Publié le 10 Février 2025
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Médée (Luigi Cherubini – Théâtre Feydeau – Paris, le 13 mars 1787)
Représentation du 08 février 2025
Opéra Comique – Salle Favart
Médée Joyce El-Khoury
Jason Julien Behr
Créon Edwin Crossley-Mercer
Dircé Lila Dufy
Néris Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Première suivante de Dircé Michèle Bréant
Deuxième suivante de Dircé Fanny Soyer
Comédienne Caroline Frossard
Figurantes Inès Dhahbi, Sira Lenoble N’diaye, Lisa Razniewski et Mirabela Vian
Solistes de l’Académie, des enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique Inès Emara, Félix Lavoix Donadieu et Edna Nancy
Direction musicale Laurence Equilbey
Mise en scène Marie-Ève Signeyrole (2025)
Orchestre Insula orchestra, Chœur Accentus
Coproduction Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
La légende de Médée imprègne régulièrement les scènes théâtrales – récemment La Comédie Français a confié une interprétation radicale de la pièce d’Euripide à Lisaboa Houbrechts, pour la réalisation, et Séphora Pondi, pour le rôle principal, sur fond de revanche des pays du Sud sur le Nord prospère -, et si la version de Marc Charpentier (1693) a réussi son retour à l’Opéra de Paris au printemps 2024 avec Lea Desandre dans le rôle titre, la version de Luigi Cherubini a connu peu de réalisations scéniques à Paris depuis son entrée au Palais Garnier en 1962 dans la mise en scène de José Beckmans et avec Rita Gorr en écrasante prêtresse.
Il y eut bien la mise en scène de Liliana Cavani en 1986, toujours à Garnier et avec Shirley Verrett en féline Médée, puis celle de Yannis Kokkos au Théâtre du Châtelet en 2005 avec Anna Catarina Antonaci, mais c’est surtout la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, livrée aux griffes de Nadja Michael et reprise en 2012 au Théâtre des Champs-Élysées, qui fait aujourd’hui référence incontestable.
Il y a donc grand intérêt à découvrir cette version lyrique de l’ouvrage qui fait son entrée au répertoire de la salle Favart située à 300 mètres de l’ancien Théâtre Feydeau où elle fut originellement créée en 1797.
Le point de vue que propose d’explorer Marie-Ève Signeyrole est de montrer comment Médée est victime d’une société occidentale opulente et bourgeoise - elle qui est une étrangère -, et de dénoncer la violence qui traverse en bas-fond cette société qu’elle subit et qui donne pourtant une image propre et superficielle d’elle-même.
Elle s’attache également à donner de l’existence au regard et à la parole de ses enfants.
Elle introduit également une comédienne (Caroline Frossard) qui représente une mère infanticide contemporaine, dorénavant en prison, de façon à tirer un premier lien entre le personnage mythologique et ces cas de femmes ayant souffert du ‘Syndrome de Médée’ que l’on retrouve dans l’actualité. L’intérêt premier de cet insert est d’enfermer le décor de la scène dans une sorte de cellule sombre aux parois mobiles, qui se referment et font peser à la fois le sentiment de culpabilité et l’état de claustration dans le milieu carcéral.
Par ailleurs, la scène d’ouverture, orchestralement agitée, montre Jason et Dircée emportant dans leur aventure les enfants de Médée sur une forme de radeau symbolique, image qui à elle seule dit tout du désespoir de cette dernière.
Un grand soin est accordé aux détails et lumières chaleureuses qui recréent l’ambiance festive initiale à Corinthe autour des différentes tables des convives qui paraissent tous assez fades et conventionnels.
Mais tout au long du drame, Marie-Ève Signeyrole utilise la vidéo avec beaucoup de justesse pour décrypter les visages, notamment ceux des garçons, ce qui est toujours source de réflexion esthétique sur les pensées sous-jacentes, d’autant plus que les vidéos temps-réel sont filmées par une camérawomen qui s’immisce avec discrétion parmi les artistes.
Le second acte prend très vite une tournure polémique, car devant un décor archaïsant et primitif, nous retrouvons Médée entourée de suivantes à la peau mate qui vont devoir supporter les violences de Créon et de sa clique. Il est clairement montré ici une violence raciste et une forme de refoulement de tout ce qui figure les origines païennes de la société bourgeoise blanche.
Même si l’on comprend le message très direct qu’envoie la metteuse en scène, ce tableau arrive de façon inattendue sans être véritablement connecté à la première partie. Car, si avait été appliquée sur le teint de Joyce El-Khoury une coloration brune, comme l’avait fait Andrea Breth dans sa production berlinoise de 2018 avec Sonya Yoncheva, une certaine continuité d’origine se serait tout de suite comprise.
Mais, uniquement affublée d’un costume orientalisant, telle une Sarah Bernhardt jouant dans ‘Bajazet’, Médée paraît ici plus proche du milieu de Jason et donc insuffisamment en décalage, si bien que la dénonciation raciste paraît un peu trop ‘plaquée’, d’autant plus que l’actrice qui joue une Médée moderne est aussi typée occidentale.
Dans le même temps, l’attaque est frontale, et dans les temps politiques que nous vivons, l’image conserve toute sa force.
Autre élément intéressant dans cette mise en scène est de laisser entrevoir le jugement peu flatteur que porte l’un des garçons sur son père et son infidélité à Médée.
En fait, le regard que porte Marie-Ève Signeyrole vise à montrer que malgré ce qu’elle a fait, Médée n’a jamais perdu son amour pour ses enfants, ce que l’on ressent très bien à travers la séquence finale qui montre le regard d’une mère horrifiée et anéantie après avoir noyé la chair de sa chair.
Et c’est parce que la metteuse en scène ne doute jamais de la réalité de cet amour - seulement dépassé par la haine et l’agression qu’a vécu Médée -, qu’elle cherche ainsi à défendre l'héroine quitte à faire passer tous les hommes du plateau pour les pires des ordures.
Justement, Julien Behr incarne avec beaucoup de crédibilité un Jason violent et totalement antipathique. Le chanteur lyonnais détient une ligne vocale intense, conduite avec une coloration fortement ambrée et bien homogène, et son geste nerveux allié à un regard noir omniprésent - même si l’on verra furtivement une tendresse retrouvée avec Médée – guident efficacement son engagement théâtral.
Il se trouve confronté à une Joyce El-Khoury qui peut compter sur un médium sensuel et généreux pour exhaler une prestance qui s’insère plus facilement qu’elle ne tranche avec la société moderne corinthienne. Elle affiche un côté ‘jeu dans le jeu’ quand elle s’impose à ses protagonistes, mais sait aussi se laisser aller à des élans mélodramatiques dans la relation à ses enfants, comme avec Néris.
La dimension incendiaire est, elle, plus atténuée car sa tessiture aigüe, fuselée et corsée, nécessiterait plus d’ampleur et de métal pour qu’elle prenne une présence pleinement tragique.
Elle reste donc très humaine, et c’est peut-être aussi ce que souhaite obtenir Marie-Ève Signeyrole pour défendre sa vision d'une femme victime avant tout.
C’est cependant Marie-Andrée Bouchard-Lesieur qui dépeint le portrait le plus accompli, car sa richesse de timbre, opulente et composée de mille reflets, exprime une puissance vitale d’une très grande sensibilité qui se lit aussi avec justesse à travers les traits du visage et le regard. Néris est ici une femme enveloppante, maternelle et assurée.
Et si la Dircé de Lila Dufy affiche une fraîcheur qui lui permet de jouer un rôle de femme heureuse d’éprouver un rêve de jeune fille, Edwin Crossley-Mercer, timbre fumé et impénétrable, interprète un Créon d’apparence vieux jeu, mais qui se révélera vulgaire sans attirer la moindre compassion.
Enfin, Michèle Bréant, en suivante de Dircé, fera entendre une légèreté printanière absolument charmante dès le premier tableau.
En fosse, l’orchestre Insula orchestra défend le drame haut en couleur avec ses traits cuivrés expressifs et ses vents qui jaillissent avec panache, et Laurence Equilbey privilégie le caractère fauve de la peinture à une trop forte précipitation rythmique. L’ensemble en tire ainsi une saillante envergure théâtrale, et les chœurs vivifiants sont d’une tonicité à toute épreuve.
Un parti pris scénique, certes, fortement discutable, mais qui soutient l’intérêt jusqu’au bout.