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Publié le 23 Janvier 2024

Jules César (Georg Friedrich Haendel - King's Theatre Haymarket de Londres, le 20 février 1724)
Représentations du 20 et 30 janvier 2024
Palais Garnier

Giulio Cesare Gaëlle Arquez
Tolomeo Iestyn Davies
Cornelia Wiebke Lehmkuhl
Sesto Emily d'Angelo
Cleopatra Lisette Oropesa
Achilla Luca Pisaroni
Nireno Rémy Bres
Curio Adrien Mathonat

Direction Musicale Harry Bicket
Mise en scène Laurent Pelly (2011)

A l’occasion des 300 ans de la création de l’ouvrage le 20 février 1724 au King’s Theatre de Londres, l’Opéra national de Paris reprend la production de ‘Giulio Cesare’ montée par Laurent Pelly en 2011, et en confie l’interprétation à son propre orchestre, une première depuis 1997 (‘Giulio Cesare’ sous la direction d’Ivor Bolton), les œuvres baroques étant habituellement confiées à des spécialistes tels 'Les Arts Florissants', 'Les Musiciens du Louvre' ou bien 'Le Concert d’Astrée'.

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare)

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare)

Cette ouverture du répertoire s’inscrit ainsi dans la même logique observée avec Gluck dont les deux dernières reprises d’’Iphigénie en Tauride’ (2016 et 2021) ont aussi été assurées par l’Orchestre de l’Opéra de Paris.

Harry Bicket a donc accepté de délaisser pour un temps ‘The English Concert’, et il entraîne les musiciens de la maison dans une lecture juvénile qui soigne la rondeur et la douceur du son. La pâte sonore est constamment fluide et brillamment polie, et le chef d’orchestre britannique s’assure de l’excellente continuité entre la vivacité instrumentale et l’expressivité vocale des chanteurs.

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Dans cette mise en scène, la cohérence dramatique est délaissée au profit d’une vision qui consiste à faire revivre, dans l’entrepôt d’un musée qui pourrait être celui du Caire, les personnages de l’antiquité, tout en y mêlant la vie du personnel agissant sans les voir.

Cela permet d’introduire des scènes humoristiques, mais aussi de maintenir un regard distancié avec le passé colonialiste. La profusion de bustes et de statues, de la lionne mycénienne à l’Auguste Caesar, a aussi le pouvoir d’inspirer chez le spectateur un imaginaire qui lui permette de développer sa propre théâtralité intérieure.

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Lisette Oropesa (Cleopatra)

A l’occasion de cette reprise, il se dégage de la part des solistes une unité d’ensemble fort plaisante à écouter, d’autant plus que la plupart des chanteurs ne sont pas des spécialistes du répertoire baroque.

Lisette Oropesa est par tempérament naturellement sensationnelle dans le rôle de Cléopâtre, très à l’aise à défier les aspects virtuoses de son personnage, mais elle fait aussi entendre une richesse de teintes vocales qui lui donne de la densité. Dans les fameux lamenti ‘Se pietà di me non senti, giusto ciel’ et ‘Piangerò la sorte mia’, elle n’hésite d’ailleurs pas à laisser filer des affects qui ajoutent subtilement de la vérité à la souffrance qu’elle exprime.

Rémy Bres (Nireno) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Rémy Bres (Nireno) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Nireno, le confident de la Reine égyptienne, est interprété par Rémy Bres, 26 ans, jeune contre-ténor avignonnais qui fait ses début à l’Opéra de Paris, et qui a déjà fréquenté l’année dernière, à Rome et à Leipzig, un autre rôle de cet ouvrage, Tolomeo.

Le timbre est chaleureux, rond et mélancolique, ce qui donne le sentiment d’une touchante candeur nimbée de séduction dans son air ‘Chi perde un momento di un dolce contento’, vif et scintillant, un air ajouté par Haendel peu après la création et réintroduit à l’occasion de cette production.

Wiebke Lehmkuhl (Cornelia)

Wiebke Lehmkuhl (Cornelia)

Profondément languide, Wiebke Lehmkhul rapproche l’auditeur de la noirceur retenue de Cornelia avec une tessiture d’une très belle noblesse, et Emily d'Angelo, dont la ligne androgyne fascine toujours autant, fait entendre la fureur de Sesto avec des traits violemment fauves et boisés dans la voix qui contribuent à lui donner un caractère fabuleusement perçant.

C’est d’autant plus saisissant qu’une fois revenue pour les saluts, la mezzo-soprano canadienne offre au public un sourire d’un charme absolument fou.

Emily d'Angelo (Sesto)

Emily d'Angelo (Sesto)

Et dans le rôle titre qu’elle a incarné au Théâtre des Champs-Élysées au printemps 2022, Gaëlle Arquez investit la carrure de cet Empereur vieillissant avec une conviction assez confondante, en faisant bien ressentir sa nature dépressive. Les lignes vocales sont souples, joliment moirées, avec de très fins effets filés, mais aussi un mordant sensible sans noirceur excessive.

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Son hôte, l’odieux Tolomeo, est incarné par un contre-ténor passionné par l’univers haendélien, Iestyn Davies, qui joue de son assurance avec style, les couleurs du timbre se rapprochant d’ailleurs de celui de Rémy Bres en Nireno.

Iestyn Davies (Tolomeo)

Iestyn Davies (Tolomeo)

Enfin, Luca Pisaroni est un interprète d’Achilla d’une pleine autorité et Adrien Mathonat fait résonner en Curio un ébène dense et aristocratique.

Un grand plaisir mélodique soigné, qui s’apprécie pour les caractères inspirants et contrastés qui traversent cette histoire, dont la trame mêle de façon proche humour et douleur dans un cadre artistique très évocateur.

Wiebke Lehmkuhl, Lisette Oropesa, Harry Bicket, Gaëlle Arquez et Emily d'Angelo

Wiebke Lehmkuhl, Lisette Oropesa, Harry Bicket, Gaëlle Arquez et Emily d'Angelo

Egalement, le compte-rendu de la création en Janvier 2011:

Giulio Cesare (Dessay - Zazzo msc Pelly) au Palais Garnier

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Publié le 27 Juillet 2023

Semele (Georg Friedrich Haendel - 10 février 1744, Théâtre Royal in Covent Garden)
Représentation du 22 juillet 2023
Prinzregententheater, Munich

Semele Brenda Rae
Jupiter Michael Spyres
Apollo Jonas Hacker
Athamas Jakub Józef Orliński
Juno Emily D'Angelo
Ino Nadezhda Karyazina
Iris Jessica Niles
Cadmus/Somnus Philippe Sly
Hohepriester Milan Siljanov

Direction musicale Gianluca Capuano
Mise en scène Claus Guth (2023)                               
 Michael Spyres (Jupiter)
Coproduction Metropolitan Opera de New-York

Opéra créé sous forme d'oratorio anglais à un moment où les opéras seria italiens étaient passés de mode, 'Semele' ne connut pas de grand succès du vivant de Haendel.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Il est donc tout à fait remarquable de constater qu'en ce mois de juillet 2023 deux nouvelles productions de cette œuvre font leur apparition sur les scènes lyriques, l'une à Glyndebourne dans la mise en scène d'Adele Thomas et sous la direction de Václav Luks, l'autre à Munich dans la mise en scène de Claus Guth et sous la direction de Gianluca Capuano.

Et c'est à un véritable enchantement que les spectateurs du Prinzregententheater se sont laissés aller au point d'offrir une mémorable standing ovation à toute l'équipe de la production.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Il faut dire que le spectacle proposé dans le cadre du festival d'opéras de Munich réussit à vaincre toutes les difficultés qui font la force du genre opératique, en ce sens qu'il conjugue une lecture dramaturgique claire qui varie les points de vue et qui est pertinemment évocatrice pour la société d'aujourd'hui, évite les surcharges inutiles, notamment au niveau des décors, exige un engagement scénique sans égal de la part des artistes, alors que ces derniers font montre d'une diversité de couleurs et de lignes vocales très expressives, et que l'orchestre et les chœurs se fondent à l'ensemble avec richesse de coloris et un liant d'une très harmonieuse fluidité.

Et par dessus tout, c'est avec un opéra issu du baroque tardif que cette proposition remporte l'adhésion générale, ce qui n'est pas une mince affaire.

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Le travail de Claus Guth se distingue ainsi par la façon dont il permet de bien identifier les différents protagonistes en jeu, avec des costumes qui traduisent très bien l'intériorité de chacun d'eux, Semele passant du blanc au noir, Athamas invariablement en blanc et passe-partout, Ino, la sœur de Semele, bien plus complexe qui se dédouble avec une Juno en vamp dangereuse et très séductrice, tout en mettant en valeur ce qui fait la beauté de chacun des chanteurs.

Il ne s'attarde pas sur une représentation au premier degré des références mythologiques contenues dans le livret, et fait osciller les différents lieux entre la grande salle de cérémonie de mariage, où se déroulent des jeux de mises en scène volontairement kitchs et superficiels dans un univers blanc, d'une part, et l'intériorité névrosée de l'héroïne représentée par des méandres de décorations noires de plus en plus envahissantes, d'autre part.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

L'humour, omniprésent, côtoie la gravité de situation d'une femme qui, progressivement, se marginalise tout en détruisant sa vie. Car Claus Guth raconte avec une brillante acuité imaginative le désir d'une femme d'échapper à une société corsetée, obnubilée par son positionnement social. Le symbole est aussi lisible quand Semele s'évade d'une robe de mariage rigide que lorsqu'elle détruit à coups de hache le mur de la salle cérémonielle.

L'une des scènes les plus drôles et les plus significatives fait d'abord intervenir Jupiter, l'idéal masculin auquel rêve Semele, qui pousse Michael Spyres à se livrer à un amusant numéro de cabaret avec les danseurs afin de répondre au désir d'illusion de la jeune femme, et qui, par la suite, fait réapparaitre Athamas qui se voit contraint de sortir de sa fadeur en se livrant devant sa fiancée à un splendide numéro de break dance, défi que seul un artiste tel Jakub Józef Orliński, champion dans ce domaine également, peut relever.

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Malheureusement pour Semele, au fur et à mesure que le piège tendu par Junon et Ino se referme sur elle, elle s'enfonce elle aussi dans sa fantasmagorie, perd pied, et c'est finalement sa sœur qui gagne, même si finalement, dans cette société, personne n'est irremplaçable, et qu'un amour peut en remplacer un autre. Le miroir est bien plus grinçant qu'il n'y paraît.

Isolée, Semele a cependant le temps de mettre au monde un enfant, Dyonisos, alors que des plumes noires, celles de Jupiter, se mettent aussi à pleuvoir sur les nouveaux mariés, la malédiction étant prête à se réenclencher. 

Face à cette excellente construction dramaturgique parcellée de nombreux moments de respirations, le spectateur a ainsi la possibilité de se projeter dans cette histoire et ces personnages de manière concrète, et de vivre plus intensément cette rencontre avec une très belle œuvre.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Bien qu'annoncée souffrante, Brenda Rae a accepté d'assurer la représentation, et l'énergie et la virtuosité théâtrales qu'elle y consacre sont absolument phénoménales. Actrice née, elle doit aussi composer avec des airs très difficiles, fait preuve d'une extrême finesse, d'une grande attention aux nuances, avec une coloration très claire, ne déployant une luminosité ample et très intense qu'à des moments bien choisis. On imagine bien qu'à travailler avec une telle artiste, un metteur en scène tel Claus Guth doit se régaler.

Michael Spyres (Jupiter)

Michael Spyres (Jupiter)

Irradiant dès sa première apparition, Michael Spyres est fabuleux par sa façon hors du commun de passer en toute fluidité du registre barytonant à la légèreté caressante du ténor, avec une excellente homogénéité de timbre et une souplesse expressive qui justifie la fascination de Semele pour lui.

Emily d'Angelo (Junon)

Emily d'Angelo (Junon)

Jakub Józef Orliński est évidemment égal à lui même, avec cette luminosité angélique pleinement timbrée et subtilement ambrée qui, sur la durée, libère l'auditeur du temps présent, alors que la superbe Emily d'Angelo trouve sa séduction non seulement dans son physique de garçonne magnifié par Claus Guth, mais également dans cette voix grave au grain perlé de noirceurs minérales, conduite avec une animalité un peu sauvage.

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Et quels contrastes dans la voix de Nadezhda Karyazina, que l'on retrouvera dans 'Die Passagierin' au Teatro Real de Madrid la saison prochaine, capable de traits de noirceur abyssaux bien appuyés, et de passer de la douceur à la passion échevelée qui montre que finalement Ino n'est pas meilleure que Semele, juste plus calculatrice.

Dans ce monde de fous, Jessica Niles apporte aussi une fraicheur splendide et joyeuse en Iris, et Philippe Sly s'amuse beaucoup à dépeindre le tempérament débonnaire et flegmatique de Cadmus et Somnus.

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Chœurs d'une magnifique élégie spirituelle, orchestre doué d'une plénitude de timbres qui enveloppe avec une grande harmonie les galbes des voix, Gianluca Capuano, en toute modestie, dirige ces ensembles afin de donner une patine qui saisisse avec esprit la scénographie et ses ambiances lumineuses.

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Si l'on peut s'interroger sur le passage de cette grande réussite d'une salle de 1400 places aux 3700 places de l'Opéra de New-York, il faut aussi espérer que cette production soit reprise prochainement dans la salle principale du Bayerische Staatsoper, tel que c'est envisagé actuellement face à un tel engouement public qui n'a, pour l'instant, été partagé que par 7000 spectateurs seulement.

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

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Publié le 8 Juin 2023

Breaking the waves (Missy Mazzoli – Philadelphie, le 22 septembre 2016)
Représentation du 30 mai 2023
Opéra Comique – Salle Favart

Bess McNeill Sydney Mancasola
Jan Nyman Jarrett Ott
Dodo McNeill Wallis Giunta
Mother Susan Bullock
Dr Richardson Elgan Llŷr Thomas
Terry Mathieu Dubroca*
Councilman Andrew Nolen
Sadistic Sailor Pascal Gourgand*
Young Sailor Fabrice Foison*

*Membres de l’Ensemble Aedes 

Direction musicale Mathieu Romano
Mise en scène Tom Morris (2016)
Orchestre de chambre de Paris, Chœur Ensemble Aedes

Coproduction Edinburgh Festival, Opera Ventures, Scottish Opera,  Houston Grand Opera, Adelaide Festival, Detroit Opera

L’imprégnation de la musique contemporaine américaine dans la sensibilité musicale européenne d’aujourd’hui est fascinante à admirer, et l’accueil chaleureux et sincère que le public de l’Opéra Comique de Paris vient de réserver au second opéra de Missy Mazzoli le confirme avec force.

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Née dans une petite ville de Pennsylvanie où seules les compositions les plus célèbres de la musique classique étaient jouées, c’est lorsqu’elle réussit à s’installer à New-York à l’âge de 25 ans que la jeune compositrice put se consacrer à la musique d’avant-garde et libérer ses envies de créations.

Ainsi, depuis près de 20 ans, elle a créé nombre de pièces vocales et de musiques de chambre (‘A Thousand Tongues’ - 2011), de solo instrumentaux (‘Vespers for violin’ - 2014), de concertos pour orchestre (‘Dark with Excessive Bright' - 2018), et quatre opéras, ‘Salt’ (2013), ‘Breaking the Waves’ (2016), ‘Proving Up’ (2018) et ‘The Listeners’ (2021).

Ses compositions sont si inspirantes que des artistes de tous les univers se passionnent à les interpréter, et la mezzo-soprano canadienne Emily d’Angelo, qui vient d’incarner le rôle d’’Ariodante’ au Palais Garnier cette saison, a elle-même enregistré en 2021 un premier album ‘Enargeia’ (Deutsche Grammophon) très original qui réunit des œuvres couvrant 800 ans d’histoire, où l’on trouve pas moins de quatre pièces de Missy Mazzoli, ‘A Thousand Tongues’, ‘This World Within Me is Too Small’, ‘You Are the Dust’ et ‘Hello Lord’. Elle a d’ailleurs chanté ces deux derniers titres au Koerner Hall de Toronto le 22 février dernier.

 Emily d’Angelo - Enargeia

Emily d’Angelo - Enargeia

Second opéra, mais premier par son ampleur - ‘Salt’ ne durait que 23 mn -, ‘Breaking the Waves’ fut créé à Philadelphie le 22 septembre 2016 dans une mise en scène de James Darrah, 20 ans après la sortie du film de Lars von Trier dont il s’inspire.

Depuis, pas moins de 4 autres metteurs en scène se sont emparés de l’œuvre : Tom Morris au King’s Theatre du Festival d’Edinburgh (2019), Melly Still au Theater St Gallen (2021), Ylva Kihlberg au Château de Vadstena en Suède (2022) et Toni Burkhardt à Bremerhaven (2023).

Et c’est aux coproducteurs de la version de Tom Morris que l’Opéra-Comique s’est associé pour présenter cet ouvrage très fort pendant trois soirs à la salle Favart.

Sydney Mancasola (Bess)

Sydney Mancasola (Bess)

On ne pouvait pas trouver mieux comme théâtre tant la forme musicale de l’écriture de Missy Mazzoli qui délie des nappes orchestrales sinueuses et malléables, souvent sombres mais aussi irisées par des frémissements de cordes extrêmement cristallins, et qui se développe selon une trame théâtrale bien affirmée, croise l’univers mélancolique de Claude Debussy, tout en suggérant des ondes insidieuses straussiennes et une polychromie imaginative, bien moins acérée toutefois que celle d’un Dmitri Chostakovitch.

Ce rapport à l’intimisme est l’une des forces de l’ouvrage, et la mise en scène de Tom Morris réussit très bien à rendre simple et très humaine la passion charnelle entre Bess et Jan, et à ne pas trop vulgariser la relation de la jeune femme aux hommes de la communauté quand elle cherche à se prostituer, à la demande de son amant devenu impuissant, afin de lui redonner vie.

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Le jeux d’acteur est sobre mais crédible, et Sydney Mancasola réussit à rendre un mélange de ferveur écorchée et de passion spirituelle qui traduit bien toutes les interrogations conflictuelles que pose sa démarche basée sur le don de soi, la quête de plaisir, l’amour absolu pour un autre, et une totale résistance à l’univers qui l’entoure.

On retrouve donc un terme récurrent à l’opéra qui est celui de l’ opposition entre l’individu et la société. Et dans ce cas précis, il s’agit autant d’une société dont Bess exacerbe les propres vices, que d’une société bardée d’interdits au nom d’un rigorisme religieux qui l’amène à condamner et exclure toute personne déviante.

Pour le spectateur d’aujourd’hui, il s’agit surtout d’éprouver son positionnement par rapport à un comportement extrême, et sa capacité à accepter la nature du sacrifice que réalise l’héroïne.

Susan Bullock (La Mère), Wallis Giunta (Dodo), Sydney Mancasola (Bess) et Jarrett Ott (Jan Nyman)

Susan Bullock (La Mère), Wallis Giunta (Dodo), Sydney Mancasola (Bess) et Jarrett Ott (Jan Nyman)

L’orientation que donne Tom Morris vire d’ailleurs à l’imagerie christique de la Passion lorsque le parcours de Bess s’achève dans un dolorisme sanglant. Et impossible de ne pas penser au dernier acte au chœur des marins maudits du ‘Vaisseau Fantôme’ de Richard Wagner, dans une réalisation où leurs ombres se détachent sur un fond rougeoyant.

Le tout est joué dans un décor pivotant qui suit le mouvement continûment marin de la musique et de la dramaturgie, décor qui s’appuie sur les jeux d’ombres formés par un ensemble de colonnes qui lui donnent un petit effet inquiétant type ‘cinéma expressionniste allemand'.

Le chœur Aedes en tire avantage, et l’ouvrage offre de très beaux effets de courbure à ses lignes de chant, un art de la déformation que l’on retrouve souvent chez Missy Mazzoli.

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Jarrett Ott (Jan Nyman) et Sydney Mancasola (Bess)

Tous les interprètes révèlent des qualités de tessitures d’une très agréable homogénéité, très bien différenciées pour chaque personnalité, à commencer par Jarrett Ott, baryton américain que l’on retrouvera dans ‘The Exterminating Angel’ à l’Opéra de Paris la saison prochaine, qui donne beaucoup de soi pour exprimer le charme d’une jeunesse mature.

Wallis Giunta, qui interprète la belle-sœur de Bess, fait aussi forte impression par la finesse de son timbre qui évoque une grande pureté d’âme, alors que Susan Bullock brosse un portrait très traditionnel et plutôt mélodramatique de la mère. Quant à Elgan Llŷr Thomas, il donne une allure faussement naïve et un peu hors du temps au Dr Richardson.

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

Sydney Mancasola (Bess) et l'Ensemble Aedes

L’orchestre de Chambre de Paris est surprenant par la densité de son qu’il restitue avec de beaux volumes, toujours doué d’une très grande clarté de timbres, et Mathieu Romano guide les ensembles avec un sens de l’abnégation qui se met au service d’une profondeur dramatique obsessionnellement prenante.

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Publié le 2 Mai 2023

Ariodante (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Répétition générale du 14 avril et représentations du 30 avril et 16 mai 2023
Palais Garnier

Ariodante Emily D'Angelo
Ginevra Olga Kulchynska
Polinesso, Duc d’Albany Christophe Dumaux
Le Roi d’Ecosse Matthew Brook
Lurcanio Eric Ferring
Dalinda Tamara Banješević
Odoardo Enrico Casari

Direction musicale Harry Bicket
Mise en scène Robert Carsen (2023)
The English Concert & Chœurs de l’Opéra national de Paris

                                                            Harry Bicket

Coproduction Metropolitan Opera, New-York
Retransmission en direct le jeudi 11 mai 2023 sur la plateforme de l’Opéra national de Paris : Paris Opera Play, et diffusion le samedi 27 mai 2023 sur France Musique à 20 h.

Créé au Covent Garden Theatre de Londres 3 mois avant ‘Alcina’,  le 8 janvier 1735, ‘Ariodante’ fait partie des plus beaux chefs-d’œuvre de Georg Friedrich Haendel composés dans les années 1730, à un moment où les conventions de l’opera seria commençaient à passer de mode et à moins intéresser le public londonien. 

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Son succès modeste ne durera qu’un an, et il faudra attendre près de 250 ans pour qu’il retrouve les scènes du monde entier et soit apprécié à sa juste valeur.

La première implication de l’Opéra de Paris avec cette œuvre inspirée de l’’Orlando Furioso’ de l’Arioste date de 1985, lorsque la production de Pier Luigi Pizzi créée à la Scala de Milan fut présentée au Théâtre des Champs-Élysées pour 5 représentations du 25 mars au 09 avril de cette année là. 

Olga Kulchynska (Ginevra)

Olga Kulchynska (Ginevra)

A cette occasion, les chœurs titulaires du Théâtre national de l’Opéra de Paris s’étaient alliés à La Grande Écurie et la Chambre du Roy sous la direction de Jean-Claude Malgoire, et ce n’est que 16 ans plus tard, le 17 avril 2001, que l’ouvrage fit son entrée au répertoire de l’institution parisienne dans une mise en scène de Jorge Lavelli jamais reprise depuis. 

Le souvenir d’Anne Sofie von Otter chantant le si beau lamento ‘Scherza, infida’ est l’un des moments les plus bouleversants de l’histoire contemporaine du Palais Garnier, immortalisé au disque 4 ans plus tôt lors d’une version de concert donnée au Théâtre de Poissy le 11 janvier 1997.

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Pour le retour d’’Ariodante’ sur les planches de la place de l’Opéra, Alexander Neef a confié cette nouvelle production à une équipe artistique qui se connaît bien, Robert Carsen – il s’agit de sa 13e mise en scène pour l’Opéra de Paris depuis 1991 – et le chef d’orchestre Harry Bicket, qui ont tous deux enregistrés en 2005 la reprise du spectacle mythique du régisseur canadien, ‘A Midsummer’s night dream’ de Benjamin Britten.

Coréalisateur des décors et des éclairages, Robert Carsen imagine des changements de lieux fréquents ayant tous en commun d’être recouverts d’une peinture verte au sol, au plafond et sur les parois décorées de lignes et de motifs carrés, qui évoque le rapport de l’Écosse à la nature.

Ariodante (D'Angelo Kulchynska Dumaux Bicket Carsen) Opéra de Paris

Du cabinet intime de Ginevra - dont la symétrie de la configuration du lit à baldaquin flanqué de lampes de chevet chaleureuses rappelle celle du lit de ‘Rusalka’, une autre production emblématique du metteur en scène - à la grande salle des fêtes du Palais conçue selon un procédé architectural qui a aussi des résonances avec celle des sanctuaires égyptiens, en passant par le bureau du Roi où trônent les portraits de famille, et même cette clairière spacieuse et symbolique où Ariodante cherche l’inspiration pour peindre le portrait de sa bien aimée, se lit le désir de raconter l’histoire de manière sensible, et de rendre la justesse de chaque geste, qu’il soit d’honneur, affectueux ou destructeur. 

Eric Ferring (Lurcanio)

Eric Ferring (Lurcanio)

Également, s’imprime en filigrane la volonté d’opposer la nature violente et mortifère du pouvoir (trophées de têtes de cerfs et armures omniprésents servent de décorum aristocratique fixe et sans vie) à la nature authentique et romantique du prince.

Les jeux d’ombres et de lumières à travers les moindres interstices des portes sont véritablement très beaux, esthétisant un décor assez simple d’apparence, alors que l’utilisation récurrente d’une paroi descendante en avant scène sert aussi bien à isoler les solistes qu’à couvrir les changements de tableaux.

Christophe Dumaux (Polinesso)

Christophe Dumaux (Polinesso)

Une des particularités d’’Ariodante’ est de comprendre des musiques de ballet à la fin de chaque acte. Danse de cour joyeuse et énergique lors de la cérémonie de fiançailles, ou bien chorégraphie cauchemardesque de Ginevra qui voit s’affronter des doubles de Polinesso et d’Ariodante, l’immersion dans la psyché humaine donne de la profondeur à l’intrigue en accentuant les tourments que vivent les protagonistes victimes de la machination du Duc d’Albany.

Mais de petites touches d’humour, souvent destinées à s’amuser des relations entre la cour et le milieu médiatique, émaillent le jeu d’acteur, jusqu’à la scène finale qui invite à tirer un trait sur une société dépassée en faisant apparaître le chœur sous forme d’une foule de touristes plus ou moins bien éduquée déambulant dans une salle de musée où s’érigent les statues de cires de personnalités royales britanniques. Ariodante, Ginevra, Dalinda et Lurcanio auront d'ailleurs enfilés des tenues contemporaines avant de filer à l'anglaise.

Olga Kulchynska (Ginevra) et Emily D'Angelo (Ariodante)

Olga Kulchynska (Ginevra) et Emily D'Angelo (Ariodante)

Pour donner vie à cet univers formel et feutré où couve une violence autoritaire, Harry Bicket est entouré des musiciens de l’ensemble baroque ‘The English Concert’ qu’il dirige depuis 2007.

Rigueur rythmique infailliblement contrôlée, enrichissement subtil du son et étirement des lignes avec lustre et netteté qui ne couvre pas l’expression lyrique des solistes, il règne une clarté musicale qui s’accorde à la sincérité des sentiments dépeints.

Ariodante (D'Angelo Kulchynska Dumaux Bicket Carsen) Opéra de Paris

Issue de l’Ensemble Studio de la Canadian Opera Company après avoir remporté plusieurs premiers prix, Emily D'Angelo investit un nouveau grand rôle haendélien dans la prolongation de ses interprétations de Ruggiero (‘Alcina’) et Serse (‘Xerxès), l’année dernière à Londres.

Absolument subjuguante de par cette manière si naturelle de faire vivre l’allure androgyne d’Ariodante magnifiquement mise en valeur par le metteur en scène, elle inspire un caractère éveillé et romanesque que son timbre de voix homogène aux teintes bronze-argent enrichit d’une ferveur grave qui contribue aussi à une impression d’indétermination adolescente.

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Et Robert Carsen lui offre de plus une très belle scène tout en contrastes d’ombres et de lumières au moment où elle chante ‘Scherza, infida’  comme si elle recherchait la confidence de l’orchestre pour calmer sa peine.

Autre image évocatrice qui marquera fortement, le retour d’Ariodante au troisième acte, avec en arrière plan un simple disque lumineux en guise de pleine lune, où, à nouveau, la voix d’Emily D'Angelo inspire toute l’âme dépressive du prince qui a survécu à son propre suicide.

Olga Kulchynska (Ginevra)

Olga Kulchynska (Ginevra)

Très touchante et acclamée à l’Opéra de Munich le mois précédent dans le rôle de Natacha du Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev, l’artiste ukrainienne Olga Kulchynska est de retour à l’Opéra de Paris pour rendre au personnage de Ginevra une candeur féminine idéalisée, mais aussi pour faire ressortir les réactions angoissées que le retournement de son père contre elle induit.

Son chant très lumineux aux éclats juvéniles accentue le sentiment de fraîcheur d’âme, alors que les noirceurs du timbre plus estompées sont filées avec une extrême finesse. Pour elle aussi, le metteur en scène détaille une très belle incarnation gestuelle qui permet au charme de cette artiste de s’épanouir harmonieusement.

Tamara Banješević (Dalinda) et Eric Ferring (Lurcanio)

Tamara Banješević (Dalinda) et Eric Ferring (Lurcanio)

Autre personnage d’une très grande force impressive, le Duc d’Albany, qui fait croire au Roi que sa fille est infidèle, est incarné avec une vitalité acérée par Christophe Dumaux qui se délecte à rendre Polinesso le plus infâme possible. Le kilt lui va très bien, et sa voix de contre ténor, agile, bien focalisée, et d’une très grande force radiale, a la minéralité de l’ivoire qui lui permet de camper un être à l’esprit aiguisé. Il est par ailleurs dirigé afin de faire ressortir une véritable confiance calculatrice, mais aussi afin de faire ressentir la puissance sexuelle comme véritable moteur de l’action. L’impulsivité qui le caractérise se double ainsi d’une grande maturité dans l’affirmation de son pouvoir émotionnel.

Enrico Casari (Odoardo) et Matthew Brook (Le Roi d’Écosse)

Enrico Casari (Odoardo) et Matthew Brook (Le Roi d’Écosse)

Tamara Banješević, qui joue Dalinda, insuffle une très grande modernité à la servante de Ginevra par des attitudes très libres, un chant souple, joliment délié, dans une coloration brune qui définit bien le tempérament trouble de la jeune femme qui apprécie de séduire.

Dans le rôle du fiancé, Lucarno, Eric Ferring expose une personnalité tendre et fière à la fois, doué d’un timbre de voix clair et aéré et une attitude bien ancrée qui inspire solidité et humanité.

Olga Kulchynska

Olga Kulchynska

Enfin, c’est un vieux Roi d’Écosse austère que fait vivre Matthew Brook, avec des variations de facettes vocales qui laissent poindre peu de sentiments et d’affectations, et qui s’inscrit plus dans le réalisme expressif, alors qu’ Enrico Casari pare la voix Odoardo de nuances mates et d’un souffle bien stable.

Emily D'Angelo

Emily D'Angelo

Ce spectacle où les chœurs colorés de l’Opéra de Paris sont joyeusement sollicités se joue ainsi des symboles naturels et culturels de l’Écosse, engage les émotions de l’auditeur, et initie aussi une réflexion sur le rapport de l’homme à la nature.

Olga Kulchynska et Christophe Dumaux

Olga Kulchynska et Christophe Dumaux

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Publié le 29 Juin 2022

Faust (Charles Gounod – 1859) 
Répétition générale du 25 juin 2022 et représentations du 28 juin et 13 juillet 2022
Opéra Bastille

Faust Benjamin Bernheim
Méphistophélès Christian Van Horn
Valentin Florian Sempey
Wagner Guilhem Worms
Marguerite Angel Blue
Siébel Emily d’Angelo
Dame Marthe Sylvie Brunet‑Grupposo
Faust (acteur) Jean-Yves Chilot

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Tobias Kratzer (2021)
Nouvelle production
Diffusion de la captation 2021 de 'Faust' le samedi 02 juillet 2022 à 21h10 sur France 4 (canal 14)

Pour six représentations, la nouvelle production de ‘Faust’ créée le 26 mars 2021 en plein confinement et diffusée sur France 5 (un article détaillé de cette transmission en rend compte au lien suivant ‘Faust par Tobias Kratzer’) peut être enfin découverte directement par le public de l’opéra Bastille dans toute son ampleur. Il s’agit de la première mise en scène parisienne de Tobias Kratzer, artiste qui fut récompensé d’un Opera Award en 2020 pour sa production de ‘Tannhaüser’ reprise cet été au Festival de Bayreuth.

Angel Blue (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Angel Blue (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

‘Faust’ est un cas unique dans l’histoire de l’Opéra de Paris puisqu’il totalise 2674 représentations au 28 juin 2022 depuis son entrée au répertoire le 3 mars 1869, même si son rythme de programmation depuis les 50 dernières années ne le rattache plus qu’aux douze titres les plus joués par l’institution.

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Christian Van Horn (Méphistophélès)

La version présentée cette saison n’est cependant pas exactement identique à celle de 1869 car elle comprend l’ajout de deux airs. Le premier, l’air de Valentin ‘Avant de quitter ces lieux’, avait été composé pour la version de Londres en 1864, mais Gounod s’était opposé à son insertion à la version de l’Opéra de Paris, si bien qu’il ne fut intégré au second acte qu’au cours de la seconde partie du XXe siècle seulement. Le second, l’air de Siébel ‘Versez vos chagrins’, composé originellement pour la création au Théâtre Lyrique en 1859 dans une version avec dialogues parlés, avait été coupé avant la première représentation, si bien qu’un autre air, ‘Si le bonheur’, écrit en 1863, le remplaça lors de la création à l’Opéra en 1869.

C’est donc une chance merveilleuse de l’entendre sur scène, d’autant plus que la scène de la chambre de Marguerite du quatrième acte où il intervient était intégralement coupée dans la précédente production mythique de Jorge Lavelli.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Cependant, il ne reste quasiment plus rien de la nuit de Walpurgis au cinquième acte, hormis l’annonce de cette nuit par Méphistophélès, ainsi que la dernière des sept variations du ballet, ‘La danse de Phryné’.

La construction dramaturgique réalisée par le metteur en scène allemand est aujourd’hui l’un des plus beaux exemples de projection d’une histoire du passé dans la vie de la cité où l’œuvre est interprétée, à savoir Paris, qui tire son émotion non seulement de la musique et des airs splendides qui la parcourent, mais également du regard sociétal qui est porté sur les protagonistes.

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey (Valentin)

Faust est donc un homme vieillissant dans un grand appartement bourgeois qui vient de s’offrir les services d’une prostituée pour rester pathétiquement en lien avec la vie. Une fois le pacte signé et la jeunesse retrouvée, Méphistophélès entraîne Faust à travers les airs au-dessus de la capitale en passant par Notre-Dame de Paris, édifice religieux bardé de diables et de représentations de pactes avec le diable (Théophile).

L’utilisation de la vidéographie pour lier les transitions vers la scène de la kermesse et celle du jardin de Marguerite est à la fois habile et impressionnante par sa manière de se fondre aux éléments de décors.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Ainsi, c’est dans le monde de la rue et des terrains de sports que vit Valentin, puis dans une boite de nuit parisienne aux ambiances bleutées et bon-enfant que Faust rencontre Marguerite. Il la retrouve ensuite dans un immeuble modeste de la banlieue parisienne.

Tobias Kratzer introduit donc un conflit de classe, car Faust est un homme issu d’un milieu aisé et bourgeois qui va apporter le malheur à une communauté bien plus modeste que lui et qui n’a que faire de ses névroses de désir de jeunesse.

Angel Blue (Marguerite)

Angel Blue (Marguerite)

L’enfant qui naît de l’amour de Marguerite et Faust est en fait le fruit d’un viol commis par le diable enfoui dans l’âme du scientifique déchu, et la scène hyperréaliste de la chambre d’hôpital montre la difformité du prochain-né qui aura pour conséquence de pousser la jeune fille à le tuer. 

La spectaculaire scène de l’église transposée dans une rame de métro fuyant à travers un tunnel est à la fois un exploit technique qui mêle vidéo en temps-réel et incrustation du décor dans une immense projection d’images, et sonne aussi comme une sentence terrible qui s’abat sur le sort de celle qui, dans la vie, n’a aucun horizon pour rêver.

Angel Blue (Marguerite)

Angel Blue (Marguerite)

Et si le rapport à la guerre du second acte semble éludé par Tobias Kratzer, le retour des jeunes hommes du service militaire au quatrième acte montre une autre réalité, celle des gens issus des milieux des plus modestes qui sont entraînés à aller au combat, et non les bourgeois bien installés, autre regard sur un déséquilibre sociétal flagrant.

Sylvie Brunet‑Grupposo (Dame Marthe)

Sylvie Brunet‑Grupposo (Dame Marthe)

Enfin, la délicatesse avec laquelle le personnage de Siébel est approchée permet de faire courir un ténu fil d’âme tout au long de l’opéra, en lui faisant prendre de l’ampleur depuis la scène de la chambre jusqu’à la scène finale où le jeune homme se sacrifie pour sauver Marguerite, alors que celle ci réalise qu’elle a tout perdu y compris l’ami qui l’aimait sans retour. Ce dernier tableau est également impressif sous les lumières glacées qui traversent les rayons vides de la bibliothèque pour en faire une cage de prison, et qui se reflètent dans le miroir jeté au sol tout en projetant un profil fantomatique lumineux sur l’un des murs.

Benjamin Bernheim (Faust), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Angel Blue (Marguerite)

Benjamin Bernheim (Faust), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Angel Blue (Marguerite)

L’interprétation musicale magnifie heureusement ce drame qui bascule vers le sordide, et Thomas Hengelbrock exhale le lyrique incandescent de l’orchestre dès l’ouverture à travers d’amples mouvements sombres qui se liquéfient à l’infini de manière très aérienne, portant d’emblée le romantisme du grand opéra français à son paroxysme. Les solos élégiaques de Faust, Marguerite et de Siébel y trouvent ainsi de superbes écrins qui permettent de laisser aller les pensées, et les couleurs de voix sont telles que l’on peut sentir des ressemblances avec l’univers d’un des grands opéras français de Giuseppe Verdi, ‘Don Carlos’.

Emily d’Angelo (Siébel)

Emily d’Angelo (Siébel)

Le chef d’orchestre allemand délivre également un souffle épique grandiose pour soulever les masses chorales retentissantes, mais reste un peu sur la réserve dans la scène de l’église et la nuit de Walpurgis dont on sait qu’il peut en tirer beaucoup plus de flamboyance et de tranchant.

Angel Blue (Marguerite) et Florian Sempey (Valentin)

Angel Blue (Marguerite) et Florian Sempey (Valentin)

Aujourd’hui, Benjamin Bernheim s’impose comme le Faust idéal, mélancolique, plaintif et distant à la fois, doué d’une clarté tendre confondante quand il nous enivre de ses irrésistibles passages en voix mixte, mais aussi d’un héroïsme vaillant fier de son rayonnement, ce qui peut presque troubler tant son personnage est inopérant, dans cette production, à agir sur son environnement.

Faust - Gounod (Bernheim Blue Van Horn Hengelbrock Kratzer) Opéra Paris

Angel Blue s’inscrit encore plus dans la lignée des grandes sopranos dramatiques, même si lors de la première rencontre avec Faust c’est d’abord la rondeur et la séduction du timbre qu’elle met en valeur. La richesse fruitée et ombrée du timbre s’allie à une forme de modestie introvertie d’où peut jaillir une puissance ferveur noble et contrôlée qui ne verse jamais dans le mélo-dramatisme. Et elle s’approprie la langue française avec suffisamment de netteté, ce qui est toujours une qualité qui s’apprécie chez des artistes anglophones pour lesquels la difficulté est redoutable à surmonter.

Il en découle que son interprétation de Marguerite est tendre, sérieuse et profonde, tout en révélant une impulsivité imprévisible.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Christian Van Horn reprend le rôle de Méphistophélès avec la gouaille qu’on lui connaît, sonore et mordante aux accents métalliques mais avec parfois des fluctuations d’intonations qui ne réduisent en rien l’impact de son personnage absolument obscène et fascinant, tout en réussissant à peindre des facettes humoristes. Il affronte au second acte un Valentin incarné par Florian Sempey qui semble rajeuni et qui chante sur un souffle très long et éruptif, fortement héroïque, avec une texture vocale un peu âpre tout en jouant avec l’aisance et l’engagement sensible qui le rendent attachant malgré la rudesse de son personnage.

Emily d’Angelo (Siébel) et Angel Blue (Marguerite)

Emily d’Angelo (Siébel) et Angel Blue (Marguerite)

Et auprès de ces quatre grands personnages, Sylvie Brunet-Grupposo est une épatante actrice à la personnalité authentique dont la voix corsée aux fêlures bienveillantes permet de rendre aux manques de Marthe une humanité très actuelle. Emily d’Angelo offre aussi un charmant portrait de Siébel androgyne et ombreux, son flot vocal nerveux et bien focalisé drainant une noirceur tragique au cœur battant attendrissant.

Ching-Lien Wu entourée des chœurs

Ching-Lien Wu entourée des chœurs

Ce très grand spectacle aux enchaînements parfaitement réglés replace ‘Faust’ dans le monde d’aujourd’hui, dépasse très largement l’ancienne production de Lavelli (1975) attachée à un autre temps et qui supprimait toute la scène de la chambre, et le seul regret en ce soir de première est de ne pas avoir vu le metteur en scène, Tobias Kratzer, venir saluer sur scène pour un tel travail réfléchi et esthétique.

Christian Van Horn, Benjamin Bernheim, Thomas Hengelbrock et Angel Blue

Christian Van Horn, Benjamin Bernheim, Thomas Hengelbrock et Angel Blue

Saluts lors de la dernière représentation du 13 juillet 2022

Saluts lors de la dernière représentation du 13 juillet 2022

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