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Publié le 15 Mars 2025

Philippe Martin, L’opéra comme aventure  - Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner 
Coédition France Musique - Éditions Gallimard – Sortie le 24 novembre 2024
ISBN : 978-2-07-308180-3
Nombre de pages 167

Au mois de juillet 2023, France Musique diffusa une passionnante interview de Stéphane Lissner structurée en quatre parties d’une heure trente chacune et respectivement intitulées ‘La vocation du théâtre’, ‘Le Festival d’Aix-en-Provence : le théâtre à l’opéra’, ’La Scala et la voix’ et ‘Diriger l’Opéra de Paris’. Elles furent enregistrées au Teatro San Carlo di Napoli de mars à juin 2023, hormis les dix dernières minutes qui furent captées à Paris au moment où Giorgia Meloni cherchait à se séparer prématurément du directeur.

Philippe Martin, L’opéra comme aventure - Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner - Présentation et impressions

Philippe Martin, alors jeune producteur de cinéma, découvrit au début des années 90 le travail de Stéphane Lissner au Théâtre du Châtelet. Il sera en charge de 2016 à 2021 de la direction artistique de la 3e scène, plateforme numérique de l’Opéra de Paris, et produira ensuite la série des quatre interviews du directeur menées pour France Musique.

Ce livre hommage se veut comme un complément de ces échanges dont il ne reprend que partiellement les éléments tout en ajoutant de nombreux éléments contextuels.

Ainsi, Philippe Martin commence par un hommage à Charles Dullin, metteur en scène qui s’installa en 1941 au Théâtre de la Cité, devenu depuis le Théâtre de la ville de Paris. Pensant toucher un public populaire, il finira criblé de dettes et disparaîtra en 1949 totalement ruiné.

A la même époque, Claude Regy s’était passionné pour son travail et fut marqué par la mise en scène de ‘L’Amante anglaise’ de Marguerite Duras, où le simple dialogue entre deux personnes avait su créer des images chez les spectateurs. C’est cette pièce, dirigée cette fois par Claude Régy, que découvrit à Chaillot Stéphane Lissner en 1968, alors âgé de 15 ans, qui lui donna l’envie de faire de la mise en scène. Il formera ensuite sa culture théâtrale en s’ouvrant aux influences de Robert Wilson, Klaus Michael Grüber, Jean Louis Barrault, Ariane Mnouchkine qui marqueront une rupture avec l’ancienne génération après 1968. Le théâtre devint militant.

En France, Michel Guy, créateur du Festival d’automne en 1972, fédèrera ces énergies.

Rencontre entre Ariane Mnouchkine et Stéphane Lissner (INA - 1975)

Rencontre entre Ariane Mnouchkine et Stéphane Lissner (INA - 1975)

Stéphane Lissner, mis à la porte de chez ses parents après avoir arrêté ses études, crée en plein Paris le Théâtre Mécanique. Il y invite Alain Françon, Robert Gironès, Bernard Sobel, Albert-André Lheureux, André Engel, mais il perd beaucoup d’argent et se retrouve endetté à l’âge de 22 ans de 400.000 francs! II mettra dix ans à les rembourser.

Cependant, le théâtre est devenu sa vie, et peu après il devient codirecteur du Théâtre de Nice et se met en contact avec Giorgio Strehler, puis Pina Bausch, Lucinda Childs qui viendront se produire dans la métropole méditerranéenne.

Philippe Martin brosse à ce moment là le portrait de Rolf Lieberman, un directeur d’opéra qui cherchait à réconcilier l’opéra et le théâtre, et qui a su surmonter à la fois le conservatisme du public, les limites de financement, et la difficulté à programmer des titres peu connus.

Ce portrait annonce le destin qui attend Lissner quand il sera contacté en 1983 par Jean-Albert Cartier, directeur du Théâtre du Châtelet, pour l’assister à la production des ‘Indes Galantes’. Connaissant mal l’opéra qu’il considère comme un art bourgeois et dépassé, Lissner va aimer ce genre qui mélange musique et théâtre grâce à Pierre Boulez qu’il considère comme un grand artiste contemporain.

Waltraud Meier à propos de 'Wozzeck' au Théâtre du Châtelet (INA - 1992)

Waltraud Meier à propos de 'Wozzeck' au Théâtre du Châtelet (INA - 1992)

Lissner s’intéresse peu au répertoire du XIXe siècle, hormis Wagner et le Verdi schillérien de la maturité, et se concentre sur les compositeurs du XXe siècle, Webern, Berg, Schoenberg, Kagel, Reich, Strauss, Janacek, Bartok, c’est à dire sur son époque.

Il découvre alors qu’il peut tisser un lien entre le baroque et le contemporain de par l’esprit de récréation qui anime des chefs tels William Christie ou Nikolaus Harnoncourt.

Dans le même esprit, son excellente relation avec William Forsythe permettra de sortir la danse du carcan classique.

L’aventure du Théâtre du Châtelet est l’occasion pour Philippe Martin de rappeler sa grande histoire d’amour avec l’opérette, attachée au sens de la démesure de Maurice Lehmann qui le dirigera jusqu’en 1965, et pour lequel une nouvelle page est à écrire. Stéphane Lissner va y faire ce qu’il veut, tout Mahler, mais aussi ‘Les Maîtres chanteurs de Nuremberg’ dirigé par Claude Regy, à la façon d’un Dmitri Tcherniakov d’aujourd’hui. Pour Lissner, le théâtre doit sublimer l’opéra, et s’enchaînent alors les grands succès, ‘Don Carlos’ par Luc Bondy, le ‘Ring’ par Pierre Strosser, malgré toutes les contraintes des temps de répétitions.

György Ligeti et Pierre Boulez - Théâtre du Châtelet (Bridgeman images - 1993)

György Ligeti et Pierre Boulez - Théâtre du Châtelet (Bridgeman images - 1993)

Mais la politique s’en mêle, l’opposition entre Landowski et Boulez est prégnante, le soutien du maire de la ville, Jacques Chirac, est formidable, jusqu’à la nomination de Jean Tiberi en 1995 dont la vision très différente entraînera le départ de Lissner en 1998.

Philippe Martin revient à sa propre expérience personnelle et se souvient d’avoir découvert en 1992 le livre de Michel Leiris ‘Operratiques’ qui lui suggère de prendre des notes sur les spectacles qu’il voit afin de s’en souvenir. En partageant ses notes de 1993 à 1998, il offre un témoignage sur les œuvres programmées par Stéphane Lissner au Châtelet: ‘Wozzeck’, ‘Le Ring’, Elektra’, ‘Le Grand Macabre’, ‘The Rake’s Progress’, décrivant aussi bien ce qu’il se passe sur scène que dans la salle.

Et de conclure que la mégalomanie et le goût du directeur auront fait émerger des nouvelles générations de chefs d’orchestre et de metteurs en scène. Par ce constat, Philippe Martin souligne la faille qui sépare Lissner d’une certaine frange de passionnés d’opéras qui se focalisent principalement sur la voix et le grand répertoire du XIXe siècle, plutôt que sur la force de la théâtralité et le sens des œuvres. Les amateurs de belcanto italien, dévoués à l’hédonisme vocal,  seront ses plus farouches opposants, surtout qu’à Paris ils ont la dent dure.

Stéphane Lissner au Festival d'Aix-en-Provence (Antenne 2 - 1998)

Stéphane Lissner au Festival d'Aix-en-Provence (Antenne 2 - 1998)

Au même moment qu’il est appelé au Festival d’Aix-en-Provence pour rétablir sa situation financière, Stéphane Lissner est sollicité par le Teatro Real de Madrid. Il pense pouvoir mener les deux institutions en même temps, mais il ne reste qu’un an et demi en Espagne après que le nouveau Secrétaire d’État à la culture lui ait demandé de déprogrammer ‘Peter Grimes’, perçu comme un opéra homosexuel.

Également nommé à la direction du Théâtre des Bouffes du Nord auprès de Peter Brook, il peut continuer à programmer du théâtre. ‘Le Dibbouk’ par Krzystof Warlikowski laissera en 2004 un grand souvenir artistique.
A Aix, lieu que choisit après la guerre Lily Pastré pour y donner des représentations d’opéras, Stéphane Lissner cherche à faire construire un nouveau théâtre pour y jouer ‘La Tétralogie’. La nouvelle maire élue en 2001, Maryse Joissans, le reçoit et annonce, peu après, la création d’un théâtre où l’on jouera Wagner. En 2006, le Grand Théâtre de Provence ouvre.

Stéphane Lissner y invite ses grands metteurs en scène fétiches, Claude Régy, Luc Bondy, Klaus Michael Gruber, Patrice Chéreau, Peter Brook, mais aussi de nouveaux chefs d’orchestre tel Daniel Harding. La coopération entre Pierre Boulez et la chorégraphe Pina Bausch autour du ‘Château de Barbe-Bleue’ tournera cependant à l’échec.

Puis, alors qu’il codirige également le Théâtre de la Madeleine à Paris, il reçoit au printemps 2005 un appel du vice-président de La Scala qui lui conseille de candidater à la direction du célèbre temple milanais.

Avant de passer à cette nouvelle étape, Philippe Martin publie ses mémoires des représentations d’Aix-en-Provence, ‘Don Giovanni’, ‘L’Orfeo’, ‘Le Château de Barbe-bleue’, ‘Le Couronnement de Poppée’, ‘Cosi fan tutte’, ‘L’Or du Rhin’, et mesure l’écart de sensations entre le cinéma et le genre opératique.

L'Or du Rhin - Aix en Provence (© Elisabeth Carecchio - 2006)

L'Or du Rhin - Aix en Provence (© Elisabeth Carecchio - 2006)

La nomination en avril 2005 de Stéphane Lissner à la direction de la Scala ne se fera pas sans accroches. Peter Brook soupçonne que c’est pour cette raison que son codirecteur l’a quitté en 2004 à la direction des Bouffes du Nord, Vienne ne croit pas qu’il aura le temps de s’occuper de la programmation musicale du Wiener Festwochen qu’a rejoint Lissner en appui de Luc Bondy, et la maire d’Aix lui en veut énormément, le ‘Ring’ ne devant s’achever qu’en 2009.

Loin de se plier aux attentes du public le plus conservateur, Stéphane Lissner s’empare de la Scala, lieu façonné au début du XIXe siècle par les intuitions de Domenico Barjaba, comme une magnifique machine théâtrale. Dmitri Tcherniakov, Claus Guth, Patrice Chéreau, Deborah Warner, Guy Cassiers, Robert Carsen sont invités à la mise en scène, mais c’est ici que la relation avec Daniel Barenboim s’approfondit au quotidien lorsqu’il devient le directeur musical de la maison en 2007.

La confrontation spectaculaire entre Roberto Alagna et les loggionistes au cours d’une représentation d’'Aida' montrera aussi la difficulté que représente cette scène même pour les plus grands chanteurs.

Snegourotchka (La Fille de neige) - Saison 2016 / 2017, Opéra Bastille

Snegourotchka (La Fille de neige) - Saison 2016 / 2017, Opéra Bastille

Stéphane Lissner est cependant nommé à la direction de l’Opéra de Paris en 2012, et son mandat devient effectif en 2015 pour redonner de l’élan à une institution retombée dans la routine après le départ de Gerard Mortier.
Il prolonge la collaboration avec Philippe Jordan, engage Benjamin Millepied à la direction de la danse, et est solidement appuyé par son directeur adjoint Jean Philippe Thiellay jusqu’à son départ au Centre national de la Musique.

Les spectacles sont très ambitieux, ‘Moses und Aaron’, ‘Lear’, ‘Lady Macbeth de Mzensk’, ‘Iolanta/Casse-noisette’, ‘Snegourochka’ avec les plus grands metteurs en scène, Romeo Castellucci, Krzysztof Warlikowski, Dmitri Tcherniakov, Calixto Bieito, et le succès public des ‘Indes Galantes’ mis en scène par Clément Cogitore et Bintou Dembélé est l’occasion pour Philippe Martin de rappeler le rôle de la 3e scène comme moyen de rencontre entre l’opéra et le cinéma.

L'interview ne revient pas sur la consternante polémique de la rénovation des cloisons des loges du Palais Garnier qui, à elle seule, disait tout du conservatisme forcené parisien.

Mais la maison est en ébullition et les relations avec les syndicats vont devenir très difficiles. Elles dégénèrent à l’occasion de la réforme des retraites.

L’établissement n’étant plus subventionné qu’à hauteur de 40% (contre 60% à l’époque d’Hugues Gall), la crise du covid portera un coup encore plus dur.

Stéphane Lissner prévient le Ministère de la culture en 2020 qu’il quittera l’Opéra de Paris avant la fin de l’année, ce qui précipite l’arrivée d’Alexander Neef

Stéphane Lissner au San Carlo di Napoli (Francesco Squeglia - 2020)

Stéphane Lissner au San Carlo di Napoli (Francesco Squeglia - 2020)

Dès le 29 juillet 2020, Stéphane Lissner donne son premier opéra en plein air à Naples, et Philippe Martin en décrit l’ambiance si particulière.

L’énergie de la ville séduit le nouveau directeur du San Carlo, mais la politique va s’en mêler après l’élection de Giorgia Meloni en septembre 2022.

Au moment où l’interview s’achève, Stéphane Lissner ne sait pas qu’il va gagner son procès pour rester à la direction du théâtre jusqu’à la fin de son mandat en mars 2025.

Une réflexion est engagée avec son interviewer sur les formes nouvelles de l’opéra, l’obstacle premier étant, d’après Stéphane Lissner, le nombre réduit de bons livrets susceptibles d’intéresser le public. C’est pourquoi il estime que ce sont surtout les œuvres du XXe siècle qui racontent des histoires passionnantes. Obtenir des prix de places très attractifs pour les jeunes est aussi beaucoup plus difficile que dans une Philharmonie par exemple.

Mais dans l’ensemble, le public d’opéra change difficilement en France, ce qui n’est pas le cas en Allemagne qui a opté pour la radicalité théâtrale et un modèle économique et des conventions sociales plus souples.

Philippe Martin et Stéphane Lissner au CNL (2024)

Philippe Martin et Stéphane Lissner au CNL (2024)

Ainsi, à travers ‘L’opéra comme aventure’, Philippe Martin réussit à recontextualiser le parcours exceptionnel de Stéphane Lissner pendant plus de 55 ans, et montre comment il a su catalyser à travers son travail un demi-siècle d’aventure théâtrale européenne qui, à la lumière de ce document, permet de comprendre le sens profond et les convictions fortes qui ont sous-tendu sa programmation à la direction de l’Opéra de Paris.

Le plus étonnant est que son parcours démontre qu'il s'est déroulé en parallèle et sans rencontre avec la ligne de Gerard Mortier (Lissner fit connaitre Krzysztof Warlikowski au théâtre à Paris en 2004, alors que Mortier ne le fit débuter à l'Opéra qu'en 2006), ce qui prouve qu'il n'était pas le seul à avoir cette réflexion sur la place du théâtre à l'opéra, et que toute une nouvelle génération de directeurs s'apprête dorénavant à prendre le relai. Le retour en arrière n'est dorénavant plus possible.

A écouter également les podcats de France Musique : Stéphane Lissner, fragments d'un portrait.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/stephane-lissner-fragments-d-un-portrait

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Publié le 28 Janvier 2024

Dans les coulisses de l’Opéra national de Paris
Un reportage de Laetitia Cénac dessiné par Laure Fissore
Editions de La Martinière – Sortie le 22 septembre 2023
ISBN : 978-2-7324-9039-7
Nombre de pages 223

Dans les coulisses de l’Opéra national de Paris – Présentation et Impressions

Depuis son arrivée anticipée à la direction de l’Opéra national de Paris, le 01 septembre 2020, en pleine crise pandémique, Alexandre Neef a eu à cœur de mettre en avant le potentiel humain de l’institution avec la même importance que sa programmation artistique.

Cela s’est d’abord concrétisé, à la demande d’une partie du personnel, par la remise du rapport sur la diversité confié à Pap Ndiaye et Constance Rivière, par le maintien de l’activité de production pendant la période de fermeture des salles au public – on se souvient d’un technicien intermittent remercier pour cela le directeur en direct sur France Musique -, la nomination de Paul Marque en tant qu’Étoile en streaming et en direct dans ce même temps, l’édition d’un DVD ‘Opéra de Paris : une saison (très) particulière’, plus généralement la mise en avant de l’activité chorégraphique et des danseurs au même niveau que l’activité lyrique, l’illustration du programme de la saison 2021/2022 avec les visages des personnels de l’Opéra, et des actions de coopérations avec l’Opéra de Santiago du Chili, le conservatoire de musique, de danse et de théâtre de Guyane, ou bien avec la villa Hegra en Arabie Saoudite.

L'Opéra de Paris à la Villa Hegra, le 17 janvier 2024 (makkahnewspaper.com)

L'Opéra de Paris à la Villa Hegra, le 17 janvier 2024 (makkahnewspaper.com)

La sortie du magnifique livre de Laetitia Cénac, grand reporter à Madame Figaro, et Laure Fissore, artiste voyageuse, intitulé ‘Dans les coulisses de l’Opéra national de Paris’, s’inscrit dans la même logique et permet de comprendre comment le travail de tous les acteurs de l’Opéra, qui emploie 1500 salariés et 250 à 300 employés surnuméraires, s’articule. 

Sur la forme, ce livre se décompose en deux rencontres, l’une avec Alexander Neef, en prologue, et l’autre avec José Martinez, en épilogue. Elles encadrent 9 chapitres qui présentent en premier lieu le déroulement de plusieurs soirées d’opéras en 2022 et 2023 (‘Cendrillon’, ‘La Bayadère’, ‘Faust’, ‘Platée’), puis tout le travail de répétition en amont sur plusieurs spectacles (‘Parsifal’, ‘La Cenerentola’, ‘Ariodante’, ‘Fin de Partie’).

Alexander Neef et José Martinez

Alexander Neef et José Martinez

Puis s’en suit une entrée en profondeur dans le travail et l’organisation des musiciens et des choristes – ils doivent assurer près de 600 services et plus de 300 spectacles par an -, qui se prolonge par une même analyse pour les 154 danseurs du Corps de Ballet, avec lesquels il faut être capable de prévoir 5 distributions pour un spectacle donné sur 20 à 25 représentations.

Vient le temps de la formation avec, d’abord, un focus sur l’Ecole de Danse installée à Nanterre depuis 1987 à la demande de Claude Bessy et sous l’impulsion de Jack Lang – en 2022, 73 garçons et 85 filles y développent leur apprentissage -, et un second focus se porte sur l’Académie créée en 2015 par Myriam Mazouzi pour parfaire la technique des futurs chanteurs professionnels – une interview de Marine Chagnon, Ramon Teobald et Victoria Sitja montre notamment l’importance de la rencontre avec les metteurs en scène -.

La Khovanchtchina

La Khovanchtchina

Nous entrons ensuite dans les métiers de l’illusion pour découvrir une foule d’ateliers et de métiers (flou, modistes, tailleurs et décorateurs de costumes, perruques, maquilleurs, cordonniers et nettoyeurs) proches des artistes puisqu’ils sont chargés de les habiller. Les équipes de Bastille puis de Garnier sont présentées en détail avec leurs particularités. Le Central costume, dirigé par Xavier Ronze, se situe à Garnier et conserve une partie des costumes du répertoire de ballet, le reste étant stocké à Berthier.

Pour tout savoir sur la construction des décors depuis leur conception jusqu’à leur mise en œuvre au cours des spectacles, un grand chapitre est dédié au plateau Bastille où l’on découvre les bureaux d’études, animés par des dessinateurs et des ingénieurs très pointus en modélisation 3D, des ateliers de peinture, des ateliers de matériaux composites - on apprend que les toiles de la dernière reprise de ‘Casse-Noisette’ ont été repeintes et que des paravents ont été refaits en composite pour gagner 30kg de charge -, les ateliers de sculpture, de menuiserie, de serrurerie (pour réaliser l’ossature des grands éléments), les tapissières, les accessoiristes – qui font la même chose que les ateliers mais en plus petit -, et les importantes équipes de machinistes (89 personnes à Bastille et 62 à Garnier) organisées pour gérer jusqu’à 3 spectacles en exploitation et 1 en répétition par semaine dans chaque établissement. Les locaux sont si gigantesques qu’un Airbus A380 pourrait se garer dans les coulisses de Bastille.

La même organisation à Garnier, où se jouent les 3/4 des ballets, est étudiée et notamment la machinerie de scène. On apprend que c’est seulement depuis 1996 que les cintres sont électrifiés (il y en a 10 et 83 porteuses de 26m de haut pour manipuler les décors).

Le central costumes - Palais Garnier (Mars 2016)

Le central costumes - Palais Garnier (Mars 2016)

Un autre passionnant chapitre décrit le fonctionnement des ateliers Berthier où sont stockés les décors de Garnier. Ces locaux ont été construits par Charles Garnier avec l’appui de Gustav Eiffel suite à l’incendie en janvier 1894 des magasins de la rue Richer. 80 % du trafic des 17 remorques spécifiquement conçues circule à destination de Garnier, car cet édifice datant du Second Empire ne permet pas de laisser passer par ses grilles les conteneurs de décors standardisés. Berthier opère donc un rôle de sas de conversion.

Plus de 6000 toiles et 60000 vêtements y sont également entreposés.
Et pour stocker son patrimoine historique composé de 16000 partitions, la Bibliothèque-Musée dirigée par Mathias Auclair joue un véritable rôle d’Institution de Conservation auprès de l’Opéra.

Charles-Edouard et Nicolas - Protocole

Charles-Edouard et Nicolas - Protocole

Enfin, un dernier chapitre est laissé à l’organisation managériale en abordant le rôle de ‘Tour de contrôle’ de Martin Ajdari, chargé de coordonner les actions découlant des décisions prises par le directeur général, celui de Jean-Yves Kaced qui a la double casquette de directeur du développement et du mécénat de l’Opéra et de directeur de l’AROP (association constituée le 8 juillet 1980 et qui aligne 23 Millions d’euros de mécénat fin 2023, soit près de 10% du budget de l’institution), ou celui de la direction administrative et financière chargée de suivre le budget de fonctionnement de 240 millions d’euros, dont 100 millions d’euros proviennent de subventions de l’État français.

Le rôle des Cercles Berlioz, Noverre, et Lully qui aident les activités lyriques et chorégraphiques est aussi essentiel.

Façade de l'Opéra Bastille

Façade de l'Opéra Bastille

Le spectateur n’est pas oublié puisqu’il est le sujet privilégié de la direction de l’Expérience spectateur et marketing (140 personnes), qui cherche à fidéliser ces 40 à 45% de spectateurs qui, chaque soir, dans la salle, viennent pour la première fois à l’opéra – on ne peut s’empêcher de sourire à ceux qui prétendent, dans le milieu artistique, journalistique ou bien des passionnés, connaître ce que veulent les spectateurs -.

Pour valoriser la programmation artistique, l’Opéra de Paris réalise par ailleurs ses propres captations et dispose de sa propre plateforme de diffusion, Paris Opera Play.

Impossible de ne pas évoquer les préparatifs de la célébration des 150 ans de l’ouverture du Palais Garnier – qui eut lieu au début de la 3e République le 05 janvier 1875 -. Un documentaire est envisagé à cette occasion, ainsi qu’un gala d’anniversaire fin janvier 2025.

Un glossaire conclusif permet de mieux comprendre le jargon du théâtre et notamment les 4 points cardinaux, cour, jardin, face, lointain, pour les quatre endroits situés respectivement à droite, à gauche, en avant et en arrière de la scène lorsque l'on est face à elle.

La Bayadère

La Bayadère

Toutes ces activités sont ainsi approfondies en faisant intervenir des interviews d’artistes invités tels Benjamin Bernheim, qui rappelle l’importance d’avoir des artistes et des metteurs en scènes en phase avec leur temps, Guillaume Gallienne, qui précise sa méthode d’écoute des œuvres, ou bien Robert Carsen pour qui l’opéra est le meilleur moyen de casser le rapport au temps.

La voix est cependant surtout laissée au personnel de l’Opéra, les inspecteurs principaux, Charles-Edouard et Nicolas, qui racontent des histoires drôles et surprenantes sur le public, les danseurs étoiles et le sens qu’ils veulent donner à leur présence, les chefs des différents services et leur multiples contraintes de planning, d’espace ou de ressources, les artistes des chœurs et leur rapport aux autres personnels – très touchante anecdote sur Mariame Clément qui avait appris par cœur les prénoms des 60 choristes de la production de ‘Cendrillon’ -, et l’on apprend mille nuances entre les différentes fonctions, entre une maîtresse de ballet et un professeur de danse, que l’on peut jouer un Mozart et un Wagner chaque soir dans les deux théâtres ou bien deux Puccini, qu’il peut y avoir chaque soir sur le plateau 300 personnes, ce qui fait le coût réel d’une production, bien plus que les décors qui, eux, sont amortis avec le temps.

Mariame Clément - Cendrillon (26 mars 2022)

Mariame Clément - Cendrillon (26 mars 2022)

Ainsi, le fait de découvrir les noms et prénoms de tous ces intervenants ainsi que leurs visages dessinés à la main en noir et blanc, de voir des scènes de vie de plateau, de travail en atelier, de réunions, ou de pauses café aux Associés, peintes en couleurs pastel, renforce l’attache affective à cette organisation humaine que chaque personne prise individuellement ne soupçonne pas forcément. Un musicien peut alors découvrir à la lecture de ce livre ce que fait un machiniste, tout comme un régisseur va découvrir les états d’âmes des danseurs, ou bien un personnel de l’accueil va prendre fait de la taille de l’activité des accessoiristes et de leurs multiples compétences.

La nécessité de sortir de l’entre-soi, de s’ouvrir le plus possible à la société, d’inclure toutes ses composantes – le programme ‘Dix mois d’École et d’Opéra’ créé en 1991 participe à ce rôle inclusif -, est véritablement saillante tout au long des échanges, une urgence depuis les crises sociale et sanitaire de 2020 et 2021.

Atelier de couture - Palais Garnier (Mars 2016)

Atelier de couture - Palais Garnier (Mars 2016)

La vision qui en ressort, riche et complexe, est celle d’une organisation aux multiples ramifications qui sont interdépendantes, et l’on se rend compte de la responsabilité écrasante de la direction du planning et de la production qui doit tout prévoir 3 ans à l’avance et avoir le meilleur état de synthèse possible de tous les projets en cours et à développer.

Et en même temps, il ne s’agit que d’extraits de deux années de vie lyrique et chorégraphique rapportés en scènes imaginées sous une forme artistique qui replace l’humain dans son rapport à la technique professionnelle. 

Absolument indispensable pour aborder la vision d’ensemble du métier de l'Opéra et en tirer une meilleure conscience.

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Publié le 28 Août 2022

Hervé Lacombe, Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé
Editions Fayard - Sortie le 11 mai 2022
ISBN : 978-2-213-70991-8
Nombre de pages 1520

Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé - Présentation et impressions.

Le troisième et dernier tome de la série ‘Histoire de l’opéra français’ (mai 2022) dirigée par Hervé Lacombe en collaboration avec une centaine de chercheurs paraît après les deux premiers volumes ‘Du Consulat aux débuts de la IIe république’ (octobre 2020) et ‘Du Roi-Soleil à la Révolution’ (mars 2021), et ce qui nous touche dans cet ouvrage composé de 21 chapitres est son rôle de jonction entre le monde du passé et le monde d’aujourd’hui qu’il remplit avec beaucoup de force et une profusion de détails sur l’histoire des compositeurs, des œuvres et des institutions, inégalée à ce jour, au point qu’il rend compte de l’étendue du monde lyrique en nous faisant prendre conscience qu’il s’agit d’un univers de galaxies en expansion, alors que certains soi-disants ‘experts’ du domaine voudraient le réduire à un petit amas d’étoiles du passé perdu dans l’immensité de l’espace.

Jacques Rouché chez lui (1910)

Jacques Rouché chez lui (1910)

Sont ainsi racontés en premier lieu les prémices de la démocratisation et de la popularisation de l’opéra au cours de la IIIe République, le développement des nouvelles techniques de divertissement, le cinéma et le music-hall en particulier, le rôle des femmes dans la transmission, et les premières réflexions décentralisatrices pour encourager les créations en Province dont certaines seront reprises et primées à Paris (‘Salomé’ d’Antoine Mariotte – 1908).

Malgré la prégnance de Wagner en ce début de XXe siècle, l’implication des compositeurs français tels Debussy ou Dukas pour redécouvrir le répertoire français du passé, et l’intérêt des écrivains tels Cocteau, Gide ou Guitry pour imaginer les nouveaux livrets d’opéras, vont permettre, dans un premier temps, de donner de nouvelles formes à l’inspiration wagnériste - un focus est réalisé sur ‘Pelléas’ et Mélisande’, dont la prosodie se démarque des airs à numéros -. 

Puis, vient le succès du naturalisme musical (vérisme) en résonance avec le naturalisme littéraire (Zola), et cette recherche de nouvelles formes d’expressions se prolonge avec le groupe des six (Auric, Durey, Honneger, Milhaud, Poulenc et Tailleferre).

La grande période de Jacques Rouché à l’Opéra tente bien de limiter l’importance de Wagner, alors qu’une réflexion s’amorce sur les complémentarités entre l’institution parisienne et l’Opéra Comique au même moment que grandit l’opposition entre le Théâtre des Champs-Elysées, dépendant des mécènes, et le Théâtre du Châtelet, propriété de la ville de Paris.

L'entre Deux-Guerres voit aussi la renaissance de l’esprit d’Offenbach grâce à Reynaldo Hahn (‘Ciboulette’) et ses affinités avec André Messager, et l'ouvrage étudie également le rapport à l’exotisme au moment de l’Exposition coloniale de 1931 à travers, notamment, une étude de la commande de ‘Padmâvati’ d’Albert Roussel par Jacques Rouché.

Le retour à l’antiquité grecque (‘Oedipe’ de Georges Enesco, ‘Penélope’ de Gabriel Fauré) quand sont restaurés, dans le même temps, des sites archéologiques afin d’accueillir de grands festivals (Oranges, Nîmes) pose la question de ce que représente le néo-classicisme : ne s’agit-il pas d’un besoin de clarté tout en déformant les modèles du passé?

Cette première partie du XXe siècle démontre ainsi comment l’opéra absorbe les grands mouvements historiques et philosophiques d’une époque charnière, ce qui en fait un art vivant en perpétuel mouvement.

Le Renard - Ballet par Igor Stravinsky (1929)

Le Renard - Ballet par Igor Stravinsky (1929)

Mais vient rapidement la remise en cause de l’opéra, genre bourgeois par excellence. Et cette remise en cause est d’abord artistique avec, par exemple, la création à l’Opéra de ‘Renard’ de Stravinsky, proche du théâtre de foire. Il y a ainsi une volonté de s’échapper du genre opératique via le théâtre musical avec des œuvres telles ‘Socrate’ de Satie ou ‘L’histoire du Soldat’ de Stravinsky.

Ce qui n’empêche pas, parfois, des retours aux grands opéras, comme le démontre ‘Christophe Colomb’ de Darius Milhaud.

On découvre également l’essor des opéras en plein air et l’âge d’or des casinos français (où se jouent ‘Les Huguenots’ à Vichy, ‘Don Carlos’ et ‘Lohengrin’ à Monte-Carlo), mais qui s’essoufflent après la crise économique. 

Aux frontières, La Monnaie de Bruxelles apparaît alors comme un lieu d’élargissement possible du répertoire, à un moment où l'on parle de la disparition de la civilisation de l’Opéra, car la France néglige toujours de grandes œuvres de Strauss, Bartok ou Berg.

La crise s’avère féconde, car apparaît en filigrane des réflexions sur la nécessité de redonner toutes leurs places à la musique et à l’action. Et malgré le développement de l’opéra français aux Etats-Unis et en Grèce, son érosion est sensible.

Le chercheur Rémy Campos fait ainsi un constat sévère : ‘Le répertoire français n’est dès lors plus qu’une machine à nourrir la nostalgie d’auditeurs âgés en voie de disparition’.

En effet, en 1946, l’architecte et décorateur André Boll publie ‘La Grande Pitié du théâtre lyrique’ sur le délabrement du genre et l’impossibilité de le faire évoluer. Après la Seconde Guerre mondiale, l’avant garde, de Brecht à Boulez, rejette l’opéra. Et même Patrice Chéreau, en 1974, ne craint pas d’affirmer : ‘Quand je vois le public d’opéra que j’ai appris à découvrir, je me rends compte que ces gens me sont étrangers, sont la plupart d’une inculture saisissante, que je n’ai rien à leur dire, que je ne veux rien avoir à leur dire’.

« Domaine privé », Rolf Liebermann (prod. François Serrette / France Musique 1995) ©Getty

« Domaine privé », Rolf Liebermann (prod. François Serrette / France Musique 1995) ©Getty

Au cours des années 50 à 70, l’État laisse donc l’Opéra de Paris s’affaiblir. Tout un chapitre décrit alors le détail des subventions aux opéras, les aides à la création, la réorganisation des mandats des directeurs, les collaborations, le mécénat, la recherche sonore et l’Ircam, les librettistes (femmes notamment), et même les inspirations de films cultes.

Un historique passionnant de la R.T.L.N de 1944 à 1972 est développé pour comprendre les rôles du ministère et des directeurs sur cette période, leurs réflexions sur l’avenir de l’institution et les oppositions qu’ils rencontrent, les drames, jusqu’à l’arrivée de Rolf Liebermann. Les mandats des directeurs suivants, et particulièrement les mandats de Pierre Bergé, Hugues Gall, Gerard Mortier et Stéphane Lissner, sont étudiés, et il en va de même pour l’Opéra Comique, le Théâtre des Champs-Elysées et le Théâtre du Châtelet.

Sont également présentées les structures qui s’organisent à l’échelle nationale ou européennes telles la Réunion des Opéras de France (ROF), le club Opera Europa, FEDORA, ainsi que celles destinées à encourager la création (ENOA, MEDINEA).

Puis, plus d’une centaine de pages sont consacrées à l’historique des 24 structures d’opéras en régions et aux opéras de Versailles, de Massy et de Monte-Carlo. Il s’agit d’un voyage là aussi passionnant sur les rapports des villes et des régions à leurs opéras, les sensibilités des directeurs, l’évolution des salles, les changements de goût du public, qui fait prendre conscience qu’il y eut des hauts mais aussi des bas dont ces maisons se sont toujours sorties un jour où l’autre quand la volonté politique a prévalu.

Les festivals ne sont pas oubliés, dont celui de Vichy (1952-1963), mais, sauf erreur, les festivals populaires de Sanxay et de Saint-Céré, ainsi que le festival baroque de Beaune auraient mérité d’être présentés.

La création est abordée sous deux angles, l’innovation (Zimmermann) et la déconstruction (Nono), et aussi sur le rapport aux sources littéraires. Une large ouverture est offerte à des compositeurs qui sont une découverte même pour les passionnés d’opéras qui parcourent l'ouvrage. ‘Saint-François d’assise’ d’Olivier Messiaen apparaît finalement comme un aboutissement.

Tous les grands compositeurs des années 90 sont également évoqués (Hersant, Manoury, Dusapin, Fénélon ..), leurs styles musicaux comme les sujets qu’ils explorent avec une grande diversité, ce qui permet de dépasser la défiance exprimée par les avant-gardistes après la Seconde guerre mondiale.

Et effectivement, impossible de ne pas contempler à l’issue de cette partie le chemin parcouru en si peu de temps à l’échelle de la vie de l’opéra.

Philip Glass (compositeur) et Robert Wilson (metteur en scène)

Philip Glass (compositeur) et Robert Wilson (metteur en scène)

Mais l’ouvrage revient aussi sur la redécouverte du répertoire baroque dans les années 90 après le choc d’’Atys’ de Lully par les Arts Florissants en 1986, et sur l’accélération de l’intégration du répertoire français de l’Opéra Comique au répertoire de l’Opéra de Paris à partir des années 1970.

Puis, l’accueil tardif des œuvres russes, tchèques et surtout anglo-saxonnes (Britten, Philip Glass et son ‘Einstein on the Beach’) est présenté comme un mouvement qui recoupe les évolutions musicales que connaît la France à ce moment là.
Dans le prolongement des compositeurs des années 90, cinq compositeurs contemporains (Boesmans, Eötvös, Saariaho, Raskatov et Benjamin) sont analysés dans toute la verve de leur esprit, leurs techniques, et leurs lieux de découverte.

Et l’exploration du genre s’étend aux limites du théâtre musical, de la comédie musicale et de la programmation ‘jeune public’ jusqu’à son insertion dans la musique de cinéma.

Puis, la réflexion revient sur les plus récentes architectures (Bastille, Lyon …) sans omettre les défauts, et opère une plongée dans le monde numérique qui devient le nouveau support incontournable de l’opéra comme moyen de diffusion, mais aussi de création et d’ouverture sur le monde (‘La 3e scène' de l’Opéra de Paris).

Un des thèmes les plus importants de l’ouvrage à propos de l’évolution de la mise en scène d’opéra est confié à Isabelle Moindrot qui lui consacre pas moins de 80 pages. Les évolutions techniques (machineries, lumières, décors, costumes, espaces scéniques) sont détaillées et démontrent que de ce progrès découlent naturellement les évolutions et la modernisation des mises en scène, mais pas seulement. 

L’arrivée de metteurs en scène qui accordent de l’importance au sens profond des textes des œuvres, à la musique qui éclaire le texte, et à la vérité des gestes, bouscule le regard sur ces mêmes œuvres. Toutes les dimensions, y compris la langue des ouvrages, sont analysées, et les qualités théâtrales de certains grands chanteurs sont aussi mises en valeurs.

Et, à nouveau, l’opéra apparaît comme un art qui peut révéler et explorer des dimensions inconnues de l’art, ce que propose Robert Wilson avec sa gestuelle qui possède un univers propre qui croise les différents plans de la musique comme s’il s’agissait d’ouvrir des espaces multi-dimensionnels à l’infini pour rendre compte de la complexité des sens de la vie.

Isabelle Moindrot rappelle à juste titre que la mise en scène comprend deux parties, l’organisation de l’action scénique, d’une part, et le point de vue interprétatif, d’autre part. Cette seconde dimension, inhérente au théâtre, ne peut être niée, et, de fait, la mise en scène va permettre à l’opéra de se dégager des soupçons qui pèsent sur lui depuis près d’un siècle, et de le replacer dans le monde d’aujourd’hui.

Krzysztof Warlikowski (metteur en scène)

Krzysztof Warlikowski (metteur en scène)

Enfin, la relation à la presse est abordée par l’énumération des revues papiers depuis Lyrica (1925-1940) à Opéra Magazine (depuis 2005) et Avant Scène Opéra, et sont aussi présentés tous les grands sites numériques français (ainsi que leurs créateurs) à dominante lyrique qui se sont imposés auprès du grand public et des professionnels (Forum Opera, Opera Online (et son célèbre critique Dominique Adrian, alias 'MusicaSola' sur twitter), ResMusica, Olyrix), consultés tous les mois par des milliers de lecteurs – sans oublier de citer, bien que localisé en Suisse, le site de Guy Cherqui, Wanderersite, toujours d’une haute précision dans ses analyses -, qui permettent ainsi de croiser les points de vue et d’avoir la vision la plus large possible sur ce genre toujours sous le feu des préjugés.

Le dernier chapitre, un peu prématuré, tente de tracer une analyse de six grandes scènes internationales au début du XXIe siècle sur une période un peu trop courte (2005 à 2015 seulement) et compare différents modèles économiques et de répertoire, toutes ces maisons ayant en commun un besoin important de financements publics ou privés pour finalement se consacrer à un répertoire dominé par le XIXe siècle.

Et l’on retient surtout à la fin de cette seconde décennie du XXIe siècle que s’il y a bien un vieillissement du public, celui-ci est général et concerne aussi le public rock, si bien que l’on peut voir avec optimisme les politiques pour les jeunes qui commencent à porter leurs fruits, et d’envisager avec le sourire l’avenir de l’opéra.

Véritablement, cet ouvrage est une ode à l’opéra et à toutes ses contradictions qui permet d’asseoir les fondements d’un genre qui n’a pas fini de se diffuser et de se transformer.

Et le jeudi 20 octobre 2022, Hervé Lacombe s'est vu remettre au Théâtre des Champs-Elysées le prix Georges Bizet pour 'Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé', prix qui récompense le meilleur livre d'Opéra de l'année. Dans la catégorie Danse, c'est Hugo Marchand qui a été récompensé à la même occasion pour son libre 'Danser'.

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Publié le 15 Décembre 2021

Jean-Philippe Thiellay, L’opéra s'il vous plait
Editions Les Belles Lettres - Sortie le 19 novembre 2021
ISBN : 978-2-251-45090-2
Nombre de pages 224

Celles et ceux qui ont vu le film sur l’Opéra de Paris « L’Opéra » réalisé par Jean-Stéphane Bron au cours de la première saison de Stéphane Lissner en 2015 et 2016 se souviennent peut-être d’une séquence où l’on voit Jean-Philippe Thiellay, directeur adjoint à ce moment là, représenter de ses mains un étau qui l’enserre avec d’un côté les contraintes de administration publique et de l’autre celles des syndicats de personnels. On peut y lire à ce moment là une angoisse qui se retrouve dans son nouveau livre « L’Opéra s’il vous plaît » édité chez Les Belles Lettres.

Jean-Philippe Thiellay, L’opéra s'il vous plait - Présentation et impressions

Cet ouvrage est architecturé comme un Grand Opéra en un prologue et cinq actes, comme inspiré des œuvres de deux grands compositeurs, Meyerbeer et Rossini, auxquels l’actuel directeur du Centre National de la Musique a déjà dédié à chacun un ouvrage.

Le prologue permet d’abord de découvrir sa vie de passionné d’art lyrique initiée depuis sa première expérience à l’Opéra de Marseille en février 1978 avec Carmen, alors qu’il n’avait que huit ans, et en décrivant tous ses comportements et rituels d’amateur et en invoquant les artistes qu’il admire, il crée d’emblée une attache avec les lecteurs tout aussi passionnés que lui, d’autant plus qu’il est originaire de la ville rivale de Paris depuis des siècles.

Dix ans plus tard, un lien fort avec le Festival de Pesaro s’affirma. Pour lui, le point d’accroche avec l’opéra est la mélodie, mais l’expérience du collectif dans les théâtres est tout aussi importante.

Le Festival de Pesaro

Le Festival de Pesaro

Il présente ensuite quelques chiffres clés qui mesurent l’attrait du public français pour les représentations d’opéras (au moins 1 200 000 billets vendus chaque année, dont un tiers pour l’Opéra de Paris qui propose aussi la moitié des 600 000 billets de spectacles chorégraphiques dispensés dans plus d’une trentaine d’opéras), chiffres conséquents mais moindres que ceux des matchs de foot ou des concerts pop. Puis, il évoque les différents débats qui jalonnèrent l’évolution de l’art lyrique, ainsi que le mouvement de mondialisation qui s’en suivit – les réminiscences du film de Werner Herzog «Fitzcarraldo »Klaus Kinski hurle la tête au vent en haut d’un clocher « Je veux construire un opéra ! » sont très drôles à ce moment précis -.

Mais lorsqu’il s’agit d’aborder les modèles économiques de ces institutions au XXIe siècle en commençant par l’impact des crises récentes sur les théâtres et les revenus des artistes, il montre à quel point le soutien de la puissance publique – la subvention moyenne des opéras en Europe est de 67% - est fondamental dans un secteur où les gains de productivités sont difficilement possibles, mais où les gains qualitatifs des spectacles sont pourtant bien réels. Une comparaison des coûts des billets d’opéras et des cachets des artistes avec le secteur du football montre aussi qu’ils n’ont rien d’excessifs. Il aborde aussi la question du fonctionnement en mode "répertoire" avec troupe qui nécessite, comme c’est le cas en Allemagne, un niveau de subvention bien plus élevé que celui nécessaire pour les fonctionnements par "stagione".

L'Opéra Bastille

L'Opéra Bastille

Puis, il entraîne le lecteur dans la réalité sociale des théâtres d’opéras, la baisse de fréquentation des concerts classiques par les jeunes (mais la Philharmonie est quand même un bon contre-exemple), les stéréotypes, et la nécessité d’établir un dialogue avec le public pour que le répertoire de l’art lyrique ne soit pas affecté par les mouvements d’opinion, les manipulations extrémistes et le politiquement correct – tout en étant ferme sur les affaires de harcèlement - , mais aussi par les décisions prises par les nouvelles générations d'hommes et femmes politiques en guerre contre une culture jugée élitiste, alors que ces théâtres sont de réels éléments de rayonnement et d’attractivité. 

Il y a les facteurs extérieurs, mais aussi les facteurs intérieurs, comme les difficultés à faire accepter la nécessité d’optimiser les tâches techniques ou administratives alors que le secteur privé concurrentiel est habitué à un mouvement de remise en question permanent sur ces aspects là. Les anecdotes prêtent à sourire, on ne peut s’en empêcher, par de tels anachronismes, mais il y a aussi la crainte qu’un jour des politiques usent de ces exemples comme arguments pour toucher à des aides vitales.

Le chapitre sur le petit monde de l’entre-soi des spécialistes de la spécialité est absolument croustillant quand il pointe leur intolérance à ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs et lorsqu’ils négligent le rôle social de l’opéra et son besoin de subventions publiques qui résultent du fruit du travail de toute la population française.

Dialogues des Carmélites - Bayerische Staatsoper - ms Dmitri Tcherniakov

Dialogues des Carmélites - Bayerische Staatsoper - ms Dmitri Tcherniakov

La totalité du quatrième acte est vouée à l’évolution esthétique de l’art lyrique, à l’accoutumance aux tubes du passé qui pénalise l’intérêt pour la création contemporaine, et au risque de standardisation.

Le rôle paradoxal du disque qui aurait aidé à tuer l’opéra est tout de même surprenant, puisque le disque permet d’attiser une curiosité qui peut se concrétiser plus tard par des sorties en salle. 

Il existe bien sûr un public qui reste rivé aux voix du passé, mais que représente-t-il parmi un public d’opéra?

Reste que la nature de l’opéra, prisé par des élites mondialisées mais dont la variété des œuvres lui permet d’être tout à la fois populaire, bute face à une image qui pourrait faire croire que les maisons  qui le représentent ne sont pas ouvertes à tous. Il n’est effectivement pas normal que le public soit prêt à payer plus pour entendre un opéra au Stade de France qu’à Bastille où les conditions de visibilité et acoustique sont bien meilleures.

Le rôle des metteurs en scène est bien sûr abordé pour proposer des lectures qui parlent au public d’aujourd’hui – Jean-Philippe Thiellay revient sur l’affaire des ayants-droits de Poulenc et Bernanos contre la production des Dialogues des Carmélites par Dmitri Tcherniakov –, et les compositeurs contemporains qui ont su raconter des histoires au public (John Adams, Kaija Saariaho, Thierry Escaich ou Francesco Filidei) sont bien mis en valeur.

La Dame de Pique - Opéra de Nice - ms Olivier Py     © Dominique Jaussein

La Dame de Pique - Opéra de Nice - ms Olivier Py © Dominique Jaussein

Le dernier acte fait à lui seul le quart de cet essai et concentre toutes les lignes de fuites qui sont autant de perspectives pour l’art lyrique, et en premier lieu, le besoin de regagner des marges de manœuvres. Mais les opéras ne sont pas des structures comme les autres, les rythmes sont décalés par rapport à la majorité des gens, les conflits peuvent être très durs, et la tentation d’utiliser les opéras comme caisse de résonance sociale reste forte. 

Le goût du collectif de l’ancien directeur général ressort lorsqu’il parle de ses expériences collaboratives avec les salariés, mais il revient rapidement aux éléments de coûts des productions et de leur rythme de renouvellement.

L’exemple des 4 productions de La Flûte enchantée est pertinent, d’ailleurs c’est Robert Carsen qui aura finalement mis tout le monde d’accord, celui d’Idoménée un peu moins car la production confiée au chef d’orchestre en 2002 fut un tel désastre – le chef ne venait même plus saluer - qu’on ne pouvait que la remplacer.

Ensuite, il met en avant les exemples de coopérations qui marchent au niveau régional, en Loire Atlantique comme dans le Grand-Est ou le Sud-Est (avec la production de la Dame de Pique par Olivier Py), et parle avec beaucoup d’admiration de l’Amato Opera de New-York balayé par la crise de 2008.

Autre piste, il incite à enrichir l’expérience du spectateur – on pourrait revenir sur toutes les conférences qu’organisait Gerard Mortier à l’Opéra de Paris pour présenter les œuvres nouvelles et de la revue papier Ligne 8 qui n’ont pas été reconduites par la suite -, et à le maintenir le plus longtemps possible dans les lieux. Mais il n’oublie pas, avec désabusement, de faire remarquer que France Télévisions aurait un rôle à jouer pour diffuser des spectacles en Prime Time (il aurait été important de rappeler qu’un opéra diffusé sur France 2 peut réunir 1 million de spectateurs, contre 250 000 sur Arte ou France 5). France 2 est encore aujourd’hui la caisse de résonance médiatique la plus puissance pour l’art lyrique en France. 

L’hybridation des arts et des esthétiques est également un moteur très important pour le brassage des identités (est cité Antar et Abla de Maroum Rahi sur un livret Antoine Maalouf), et bien d’autres expériences qui rendent l’opéra accessible sont présentées avec parfois un véritable vécu personnel.
Bien entendu, il n’oublie pas de rappeler le rôle de locomotive des stars lyriques, et voit les jeunes artistes comme des ambassadeurs pour aller chercher de nouveaux publics là où ils sont.

Et il revient en conclusion sur l'essence de l'opéra, la force du couple metteur en scène et directeur musical, la capacité à mettre en espace les relations entre les protagonistes, la beauté et la fragilité d’un moment éphémère, ce qui nécessite une alchimie extrêmement difficile à réaliser.

Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay

Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay

Mercredi 15 décembre 2021, Caroline Sonrier, directrice de l’opéra de Lille et mandataire du rapport sur la politique de l’art lyrique, était invitée sur France Musique pour débattre avec Jean-Philippe Thiellay (voir lien ci après).

La Matinale avec Caroline Sonrier et Jean-Philippe Thiellay - Crise à l'opéra : les institutions lyriques sont-elles à bout de souffle ?

L’échange de points de vues est passionnant à réécouter, car si l’ancien directeur adjoint de l’Opéra de Paris semble à la fois vouloir conserver le public traditionnel et capter de nouveaux publics, son interlocutrice s’embarrasse moins de perdre un certain public si c’est pour en gagner un autre. Elle voit ainsi plus de curiosité chez les amateurs de baroque que chez les amateurs des romantiques du XIXe siècle. Elle prend en compte la nature polymorphe du public. 

Elle présente la situation actuelle de l’art lyrique comme un commencement, ce qui rejoint les propos de Jean-Philippe Thiellay qui fait remarquer dans son ouvrage que l’État ne se préoccupe finalement de politique nationale de l'art lyrique que depuis les années 1990.

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Publié le 2 Décembre 2021

Serge Dorny, L’opéra à présent
Editions Actes Sud - Sortie le 03 novembre 2021
ISBN : 978-2-330-15434-9
Nombre de pages 144


Écrites à la fin de son mandat de 18 ans à la direction de l’Opéra de Lyon, au moment de sa prise de fonction à la direction de l’Opéra d’Etat de Bavière, les réflexions de Serge Dorny sur l’opéra d’aujourd’hui reviennent sur son parcours, ses rencontres, et sur l’esprit des projets qu’il a réalisé.

Serge Dorny, L’opéra à présent

Serge Dorny, L’opéra à présent

On découvre l’importance qu’ont eu pour lui deux mentors, Gerard Mortier, qui le poussa à prendre la direction du Festival des Flandres en 1987, et Ernest Fleischmann, directeur du Los Angeles Philharmonic, grâce à qui il devint le directeur du London Philharmonic Orchestra (Vladimir Jurowski en sera le premier chef invité). Chez ces deux directeurs se révèle déjà le goût de façonner une programmation et de développer un art de l’alliage entre titres d’époques et de compositeurs différents.

Pour Serge Dorny, la revitalisation de l’opéra passe pour lui par des propositions contemporaines et des mises en scène - et de citer le Parsifal de Krzysztof Warlikowski - qui sont faites pour susciter le débat plutôt que le consensus.

Il présente ainsi l’esprit avec lequel travaillent Peter Sellars, Christophe Honoré, David Marton ou bien Wajdi Mouawad afin de parvenir à la quintessence des œuvres, et insiste également sur l’importance des studios de formation par lesquels, par exemple, Karine Deshayes et Stéphane Degout passèrent. 

La place des femmes n’est pas oubliée, et il se réfère à Susanna Mälkki, Katie Mitchell ou Deborah Warner, mais il rappelle que c’est avant tout leur art qu’il admire.

Parsifal (Richard Wagner) - ms Krzysztof Warlikowski - Opéra Bastille 2008

Parsifal (Richard Wagner) - ms Krzysztof Warlikowski - Opéra Bastille 2008

La question du public a d’abord à voir avec sa diversité.  Il en a pris conscience en Angleterre où la diversité constitue la réalité du territoire, et où les actions mêlent sensibilités artistique et sociale.

Plusieurs de ses initiatives sont ainsi présentées, comme le projet Eolo à destinations des personnes vulnérables, ou bien l’ouverture du péristyle de l’opéra de Lyon à des manifestations altératives.

Forger une identité cohérente et une relation de confiance avec le public est donc primordiale, et c’est parce qu’une même œuvre d’art peut être perçue différemment selon le public et au cours du temps que cette diversité est fondamentale.

Les aspects économiques sont abordés à travers les avantages (financement commun) et inconvénients (normalisation commerciale) des coproductions, tout en soulignant le besoin de privilégier la spécificité de l’établissement qu’il dirige.

Et le modèle de la troupe est vu comment un moyen de favoriser un nouvel enracinement de l’opéra dans la cité.

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen) - ms Ang Lee - Teatro Real de Madrid 2014

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen) - ms Ang Lee - Teatro Real de Madrid 2014

Serge Dorny réalise à plusieurs reprises une synthèse de l’évolution historique de l’opéra et de ses thèmes (antiques, historiques, bibliques, mythologiques, romanesques et contemporains) et insiste à nouveau sur les créations, notamment sur les créations littéraires (Brokeback Mountain de Charles Wuorinen, Claude de Thierry Escaich) ainsi que les compositeurs du XXe siècle (Benjamin Britten et Leos Janacek en particulier). Il se réjouit que le théâtre ait dorénavant trouvé sa place auprès du chef et de la voix, et que l’opéra soit pensé comme un art total dont toutes les composantes importent à un niveau équivalent. Même le ballet est invité à retrouver le chemin de l’opéra pour opérer une synthèse lyrique et chorégraphique sur une même scène. L'essence du théâtre est d'être un lieu de brassage.

Gerard Mortier

Gerard Mortier

En contrepoint du développement de ces thèmes, Serge Dorny donne la parole à d’autres personnalités, directeurs, metteurs en scène, musicologues, cinéastes, compositeurs ou dramaturges dont les interventions enrichissent cette vision.

Renée Auphan rappelle ainsi que la voie du renouvellement du public ne passe pas que par les jeunes, mais qu’il y a aussi un renouvellement naturel du public autour de la quarantaine et que les femmes jouent un rôle dans ce renouvellement auprès des hommes. Elle s’alarme de l’augmentation des budgets administratifs et regrette que les noms des chanteurs disparaissent des affiches.

Christian Merlin

Christian Merlin

A l’opposé, Christian Merlin se félicite que les noms des metteurs en scène figurent enfin sur les affiches, car ils sont devenus depuis ces 40 dernières années des interprètes qui proposent non des illustrations des livrets, mais leurs propres lectures. Il remet ainsi en cause ceux qui croient à une « fidélité » à l’œuvre et qui sous-entendent qu’il y aurait une « vérité » de l’œuvre. La ré-théâtralisation est en fait un progrès pour éviter la muséification. 

Le musicologue et critique analyse ensuite en détail et de manière différenciée le travail de plusieurs metteurs en scène, tels Olivier Py, Dmitri Tcherniakov, Krzyzstof Warlikowski, Roméo Castellucci ou bien David Marton.

Dans la même logique, le dramaturge Georges Banu analyse le travail d’Andriy Zholdak qui a notamment réalisé les mises en scène de deux œuvres rares, Le Roi Candaule de Zemlinsky à l’Opéra des Flandres, et l’Enchanteresse de Tchaikovski à l’opéra de Lyon.

Présentation de la première saison de Serge Dorny au Bayerische Staatsoper

Présentation de la première saison de Serge Dorny au Bayerische Staatsoper

Guy Cherqui, chroniqueur connu sous le pseudonyme « Le Wanderer »,  récapitule pour sa part le parcours de Krzyzstof Warlikowski, artiste arrivé sur la scène lyrique grâce à Gerard Mortier, et l’interroge sur son rapport à l’opéra et ce qui diffère avec le théâtre. Le metteur en scène s’étonne du rapport tardif au texte original dans le milieu lyrique, de la légèreté qui domine, alors que les œuvres permettent une exploration profonde avec Berg, Strauss, Janacek ou Wagner.

En tant qu’interprète, l’opéra lui permet, mieux que le théâtre, de sortir du réalisme. On découvre aussi sa méfiance vis-à-vis de ce qui est russe et slave, d’où sa volonté d’américaniser Janacek (L’Affaire Makropoulos). Et son discours sur le public d’opéra bien établi est sans concession. Il souhaite que les intellectuels ne laissent pas l’opéra aux seules mains des mélomanes, et certaines réactions bruyantes de ce public, comme lorsque qu’il convoque des textes philosophiques dans ses productions, l’amènent à penser que  « dès qu’il y a quelque chose d’intelligent le public d’opéra s’énerve ..  »

Krzysztof Warlikowski - Iphigénie en Tauride au Palais Garnier (Septembre 2021)

Krzysztof Warlikowski - Iphigénie en Tauride au Palais Garnier (Septembre 2021)

Après 10 ans passés auprès de Gerard Mortier qui lui a appris le fonctionnement général d’un opéra, puis 12 ans à diriger la Canadian Opera Company de Toronto, Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, rêve d’un dialogue profond sur les œuvres entre l’institution et le public. 

Il accorde énormément d’importance à la relation de confiance avec le public, afin de pouvoir proposer des œuvres rares (Maometto II de Rossini). Il est toujours surpris que la direction d’orchestre ne fasse plus débat, mais se montre moins dogmatique que Gerard Mortier dans les choix de mises en scène et de répertoire. Il choisit de conserver les productions qui marchent (Carsen), de laisser le temps à d’autres d’être apprivoisées (Warlikowski), mais surtout, il lui importe de penser plus à l’intérêt de la maison qu’à son propre mandat. Il insiste enfin sur l’importance de la narration (en citant l’exemple des livrets d’Amin Maalouf), et trouve que Verdi et Mozart laissent plus de libertés aux interprétations que Puccini.

Alexander Neef et Sophie Bourdais - Rencontres Télérama septembre 2021

Alexander Neef et Sophie Bourdais - Rencontres Télérama septembre 2021

Pour leur part, Anne-Sophie Mahler et Katinka Deecke poussent la réflexion sans doute au-delà de ce que pourrait accepter un certain public habitué. Elles rêvent en effet de déployer des moyens techniques et numériques pour rendre l’expérience lyrique plus immersive, mais aussi de réserver aux salles de concert l'interprétation d'œuvres dans leur intégrité afin de permettre aux théâtres d'opéras de transformer les anciennes œuvres en œuvres d’art modernes, et envisagent également d'interpénétrer la musique et la nature.

Le processus de création musicale est abordé avec Thierry Escaich et le projet Claude né en 2013 d’après un texte de Victor Hugo. Le compositeur revient sur la distance à la réalité qui est inhérente à l’opéra, et sur sa manière d’élever le récit vers le symbolique pour en faire apparaître le côté atemporel. Son optimisme vis-à-vis de l’avenir de l’opéra repose avant tout sur sa nature protéiforme.

Alexander Kluge

Alexander Kluge

Cette même confiance sous les mots du cinéaste allemand Alexander Kluge prend une tournure plus abstraite avec l’exemple de la création Fremd de Hans Thomalla à partir d’un fragment de Médée de Cherubuni, et seule une écoute de l’œuvre permettrait de ne pas en rester à un discours théorique et intimidant.

Et le propos devient encore plus austère quand Julia Spinola (critique indépendante à Berlin) reconnaît que l’exigence artistique demande un réel effort et ne peut être accessible qu’à celui qui renonce à lui-même, cherche et veut comprendre. L’opposition avec le spectateur qui recherche d’abord son plaisir est frontale, mais on voit bien qu’il y a à nouveau une critique de la légèreté de l’auditeur que soulignait Krzysztof Warlikowski. L’artiste attend que l’autre entre dans son monde.

On est tenté de voir ici une rupture avec la nécessité d’atteindre le public le plus large possible si ce dernier n’est pas prêt à fournir un tel effort. Car l’idée qui est sous-entendue est que l’opéra ne peut être un art total que s’il est livré aux bras de chanteurs qui jettent toute leur vie dans leurs rôles, à des chefs d’orchestre qui osent relire des œuvres très connues, et à des metteurs en scènes visionnaires qui ne se satisfont pas de propositions superficielles.

Atiq Rahimi

Atiq Rahimi

Enfin, le romancier afghan Atiq Rahimi – l’auteur avec Thierry Escaich de la création mondiale de Shirine prévue au mois de mai 2022 à l’Opéra de Lyon – aborde la question de l’«émerveillement » comme sensibilité à quelque chose de mystérieux.

Lire cet ouvrage riche en références qui donnent du sens à l’action de Serge Dorny demande beaucoup de curiosité par ailleurs, et avoir sous la main les extraits des œuvres au format numérique (sur internet par exemple) est vivement recommandé.

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