Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.
Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.
Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.
Après ‘Pologne, je te « haime »’, le second de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.
Krzysztof Warlikowski - Les Contes africains (Théâtre Chaillot, le 17 mars 2012)
A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le mardi 23 juin 2009)
Shakespeare, père et mère de théâtre
J.G : Hier, nous avons évoqué la terre natale du metteur en scène, c’est à dire la Pologne, et nous allons pour cette seconde rencontre nous attarder sur une autre terre, celle de William Shakespeare, une terre qui est une maîtrise d’un autre genre, tout aussi décisif dans le travail qui est le votre, Krzysztof Warlikowski, puisque sans le passage dans ces territoires, votre rapport au théâtre et à la mise en scène serait probablement tout autre.
Pour autant, il n’y a pas de hasard si Shakespeare est à ce point nourricier, à la fois père et mère de votre geste artistique, et dès lors que vous l’avez découvert, vous ne l’avez plus lâché, Shakespeare lu avidement alors que vous étiez, je crois , lycéen, et objet ensuite d’une dizaine de vos mises en scène. Il y eut en 1994 ‘Le Marchand de Venise’, en 1997 ‘Le Conte d’Hiver’, en 1997 puis 1999 ‘Hamlet’, en 1998 ‘La Mégère apprivoisée’, en 1999 ‘La Nuit des Rois’, en 2003 ‘La Tempête’, en 2004 ‘Macbeth’, et bien sûr le ‘Le Songe d’une nuit d’été’ que vous avez mis en scène avec des acteurs français à Nice.
Alors, ‘Shakespeare, votre contemporain’, pour reprendre une célèbre formule de Jan Kott qui lui avait consacré un important essai, si ce n’est pas une passion pour vous, Krzysztof Warlikowski, cela y ressemble à s’y méprendre. C’est une passion?
K.W : C’est une passion, c’est une connaissance, c’est la ressemblance, c’est le personnage, c’est lui-même, c’est l’humain, Shakespeare, qui, à un certain moment, est apparu en homme concret comme quelqu’un que je connaissais très bien après avoir travaillé sur plusieurs mises en scène.
Mais, en travaillant sur Shakespeare, j’ai fait la connaissance de Bernard-Marie Koltès et de Sarah Kane, et en revenant à Shakespeare après les avoir rencontrés, cela a enrichi la continuation avec lui.
Avec Koltès, Sarah Kane et Shakespeare, j’avais donc des partenaires pour mon travail, et, à part toute la machinerie théâtrale, comédiens, scénographes, etc., il y avait un autre ego que je plaçais dans ces trois auteurs.
Bien sûr, c’était plus facile avec Koltès et Sarah Kane, car ils étaient beaucoup plus mes contemporains, et avec ce que j’avais compris d’eux, de la part du Français et de l’Anglaise, mon contact avec cet anglais d’une autre époque en devenait facilité. Je pouvais enfin dire que je les connaissais tous les trois, car ils étaient des écrivains avec lesquels je pouvais partager mes angoisses, mes peurs, ma lutte et ma révolte.
J.G : Des auteurs avec qui vous partagiez ces angoisses, ces peurs, cette révolte, Krzysztof Warlikowski, ou qui vous ont sans doute permis de les mettre à jour et de les exprimer? Shakespeare a t-il été également un révélateur de vous-même?
K.W : Oui, c’était une écriture qui, au fur et à mesure, s’est avérée être la mienne. Elle m’exprimait autant qu’elle les exprimait, et je ne crois pas les avoir trahis dans mes interprétations. Ces trois rares auteurs, dont il ne m’est pas possible d’être au même niveau, ni de les dépasser, et avec lesquels tu n’es jamais satisfait de ton propre travail, ouvrent des options et des questions sans jamais clore quoi que ce soit.
J.G : Est-ce que cela ouvre le geste formel du metteur en scène?
K.W: Grâce à ces trois auteurs qui sont tellement du côté du contenu, qui sont tellement du côté du sens, qui sont tellement du côté des émotions, de leurs peurs, de quelque chose de très personnel, et donc qui sont du côté de ce qu’ils disent, et non pas de comment ils le disent, le geste théâtral formel reste second par rapport au dialogue avec ce qu’ils veulent dire, ce qui est le plus important.
Le geste théâtral formel vient facilement après, comme une partie de moi, une certaine poétique, une certaine forme, mais cette forme n’est jamais là au départ, et c’est grâce à ces auteurs qui sont tellement riches de ce qu’ils disent, de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils expriment sur l’univers, que le geste formel reste sans importance.
Et comme je le disais, moi, artiste, jeune égocentrique, excentrique, qui cherche sa forme, j’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait commencer avec ce qui me tourmente et non pas comment le dire. C’était cela, la leçon de ces trois auteurs.
J.G : Est-ce que l’on rentre facilement, sans rencontrer d’opposition, à l’intérieur d’une pièce de Shakespeare? Car on peut rencontrer des obstacles sérieux qu’il faut contourner, et d’ailleurs, quand vous mettez en scène, il vous arrive parfois de bousculer Shakespeare, d’inverser l’ordre des scènes.
K.W: Shakespeare est très pervers si l’on s’intéresse à trois de ses pièces exemplaires telles ‘La Mégère apprivoisée’, ‘Otello’ et ‘Le Marchand de Venise’, car on a donné pendant des siècles des interprétations opposées au sens que j’avais trouvé chez lui.
Jusqu’au film de Franco Zeffirelli et les mises en scène que l’on peut voir aujourd’hui, ‘La Mégère apprivoisée’ est simplement une mégère, avec ce monologue final où elle dit qu’elle a finalement compris que son mari est son maître, et que sa vie est totalement soumise à la sienne, qu’elle ne peut lui donner que son amour, alors que son mari lutte pour elle quelque part sur un bateau.
Et en même temps, il s’agit d’un texte dit par une femme qui est humiliée, qui est complètement anéantie, en temps que personne, donc cette notion de ‘mégère’ est une notion qui provient de l’univers qui l’entoure, qui la qualifie ainsi, où qui la rend ‘mégère’.
‘La femme’ n’est pas par définition ‘mégère’, et n’a pas besoin d’être apprivoisée comme un animal, donc, dans le titre, il y avait déjà un paradoxe dont il a fallu des siècles entiers pour le faire ressortir, parce que rarement a-t-on dit que Shakespeare avait fait une plaisanterie anti-misogyne pour dire qu’il était contre cet univers de machos qui est resté dominant jusqu’à aujourd’hui.
Ce monologue final est donc quelque chose de très amer, une prière comme dans la Bible lorsqu’elle nous dit que la femme doit être soumise, que la femme doit aimer quoi que fasse l’homme. Il y avait donc une opposition qu’il n’était pas possible de faire ressortir.
Ainsi, pendant un certain temps, j’avais considéré que c’était une comédie légère, mais ce fut un véritable choc lorsque je suis rentré dans le texte et que j’ai constaté à quel point ce qu’il voulait dire était révolutionnaire.
De la même manière, dans ‘Le Marchand de Venise’, par cette façon de s’intéresser à un juif dans son temps, est-ce un texte antisémite ou bien un texte anti-antisémite? Et ‘Otello’, est-ce un texte raciste ou anti-raciste? J’ai eu du mal, dernièrement, à lire ‘Otello’, tant il y a d’invectives contre les noirs dans ce texte à un point que je n’en ai pas autant entendu au cours des trois dernières années de ma vie.
On voit ainsi la perversité de ces sujets cruciaux jusqu’à aujourd’hui, qu’ils traitent de la race, de la femme ou des juifs, et Shakespeare a eu du courage de mettre le juif, qui veut le cœur du chrétien, du côté des personnages négatifs. Il y a un jugement, et lui même est jugé à ce moment là, si bien qu’on ne lui laisse pas prendre le cœur du chrétien. Mais le chrétien souhaite qu’il change de religion. A cette époque, il était facile d’imposer une religion à quelqu’un en le menaçant de mort.
Aujourd’hui, et surtout depuis l’Holocauste, on se pose cette question et l’on essaye de respecter la religion de chacun.
Mais quand on entend toutes les déclarations qui viennent de Rome, ces bonnes paroles du dimanche auxquelles on ne comprend rien, on voit que le monde est toujours à rebours comme l’a présenté Shakespeare.
Andrzej Chyra, Isabelle Huppert et Krzysztof Warlikowski lors d'une rencontre avec le public à propos de "Un Tramway" nommé désir (Théâtre de l'Odéon, le 13 février 2010)
J.G : Au fond, dans ce que vous pouvez dire des mises en scène de Shakespeare, Krzysztof Warlikowski, vous êtes très agacé que l’on monte Shakespeare sagement en respectant les conventions, et j’ai l’impression que vous êtes en train de dire que c’était sans doute un vilain garçon, et qu’il ne faut pas hésiter à faire apparaître ce côté là.
K.W: Quand j’ai commencé à travailler sur ‘Le Songe d’une nuit d’été’, équipé de Jan Kott, j’ai pris l’exemplaire de l’édition française, une édition ‘Acte Sud’, je crois, et j'ai lu la chose suivante : ‘Le Songe d’un nuit d’été’, l’une des comédies les plus joyeuses, pleine de lumière.
Avec cette première phrase, je me suis demandé où l’on était, car je pensais que la porte ouverte par Kott restait ouverte, mais avec une introduction comme celle-ci, qu’apprend-on de Shakespeare?
On ne sait alors rien de Shakespeare et l’on revient à chaque fois en arrière.
Parce qu’en me confrontant à ce texte – alors que je m’étais attaqué à des textes marginaux où les interprétations n’étaient pas tellement apprivoisées –, j’approchais le centre de ce qu’était la pièce de Shakespeare la plus jouée et la plus joyeuse.
Et en lisant cette pièce, je me suis dit que c’était un bon scénario pour un club, genre souterrain défendu, une boite de nuit comme dans le film de Stanley Kubrick ‘Eyes wide shut’, un club qui ne fait pas partie de la vie officielle, où l’on n’a pas d’entrée si l’on ne connaît pas quelqu’un.
Le climax de la programmation de cette boite serait la copulation d’une femme avec un âne, et je n’y ai vu que les ténèbres, et absolument rien de joyeux.
Bien sûr, il s’agissait d’un Shakespeare jeune, plus révolté et direct, qui osait les choses, même si pendant plusieurs siècles nous avons travaillé à atténuer ce qu’il nous donne comme matière de sa révolte de jeunesse, cette découverte du paradoxe qu’il n’appartient pas vraiment à cette société où il vit.
Il y a un grand problème, dans ce texte, à se sentir d’un seul coup seul, avec ses imaginations, ses désirs, ses peurs, et avec les mensonges culturels qui nous entourent, qui nous sont imposés, et qui nous cachent nous-mêmes à nous-mêmes.
Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski répétant 'Hamlet', opéra d'Ambroise Thomas inspiré de Shakespeare (Opéra Bastille, le 02 mars 2023)
J.G : On peut parler effectivement du ‘Songe d’une nuit d’été’, mais on pourrait aussi parler d’’Hamlet’ – une mise en scène de Patrice Chéreau l’avait d’ailleurs parfaitement mis à jour il y a quelques années -, pour montrer que ce qu’il y a dans Shakespeare est à la fois de l’ordre du fantasme mais aussi de l’ordre d’une certaine sauvagerie qui serait inhérente à la personne humaine. Êtes-vous sensible à cette sauvagerie, Krzysztof Warlikowski?
K.W: quand j’ai commencé à travailler sur ‘Hamlet’, j’ai commencé à me sentir complètement sauvage. J’étais dans un théâtre qui commençait à peine, où il n’y avait plus de public, l’intelligentsia polonaise avait disparu du théâtre, à un moment où l’on était en chute, où nous n’avions plus d’argent pour aller au théâtre, et où l’on ne faisait plus attention à faire partie de cette vie culturelle en Pologne.
J’étais avec plusieurs comédiens, un peu perdus comme moi, ex-alcooliques, homos, des gens de province, un mélange absolument pas classique, absolument pas au niveau du théâtre national où l’on aurait pu donner la représentation de ‘Hamlet’.
Dans le vide de Varsovie où il n’y avait pas de ‘Hamlet’, je me suis décidé à faire ma version de ‘Hamlet’ avec mes ratés. Ce serait un Hamlet raté, y compris tous les autres personnages.
Stanisława Celińska, qui incarnait Gertrude, était une ex-alcoolique, et l’on voulait commencer par le mariage avec Claudius. Je voulais qu’elle se marie en robe blanche, ce qui n’est pas convenable pour le second mariage après le deuil.
Elle ne rentrait pas dans la robe, et tout son corps ressortait de cette robe, et quand elle s’est vue dans le miroir, elle qui était une ex-beauté qui était allée à Cannes avec Monica Vitti pour un film d’Andrzej Wajda ‘Paysage après la bataille’, elle a commencé à pleurer quand elle a vu ce qu’elle était devenue avec le temps.
C’était une femme rousse avec plein de grains de beauté, et tout son corps était exposé dans sa déformation qui faisait aussi la beauté de ce corps. Et lorsque l’on a commencé ce spectacle antihéroïque, nous avons complètement abîmé Jacek Poniedzialek, comédien polonais qui revient dans chaque mise en scène, pour être un Hamlet un peu bizarre, alors qu’il était beau garçon, et en faire un écorché vif.
En tant qu’écorché vif, il a commencé à répéter cet Hamlet, et peut-être était-il homosexuel?
Et Varsovie est venu voir cet Hamlet et l’a refusé. Je leur disais que c’était le Hamlet des années 1980-1990, que pour la Pologne ils étaient des ratés, des déformés, des malades, qu’ils souffraient, que leur langage était nul et qu’ils ne parlaient plus avec le langage hautain qu’ils avaient tenu pendant longtemps dans les théâtres, et qu’ils devenaient maintenant des humains polonais.
Dans l’état où ils étaient après la guerre, après le communisme, ainsi était devenu leur univers.
J.G : Les critiques en Pologne ont dit que c’était un ‘Hamlet’ pornographique. Et si Shakespeare était pornographique, serait-ce à ce point un problème?
K.W: Je dirais qu’en tant que bon auteur, Shakespeare ne s’évade pas de la zone érotique, de la zone corporelle, parce que c’est la moitié de notre nature. C’est quelqu’un qui est d’accord avec son corps, et qui exprime à chaque fois la transcendance du corps, comme on le voit dans chaque pièce de théâtre.
Quand tu entends ces jugements naïfs sur Shakespeare, à propos des personnages de Rosencrantz et Guildenstern où on pensait traditionnellement que c’étaient des ‘homosexuels’, alors que le public ne voyaient pas les vrais homosexuels, car presque chaque être chez Shakespeare est assez ambigu sur ce plan là.
J.G : Sans parler du rapport incestueux qui est également très fort et très déployé dans toutes les pièces. Il n’y a pas de tabou. Quand on met en scène, faut-il s’imposer à soi même des limites, sinon cela pourrait aller trop loin d’un point de vue artistique?
K.W: On n’a pas de limites de la même manière que l’on n’a pas de préjugés. Et l’on croit que les choses sont toujours ainsi. Dans la fameuse scène où Hamlet va voir sa mère dans sa chambre – scène extrêmement difficile et essentielle -, l’acteur nous a surpris en se mettant à poil.
Les analyses viennent plus tard et l’on nous dit que c’est l’enfant qui vient, et il vaut mieux qu’il soit à poil parce qu’il se met en situation du faible en découvrant sa faiblesse à sa maman.
Et à partir de là, on peut multiplier les théories, mais il s’agit d’intuitions qui ne sont pas prévues au départ, et qui arrivent pourtant.
Magdalena Cielecka et Krzysztof Warlikowski - La Fin. (Koniec) (Théâtre de l'Odéon, le 5 février 2011)
J.G : Pour revenir à la perversité dont vous parliez à propos de Shakespeare, vous dites aussi qu’il fait de fausses résolutions, mais il ne faut pas croire qu’il y a chez lui de dénouement heureux, et qu’il y a aussi une habileté de l’auteur à clore tout en réouvrant sur un champ de mines.
K.W: Dans ‘La Nuit des Rois’, je n’avais qu’un seul personnage pour jouer les rôles de Sébastien et Viola qui sont des jumeaux, fille et garçon. Et puis il y a la Comtesse et le Duc. L’homme devrait aimer la femme. Or, il est resté tout le temps avec le garçon dont il est amoureux, mais à la fin il va avec la femme, car il ne peut pas faire autrement. Et la Comtesse, qui est amoureuse de la jeune femme, doit aller avec l’homme.
Ce final peut paraître heureux, puisque chacun a ce qu’il veut. Mais à la base n’y a t’il pas ce désir du même sexe chez les deux personnages? La question reste ouverte, et c’est ce que Shakespeare nous donne à contempler. C’est donc très pervers comme happy end.
J.G : Vous avez dit, pour conclure, Krzysztof Warlikowski, que notre enthousiasme est shakespearien, en parlant de vous et de vos acteurs. On dit que pour jouer Claudel il faut parler Claudel, et l’on a un peu le sentiment que vous avez appris à parler Shakespeare.
K.W : Je crois qu’il y a chez moi et chez lui ce besoin de percevoir l’univers, de comprendre la nature humaine, de croire que le théâtre peut nous mener vers des réponses à tout l’univers, et non pas nous donner une partie de la réalité comme miroir que l’on représente sur le plateau, que le théâtre est le terrain où l’on se questionne et se requestionne le monde, et que c’est essentiel.
J.G : Et bien l’on parlera demain de ce théâtre comme lieu de partage, s’il est aussi un moyen de se connaître et de connaître le monde. Merci, Krzysztof Warlikowski.