « Le Wanderer »,  récapitule pour sa part le parcours de Krzyzstof Warlikowski, artiste arrivé sur la scène lyrique grâce à Gerard Mortier, et l’interroge sur son rapport à l’opéra et ce qui diffère avec le théâtre. Le metteur en scène s’étonne du rapport tardif au texte original dans le milieu lyrique, de la légèreté qui domine, alors que les œuvres permettent une exploration profonde avec Berg, Strauss, Janacek ou Wagner.

En tant qu’interprète, l’opéra lui permet, mieux que le théâtre, de sortir du réalisme. On découvre aussi sa méfiance vis-à-vis de ce qui est russe et slave, d’où sa volonté d’américaniser Janacek (L’Affaire Makropoulos). Et son discours sur le public d’opéra bien établi est sans concession. Il souhaite que les intellectuels ne laissent pas l’opéra aux seules mains des mélomanes, et certaines réactions bruyantes de ce public, comme lorsque qu’il convoque des textes philosophiques dans ses productions, l’amènent à penser que  « dès qu’il y a quelque chose d’intelligent le public d’opéra s’énerve ..  »

Krzysztof Warlikowski - Iphigénie en Tauride au Palais Garnier (Septembre 2021)

Krzysztof Warlikowski - Iphigénie en Tauride au Palais Garnier (Septembre 2021)

Après 10 ans passés auprès de Gerard Mortier qui lui a appris le fonctionnement général d’un opéra, puis 12 ans à diriger la Canadian Opera Company de Toronto, Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, rêve d’un dialogue profond sur les œuvres entre l’institution et le public. 

Il accorde énormément d’importance à la relation de confiance avec le public, afin de pouvoir proposer des œuvres rares (Maometto II de Rossini). Il est toujours surpris que la direction d’orchestre ne fasse plus débat, mais se montre moins dogmatique que Gerard Mortier dans les choix de mises en scène et de répertoire. Il choisit de conserver les productions qui marchent (Carsen), de laisser le temps à d’autres d’être apprivoisées (Warlikowski), mais surtout, il lui importe de penser plus à l’intérêt de la maison qu’à son propre mandat. Il insiste enfin sur l’importance de la narration (en citant l’exemple des livrets d’Amin Maalouf), et trouve que Verdi et Mozart laissent plus de libertés aux interprétations que Puccini.

Alexander Neef et Sophie Bourdais - Rencontres Télérama septembre 2021

Alexander Neef et Sophie Bourdais - Rencontres Télérama septembre 2021

Pour leur part, Anne-Sophie Mahler et Katinka Deecke poussent la réflexion sans doute au-delà de ce que pourrait accepter un certain public habitué. Elles rêvent en effet de déployer des moyens techniques et numériques pour rendre l’expérience lyrique plus immersive, mais aussi de réserver aux salles de concert l'interprétation d'œuvres dans leur intégrité afin de permettre aux théâtres d'opéras de transformer les anciennes œuvres en œuvres d’art modernes, et envisagent également d'interpénétrer la musique et la nature.

Le processus de création musicale est abordé avec Thierry Escaich et le projet Claude né en 2013 d’après un texte de Victor Hugo. Le compositeur revient sur la distance à la réalité qui est inhérente à l’opéra, et sur sa manière d’élever le récit vers le symbolique pour en faire apparaître le côté atemporel. Son optimisme vis-à-vis de l’avenir de l’opéra repose avant tout sur sa nature protéiforme.

Alexander Kluge

Alexander Kluge

Cette même confiance sous les mots du cinéaste allemand Alexander Kluge prend une tournure plus abstraite avec l’exemple de la création Fremd de Hans Thomalla à partir d’un fragment de Médée de Cherubuni, et seule une écoute de l’œuvre permettrait de ne pas en rester à un discours théorique et intimidant.

Et le propos devient encore plus austère quand Julia Spinola (critique indépendante à Berlin) reconnaît que l’exigence artistique demande un réel effort et ne peut être accessible qu’à celui qui renonce à lui-même, cherche et veut comprendre. L’opposition avec le spectateur qui recherche d’abord son plaisir est frontale, mais on voit bien qu’il y a à nouveau une critique de la légèreté de l’auditeur que soulignait Krzysztof Warlikowski. L’artiste attend que l’autre entre dans son monde.

On est tenté de voir ici une rupture avec la nécessité d’atteindre le public le plus large possible si ce dernier n’est pas prêt à fournir un tel effort. Car l’idée qui est sous-entendue est que l’opéra ne peut être un art total que s’il est livré aux bras de chanteurs qui jettent toute leur vie dans leurs rôles, à des chefs d’orchestre qui osent relire des œuvres très connues, et à des metteurs en scènes visionnaires qui ne se satisfont pas de propositions superficielles.

Atiq Rahimi

Atiq Rahimi

Enfin, le romancier afghan Atiq Rahimi – l’auteur avec Thierry Escaich de la création mondiale de Shirine prévue au mois de mai 2022 à l’Opéra de Lyon – aborde la question de l’«émerveillement » comme sensibilité à quelque chose de mystérieux.

Lire cet ouvrage riche en références qui donnent du sens à l’action de Serge Dorny demande beaucoup de curiosité par ailleurs, et avoir sous la main les extraits des œuvres au format numérique (sur internet par exemple) est vivement recommandé.

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