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Publié le 15 Janvier 2025

Salomé (Richard Strauss – Dresde, le 09 décembre 1905)
Représentation du 12 janvier 2025
Opera Ballet Vlaanderen - Gand

Salomé Allison Cook
Herodes Florian Stern
Herodias Angela Denoke
Jochanaan Kostas Smoriginas
Narraboth Denzil Delaere
Page der Herodias Linsey Coppens
Erster Jude Daniel Arnaldos
Zweiter Jude Hugo Kampschreur
Dritter Jude Timothy Veryser
Vierter Jude Hyunduk Kim
Fünfter Jude Marcel Brunner
Erster Nazarener Reuben Mbonambi
Zweiter Nazarener Leander Carlier
Erster Soldat Igor Bakan
Zweiter Soldat Marcel Brunner
Ein Kappadozier Reuben Mbonambi
Ein Sklave Linsey Coppens

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Ersan Mondtag (2024)

Né à Berlin en 1987 d’une famille d’immigrés turcs, Ersan Mondtag est un metteur en scène formé à l’histoire de l’art, le cinéma et la musique qui réalisa sa première pièce officielle au Staatstheater Kassel en 2015, ‘TYRANNIS’. D’autres spectacles suivirent dont ‘Das Internat’ créé en 2016 au Schauspiel Dortmund dans un décor gothique tournant, hanté par le mal.

Puis, en février 2018, il mit en scène au Théâtre Maxim Gorki de Berlin ‘Salome’, d’après Oscar Wilde, sur des textes arrangés par Orit Nahmias, et ce n’est que par la suite qu’il appréhenda la mise en scène d’opéra avec ‘Der Schmied von Gent’ de Franz Schreker donné en 2020 à l’Opéra des Flandres, suivi en ce même théâtre par ‘Le Lac d’argent’ de Kurt Weill.

Allison Cook (Salomé) et Linsey Coppens (Le Page)

Allison Cook (Salomé) et Linsey Coppens (Le Page)

Il est donc de retour en ce lieu empreint, dès la fin des années 60, de l’influence de Gerard Mortier, pour mettre en scène ‘Salome’ de Richard Strauss.

Son interprétation s’appuie de façon saisissante sur un décor d’une grande force évocatrice comprenant deux faces, l’une représentant l’extérieur des façades du Palais d’Hérode à travers des jeux d’ombres qui se dessinent sur des escaliers, alcôves, créneaux et remparts qui donnent une allure fantastique et expressionniste à ce château, dont les tours représentent les bustes immenses des maîtres du palais.

C’est ici que se jouera la relation entre Salomé et Jochanaan.

Salome (Cook Denoke Stern Smoriginas Pérez Mondtag Vlaanderen) Gand

Puis, par effet pivotant, notre regard découvre l’intérieur du Palais, centre de pouvoir à nouveau sculpté avec une finesse de détails impressionnante représentant deux escaliers en courbes élégantes flanqués de luxueuses loges latérales cérémonielles et cosy, qui encadrent en plein centre les symboles du pouvoir, une queue de paon surmontée d’une pyramide protégée par cinq statues - les gardiens du temple - qui remémorent les temps soviétiques. Mais les teintes rouges et les éléments de confort évoquent surtout un monde de luxure.

Et lors du passage d’un lieu à l’autre, deux immenses graphismes représentent la nature monstrueuse d’Hérode et Hérodias, le premier dévoreur de chair fraîche, la seconde animée par un sadisme diabolique.

Les corps de tous les figurants sont en revanche enlaidis par des effets qui donnent une couleur terne et flétrie à leur chair.

Tout figure le centralisme fasciste et monumental.

Salome (Cook Denoke Stern Smoriginas Pérez Mondtag Vlaanderen) Gand

Mais ce que raconte Ersan Mondtag est comment une jeune princesse née dans ce milieu là va, en premier lieu, en reproduire les codes, d’abord dans sa relation avec Jochanaan qui est lui-même fortement sexualisé avec son allure de jeune homme affublé d’un peignoir bleu, puis, par la manière dont elle va sembler jouer la connivence, notamment avec sa mère, lors des scènes festives, pour ensuite se retourner contre tout ce monde qui a abusé d’elle.

En effet, l’on assiste à la disparition un par un de tous les hommes présents sur scène, de Narraboth assassiné depuis un sombre interstice, car complice de l’oppression, jusqu'aux juifs et Hérode lui-même, éliminés par un groupe de femmes vivant à la cour. Et Salomé brandira fièrement la tête de Jochanaan comme pour parachever une victoire féministe sur un univers brutaliste dominé par le pouvoir masculin, Hérodias finissant dans le cachot du prophète.

Cette lecture qui invoque un renversement du monde est sans doute moins forte que la vision qu’a porté à la scène Lydia Steier à l’Opéra Bastille qui dissociait, au tableau final, l’acte monstrueux de Salomé de sa perception amoureuse envers Jochanaan. Mais on retrouve à nouveau une utilisation très politique de l’œuvre qui tente de sauver les femmes.

Et le jeu d’acteur est aussi très bien exploité de la part de tous les artistes, avec un recours au grotesque qui vise à contrebalancer la violence en jeu.

Kostas Smoriginas (Jochanaan)

Kostas Smoriginas (Jochanaan)

A l’opéra des Flandres, la cohésion entre l’expression scénique et l’interprétation orchestrale est souvent profondément travaillée, et l’on retrouve dans la direction d’Alejo Pérez une théâtralité sombre et un peu brute mais qui fait entendre le foisonnement de l’orchestration straussienne dans toute sa complexité, en dégageant avec soin les contrastes et les lignes étincelantes que les musiciens du Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen décrivent avec un vrai sens de l’intime.

Les cuivres semblent un peu étouffés, mais le travail des cordes est de toute beauté, et le discours dramaturgique est fermement appuyé. Manque sans doute une forme d’évanescence lyrique qui amplifierait le mystère et l’atmosphère surnaturelle qui se rattachent fortement à cet univers.

Angela Denoke (Herodias), Florian Stern (Herodes), Allison Cook (Salomé) et Linsey Coppens (Le Page)

Angela Denoke (Herodias), Florian Stern (Herodes), Allison Cook (Salomé) et Linsey Coppens (Le Page)

Sur scène, Allison Cook fait sienne une personnalité qu’elle entend bien défendre avec un art du phrasé méticuleusement sculpté, et d’une grande clarté discursive inhérente à la signature straussienne.

Fine d’apparence, elle joue d’une animalité subtile, féminine et lucide, chante avec un souffle percutant, pas forcement très puissant, mais qui est toujours bien profilé. Elle mélange ainsi une maturité d’être à un comportement ludique ce qui la situe quelque part entre la jeune fille inconsciente et le monstre prêt à passer à l’acte.

Kostas Smoriginas possède de belles expressions autoritaires qui dépeignent un portrait rajeuni du Prophète, si bien qu’il est bien moins le représentant d’une force divine implacable que celui d’un homme ayant une sensualité vocale et physique qui trouble l’image archaïque que l’on pourrait avoir de Jochanaan, même si les effets théâtraux de l'orchestre prennent parfois le dessus.

Angela Denoke (Herodias)

Angela Denoke (Herodias)

Si Florian Stern dépeint une figure d’Hérode plus faible que sarcastique, ce qui va aussi dans l’esprit de la mise en scène qui fait la part belle aux femmes, Angela Denoke rend au contraire à Hérodias une présence physique et un aplomb vocal qui dominent les scènes du palais. Elle est la seule à donner franchement l’impression que la salle est trop petite pour elle.

Son timbre sibyllin est coloré d’inflexions qui la rendent unique mais qui sont moins prononcées dans ce rôle, car l’une des caractéristiques d’Angela Denoke est de savoir profondément incarner la souffrance humaine. C’est donc un immense plaisir de la voir autant au premier plan dans cette production, tout en repensant aux rôles sensibles qu’elle sait aussi représenter.

Kostas Smoriginas et Angela Denoke

Kostas Smoriginas et Angela Denoke

Parmi les rôles secondaires, Denzil Delaere donne une impression de solidité et de sensibilité qui défendent très bien Narraboth, et même si le page incarné par Linsey Coppens est un peu en retrait en terme de noirceur, tout son chant est dessiné avec précision.

Et en juif et cappadocien, Reuben Mbonambi impose un timbre de basse rocailleux qui annonce une obscurité prémonitoire.

Florian Stern, Allison Cook, Alejo Pérez, Kostas Smoriginas, Angela Denoke et Linsey Coppens

Florian Stern, Allison Cook, Alejo Pérez, Kostas Smoriginas, Angela Denoke et Linsey Coppens

Tous les éléments de cette production artistique réussissent ainsi à former un tout vivant et autonome dont le sens de l’action peut paraître au départ plutôt traditionnel, mais dont les écarts se révèlent petit à petit. L’interprétation féministe est certes réductrice, mais il y a ici un travail de mise en scène et de qualité dans le mixage des éclairages à la complexité du relief des décors qui séduit, et la radicalité qui se précipite dans la dernière partie participe aussi à la pureté sauvage que draine l’ouvrage.

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Publié le 23 Décembre 2024

La Reine des neiges (Aniko Rekhviashvili – Kyiv, version originale 2016)
Version remaniée du 23 décembre 2022 ( Kyiv)
Livret d’Aniko Rekhviashvili et Oleksiy Baklan
Représentation du 21 décembre 2024
Théâtre des Champs-Élysées

La Reine des neiges Iryna Borysova
Gerda Tatyana Lyozova
Kai Yaroslav Tkachuk
Et aussi Kateryna Kurchenko, Oleksandr Skultin, Olena Karandeeva, Ivan Avdievskyi, Tetiana Sokolova, Kateryna Didenko, Maria Kirsanova, Clément Guillaume, Nikita Kaigorodov, Olesya Vorotniuk, Natalya Yakymchuk, Oleksiy Shidkyi, Denis Turchak
Corps de ballet de l’Opéra national d’Ukraine.

Direction musicale Sergii Golubnychyi
Orchestre Prométhée

Diffusion sur France 5 le vendredi 03 janvier 2025 à 21h05 (durée 1h40)

Inspiré par le Conte de Hans Christian Andersen ‘La Reine des neiges’ (1844), le ballet chorégraphié par Aniko Rekhviashvili (1963-2019) connut sa première à l’Opéra de Kyiv le 03 juillet 2016 sous la direction d’Oleksiy Baklan.

Son livret ne reprend pas l’intrigue originale mais la réadapte pour lui donner une résonance plus actuelle en racontant l’histoire de Gerda partie à la recherche de son ami, Kay, dont le cœur a été changé en glace par la Reine des neiges, femme très sûre d’elle qui a été fascinée par le jeune homme.

Iryna Borysova (La Reine des neiges) et Yaroslav Tkachuk (Kai)

Iryna Borysova (La Reine des neiges) et Yaroslav Tkachuk (Kai)

Sur son parcours, la jeune Gerda rencontrera un jardin magique, deux corneilles, un Prince et une Princesse tout juste mariés, puis des voleurs, avant d’atteindre le Palais glacé de la Reine des neiges où la pureté de la jeune fille viendra à bout du sortilège.

Tatyana Lyozova (Gerda)

Tatyana Lyozova (Gerda)

Initialement, la trame musicale de ‘La Reine des neiges’ était conçue sur un assemblage de musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski, Anatoli Liadov, Alexandre Glazounov, Arthur Rubinstein, Jules Massenet et Edvard Grieg, mais la guerre, menée à grande échelle par la Russie contre l’Ukraine, obligea à réviser complètement la partition.

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Mykola Dyadyura, le directeur de l’Opéra de Kyiv, le chorégraphe Viktor Ishchuk et le chef d’orchestre Sergii Golubnychyi rejoignirent l’équipe de production pour élaborer une nouvelle architecture musicale qui supprime les références aux compositeurs russes. 

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Ils utilisèrent à leur place des compositions de Johan Strauss - ce qui peut surprendre en première partie -, Jacques Offenbach, Augusta Holmès, et même l’inattendu Intermezzo de ‘Cavalleria Rusticana’ de Pietro Mascagni lorsque Gerda rêve mélancoliquement au retour de son ami.

Cette nouvelle version sera jouée le 23 décembre 2022 à Kyiv avant de débuter une tournée internationale qui passe ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, et s'y installe pour deux semaines.

Le jardin magique

Le jardin magique

Visuellement, les éclairages créent des ambiances aux teintes de bleue, mauve ou vert qui se fondent avec beaucoup de poésie et brillant aux dessins des décors, créant ainsi une atmosphère naïve et fantaisiste plaisante à regarder – le premier tableau représentant un village enneigé bordant un lac glacé où les danseurs semblent faire du patin à glace est très touchant -, à laquelle s’instille avec subtilité des effets vidéographiques animés.

Scène de rencontre entre Gerda et les deux corneilles

Scène de rencontre entre Gerda et les deux corneilles

La variété des scènes induit un renouvellement constant, d’autant plus que les musiques disparates changent également souvent, même si se ressentent des discontinuités de genres qui donnent surtout l’impression d’assister à un patchwork de scènes manquant d’unité musicale.

Yaroslav Tkachuk (Kai)

Yaroslav Tkachuk (Kai)

Une centaine de personnages sont ainsi incarnés par une soixantaine de danseuses et danseurs, et les chorégraphies comprennent de grands ensembles et des pas classiques dans les scènes du village, du Palais Royal ou du Palais de la Reine des neiges, mais aussi des mouvements plus modernes, notamment avec les quatre diablotins ou bien le très virtuose tableau des brigands dansé sur des musiques traditionnelles, dans la veine de Pavlo Virsky, pour donner une empreinte identitaire, voir orientaliste, au ballet.

La chef des voleurs

La chef des voleurs

Les trois danseurs principaux défendent avec beaucoup de noblesse et justesse leurs caractères, Iryna Borysova donnant une majestueuse impression de fluidité aristocratique à la Reine, alors que Yaroslav Tkachuk incarne un Kai puissant et racé – quelle magnifique portée acrobatique dans le somptueux pas de deux final! – tout en représentant idéalement une forme de romantisme classique aux lignes épurées. Quant à Tatyana Lyozova, d’une très belle souplesse de geste, elle danse tout en laissant transparaître de petits signes de joie qui décrivent un être qui croit en la vie.

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Yaroslav Tkachuk (Kai) et Tatyana Lyozova (Gerda)

Se distingue aussi la verve du Prince du château royal et la célérité provocante de la chef des voleurs, et il y a même un danseur français parmi la troupe, Clément Guillaume, pour rendre une ardeur enjouée au chef de gang.

Iryna Borysova (La Reine des neiges)

Iryna Borysova (La Reine des neiges)

Dans la fosse, Sergii Golubnychyi obtient de l'Orchestre Prométhée une lecture soignée, bien réglée sur le rythme des danseurs, attentif au contraste des couleurs qui s’épanouit le mieux dans les très beaux pas de deux que recèle ce spectacle accompli et bien à propos pour accompagner la période réflexive de Noël.

Iryna Borysova, Yaroslav Tkachuk et Tatyana Lyozova

Iryna Borysova, Yaroslav Tkachuk et Tatyana Lyozova

Musiques de la partition de 'La Reine des Neiges' (version de décembre 2022)

J. Strauss : Wiener Blut | Sang viennois - Valse
J. Massenet : Visions, poème-symphonique - épisode 1
H. Berlioz: Symphonie fantastique - Mouvement II
J. Massenet: Visions, poème-symphonique - épisode 2
E. Waldteufel: Les patineurs - Valse
A. Ponchielli: Danza delle Ore, extrait de La Gioconda
P. Mascagni: Intermezzo de Cavalleria rusticana
E. Grieg: Peer Gynt - Retour à la maison
E. Grieg: Peer Gynt - Danse d'Anita
J. Massenet: Suite d'orchestre n°4 - "Scènes pittoresques" - I. Marche & IV. Fête bohème
J. Offenbach: Mazurka extrait du ballet Le Papillon
J. Massenet: Le Cid - Aragonaise & Acte 2: Navarraise . National
A. Holmes: Andromède, poème symphonique - épisode 1
A. Holmes: Roland Furieux
A. Holmes: Andromède, poème symphonique - épisode 2
A. Holmes: La Nuit et l'Amour

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Publié le 16 Décembre 2024

Concerto pour violoncelle (Édouard Lalo – 9 décembre 1877, Concerts populaires Paris)
Symphonie n°8 (Anton Bruckner – 18 décembre 1892, Vienne)
Concert du 15 décembre 2024, 14h
Notre-Dame du Perpétuel Secours – Paris

Direction musicale Othman Louati
Orchestre Impromptu
Violoncelliste Askar Ishangaliyev
(ensemble Le Balcon)

 

                                                                Othman Louati

Après la 6e symphonie de Gustav Mahler jouée à l’entrée de l’hiver dernier, l’Orchestre Impromptu, grand orchestre amateur de plus de cent musiciens fondé en 1994, propose à l’approche de Noël d’écouter deux ouvrages qui connurent leur première un mois de décembre, le Concerto pour violoncelle d’Édouard Lalo (9 décembre 1877) et la 8eme symphonie d’Anton Bruckner (18 décembre 1892).

Quatre concerts seront donnés en une semaine, l’un à la paroisse Saint-Gabriel, près du square Sarah Bernhardt, deux autres à l’église Saint-Marcel, boulevard de l’Hôpital, et un quatrième, en ce dimanche, à Notre-Dame du Perpétuel Secours, dans le quartier de Ménilmontant, qui se distingue à l’extérieur par sa flèche très haute et effilée.

Préparation de l'Orchestre Impromptu

Préparation de l'Orchestre Impromptu

La virtuosité du violoncelle est mise à l’honneur en ce début d’après midi avec la pièce concertante qu’Édouard Lalo lui a dédié. Askar Ishangaliyev, soliste de l’Ensemble Le balcon, invite à entendre tout ce que cet instrument a de suavité expressive, mêlant vivacité de traits et attention à homogénéité d’un son riche en vibrations aux teintes pleinement ambrées.

Le violoncelle se détache sensiblement, étant mis au premier plan de par sa position légèrement surélevée située en avant de l’orchestre, si bien que la configuration de l’ensemble a tendance à fondre fortement le délié orchestral, créant une large nappe enveloppante mais moins bien définie. 

A travers cette musique, les motifs subtilement orientalistes que l’on entend, tout en admirant les arches du chœur de l’église, sont du plus bel effet.

Askar Ishangaliyev (Violoncelliste) et Othman Louati

Askar Ishangaliyev (Violoncelliste) et Othman Louati

Après une courte pause, la 8e symphonie de Bruckner replace cependant l’orchestre au premier plan; surtout que ce dernier enclenche un premier mouvement monumental mené avec une noirceur qui s’exprime avec une telle intensité qu’elle en réveillerait les morts. Le regard porté sur la structure gothique de la nef centrale, peu éclairée dans sa partie supérieure, tend même à accentuer la froideur que les jeux d’ombres inspirent sous l’emprise d’une telle musique.

Othman Louati dirige ainsi avec une grande énergie et un allant décomplexé qui auraient pu s’avérer fracassants dans un tel édifice. Pourtant, les cuivres résonnent de tout leur éclat sur les parois latérales de façon spectaculaire, les cors créent des impressions austères plus lointaines mais avec du souffle, et les cordes font entendre aussi bien ces évanescences irréelles romantiques que l’on aime tant chez Bruckner, que des moirures au brillant vif et scintillant qui surplombent la masse instrumentale. Les percussions ont également une très bonne netteté.

Notre-Dame du Perpétuel Secours – Paris

Notre-Dame du Perpétuel Secours – Paris

Il n’est pas toujours évident de dégager ainsi le relief orchestral dans une acoustique qui a tendance à noyer les ondes les plus graves, mais que de poésie quand les lignes des motifs s’évanouissent dans la nef, et surtout quelle constance dans la tension vitale qui est insufflée et qui contribue à donner du nerf sans relâche aux musiciens!

Sous le geste ferme et architectural du chef d’orchestre, la ferveur épique l’emporte grandement dans un tel cadre, mais il y a aussi cette impression, tout au long de l’interprétation, qu’il s’agissait d’une lutte entre des forces sombres et des aspirations à la lumière et à la légèreté de la vie.

L'Orchestre Impromptu

L'Orchestre Impromptu

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Publié le 14 Décembre 2024

L’Oiseau de Feu (Igor Stravinsky
25 juin 1910, Opéra de Paris)
Daphnis et Chloé, suite n°2 (Maurice Ravel

08 juin 1912, Théâtre du Châtelet)
Valse (Maurice Ravel

12 décembre 1920, Concerts Lamoureux, Paris)
Bis : Boléro (Maurice Ravel

22 novembre 1928, Opéra de Paris)

Concert du 09 décembre 2024
Grande salle Pierre Boulez
Philharmonie de Paris

Direction musicale Teodor Currentzis
Orchestre de l’Opéra national de Paris

Chef d’orchestre énormément apprécié par Gerard Mortier qui le fit découvrir au public parisien à travers les lectures verdiennes de 'Don Carlo' et ‘Macbeth’ représentées à l’opéra Bastille respectivement en juillet 2008 et mai 2009, Teodor Currentzis célèbre cette année ses 20 ans de trajectoire artistique extraordinaire depuis la fondation de son premier ensemble, Musica Aeterna, en 2004 au même moment où il devint le chef d’orchestre principal de l’opéra de Novossibirsk.

Cette même année, il dirigea ‘Aida’ dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov qui sera récompensée d’un ‘Masque d’Or’.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Depuis, les collaborations se sont poursuivies avec ce génial metteur en scène (‘Macbeth’ – Paris 2009, ’Wozzeck’ – Bolshoi 2009), puis, quelques années plus tard, avec Peter Sellars (‘Iolanta/Perséphone’ – Madrid 2012,  ‘The Indian Queen’ – Madrid 2013, ‘La Clémence de Titus’ – Salzbourg 2017, ‘Idomeneo’ – Salzbourg 2019) et Romeo Castellucci (‘Le Sacre du Printemps’ – Ruhrtriennale 2014, ‘Jeanne au Bûcher’ – Perm 2018, ‘Don Giovanni’ – Salzbourg 2021, ‘Le Château de Barbe-Bleue/De Temporum fine comœdia’ – Salzbourg 2022).

Teodor Currentzis est ainsi un artiste qui a à dire dans tous les répertoires, du Baroque au contemporain, en passant par les grands compositeurs du XIXe siècle ('Das Rheingold' - Ruhrtriennale 2015), faisant entendre des couleurs, des ornementations et des rythmes souvent inhabituels dans ces ouvrages. Il a dorénavant créé un nouvel ensemble, Utopia, qui  regroupe depuis 2022 des musiciens du monde entier dont certains sont Russes et Ukrainiens.

Musiciens de l'orchestre de l'Opéra national de Paris

Musiciens de l'orchestre de l'Opéra national de Paris

Pour ses retrouvailles avec l’orchestre de l’Opéra national de Paris, 15 ans après ‘Macbeth’, le chef d’orchestre greco-russe a choisi un programme classique et couramment enregistré qui regroupe deux œuvres de commande de Serge Diaghilev pour les scènes parisiennes, ‘L’Oiseau de Feu’ de Stravinsky et un extrait de ‘Daphnis et Chloé’, la suite n°2, de Maurice Ravel, complété par une apothéose, ‘La Valse’, née également sous l’impulsion du fondateur des Ballets russes.

La souplesse avec laquelle il dirigera ce soir la phalange parisienne sera un enchantement de bout en bout. Dans ‘L’Oiseau de Feu’, il obtient un son d’un velouté somptueux, les motifs sombres serpentent sous une tension éclatante, et il entraîne les bois dans des jeux de courbes orientalistes qu’il dessine lui même avec son corps comme s’il cherchait à communiquer au subconscient des musiciens une manière de faire vivre la musique. Il peut ainsi passer d’une lascivité hypnotique à une sauvagerie rythmique parfaitement précise qui donne à l’ensemble du ressort et un allant très élancés.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Dans ‘Daphnis et Chloé’, puis la ‘Valse’, on retrouve cette même volupté et finesse d’ornementation avec un contrôle des volumes caressant et une frénésie diabolique d’où jaillit un hédonisme sonore fait de chatoiements mirifiques et de peintures chaleureuses au sensualisme véritablement klimtien.

Cette rigueur enrobée d’une tonalité ludique fait ainsi ressentir une volonté d’imprégner l’auditeur en profondeur de ces musiques enivrantes, et de lui offrir une plénitude obsédante.

Le choix du 'Boléro' en bis découle naturellement du thème de l’exposition Ravel Boléro inaugurée six jours plus tôt à la Philharmonie, mais est aussi une manière d’exposer à nouveau cette science de l’envoûtement qu’aime tant arborer Teodor Currentzis.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Standing ovation spontanée de la part des musiciens et du public aux sourires béats, et, pour un instant, le rêve d’une rencontre de cœur entre un chef et des musiciens qui puisse se nouer en une grande aventure artistique.

Quoi qu’il en soit, nous retrouverons Teodor Currentzis au Palais Garnier à partir du 20 janvier auprès de son complice Peter Sellars pour interpréter une version de ‘Castor et Pollux’ avec l’Orchestre et les Chœurs Utopia qui pourrait bien être encore source d’innovations musicales inspirantes.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

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Publié le 2 Décembre 2024

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 11 mars 1851, Venise)
Répétition générale du 28 novembre et représentations du 01 et 24 décembre 2024
Opéra Bastille

Rigoletto Roman Burdenko
Gilda Rosa Feola
Il Duca di Mantova Liparit Avetisyan
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Aude Extrémo
Giovanna Marine Chagnon
Il Conte di Monterone Blake Denson
Marullo Florent Mbia
Matteo Borsa Manase Latu 
La Contessa di Ceprano Teona Todua
Il Conte di Ceprano Amin Ahangaran
Usciere di corte Julien Joguet
Paggio della Duchessa Seray Pinar
Double de Rigoletto Henri Bernard Guizirian

Direction musicale Domingo Hindoyan
Mise en scène Claus Guth (2016)

10e opéra le plus joué à l’Opéra national de Paris depuis le début de la période Rolf Liebermann (1973) avec 143 représentations au 01 décembre 2024 – mais plus de 1230 soirées depuis son entrée au répertoire le 27 février 1885 -, ‘Rigoletto’ représentait initialement, en tant qu’adaptation du ‘Roi s’amuse’ de Victor Hugo, une ouverture à la modernité alliée à la tradition littéraire française, et servait de vecteur de résistance aux œuvres de Richard Wagner qui bénéficiaient du soutien de très influents mécènes au tournant du XXe siècle.

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Aujourd’hui, il est devenu un drame riche en grands airs et ensembles populaires qui peuvent être très entraînants malgré la façon dont les femmes y sont considérées, drame qui montre comment un homme, Rigoletto, amené à jouer de façon complice avec une société immorale, va voir cette société se retourner contre lui et sa fille, Gilda, totalement inconsciente de la manipulation qu’elle subit du fait du Duc de Mantoue, et pour lequel elle va pourtant sacrifier sa vie de manière insensée.

Rigoletto (Burdenko Feola Avetisyan Hindoyan Guth) Opéra de Paris

Depuis le 11 avril 2016, une nouvelle mise en scène de Claus Guth est régulièrement reprise sur la scène Bastille (voir les comptes-rendus de 2016, ‘Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth)’, et 2021, Rigoletto (Calleja - Lučić - Lungu - Sagripanti - Guth)’ qui décrivent en détail son esprit théâtral), production qui accentue le ressenti pathétique du spectateur en représentant en avant scène une immense boite en carton, déployée vers la salle, où toute l’action se déroule. 

Ce dispositif représente ainsi la petite boite qu’a conservé un Rigoletto âgé, incarné par un acteur - il s’agit d’Henri Bernard Guizirian ce soir -, qui se remémore sa vie passée détruite par le jeu sordide auquel il s’est lui même livré. Ne lui reste pour pleurer que la robe souillée de sa fille qu’il conserve maladivement.

Naturellement, tout décor somptueux est évacué pour éviter une séduction facile, et le metteur en scène cherche avant tout à resserrer l’action au plus près du public en compensant ce visuel, abîmé et déchiré, par des jeux d’ombres et de lumières qui mettent en relief la monstruosité des personnages tout autant que l’artifice de la cour de Mantoue.

La chute soudaine du rideau de spectacle bleu final au moment du meurtre de Gilda est particulièrement glaçante.

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Pourtant Claus Guth réserve les plus belles images, un peu naïves, pour Gilda, à travers une imagerie vidéographique bucolique et une évocation toute inventée de l’aspiration de la jeune fille au monde de la danse.

Et pour cette nouvelle série, la distribution réunie est particulièrement liée par une implication totalement généreuse, à la mesure de la salle.

Tous ont en effet des voix très sonores et des statures qui leur donnent une présence forte.

Aude Extrémo (Maddalena)

Aude Extrémo (Maddalena)

C’est ainsi le cas du couple formé par Maddalena et Sparafucile dont Aude Extrémo, au galbe noir d’une résonance saisissante, et Goderdzi Janelidze, grande basse au mordant vif et expressif, mettent en relief la dureté de sa mentalité criminelle, mais aussi du Conte di Monterone de Blake Denson qui jette des vibrations violemment fusées au front de Rigoletto avec un aplomb fascinant.

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Le baryton russe, Roman Burdenko, pourrait d’ailleurs paraître dans la première scène assez réservé, mais il va faire ressortir peu après les blessures de l’âme mélancolique du bouffon en gardant une excellente tenue de voix qui va s'imposer progressivement avec une assise solide et une tessiture assez souple et peu heurtée.

Le chanteur, 40 ans, est encore jeune et peut paraître plus frêle que son collègue acteur, Henri Bernard Guizirian, et pourtant son sens du tragique s’impose à la hauteur d’autres grands caractères verdiens, comme Macbeth qu’il évoque très souvent ce soir. C'est cette nature tragique qui passe d'ailleurs au premier plan, devant la relation paternelle à Gilda.

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Et quel formidable Duc de Mantoue que fait vivre le ténor arménien Liparit Avetisyan, absolument sensationnel par sa manière de préserver l’unité de son timbre tout en tenant des aigus avec un souffle splendide, mêlant des accents graves à sa tessiture mature et très agréable à l’écoute!

Il y a surtout chez lui une impulsivité qui répond au rythme imprimé par le chef d’orchestre, et il se livre à des gamineries et un jeu de jeune homme immature qui rendent crédible son potentiel séducteur. Et la confiance qu'il affiche tout au long de la soirée donne du baume au cœur car elle inspire l'optimisme, surtout qu'elle émane d'un artiste qui vient d'une région du monde qui n'est pas aussi privilégiée que la France, et c'est tout à son honneur.

Véritablement, c’est un personnage entier et passionnant à suivre qu’il décrit avec toute sa joie de vivre et son esprit de liberté, au point de faire parfois oublier l'univers dépravé auquel il participe.

Rosa Feola (Gilda)

Rosa Feola (Gilda)

Entourée par tous ces caractères marquants, Rosa Feola s’en détache par la sensibilité qu’elle est sensée dégager. Son timbre a de la personnalité dans le médium, ce qui lui permet de donner beaucoup d’authenticité et de féminité à Gilda.

Elle est capable d’afficher un rayonnement puissant avec finesse, et de rendre la poésie rêveuse de la jeune fille sans pour autant la confiner dans un rôle transparent. Cette fraîcheur mêlée à une technique expérimentée donne ainsi une entièreté à son personnage que l’on ne ressent pas toujours avec autant de naturel.

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Et parmi les seconds rôles, on découvre un jeune ténor néo-zélandais, Manase Latu, en Matteo Borsa, qui tient fièrement les échanges avec le Duc de Mantoue, et plusieurs interprètes de l’Académie et de la troupe de l’Opéra de Paris, Teona Todua, Amin Ahangaran, Seray Pinar, le très sympathique Florent Mbia, en Marullo, et la Giovanna précieuse de Marine Chagnon, qui tous contribuent à la coloration vocale et vivante des différents tableaux.

Domingo Hindoyan

Domingo Hindoyan

Les chœurs sont eux aussi à leur affaire dans ce répertoire qu’ils connaissant si bien, mais dans la fosse d’orchestre, Domingo Hindoyan entretient une fougue et un dramatisme flamboyants d’une grande tension, forçant les attaques pour ne par lâcher l’action, se montrant très souple et plus léché dans les moments détendus où la beauté de l’atmosphère prime, réussissant à ce que la violence de l’action n’induise pas un écrasement des couleurs. 

Rosa Feola et Roman Burdenko

Rosa Feola et Roman Burdenko

La rougeur des cuivres s’amalgame ainsi au flux des cordes et clarté des vents dans un même courant ambré, les contrebasses noircissent l'austérité ambiante, et avec son allure de jeune Verdi ambitieux, le chef d’orchestre vénézuélien nous emporte lui aussi un peu plus vers les régions d’Émilie-Romagne et de Lombardie.

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Salle comble dès la première représentation de cette reprise, et c’est bien mérité quand un tel éclat et un tel allant emportent les cœurs des auditeurs.

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

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Publié le 1 Décembre 2024

Les Offrandes oubliées (Olivier Messiaen – 19 février 1931, Théâtre des Champs-Élysées)
Symphonie n°7 (Anton Bruckner – 30 décembre 1884, Leipzig)
Concert du 21 novembre 2024
Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre national de France
Violon solo Sarah Nemtanu

 

‘Les Champs-Élysées sont aussi pour moi un grand souvenir, car on y a donné ma première œuvre d’orchestre – j’étais à ce moment là un petit jeune homme fort timide de 22 ans -, et c’est Walter Straham qui a dirigé mes ‘Offrandes oubliées’ – c’était, je crois, en 1931 -. J’avais le cœur si tremblant que je n’entendais absolument rien de ce qui se passait sur la scène, mais je crois que l’exécution a été excellente, et l’accueil a été très favorable, ce qui est assez surprenant.’

Ainsi se rappelait Olivier Messiaen de la création de son œuvre lors d’une interview rediffusée sur France Musique, une méditation symphonique décomposée en trois volets, ‘La Croix’, ‘Le Péché’ et ‘L’Eucharistie’, que Cristian Măcelaru avait déjà choisi d’interpréter il y a 3 ans avec l’Orchestre national de France, en ouverture de saison à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Dans sa structure, l’œuvre commence par de lents entrelacs de cordes dont le métal est utilisé pour créer des effets d’irisations, puis, après une brève transition assombrie par les bassons, un déferlement d’attaques décrit une course vers l’abîme, un peu comme dans ‘La Damnation de Faust’, les cisaillements des cordes se faisant âpres, battus par les timbales, jusqu’à une montée prodigieuse mêlant cuivres et percussions. Après une fracture nette, les bassons reprennent leur motif de calme noir pour mener au mouvement lent final, où les violons s’étirent dans les aigus dans une ambiance quasi-mystique.

Philippe Jordan, dont a été annoncé dès le matin avec joie et sourires sa nomination à partir de septembre 2027 à la direction de l’Orchestre national de France, obtient des musiciens une clarté diaphane qu’il affectionne beaucoup dans le répertoire français du XXème siècle, une flamboyance quasi-straussienne dans le mouvement central avec un net effet d’entraînement qui bouscule cette surprenante envolée, avant de retrouver un espace de recueillement intime qu’il va étirer avec finesse jusqu’au long silence conclusif.

L'Orchestre national de France - 7e symphonie de Bruckner

L'Orchestre national de France - 7e symphonie de Bruckner

La pièce principale de la soirée est cependant la 7e Symphonie d’Anton Bruckner rendue célèbre au cinéma par le film de Luchino Visconti ‘Senso’ (1954), à travers laquelle on retrouve sous la gestuelle souple et enveloppante de Philippe Jordan les ombres veloutées et sous-jacentes qu’il sait si bien mettre en valeur dans les ouvrages wagnériens pour lesquels le compositeur autrichien vouait aussi une immense admiration.

Ce soir, la volonté de maintenir un rapport au corps serré avec l’orchestre est saillant ce qui transparaît dans la grande densité de l’interprétation. Les mouvements des contrebasses s’apprécient pour leur moelleux, les cuivres clairs se montrent pimpants et les cors chaleureux, le trait poétique de la flûte est lumineusement coloré, et après un superbe adagio prenant et recueilli, sans virer aux états d’âmes trop crépusculaires, scherzo et final sont menés avec une véhémence flamboyante aux courbes et volumes d’une malléabilité magnifique.

On sent le soin accordé à l’enchantement suscité par des motifs très fins et des piqués légers, et il est très beau de voir comment sous un apparent calme cérémoniel Philippe Jordan peut faire ressortir une effervescence d’un grand raffinement tenue par une ligne aristocratique très élancée.

Philippe Jordan - 7e symphonie de Bruckner

Philippe Jordan - 7e symphonie de Bruckner

Beaucoup d’enthousiasme en fin de concert entre musiciens, public et chef d’orchestre, tant cette soirée est placée sous le sceau de l’évidence, et augure d’un avenir prometteur.

L'Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

L'Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

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Publié le 23 Novembre 2024

Miss Knife Forever (Olivier Py et Antoni Sykopoulos)
Textes d’Olivier Py sur des musiques de Stéphane Leach, Jean-Yves Rivaud, Antoni Sykopoulos et Olivier Py
Récital du 10 novembre 2024
Théâtre du Châtelet

Chant Olivier Py
Piano Antoni Sykopoulos

Le tour de chant de Miss Knife : La Vie d’artiste, Le funambule, Je rêve d’un monde meilleur, Plage de la sirène, La chanson d’Arlequin, Mes amours défuntes, Je suis le vieux poète, Juste le temps d’une chanson, Le rôle est trop court, L’Amour est entre nous, Les cafés du Ve, J’ai trop joué mon personnage, Les ailes noires, Nocturne, Le tango du suicide, Il arrive souvent, J’entends ta voix.

C’est dans la peau de Miss Knife, personnage né d’une pièce ‘La nuit du Cirque’ créée par Olivier Py au ‘Théâtre du peuple’ de Bussang (Vosges) en 1992, que le metteur en scène s’est glissé pour la première fois en 1996 au Festival d’Avignon pour en faire un moyen d’expression poétique très proche de lui-même.

Antoni Sykopoulos et Olivier Py (Miss Knife)

Antoni Sykopoulos et Olivier Py (Miss Knife)

Depuis, il a traversé le temps et parcouru le monde avec elle, et alors qu’il débute sa première saison à la direction du Théâtre du Châtelet, Olivier Py reprend le costume de sa très chère amie pour chanter pendant cinq soirs la vie éphémère de l’artiste - parfois anonyme et teintée de noirceur -, la mort qui souffle l’exaltation pour un amour charnel idéalisé, la beauté de l’univers et l’amour de la vie pour conjurer le cynisme du monde, l’image du bel autre qui envahit le cœur, l’esprit libre du poète et son regard émerveillé sur la jeunesse, l’âme mélancolique au souvenir des amours passées, le tout baigné de chants et de poèmes, la gaîté malgré l’évanescence de la vie, l’approche de la mort qui met le cœur à nu, l’amour comme force invisible, les souvenirs des bonheurs insouciants dans les cafés, le personnage que l’on fait vivre en soi jusqu’à l’ultime révérence, l’âme sombre qui protège, le désir de nuit et les formes de suicides, le retour à la vie et les rêves d’anges.

Ces chansons ont un fond souvent nostalgique et désespéré mais également très lumineux quand elles évoquent les images des êtres aimés, et le travestissement auquel Olivier Py a recours tend à entremêler le sourire de la vie à des mots parfois très sombres.

Grand Foyer du Théâtre du Châtelet et la scène de Miss Knife

Grand Foyer du Théâtre du Châtelet et la scène de Miss Knife

Une scène temporaire (150 places) est installée au centre du Grand Foyer du Théâtre restauré entre 2017 et 2019, et le comédien apparaît depuis l’un des rideaux rouges suspendus sous les oculi finement décorés avec l’aisance déclamatoire qu’on lui connaît bien. 

Affublé d’une perruque blonde – qu’il mettra de côté en cours de spectacle -, de faux cils et d’une robe scintillante, il se rit de l’humeur parfois morbide de ses textes, ce qui donne une tonalité assez originale à l’esprit de cabaret qu’il recrée en faisant ressentir une tristesse joyeuse au souvenir d’une époque heureuse mais assombrie par les drames qui traversèrent les années 80. 

Il forme un duo complice avec le pianiste Antoni Sykopoulos, professeur de chant au sein de l’école de comédie musicale du Théâtre Royal du Parc à Bruxelles, qui, lui-même, donne aussi de la voix, et la chaleur de ce récital ramène l’auditeur à une forme d’essentialisme sentimental, c’est à dire à ce qu'il suffirait de vivre dans la vie s’il ne fallait pas trouver une place dans la société et s'y confronter.

Antoni Sykopoulos

Antoni Sykopoulos

Et quand on connaît certaines de ses mises en scène à l’opéra, telles ‘La Force du destin’ , ‘Le Prophète’ ou bien la  ‘La Dame de Pique’, on est frappé de retrouver dans ces textes certains éléments de sa poétique, comme la figure de l’ange aux ailes noires qui parle des conflits intérieurs entre l’espérance – Olivier Py revendique sa foi catholique - et les pulsions de mort.

Bien entendu, c’est aussi sa personnalité qui se met à nue d’une manière très sensible par le biais de Miss Knife tout en se dissociant du rôle managérial qu’il occupe en tant que directeur du Théâtre.

Probablement ne peut-on voir cela que dans les milieux artistiques de par l’espace de liberté qu’ils représentent plus que jamais aujourd’hui, et c’est pour cela que ce récital apporte un doux sourire aux lèvres, précieux en ce dimanche soir.

Antoni Sykopoulos et Olivier Py

Antoni Sykopoulos et Olivier Py

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Publié le 17 Novembre 2024

Œuvres de Gabriel Fauré, Philippe Bodin et Guillaume Villiers
Concert du 09 novembre 2024
Temple Protestant de Port Royal - Paris XIIIe

Gabriel Fauré (1845-1924)
Barcarolle n°12, La Chanson d’Eve, Prélude n°6, Hymne à Apollon, Nocturne n°13, Le Parfum impérissable, Le plus doux chemin, Mandoline, Au Bord de l’Eau, Green, Le secret
Philippe Bodin (1960-)
La Lune Blanche (2014) sur une poésie de Paul Verlaine
Guillaume Villiers (2005-)
… Et ce soir-là (2024) sur des vers d’Albert Samain

Mezzo-soprano Stéphanie Guérin
Piano Lucas Bischoff

Construite en 1898 le long du boulevard d’Arago dans le 13e arrondissement, l’église réformée de Port-Royal présentait en ce samedi 9 novembre 2024 un hommage à Gabriel Fauré, donné cent ans exactement après sa disparition, interprété par la mezzo-soprano Stéphanie Guérin, artiste lyrique (‘Cosi fan tutte’ – Lausanne 2018, ‘Là-haut’ – Athénée Louis Jouvet 2022) qui aime défendre la mélodie française, et le jeune pianiste Lucas Bischoff, 21 ans, issu du CNSM.

Guillaume Villiers (musicien et compositeur), Lucas Bischoff (pianiste) et Stéphanie Guérin (chant)

Guillaume Villiers (musicien et compositeur), Lucas Bischoff (pianiste) et Stéphanie Guérin (chant)

Au cœur du temple, il faut imaginer un décor avec relativement peu de profondeur, des bancs en bois sombre et robuste provenant de Sibérie, une simple croix rétroéclairée frontale, surmontée d’une coupelle en vitraux figuratifs vers lesquels convergent les arches blanches du dôme.

Une très grande proximité s’installe naturellement entre le public et la scène, et un petit état d’esprit familial se ressent parmi l’audience.

Le programme permet d’entendre des vers de poètes français contemporains du compositeur ariégeois, Paul Verlaine, Leconte de Lisle, Armand Silvestre, ainsi que les poésies de Charles van Lerberghe à travers le cycle ‘La Chanson d’Eve’ qui ouvre le récital. L'observation de la nature y est prégnante.

Le sens de la respiration de Stéphanie Guérin fait immédiatement ressentir une fluidité dans le discours qui, sous l’effet de l’ambiance sensiblement réverbérée, prend une tonalité assez éthérée à laquelle vient se mêler les couleurs plutôt corsées du timbre de voix. Le chant reste bien centré, les teintes graves subtiles, avec un lyrisme délié à cœur ouvert.

Temple Protestant de Port Royal

Temple Protestant de Port Royal

Mais la soirée comporte également deux œuvres de compositeurs présents dans la salle.

La première, ‘La Lune Blanche’ de Philippe Bodin, basée sur les mêmes vers de Paul Verlaine que ceux que Gabriel Fauré mit en musique pour son recueil de neuf mélodies ‘La bonne chanson’, se démarque par une écriture plus aérienne, une véritable ode tournée vers le ciel avec des notes longuement tenues, alors que le piano apporte un contrepoint sombre et très ancré, presque inquiétant.

Puis, Guillaume Villiers, 19 ans, resté auprès du pianiste pour tourner les pages, est à l’honneur à travers l’une de ses compositions de l’année 2024, ‘..Et ce soir-là..’, d’après les vers d’Albert Samain, autre poète dont Gabriel Fauré mit en musique plusieurs poèmes (‘Soir’, ‘Pleurs d’or’, Arpège’).

La nuit est à nouveau évoquée, et le climat musical saisissant enferme l’auditeur dans un intimisme feutré poignant, d’autant plus que Stéphanie Guérin décrit cette fois les états d’âmes mélancoliques d’une tierce personne au bord du désespoir. Et l’écriture musicale, très expressive pour le piano - des effets sonores sont réalisés par pression directe sur les cordes -, suggère profondément un mystère sinistre et un poids émotionnel tout intérieur.

Lucas Bischoff

Lucas Bischoff

Tout au long du concert, le toucher pianistique de Lucas Bischoff est souvent réaliste mais aussi précautionneux quand il accompagne sa partenaire lyrique. Mais quelle surprise lorsqu’au final il propose en bis la mélodie ‘Malagueña’ du compositeur cubain Ernesto Lecuona avec un esprit de liberté ahurissant! Une forme de coda festive qui achève pleinement ce récital si à propos en ce soir d’automne.

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Publié le 11 Novembre 2024

Passion selon Saint-Jean (Jean-Sébastien Bach – 7 avril 1724, Leipzig)
Représentation du 04 novembre 2024
Théâtre des Champs-Élysées

Trame : L'arrestation, l’interrogatoire chez Anne et Caïphe et le reniement de Pierre, l’interrogatoire chez Pilate, la flagellation et le couronnement d'épines, la crucifixion et la mort de Jésus, l'ensevelissement

Soprano Sophie Junker                            Pilate Georg Nigl
Jésus Christian Immler                            Contre-ténor Benno Schachtner
L’Evangéliste Valerio Contaldo              Ténor Mark Milhofer
Ancilla Estelle Lefort*                           Soprano Camille Hubert*
Contre-ténor Logan Lopez Gonzalez*    Servus Augustin Laudet*
Pierre Rafael Galaz Ramirez

* artiste lyrique du Chœur de chambre de Namur

Danseurs Rosa Dicuonzo, Yuya Fujinami, Tian Gao, Eva Georgitsopoulou, Hwanhee Hwang, Annapaola Leso, Jaan Männima, Margaux Marielle-Tréhoüart, Virgis Puodziunas, Orlando Rodriguez, Joel Suárez Gómez

Direction musicale Leonardo García-Alarcón
Chorégraphie, mise en scène Sasha Waltz (2024)
Compagnie Sasha Waltz & Guests
Ensemble Cappella Mediterranea
Chœur de chambre de Namur, Chœur de l’Opéra de Dijon

Production créée le 22 mars 2024 dans le cadre du Festival de Pâques de Salzbourg et reprise à l’Opéra de Dijon les 30 et 31 mars 2024

Animé du désir de consacrer son art au service de l’Église, Jean-Sébastien Bach fit ses débuts comme cantor à Saint-Thomas de Leipzig le 30 mai 1723. Il ne devait pas seulement composer et jouer de la musique sacrée, mais aussi enseigner le chant aux élèves, superviser l’Institution et encadrer les prières du matin et du soir.

Le jour de Noël de la même année, il présenta une première version de son ‘Magnificat’ et, quelques mois plus tard, le 07 avril 1724, il fit entendre la ‘Passion selon Saint-Jean’ pour célébrer Pâques.

Au cours des années qui suivirent, il continua à l’améliorer en ajoutant des airs où en réarrangeant la partition jusqu’en 1749. Mais seules les versions de 1725 et 1749 sont éditées aujourd’hui.

Passion selon Saint-Jean - Photo Sasha Waltz & Guests

Passion selon Saint-Jean - Photo Sasha Waltz & Guests

Le Théâtre des Champs-Élysées est une salle où il est régulièrement possible d’entendre ‘La Passion selon Saint-Jean’, et au cours des 15 ans du mandat de Michel Franck, de 2010 à 2025, l’ouvrage a été représenté en version de concert en moyenne tous les deux ans, depuis l’interprétation donnée par Ton Koopman et l’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir en 2011, à celle dirigée par Mark Padmore avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment en 2021.

En revanche, il faut remonter au 21 octobre 1985 pour retrouver une version scénique de ‘La Passion selon Saint-Jean’ jouée en ce lieu qui accueillit la production de La Fenice mise en scène par Luigi Pizzi et dirigée par William Christie.

Mais loin de reproduire une imagerie iconographique catholique surchargée, le spectacle de Sasha Waltz est d’une totale intériorité que onze danseuses et danseurs font vivre à partir d’un art du mouvement circulaire et de torsions des corps qui traduisent de façon esthétique et poignante la souffrance mais aussi la grâce de la résistance à cette souffrance.

Les hauts de la salle du Théâtre des Champs-Elysées

Les hauts de la salle du Théâtre des Champs-Elysées

La nudité est d’emblée exposée pour exprimer le dépouillement et la fragilité de l’être humain, et elle s’insère tout au long de l’œuvre sous une lumière pénombrale caravagesque dont le sensualisme se fond au sentiment d’affliction engendré par le chant et la musique de Bach.

Par moments, la chorégraphe berlinoise a également recours à des à-coups théâtraux et des bruitages électroacoustiques pour marquer la violence que subit le Christ, mais les planches qui claquent en tombant au sol altèrent aussi la perception musicale ce qui fera réagir une partie du public. Plus loin, le percement du corps du Christ est suggérer par un ensemble de lances toutes pointées vers lui.

Le symbole du sang n’est néanmoins jamais évoqué.

Une très belle évocation d’un retable vivant est esquissée à partir d’un simple cadre dépliant où danseurs et musiciens prennent pose, toujours dans cet esprit de distanciation vis-à-vis de l’iconographie qui place la chair et le vivant au cœur du drame, et il y a aussi cette impressionnante plongée dans le noir, de toute la salle, au moment où le Christ se libère de la mort, ce qui rappelle le procédé qu’avait employé Dmitri Tcherniakov au Palais Garnier dans ‘Casse-Noisette’ pour signifier un changement de monde. Sauf que ce soir, l’orchestre continue de jouer dans le noir total.

Passion selon Saint-Jean

Passion selon Saint-Jean

L’Ensemble Cappella Mediterranea voit d’ailleurs son unité rompue puisqu’il est divisé en deux sections chacune disposée au pied du cadre de scène côté cour, pour la première, où dirige Leonardo García-Alarcón, et côté jardin pour la seconde. Un fort intimisme se dégage de l’interprétation aux couleurs franches sans effet d’éthérisation prononcé, et la musicalité curviligne s’harmonise naturellement avec la fluidité du mouvement chorégraphique.

Quelques choristes complètent chacun des deux ensembles, mais la surprise provient de cet inhabituel écho des voix qui semble se réfléchir sur les parois circulaires donnant l’impression que le chant vient de toute part. Et ce, jusqu’à qu’une vingtaine de choristes assis parmi les spectateurs au parterre se lèvent, révélant ainsi leur présence et la raison de cet effet de spatialisation saisissant.

L’Ensemble Cappella Mediterranea

L’Ensemble Cappella Mediterranea

Les solistes du drame ont par ailleurs une expressivité qui permet d’apprécier les différences de caractérisation de chaque artiste de façon très nette. Christian Immler traduit la sagesse et l’humanité du Christ avec justesse et une douce humilité, Georg Nigl, en Pilate, a le mordant d’un prédateur et une posture d’une solidité inflexible, l’évangéliste de Valerio Contaldo s’emplit au fil de la soirée d’un dramatisme tragique de plus en plus ancré, Mark Milhofer se montre d’une inépuisable profondeur de souffle, ainsi que d’une tenue de ligne impeccable avec un timbre bien incarné, et Benno Schachtner distille une légèreté rêveuse et mélancolique bien plus diaphane.

Quant à Sophie Junker, elle met à genoux les cœurs dans la déploration finale où les danseurs autour d’elle expriment sentiments de consolation et d’apaisement par des mouvements et étreintes d’une poésie naturelle fort chaleureuse.

Valerio Contaldo, Georg Nigl, Christian Immler et Benno Schachtner

Valerio Contaldo, Georg Nigl, Christian Immler et Benno Schachtner

Salle pleine pour deux soirs seulement, le directeur, Michel Franck, ayant même cédé sa place à la jeunesse, on ressort de ce spectacle fortement imprégné de son atmosphère ambiguë et de ses très beaux jeux de lumières d’apparence simple dans leur mise en place, mais également très impressionné par la manière dont l’interprétation musicale renouvelle notre perception de la spiritualité des corps.

Leonardo Garcia Alarcon, Sasha Waltz et les danseurs

Leonardo Garcia Alarcon, Sasha Waltz et les danseurs

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Publié le 31 Octobre 2024

The Time of our singing (Kris Defoort –
14 septembre 2021, La Monnaie)
Représentation du 27 octobre 2024
La Monnaie de Bruxelles

Delia Daley Claron McFadden
William Daley Mark S. Doss
David Strom Simon Bailey
Jonah Levy Sekgapane
Joey Peter Brathwaite
Ruth Abigail Abraham
Lisette Soer Lilly Jørstad
Robert Rider Hervé Loka Sombo (rôle muet)

Direction musicale Kwamé Ryan
Mise en scène Ted Huffman (2021)

Orchestre de chambre de la Monnaie
Ensemble de jazz (Robin Verheyen, Lander Gyselinck, Nicolas Thys, Hendrik Lasure)
Chœur d’enfants Equinox

Coproduction LOD Muziektheater (Gand), Theater St Gallen

Ouvrage récompensé par l’International Opera Awards comme la ‘Meilleure Création Mondiale’ de la saison 2021 / 2022', ‘The Time of our singing’ est repris trois ans plus tard à la Monnaie de Bruxelles, et c’est à une œuvre très touchante et chaleureuse qu’il est possible d’assister en ce début d’automne, de par la manière dont l’histoire d’amour entre une jeune musicienne noire originaire de Philadelphie et un physicien juif allemand est racontée en nous faisant traverser l’Histoire américaine et ses injustices vis à vis de la communauté noire au XXe siècle.

Simon Bailey (David Strom) et Levy Sekgapane (Jonah)

Simon Bailey (David Strom) et Levy Sekgapane (Jonah)

Décor dépouillé, la scène est simplement entourée de tables de classe sur tout son pourtour, et un tableau étendu en arrière plan remémore les noms de civils noirs ayant été victimes de meurtres depuis la guerre civile à aujourd’hui. Parmi ces noms se discerne celui de Delia Daley qui disparaîtra dans un incendie que sa fille, Ruth, estimera être intentionnel.

Et au dessus de ce tableau mémoriel, des vidéos noir et blanc évoquent le contexte historique en commençant par le récital de Marian Anderson interprété au Lincoln Memorial de Washington le 09 avril 1939 devant plus de 75 000 spectateurs, la contralto afro-américaine s’étant vu refuser l’accès au Constitution Hall par les ‘Filles de la Révolution américaine’.

Elle sera plus tard la première cantatrice noire à apparaitre sur la scène du MET, le 07 janvier 1955, pour chanter le rôle d'Ulrica dans 'Un Ballo in maschera' de Giuseppe Verdi.

Au cours de cette histoire basée sur le roman éponyme de Richard Powers, la question raciale est abordée par le biais de la famille Daley. 

Claron McFadden, soprano New-yorkaise installée dorénavant aux Pays-Bas qui célébrera ses 40 ans de carrière l’année prochaine, joue avec beaucoup de finesse et de profondeur le personnage de Delia Daley en montrant par ses sourires naturels comment elle entend dépasser les préjugés raciaux qui existent même au sein de sa propre famille. 

Car son père, William (incarné par la présence autoritaire de Mark S. Doss), considère que les noirs ne peuvent se défaire de leur groupe d’origine. Il y a donc ici un conflit d’appartenance entre un communautarisme qui souhaite s’imposer à l’individu, d'une part, et l'envie de faire partie d'une société unifiée, d'autre part.

Levy Sekgapane (Jonah) et Claron McFadden (Delia)

Levy Sekgapane (Jonah) et Claron McFadden (Delia)

L’idéal de Delia et de son fils, Jonah, chanté avec un timbre tendre et poétique par Levy Sekgapane, ténor sud-africain qui mûrit actuellement un parcours très assuré dans les interprétations belcantistes, se sublime par la manière dont tous deux voient dans leur parcours lyrique l’aboutissement d’un universalisme humaniste, alors que Ruth, la sœur de Jonah, mue par une volonté revendicative qui se traduit dans la gestuelle scénique vive d' Abigail Abraham, préférera développer un art du chant plus proche de ses racines à travers une école qu’elle va dédier aux jeunes avec l’aide de son autre frère, Joey (Peter Brathwaite).

Cela permettra en dernière partie d’entendre le chœur d’enfants Equinox entraîner le public sur un air entêtant qui sera repris en bis au rideau final face à une salle acquise et debout.

Abigail Abraham (Ruth), Levy Sekgapane (Jonah) et Peter Brathwaite (Joey)

Abigail Abraham (Ruth), Levy Sekgapane (Jonah) et Peter Brathwaite (Joey)

Quand Jonah les rejoint, il comprend tout l’intérêt de la démarche qui devient un moyen de concilier le besoin d’émancipation par l’art tout en restant connecté à la vie d’aujourd’hui et de ses difficultés. Et ce d’autant plus que les violences policières vis-à-vis des populations noires se poursuivent.

Et brutalement, le chœur d’enfants met sans dessus-dessous la scène au moment des émeutes survenues à Los Angeles en 1992 lors de l’acquittement des agresseurs de l’activiste Rodney King.

Chœur d’enfants Equinox

Chœur d’enfants Equinox

La musique qu’a composé Kris Defoort, qui en est à son quatrième ouvrage à la Monnaie après ‘The Woman who walked into doors’ (2001), ‘House of the sleeping beauties’ (2009) et ‘Daral Shaga’ (2014), inclut des parties jazzy et feutrées jouées à la batterie, un accompagnement délicat au piano qui accroît le sentiment d’intimité des relations humaines, un saxophone qui induit une narration sentimentale et rêveuse, alors que l’écriture des cordes tend à diffracter leurs sonorités en mille discrets chatoiements, ce qui crée du relief et des aspérités qui évitent d’entendre un flot trop coulant et uniforme. 

 Lilly Jørstad (Lisette Soer) et Levy Sekgapane (Jonah)

Lilly Jørstad (Lisette Soer) et Levy Sekgapane (Jonah)

Kwamé Ryan - les parisiens se souviennent peut-être qu'il interprétait en 2004 'L'Espace dernier' de Matthias Pintscher à l'Opéra Bastille - dirige l’Orchestre de chambre de la Monnaie dans un esprit d’osmose avec les musiciens et la scène qui se retrouve dans sa souplesse de lecture et sa maîtrise sonore qui invitent à un climat convivial et généreux.

Et c'est autant plus sensible que la direction d’acteurs de Ted Huffman s’inscrit continuellement dans la sobriété et la justesse.

Claron McFadden, Kwamé Ryan, Levy Sekgapane, Peter Brathwaite et Abigail Abraham

Claron McFadden, Kwamé Ryan, Levy Sekgapane, Peter Brathwaite et Abigail Abraham

Et voir à quel point cet ouvrage contemporain peut réunir des publics très différents laisse penser que Peter Gelb pourrait-être intéresser pour le porter sur la scène du New-York Metropolitan Opera afin de lui donner un impact encore plus grand.

The Time of our singing (McFadden Sekgapane Ryan Huffman) La Monnaie

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