Publié le 30 Janvier 2013
Manon Lescaut (Puccini)
Représentation du 27 janvier 2013
Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles)
Manon Lescaut Amanda Echalaz
Lescaut Lionel Lhote
Il Cavaliere Renato Des Grieux Hector Sandoval
Geronte de Ravoir Giovanni Furlanetto
Edmondo Julien Dran
Il Maestro di Ballo & Un Lampionaio Alexander Kravets
Un Sergente Guillaume Antoine
Un Musico Camille Merckx
L’Oste Guillaume Antoine
Coro del Madrigale Amalia Avilán, Anne-Fleur Inizian, Audrey Kessedjian, Julie Mossay
Direction Musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Mariusz Trelinski
Amanda Echalaz (Manon Lescaut)
En décembre dernier, pour les fêtes de Noël, la nouvelle production de La Traviata mise en scène par Andrea Breth avait suscité une polémique, car la seconde partie comportait une scène sensiblement dérangeante qui rappelait celle de l’orgie d’« Eyes Wide Shut ».
Au-delà du malaise personnel qu’elle créa, cette vision ne traduisait pas l’esprit de Verdi dénonciateur d’une haute société bourgeoise qui refuse à une femme, hypocritement, la liberté d’aimer, afin de protéger ses propres intérêts financiers.
Si l’on y ajoute une distribution dont seule Simona Saturova se distingua, nous n’avions pas là un spectacle pouvant avoir un impact intime fort.
Mais cela fait partie des risques pris par une Maison d’Opéra dynamique, et le Théâtre Royal de la Monnaie vient de se rattraper en présentant Manon Lescaut confiée, cette fois, à la direction scénique de Mariusz Trelinski, le directeur artistique du Grand Théâtre de Varsovie.
La scénographie est transposée dans un univers nocturne situé au centre d’un décor unique écrasé par un plafond bas, étouffant, de manière à créer une impression de claustrophobie.
Le soin accordé à la stylisation se lit avant que la musique ne commence, alors qu’un subtil liseré violacé éclaire et adoucit l’atmosphère depuis les pourtours de l‘espace central, au fond duquel défile la vue sur les lumières des immeubles d’une ville moderne, Paris, en pleine nuit.
Les étudiants et bourgeois du livret original deviennent des hommes et femmes affairés entre leur travail mécanisant et leur course effrénée à travers les transports suburbains de la capitale. On retrouvait déjà cette description froide de notre monde contemporain dans la mise en scène de Macbeth par Ivo van Hove à l’Opéra de Lyon, en octobre dernier, mais son concept ne s’était pas suffisamment développé au fil du drame.
Ici tout fait sens. DesGrieux est un de ces citoyens soumis à un rythme déshumanisant qui ne peut que tomber amoureux d’une créature éblouissante de vie, insaisissable et troublante par son comportement non conformiste.
Au début, Hector Sandoval paraît jouer très caricaturalement ce rôle d’homme trop fier et un peu idiot de son amour, mais, par la suite, le ténor mexicain s’empreint d’une profondeur blessée fort émouvante. Il soigne chaque mot afin de faire jaillir de son chant une lumière idéaliste, et cette poésie authentique portée par un souffle naturel lui donne une présence discrète qui s’amplifie au fur et à mesure, alors qu’il n’a pourtant pas d’atouts charismatiques immédiats. Son incarnation, entière, en devient humainement magnifique.
A l’apparition de Manon, Mariusz Trelinski l’entraîne dans un univers proxénète avec lequel elle prend plaisir à jouer, dont le frère est manifestement complice. Géronte de Ravoir se présente alors en consommateur avide et sans scrupule, affublé d’un costume blanc à la Al Capone.
Baryton brillant et sympathique, Lionel Lhote n’a aucun problème à imposer un Lescaut fort, avec un aplomb vocal certain, auquel Giovanni Furlanetto associe un timbre fortement nasal, mais une diction précise, qui restitue la vérité cynique de Géronte.
Summum d’une description feutrée où la femme est transformée en un produit de luxe, le madrigal, chanté par des interprètes féminines vêtues de couleurs dorées comme souvent Warlikowski les représente également dans ses opéras, est joué sous forme de numéro de cabaret langoureux, en avant-scène, ce qui lui donne un charme surprenant, une ode chantant l’insensibilité de la femme fatale à son soupirant.
Amanda Echalaz est complètement mystérieuse en Manon, en premier lieu parce nombre de changements de chevelures et d’habillements la transforment constamment, mais aussi parce qu’elle varie en continue couleurs et densité du timbre de voix, parfois s’écaillant dans les graves, ou s’allégeant finement dans ‘In quelle trine morbide’. L’impression d’impureté permanente, aussi liée à un faible tissage du legato, est alors compensée par la stabilité du souffle et le brillant des aigus, sans écorchure.
Toutefois, le parti pris de la mise en scène se focalise sur Des Grieux et son emprise phantasmatique, Manon n’étant plus qu’une image changeante. L’héroïne ne peut donc plus toucher aussi fortement, à la dernière scène notamment, puisqu’elle apparaît moins incarnée, moins souffrante.
Mariusz Trelinski poursuit sa vision avec des images très fortes. L’asservissement de femmes défilant, torturées et exposées comme des bêtes, en partance pour la Louisiane, laissées sous le regard de spectateurs tapis dans l’ombre sans esquisser le moindre geste pour leur porter secours, ouvre le troisième acte sur la scène la plus sombre de l’opéra.
Mais la suivante, au cours de laquelle se retrouvent Des Grieux et Manon, prend une ampleur cinématographique incroyable.
La solitude et le désespoir du Chevalier y sont exprimés en le séparant de son amour inaccessible, lui appuyé seul contre un pilier de scène les deux mains accrochées à son téléphone, elle lui répondant derrière une paroi de verre, alors que se déroulent en arrière plan les lumières de la ville, comme un long travelling qui suit le rythme de la musique sans fin.
Nous sommes alors quelque part dans un univers aussi noir et étrange que ceux de David Lynch, Alfred Hitchcock ou Ridley Scott, sous l’influence d’une musique qui souligne le mystère d’une incommunicabilité humaine fondamentale.
Avant de voir et entendre, pour la première fois, le premier grand succès de Puccini, jamais il ne serait venu à l’idée que cette musique puisse être aussi évocatrice et moderne, sans doute plus que La Bohème ou Tosca.
Face à l’Orchestre de l’Opéra Royal de la Monnaie, Carlo Rizzi ne ménage pas beaucoup la partition pendant les deux premiers actes, entretenant de façon inexplicable une précipitation qui pousse les vents, et les flûtes en particulier, à des dérapages stridents inutiles. Il y a un écart constant entre l’image d’une gestuelle impliquée à cœur ouvert, et une raideur, presque brutale, qui n’engage pas l’orchestre à détailler la finesse de la partition, alors que les motifs devraient être caressés avec la douceur du velours d’une patte de chat.
Après l’entracte, la chaleur regagne la fosse, le lyrisme généreux également, et les deux derniers actes combinent superbement dramatisme orchestral, scénographie sombre, et variations des ambiances lumineuses selon les vagues ombreuses de la musique.
Avec une distribution réunissant à la fois un véritable caractère vocal et une vérité scénique saisissante, Mariusz Trelinski réussit à la fois à porter Manon Lescaut dans notre monde immédiat, et à révéler la puissance et l’intimisme d’une partition, pour ma part négligée.