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Publié le 25 Janvier 2024

Die Walküre (Richard Wagner – Munich, 26 juin 1870)
Représentation du 21 janvier 2024
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Siegmund Peter Wedd
Sieglinde Nadja Stefanoff
Wotan Gábor Bretz
Brünnhilde Ingela Brimberg
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Hunding Ante Jerkunica
Gerhilde Karen Vermeiren
Ortlinde Tineke Van Ingelgem
Waltraude Polly Leech
Schwertleite Lotte Verstaen
Helmwige Katue Lowe
Siegrune Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Grimgerde Iris van Wijnen
Rossweisse Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2024)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

Alors qu’une série de ‘Ring’ commence à émerger dans nombre de maisons d’opéras pour célébrer en 2026 les 150 ans de la création de ce cycle qui représente l’aboutissement dramaturgique de l’art lyrique, l’approche qu’a initié Romeo Castellucci en novembre dernier avec le prologue, ‘L’Or du Rhin’, épurée et symbolique tout en préservant la lisibilité des différents caractères, se renforce au cours de la première journée, ‘Die Walküre’, dans une noirceur qui réserve des images de toutes beautés.

Gábor Bretz (Wotan)

Gábor Bretz (Wotan)

Le premier acte présente Siegmund et Sieglinde comme deux êtres humains de conditions modestes et fragiles. Au cours de la tempête d’ouverture, une réminiscence du passé de l’étranger suggère ce qu’il a violemment enduré sur un champ de bataille pour sauver une enfant. Et son costume, avec seulement le bras gauche armuré, montre l’attention du metteur en scène à rester fidèle au récit que le protagoniste principal fait de son état physique, un homme brisé.

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Peter Wedd (Siegmund) et Nadja Stefanoff (Sieglinde)

Lorsque le couple entre dans la demeure de Hunding, un gigantesque œil, probablement extrait d’une œuvre religieuse dont aime souvent s’inspirer le plasticien italien, à l’instar de ce qu’il fit dans sa version de ‘Tannhäuser’ à Munich, signe en apparence la présence de Wotan qui surveille la scène du seul œil qui lui reste. Mais à y regarder de plus près, il s’agit du regard d’un agneau, la pureté de l’amour.

Au milieu de quelques meubles mouvants, un vrai chien loup noir se faufile autour de son maître représenté en inquiétant oiseau noir, lui qui participa à la traque contre Siegmund, et qu’il va bientôt reconnaître.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

La scène de reconnaissance entre le frère et la sœur se dégage momentanément de l’obscurité avant qu’ils ne s’enlacent pour former un tableau où des fleurs apparaissent, comme par magie, dans les bras de Sieglinde, leur amour incestueux se réalisant sous une coulée euphorique de sang. ‘Sœur, que fleurisse à nouveau le sang des Wälsungs !’, Romeo Castellucci prend le texte au mot pour en faire des images d’une troublante poésie.

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Nadja Stefanoff (Sieglinde) et Peter Wedd (Siegmund)

Retour ensuite au Walhalla, plongé dans les ténèbres depuis que la malédiction d‘Alberich y a précipité tous les Dieux, l’existence de Wotan étant dorénavant totalement manipulée par le destin.

L’arrivée de Fricka convie un autre symbole biblique, la colombe. A travers une scène absolument fascinante, une douzaine de ces oiseaux porteurs de paix, contrôlés par des intervenants recouverts de blanc, sont lâchés en toute liberté, et il vrai qu’il est étonnant d’admirer la facilité avec laquelle ils se laissent manipuler, au risque que le spectateur, hypnotisé, perde le fil du discours.

La déesse en saisit deux qu’elle tue en assumant son désir d’éliminer les deux Wälsung – il s’agit à ce moment là d’un jeu d’illusion car elle se saisit en fait de deux jouets animés – . On repense à l'impressionnante scène de Kundry tenant un serpent blanc autour du poignet dans la version de ‘Parsifal’ conçue par Castellucci sur cette même scène 13 ans auparavant.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Wotan, complètement dépassé par la situation, s’accroche à sa tête de Buddha peinte en noir. Son esprit ne sera plus jamais tranquille. Le sort sanglant de Siegmund est scellé, et malgré la vaillance de Brünnhilde, il sera tué sur une lande surmontée de l’épée Notung, autre image chrétienne de l’agneau qui attend d’être transpercé.

Cette même puissance de l’image réelle s’exprime au dernier acte, lorsque de somptueux chevaux noirs s’installent en fond de scène alors que les Walkyries, venues ramasser les corps des soldats morts au combat, en forment des tableaux vivants qui figurent Marie tenant le corps de son fils sur ses genoux, l’entaille à l’abdomen étant noire. Les corps nus des figurants rappellent aussi la grâce de la vie qui disparaît dans ces massacres.

Et l’effet de surprise est total à la dernière scène d’adieux sereine et touchante de Wotan à Brünnhilde, de par la manière avec laquelle un simple écran lumineusement blanc est amené à pivoter mystérieusement pour finalement s’affaisser doucement sur le corps de la Walkyrie, tel un livre se refermant sur une histoire.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Il faut dire que l’alchimie entre la scène et la fosse d’orchestre est totale, ce que l’on espère toujours dans un opéra de Wagner, et particulièrement pour ceux issus de sa maturité créative. Alain Altinoglu porte à nouveau l’Orchestre symphonique de la Monnaie à son meilleur en veillant à l’équilibre et à l’étendue des textures, insufflant volume et souplesse avec une attention à la transparence qui permettent d’apprécier tous les détails de l’orchestration. Les cors sont somptueusement élégiaques, les autres cuivres beaucoup plus gainés, et malgré la taille modeste de la salle, les ensembles de cordes créent énormément d’espace, le tout respirant une humanité à l’image de ce qui se joue sur scène.

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd (Siegmund)

Peter Wedd et Nadja Stefanoff incarnent le couple de jumeaux. Leur vérité dramatique, lui en anti-héros intérieurement torturé et elle douée d’un lyrisme aux accents pénétrants, équilibre leur intensité plus modérée, mais crée aussi une attache naturelle, ce qui accentue le rendu de la fragilité de ces deux êtres abandonnés dans un monde animal et monstrueux.

Ante Jerkunica (Hunding)

Ante Jerkunica (Hunding)

En Hunding, Ante Jerkunica impose une présence vocale bien marquée avec du mordant et du métal dans la voix, toujours très fort à dessiner des caractères au sang froid qui semblent imperméables à toute sensibilité, et Marie-Nicole Lemieux fait entendre chez Fricka un déchaînement de fureur formidable, dans un portrait qui se veut totalement inflexible.

Gábor Bretz est lui aussi très convaincant à jouer ce Wotan expressif au timbre saillant mais qui sait émouvoir, en particulier au dernier acte, tout en le situant, grâce également à la mise en scène, à mi chemin entre les humains et les Dieux dominants.

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

Ingela Brimberg (Brünnhilde) et Gábor Bretz (Wotan)

C’est donc véritablement Ingela Brimberg qui inscrit Brünnhilde dans la lignée des héroïnes avec lesquelles tout semble possible. Son impulsivité ne se fait pas au détriment de l’homogénéité de la voix qu’elle maîtrise fièrement dans les moments les plus tendus, et elle figure une détermination qui s’exprime dans cette capacité à porter une superbe et puissante longueur de souffle sans aucune faille, avec une pointe de sévérité.

Enfin, les ensembles de Walkyries du dernier acte sont d’une très grande force en opposition complète avec les corps nus inanimés qu’elles tirent sur scène, et de cette vigueur se distingue Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) éclatante d’enthousiasme.

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

Marie-Nicole Lemieux (Fricka) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune)

L’accroche que construit ce spectacle en engendrant progressivement des images qui interrogent, tout en maintenant une cohérence entre toutes ses composantes musicales, théâtrales et dramaturgiques, donne beaucoup de joie à l’attente des deux épisodes suivants prévus au cours de la prochaine saison. De quoi compenser la déception du dernier ‘Ring’ de Bayreuth.

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

Ante Jerkunica, Peter Wedd, Nadja Stefanoff, Alain Altinoglu, Ingela Brimberg, Romeo Castellucci et son équipe de production, Gábor Bretz, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Christian Longchamp

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Publié le 13 Novembre 2023

L’Or du Rhin (Richard Wagner – Munich, 22 septembre 1869)
Représentation du 05 novembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Wotan Gábor Bretz
Donner Andrew Foster-Williams
Froh Julian Hubbard
Loge Nicky Spence
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Freia Anett Fritsch
Erda Nora Gubisch
Alberich Scott Hendricks
Mime Peter Hoare
Fasolt Ante Jerkunica
Fafner Wilhelm Schwinghammer
Woglinde Eleonore Marguerre
Wellgunde Jelena Kordić
Flosshilde Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2023)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

La nouvelle Tétralogie mise en scène par Romeo Castellucci, 32 ans après celle d’Herbert Wernicke qui avait marqué la fin du mandat de Gerard Mortier avec Sylvain Cambreling à la direction orchestrale, est un évènement après tant d’absence, d’autant plus qu’il s’agit d’un cycle qui va afficher 8 représentations par épisode, le nombre le plus élevé de l’histoire du Théâtre de La Monnaie, et donc atteindre un rayonnement conséquent sur le public régional et international.

Et évidemment, avec un plasticien qui aime introduire une imagerie mystique dans ses visions, on sait d’avance qu’il faudra se laisser aller à la beauté des choix esthétiques issus de l’histoire de l’art humaine sans forcément percuter immédiatement sur le sens qui leur est donné.

Et à la vue de ce premier volet, la sensibilité générale qui s’en dégage est une profonde empathie pour la souffrance humaine et son désir de trouver dans l’adoration des Dieux une consolation qui n’est qu’illusoire.

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Après le claquement glaçant d’un immense anneau tournoyant sur scène et qui s’immobilise, le monde naît dans le noir de la fosse d’orchestre où seul le subtile point vert lumineux de la baguette du chef guide les musiciens dans leur longue montée des flots du Rhin, une noirceur sereine sous tension.

Alberich, vieilli, décharné et attaché à une poutre de métal, interpelle dans l’ombre les filles du Rhin, trois danseuses et trois interprètes prises elles aussi dans des noirceurs abyssales, et lorsque le nain réussit à prendre l’or, l’univers des Dieux apparaît dans toute sa blancheur immaculée, recouvert de fresques et de statues antiques, alors qu’une marée humaine se tord sous leurs pieds, puis sous les pierres monumentales qui l’écrase, comme dans certaines imageries bibliques.

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Cette vision de la déchéance humaine sur laquelle règne Wotan est à mettre en regard avec l’émancipation d’Alberich qui, sorti des bas-fonds, se rebiffe dans l’espoir d’entraîner la chute de l’ordre établi et de prendre sa place.

L’apparition des géants venus, en tenues de travailleurs, réclamer leur salaire pour la construction de la résidence des Dieux, est exploitée de façon à infantiliser les commanditaires, en les doublant par des adolescents. Mais hormis le fait que cette scène ajoute à l'étrangeté de la situation, elle a surtout pour conséquence de placer les géants, les chefs des travailleurs, au dessus de leurs donneurs d'ordres.

Personnage le plus burlesque de ce prologue, Loge doit autant à la personnalité bonhomme et charnelle de Nicky Spence qu’à la liberté expressive que lui accorde Romeo Castellucci, qui a tendance à peu valoriser la gestuelle des dieux et des nymphes, une incarnation vivante qui le place en position de commentateur distancié de l'action.

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Toutefois, le point culminant de la soirée est atteint au retour du Nibelheim, lorsque Wotan et Loge ramènent Alberich dans l'univers blanc et lumineux des Dieux. Ils font vivre au nain une véritable scène de torture, recouvrant de liquide noir la nudité de Scott Hendricks, un des artistes à qui La Monnaie doit parmi ses plus fortes incarnations, tout en restant attaché à l'anneau fabriqué au préalable dans les entrailles de la terre. Les poses et les traces au sol qui en résultent ont un effet esthétisant qui contribuent à la fascination de cette scène saisissante.

Mais de sa main noire, Alberich a le temps de faire porter sa malédiction sur l'anneau et le visage de Wotan, alors que deux crocodiles géants descendent des cintres - on ne peut s'empêcher de penser à Frank Castorf qui les utilisaient aussi dans 'Siegfried' au Festival de Bayreuth - pour révéler la véritable nature des géants dont l'un, Fasolt, finira écrasé par l'un des deux reptiles.

Scott Hendricks (Alberich)

Scott Hendricks (Alberich)

La très belle scène finale est également marquante par la manière dont l'Or du Rhin, un immense rond pleinement doré, se découvre sur un mur blanc, puis s'abat au sol sans que l'on ne voit ensuite se creuser un puits noir, surmonté d’étoiles à neuf branches semblant plonger à l'intérieur, dans lequel les dieux, un par un, iront se jeter de dos et bras écartés lors de la montée au Walhalla qui annonce en fait une descente aux enfers pour eux.

Ce final évoque d'ailleurs beaucoup celui du 'Dialogues des Carmélites' de Francis Poulenc, mais avec une valeur inversée.

L’Or du Rhin (Altinoglu Castellucci Hendricks Spence Bretz Lemieux) La Monnaie

La lecture et les couleurs qu’adjoignent Alain Altinoglu et l'Orchestre symphonique de La Monnaie privilégient une énergie sombre fortement dominée par la coloration expressionniste et puissante des bois et des vents qui s’allie chaleureusement à la structure des cordes lumineuses, mais avec de l'épaisseur. Tous les motifs solo sont par ailleurs harmonieusement dessinés avec soin.

Cette unité d’ensemble appuie ainsi un discours fortement théâtral et très prenant, avec un petit effet de huis-clos probablement du à la configuration de la salle du Théâtre.

Anett Fritsch (Freia)

Anett Fritsch (Freia)

Hormis Jelena Kordić (Wellgunde) qui fait ses débuts sur la scène de La Monnaie, tous les chanteurs ont déjà été invités sur ces planches au moins une fois par le passé, certains depuis plus de 10 ans tels Andrew Foster-Williams, Julian Hubbard, Marie-Nicole Lemieux - la vétérane depuis son premier récital interprété il y a exactement 22 ans -, Anett Fritsch, Nora Gubish, Scott Hendricks (inoubliable Macbeth dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski) et Ante Jerkunica. Ils seront tous reconduits sur les autres volets qui les font intervenir.

Gábor Bretz n’a pas encore la cinquantaine mais a toujours une apparence très jeune. A l’image du Coppelius qu’il incarnait sur cette scène il y a quatre ans, il offre une personnalité assez claire, vocalement, et visiblement fort traversée par le doute – Romeo Castellucci le fait s’agenouiller devant la statue d’un Bouddha décapité au moment de sa malédiction -.

C’est avec grande impatience que l’on attend de voir comment il va ajouter de la profondeur à Wotan dans les deux premières journées du Ring.

Nora Gubish (Erda)

Nora Gubish (Erda)

Marie-Nicole Lemieux n’a aucun mal à imposer une Fricka sévère avec son timbre aux couleurs nocturnes, et Anett Fritsch offre une fougue à Freia qui précipite un fort sentiment d’urgence.

Deux autres fortes personnalités prédominent cependant au cours de ce prologue, le Loge de Nicky Spence et l’Alberich de Scott Hendricks. Le premier est d’une aisance dansante assez originale avec beaucoup de clarté d’accents, mais aussi dans le regard, qui lui permettent de faire vivre un esprit lucide et impertinent très accrocheur, alors que le second est d’une noirceur expressive qui engage tout le corps de l’interprète, ce qui en fait un des sommets interprétatifs parmi les rôles les plus forts du baryton texan.

Nicky Spence (Loge)

Nicky Spence (Loge)

Quant aux deux géants, Fasolt et Fafner, ils trouvent en Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer deux impressionnants interprètes très difficiles à différencier du fait que le metteur en scène les fait mimer le chant de leur frère respectif pour mieux les confondre.

Et en Erda, Nora Gubisch apporte une dignité d’une très grande sagesse, peu inquiétante, afin de donner le maximum de portée spirituelle à la déesse de la terre.

Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard rendent beaucoup de simplicité humaine à Donner et Froh, et ‘Siegfried’ permettra de voir comment Peter Hoare va dessiner les traits les plus torturés de Mime

Enfin, loin d’incarner des filles éthérées et inaccessibles, Eleonore Marguerre, Jelena Kordić et Christel Loetzsch assoient au contraire des personnages féminins très présents.

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Il faudra désormais attendre la première journée, ‘La Walkyrie’, programmée en janvier prochain, pour voir quels degrés d’unité et de continuité Romeo Castellucci va insuffler à la ligne de ce Ring, et quels seront les éléments de correspondance entre chaque épisode.

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Publié le 20 Septembre 2023

Cassandra (Bernard Foccroulle - le 10 septembre 2023, La Monnaie de Bruxelles)
Livret Matthew Jocelyn
Représentation du 17 septembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie

Cassandra Katarina Bradíc
Sandra Jessica Niles
Hecuba / Victoria Susan Bickley
Naomi Sarah Défrise
Blake Paul Appleby
Apollo Joshua Hopkins
Priam / Alexander Gidon Saks
Marjorie Sandrine Mairesse
Présentatrice Lisa Willems

Direction musicale Kazushi Ono
Mise en scène Marie-Eve Signeyrole (2023)
Création mondiale

                                                                     Katarina Bradíc (Cassandra) et Joshua Hopkins (Apollo)

Successeur de Gerard Mortier à la direction du Théâtre Royal de La Monnaie de 1992 à 2007, puis successeur de Stéphane Lissner à la direction du Festival d'Aix-en-Provence de 2007 à 2018, Bernard Foccroulle a eu l’occasion de passer commande d’une trentaine d’œuvres lyriques, mais est avant tout un musicien, organiste de formation, qui a aussi composé nombre de pièces vocales et instrumentales.

Pour la première fois, il s’attache lui-même à la composition d’un opéra et s’associe à Matthew Jocelyn, directeur de 2009 à 2017 de la compagnie théâtrale contemporaine ‘Canadian Stage’, qui en a écrit le livret sur la base d’une des problématiques majeures du réchauffement climatique d’origine humaine, l’exploitation des énergies fossiles.

Jessica Niles (Sandra)

Jessica Niles (Sandra)

Le personnage mythologique de Cassandre est d’abord introduit pour rappeler la catastrophe de la prise de Troie par les Grecs, dont on estime qu’elle a pu se produire vers – 1250 av J.-C, et pour symboliser la malédiction de cette femme condamnée par Apollon à ne pas être écoutée et crue.

Puis, un autre personnage, contemporain cette fois, apparaît sous la forme d’une activiste écologique dénommée Sandra, qui intervient pour lancer un débat avec son public, puis son père et sa mère, respectivement acteurs de l’industrie d’exploitation et du monde financier, lors d’un dîner familial fort mouvementé, passionnant et parfois même très drôle.

Katarina Bradíc (Cassandra)

Katarina Bradíc (Cassandra)

La rencontre avec Blake, qui deviendra son fiancé, porte en elle les angoisses des générations actuelles qui se demandent s’il est raisonnable d’avoir des enfants. A l’inverse, Naomi, la sœur de Sandra, résiste à ce catastrophisme, mais en est indirectement punie par la perte de son enfant.

Sur le fond, le livret de Matthew Jocelyn aborde donc la problématique climatique du point de vue d’un milieu social aisé qui s’est enrichi grâce à l’exploitation des énergies fossiles, et dont une descendante se révolte, mais n’aborde pas la question des inégalités de développement humain dans le monde et de comment les réduire sans accroître la pression sur le système écologique.

Paul Appleby (Blake) et Susan Bickley (Victoria)

Paul Appleby (Blake) et Susan Bickley (Victoria)

C’est d’ailleurs l’attitude que l’on peut déplorer dans les pays riches, c’est à dire s’inquiéter des risques pour leur propre survivance, mais ne pas montrer suffisamment d’empathie pour la majorité du monde qui n’a pas le même niveau de vie mais qui a droit à se développer pour vivre mieux, et qui attend donc des solutions soutenables.

Au lieu de cela, l’activisme décrit ici se borne à parler d’’action’, mais sans dire ce que cela peut être, et laisse croire qu’il suffirait de dénoncer et de bloquer le déroulement des choses pour sauver le monde.

Un autre type d’action, plus efficace mais beaucoup plus ardu car inscrit dans la durée, pourrait tout aussi être de travailler à développer de nouveaux procédés, biens et services, nécessaires aux sociétés modernes mais moins demandants vis-à-vis de la nature.

Jessica Niles (Sandra)

Jessica Niles (Sandra)

On apprend cependant beaucoup de choses et notamment l’existence de la plateforme de glace de Bach, située sur l’île Alexandre en Antarctique, dont les reliefs portent des noms de compositeurs de musique classique tels Lully, Beethoven, Puccini, Mahler, Debussy et même Stravinsky.

Il y a donc une habilité certaine entre les choix de références du livret et les affinités musicales du compositeur.

Kazushi Ōno et l'Orchestre symphonique de La Monnaie

Kazushi Ōno et l'Orchestre symphonique de La Monnaie

Nommé par Bernard Foccroulle à la direction de l’orchestre symphonique de la Monnaie de 2002 à 2008, Kazushi Ono est donc tout désigné pour être le chef chargé de restituer la splendeur sonore de cette nouvelle création, ce qu’il fait avec un art magnifique pour rendre aux tissures orchestrales une patine ciselée avec une précision et un lustre d’orfèvrerie luxueuses.

L’écriture musicale est continue afin de créer un climat sonore alliant subtilement tension et mystère avec un mouvement constant qui varie les atmosphères sans avoir besoin de recourir à des secousses trop brutales qui favorisent ainsi l’immersivité de l’auditeur.

Les couleurs et la dynamique des vents sont par ailleurs finement dosées afin de se fondre idéalement avec un chant déclamatoire séduisant, s'entendent beaucoup d’effets d’irisation quand il s’agit d’évoquer le vol des abeilles qui se réduit avec le temps, et l’insertion des jeux de percussions au fil du discours fait écho aux influences primitives et antiques de l'histoire humaine.

Joshua Hopkins (Apollo) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Joshua Hopkins (Apollo) et Katarina Bradíc (Cassandra)

L’ensemble de l’ouvrage préserve ainsi une forme d’intimisme aux structures résolument détaillées et frémissantes, avec des inspirations très debussystes à certains moments – l’échange entre la Cassandre antique et ses parents qui comprennent trop tard qu’ils ne l’ont pas écoutée s’inscrit dans cette approche -.

Et lorsque le chœur commente en coulisse, il prend aussi une tonalité austère et allégée très bien fondue aux nappes orchestrales.

Gidon Saks (Priam) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Gidon Saks (Priam) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Tous les chanteurs apportent une personnalité et des couleurs bien distinctes à leurs personnages, ce qui permet notamment d’apprécier le dramatisme de Katarina Bradíc, qui ressemble beaucoup à l’inoubliable silhouette d’Anna Caterina Antonacci vue dans la version des ‘Troyens’ du Théâtre du Châtelet en 2003, mais avec un timbre plus noir et âpre.

Son jeu au tragique appuyé est contrebalancé par celui de Sandra que Jessica Niles anime avec une ferveur et une clarté vocale insolentes qui, quelque part, nous disent que le monde d’aujourd’hui requière d’autres postures. Des acteurs, disséminés dans la salle, réagissent aux propos de la jeune activiste, et même le chef d’orchestre intervient dans le jeu en demandant le silence aux spectateurs.

Le personnage de Blake incarné par Paul Appleby apparaît cependant comme le plus touchant, car il est dans un rapport très naturel aux autres, et à Sandra en particulier, et le timbre du jeune chanteur américain est agréablement chaleureux.

Jessica Niles (Sandra) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Jessica Niles (Sandra) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Mais décrit comme un être monolithique et figé, Apollon vaut surtout pour le poids autoritaire qu’il impose, Joshua Hopkins lui apportant une stature vocale nobiliaire d’une unité soignée.

Une très grande importance est donnée au personnage dual de Priam et Alexander qui représente le pouvoir et le conservatisme en résistance face à la jeunesse, et Gidon Saks offre un portrait éloquent qu’il dépeint en usant de toutes la palette de couleurs expressives dont il dispose. Il peut être aussi bien sarcastique que saisi d’effroi, et du fait qu’il incarne à la fois le père de Cassandra, qui regrette de ne pas l’avoir écoutée, puis le père de Sandra qui raille ses contradictions, il donne une grande impression de schizophrénie tout au long de la narration.

Quant à Susan Bickley (Hécube et Victoria), au réalisme bienveillant, et Sarah Défrise (Naomi), à la joie de vivre piquante et expansive, elles complètent toutes deux une distribution où chacun apporte un contrepoids qui modifie en permanence les équilibres relationnels.

Gidon Saks, Paul Appleby, Katarina Bradíc, Jessica Niles, Susan Bickley et Joshua Hopkins

Gidon Saks, Paul Appleby, Katarina Bradíc, Jessica Niles, Susan Bickley et Joshua Hopkins

Née à Paris mais œuvrant souvent à l’étranger, Marie-Ève Signeyrole signe une production d’une très belle esthétique léchée qui mêle élégamment monumentalisme antique et décors modernes, où la vidéo est utilisée à la fois pour lier une atmosphère scénique, c’est à dire créer une unité visuelle entre les décors, les costumes, le fond de scène et la dramaturgie, que pour illustrer le propos sociétal.

L’effondrement de la Troie moderne du début de l’ouvrage est ainsi représenté par des petites scènes de vie jouées par des acteurs qui vont disparaître lors de la destruction, et les images tournées vers les visages viennent augmenter l’horreur du drame.

Plus loin, le bleu de glace vient apporter de l’espoir avec le personnage de Sandra, et aussi  évoquer l’univers de l’Antarctique où se mesure le passé et se joue l’avenir, cette région polaire étant à la fois une mémoire du temps et une boussole pour le futur.

Kazushi Ōno et Bernard Foccroulle

Kazushi Ōno et Bernard Foccroulle

La direction d’acteur atteint ses meilleurs points de vérité dans les moments très intimes et cherche à rester juste tout en suivant les lignes de la musique.

Globalement, on assiste à un spectacle où toutes les composantes fonctionnent très bien ensemble, et où quelques objets symboliques tels un cube de glace ou bien les alvéoles géantes des ruches démontrent la perfection géométrique de la nature.

C’est beau, parlant, autour d’un sujet qui suscite réflexions et soulève des contradictions, l’une des plus belles créations contemporaines que l'on puisse voir actuellement.

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Publié le 27 Avril 2023

Saison lyrique 2023/2024 du Théâtre Royal de la Monnaie / De Munt de Bruxelles

Dévoilée le 28 mars 2023, la seizième saison de Peter de Caluwe à la direction du Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles inscrit à nouveau cette maison très originale parmi les institutions les plus ambitieuses et les plus créatrices du réseau lyrique, et ce malgré les impacts très négatifs de la période covid sur la programmation originellement prévue.

La saison 2023/2024 propose ainsi 10 ouvrages lyriques dont une version de concert, 2 ouvrages patchwork basés sur des opéras de Verdi, 2 créations, 4 autres nouvelles productions (dont les deux premiers volets du Ring mis en scène par Romeo Castellucci) et une reprise, pour un total de 67 soirées.

La première particularité de cette programmation est de ne présenter aucun titre faisant partie des 50 opéras les plus représentés dans ce théâtre. Aucune autre maison dans le monde ne montre un tel esprit d'ouverture.

‘Nostalgia’ / ‘Rivoluzione’ - d'après Giuseppe Verdi

‘Nostalgia’ / ‘Rivoluzione’ - d'après Giuseppe Verdi

Le projet Verdi qui va permettre de présenter deux ouvrages ‘Nostalgia’ et ‘Rivoluzione’ constitués à partir de ses œuvres de jeunesse écrites entre 1840 et 1849 (Giorno di Regno, Nabucco, I Lombardi alla Prima Crociata, Ernani, I due Foscari, Giovanna d’Arco, Alzira, Attila, Macbeth, I Masnadieri, Jérusalem, Il Corsaro, La Battaglia di Legnano) sera l’occasion d’entendre la musique du compositeur italien à travers deux formes contemporaines mises en scène par Krystian Lada, premier lauréat du Prix Mortier Next Generation créé par Serge Dorny et remis le 12 janvier 2019 à Gand.
Carlo Goldstein, principal chef invité du Wiener Volksoper, assurera la direction musicale de ces 12 soirées.

Christophe Coppens - 'Turandot'

Christophe Coppens - 'Turandot'

Le répertoire traditionnel italien pourra également s’appuyer sur Christophe Coppens (La Petite Renarde rusée – 2017, Le Château de Barbe Bleue / Le Mandarin merveilleux – 2018, Norma – 2021) qui sera de retour à La Monnaie pour mettre en scène ‘Turandot’, avec Kazushi Ono à la direction musicale, dans un théâtre qui n’accorde pas plus de 5% de ses soirées aux œuvres de Giacomo Puccini (c’est à dire 2 à 3 fois moins que dans les maisons de répertoire).

Cecilia Bartoli - ‘Giulio Cesare’

Cecilia Bartoli - ‘Giulio Cesare’

Quant à la musique baroque, elle ne pourra compter que sur l’unique soirée en version de concert dédiée à ‘Giulio Cesare’ de Georg Friedrich Haendel, 2 jours avec son passage au Théâtre des Champs-Élysées, avec Cecilia Bartoli dans le rôle de Cléopâtre et Gianluca Capuano à la direction musicale.

Alain Altinoglu - ‘Das Rheingold’ et ‘Die Walküre’

Alain Altinoglu - ‘Das Rheingold’ et ‘Die Walküre’

La période classique sera cependant totalement absente, même si Mozart reste le compositeur le plus joué en ce théâtre, au profit des deux premiers volets, ‘Das Rheingold’ et ‘Die Walküre’, d’une nouvelle Tétralogie de Richard Wagner mise en scène par Romeo Castellucci, 32 ans après celle d’Herbert Wernicke qui avait marqué la fin du mandat de Gerard Mortier avec Sylvain Cambreling à la direction orchestrale. 
Ce nouveau cycle parachèvera la réussite d’Alain Altinoglu dans l’univers wagnérien, après les succès de ‘Lohengrin’ et ‘Tristan und Isolde’.

Benjamin Britten - ‘The Turn of the Screw’

Benjamin Britten - ‘The Turn of the Screw’

Le cœur du XXe siècle sera ensuite représenté par une nouvelle production de ‘The Turn of the Screw’, la troisième après celle de Keith Warner (juin 1998) et celle de Luc Bondy (mars 2005 en coproduction avec les Wiener Festwochen), ce qui confortera Benjamin Britten comme le septième compositeur le plus joué à La Monnaie (3% des soirées). On pourra donc s’attendre à une vision implacable de la part d’Andrea Breth, avec Antonio Méndez à la direction musicale.

On peut toutefois signaler qu’à ce jour, ‘Billy Budd’ n’a toujours pas connu les honneurs de la scène bruxelloise…

Marie-Eve Signeyrole - ‘Cassandra’

Marie-Eve Signeyrole - ‘Cassandra’

Le XXIe siècle prendra évidemment toute sa place à travers deux créations, ‘Cassandra’ de Bernard Foccroulle (l’ancien directeur de l’institution Bruxelloise de 1992 à 2007 qui succéda à Gerard Mortier), dont la mise en scène sera confiée à Marie-Eve Signeyrole et la réalisation musicale à Kazushi Ono, et ‘Ali’ de Grey Filastine qui relatera la vie d’Ali Abdi Omar, jeune somalien arrivé à Bruxelles en 2019. Ricard Soler Mallol assurera la conception scénique, avec Michiel Delanghe à la direction musicale

‘Le conte du Tsar Saltan’ - ms Dmitri Tcherniakov

‘Le conte du Tsar Saltan’ - ms Dmitri Tcherniakov

Enfin, unique reprise habilement mise en scène par Dmitri Tcherniakov, ‘Le conte du Tsar Saltan’ de Nikolay Rimsky-Korsakov, dirigée par Timur Zangiev, couvrira la période de Noël. Il s’agit d’une production qui a remporté le prix de « Best New Production » lors de la cérémonie des International Opera Awards 2020.

A travers cette nouvelle saison lyrique, La Monnaie de Bruxelles donne une leçon d’optimisme et de volontarisme dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

Le lien vers la saison 2023/2024 intégrale c'est ici.

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Publié le 12 Septembre 2022

Pikovaïa dama (Piotr Ilitch Tchaïkovski - 1890)
Représentation du 11 septembre 2022
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Hermann Dmitry Golovnin
Count Tomsky / Zlatogor Laurent Naouri
Prince Yeletsky Jacques Imbrailo
Countess Anne Sofie von Otter
Lisa Anna Nechaeva
Polina / Milovzor Charlotte Hellekant
Chekalinsky Alexander Kravets
Surin Mischa Schelomianski
Chaplitsky / Master of Ceremony Maxime Melnik
Narumov Justin Hopkins
Governess Mireille Capelle
Masha / Prilepa Emma Posman

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène David Marton (2022)
Pianiste sur scène Alfredo Abbati
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie                
Nathalie Stutzmann
Académie des chœurs & Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie

Si, plus que d’autres grandes institutions internationales, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles met en avant régulièrement des compositeurs tels Leos Janácek et Igor Stravinsky, les opéras de Piotr Ilitch Tchaïkovski y apparaissent beaucoup plus rarement à l’affiche.

La saison 2022/2023 fait donc honneur au compositeur russe en lui consacrant deux nouvelles productions de ses deux opéras les plus célèbres, ‘Eugène Onéguine’, prévue à l’hiver prochain, et ‘La Dame de Pique’ qui n’a bénéficié depuis le demi-siècle écoulé que d’une seule série de représentations dans une coproduction mis en scène par Richard Jones en 2005.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Il s’agit cette fois d’une production maison, et la vision que donne David Marton de l’ouvrage élabore tout un contexte qui communique à la fois un sentiment de désespoir latent et un sens de la dérision qui apparaît comme une échappatoire afin de survivre. 

Le livret de Modest Ilitch Tchaïkovski n’est certes pas fidèle à la nouvelle d’Alexandre Pouchkine, puisque que, notamment, le frère du musicien imagine une passion sombrement romantique entre Hermann et Lisa, mais les traits qu’il décrit d’une société russe finissante peuvent très bien se transformer aujourd’hui en une conscience d’un passé grandiose qui survit au milieu d’une réalité désenchantée.

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Le décor de Christian Friedländer représente un enchevêtrement de passerelles de béton telles qu’elles étaient conçues dans les années 70, ensemble mobile qui peut changer de configuration afin de créer toutes sortes de ruelles aux façades tristes et défraichies, des cours sombres ou des passages surélevés.  

A cette dimension dure et concrète, d’autres éléments de décor viennent s’ajouter pour traduire les déformations induites par le regard illusoire d’Hermann. Les vagues en noir et blanc dessinent au sol de fausses impressions de relief, et cet effet est ensuite accentué dans la chambre de la comtesse lorsque les murs se recouvrent de motifs géométriques à base de losanges agencés en formes d’étoiles subliminales, également en noir et blanc, les couleurs mortelles de la Dame de Pique.

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Et à ce travail visuel fort impressif se combine une intrigante dramaturgie fort bien dirigée par David Marton qui crée un univers de personnages liés entre eux par une inertie sociale mystérieuse et parfois absurde comme dans les films surréalistes de Buñuel

La scène la plus emblématique se déroule lors du bal déguisé qui suit le moment où Lisa tombe dans les bras d’Hermann. Tout un jeu de transmission d’une couronne entre les invités défile de façon à la fois loufoque – Laurent Naouri est impayable en chevalier à l’armure dorée qui cherche à séduire un Daphnis métamorphosé en une possible Lady Macbeth sous les traits de Charlotte Hellekant – qu'interrogative pour finir, de la main d’un prêtre orthodoxe, sur la tête de la Comtesse. 

On ne peut s’empêcher d’y voir, sous couvert de légèreté, une obsession religieuse du pouvoir et une nostalgie de la Russie de Catherine II qui, comme nous pouvons encore le constater aujourd’hui de façon dramatique, est un moteur puissant d'une partie de la société russe qui vit dans le passé sans se soucier de l'avenir de sa jeunesse.

Anna Nechaeva (Lisa)

Anna Nechaeva (Lisa)

Dans cet univers décrépi, Hermann et Lisa sont atteints du même mal. Ils sont sensibles et manipulés par un entourage fou, et David Marton fait revenir à deux reprises la bande de fêtards du bal masqué pour emporter les âmes de la Comtesse et de Lisa au moment de leur disparition. La vie est bien peu de chose.

Il s’agit d’une société qui se masque et veut même masquer les morts qu’elle engendre.
Entre chaque changement de décor conséquent, de petits sketchs sont joués devant le rideau, ce qui est rendu possible par l’esprit loufoque qui imprègne les différents tableaux, et la scène finale où le piano, présent depuis le début, se transforme en tapis de jeu est un concentré de vie renforcé par l’impression confinée que les éclairages produisent.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Pour que cet univers soit intéressant, il est nécessaire que les chanteurs jouent le jeu, et c’est assurément le cas, car tous développent un excellent sens de l’interaction avec leurs protagonistes, à commencer par Dmitry Golovnin qui s’est montré fort sonné par l’accueil chaleureux du public au rideau final.  

Le ténor russe, qui fréquente tous les scènes du monde de l’Opéra de Paris au Metropolitan Opera, possède une voix endurante qui exprime les déchirements intérieurs, une détresse aiguë sans fard, si bien que le rendu dépressif d’Hermann chevillé au corps dont il nourrit au fil de la représentation la tension intérieure finit par le dépasser. Réussir cela c’est donner à l’Art ses plus belles lettres.

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Sa principale partenaire, Anna Nechaeva, s’inscrit dans la même texture de voix, tendue mais vibrante, ce qui lui permet de miser aussi sur un dramatisme viscéral marqué par de subtiles noirceurs. Lisa paraît ainsi comme une jeune femme moderne qui est victime de l’insensé et de l’indifférence tout autour d’elle.

Le Prince Yeletsky, son promis au début de l’histoire, n’est d’ailleurs pas présenté comme un homme d’une stature fiable. C’est plutôt un jeune homme complice de ceux qui jouent la vie avec légèreté, et Jacques Imbrailo, la voix la plus souple de la distribution avec celle d’Emma Posman, charmante et enjoleuse, l’incarne avec beaucoup de naturel dans une tessiture plus claire que d’autres interprètes du même rôle.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Par contraste, Charlotte Hellekant fait vivre la complainte de Pauline avec un bariolé de couleurs et une complexité harmonique assez déroutante, tout en lui donnant, grâce à un jeu d’une fascinante fluidité et d’une grande précision, une forte personnalité à l’opposé d’autres interprétations au galbe noir et taciturne. 

Laurent Naouri, parfaitement identifiable à sa noirceur joyeuse et facétieuse, est comme toujours doté d’une excellente présence scénique, et c’est avec beaucoup d’émotion que l’on retrouve Anne Sofie von Otter, avec son art de l’élocution, son intériorité âcre et tourmentée et toute la charge affective qu’elle induit naturellement chez ceux qui la connaissent depuis si longtemps, engagée à développer un portrait profondément attachant de la Comtesse qui semble s’accrocher à Hermann comme pour y chercher les derniers souffles de la vie.

Les autres seconds rôles sont scéniquement très bien tenus, même si certains timbres tendent surtout  à peindre avec un fort effet naturaliste le petit milieu où se déroule le drame.

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Enfin, les chœurs, des enfants aux grands ensembles, font briller leur plénitude avec une belle unité , et c’est avec une grande impatience que Nathalie Stutzmann était attendue pour ses débuts à la Monnaie en tant que chef d’orchestre, elle qui achèvera cette saison 2022/2023 à Bayreuth en reprenant la production de ‘Tannhaüser’ mis en scène par Tobias Kratzer.

Elle démontre, cet après-midi, une excellente capacité à théâtraliser tout en maintenant la cohésion d’ensemble des musiciens. Le son gagne en chaleur et fluidité sans verser dans la noirceur mate, les pulsations ont de la légèreté et se révèlent même diaphanes, et si l’orchestre ne peut créer la même sensation nostalgique que les cordes des grands orchestres russes, la verve d’ensemble, rythmiquement bien assurée, emporte aisément l'auditeur dans l’action scénique. 

Cette ouverture de saison réussie fait chaud au cœur pour cette institution si ouverte au monde qu’est le Théâtre Royal de La Monnaie.

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Publié le 5 Novembre 2021

Lulu (Alban Berg - 1937)
Représentation du 02 novembre 2021
Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Lulu Barbara Hannigan
Gräfin Geschwitz Natascha Petrinsky
Eine Theatergarderobiere, Ein Gymnasiast, Ein Groom Lilly Jorstad
Der Medizinalrat, Der Professor Gerard Lavalle
Der Maler, Der Neger Rainer Trost
Dr Schön, Jack Bo Skovhus
Alwa Toby Spence
Der Tierbändiger, Ein Athlet Martin Winkler
Schigolch Pavlo Hunka
Der Prinz, Der Kammerdiener, Der Marquis Florian Hoffmann
Der Theaterdirektor, Der Bankier Georg Festl
Eine Fünfzehnjährige Julie Mathevet
Ihre Mutter Mireille Capelle
Die Kunstgewerblerin Beata Morawska
Der Journalist Lucas Cortoos
Ein Diener Kris Belligh
Danseuse Rosalba Torres Guerrero
Danseur Claude Bardouil

Direction Musicale Alain Altinoglu                                           Claude Bardouil
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2012)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Christian Longchamp
Chorégraphe Claude Bardouil
Vidéo Denis Guéguin

Diffusion en streaming sur https://www.lamonnaie.be du 30 novembre 2021 au 10 janvier 2022
Le DVD de la production de Krzysztof Warlikowski est édité chez Bel Air classiques depuis 2014.

En reprenant la production de Lulu créée ici même par Krzysztof Warlikowski en octobre 2012, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles devient probablement le seul opéra au monde à inscrire les deux opéras d’Alban Berg parmi les 50 ouvrages les plus joués de son répertoire au cours des 50 dernières années (Wozzeck fait même partie des 30 premiers titres de l’institution).

Etonnamment, Vienne accorde une moindre importance au compositeur autrichien sur sa propre scène nationale.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Mais revoir, et réentendre, cette lecture de Lulu c’est aussi la confronter 9 ans plus tard à l’état de notre monde, et de notre conscience, et de constater que son sens a gagné en résonance.

Et cela commence avec le texte introductif ajouté par le metteur en scène et déclamé par un double du dompteur, masqué et recouvert d’un costume nocturne étoilé de paillettes, qui présente aux spectateurs une femme qui n’apparaît qu’à un seul endroit dans la bible hébraïque, Lilith.

Lilith – si proche de Lulu - serait ainsi la première femme d’Adam, avant Eve, qui, refusant la position soumise imposée par l’homme, préféra sa liberté quitte à vivre dans un désert hostile.

Mais elle revint au monde, à l’appel insistant d’Adam et des anges, sous l’apparence d’une femme de la nuit vouée à séduire les hommes.

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Rien que cette introduction fait s’entrechoquer deux thèmes que l’on retrouve dans plusieurs productions de Krzysztof Warlikowski : l’inspiration féministe et la malédiction de Judas.

Et à ce prologue parlé succède le prologue musical où le dompteur présente à son tour, sous forme de métaphores animales, différentes natures d’hommes et de leurs destins. On retrouve ainsi disséminées dans le décor plusieurs représentations de ces animaux, dont un crocodile. Sa mâchoire reptilienne est même filmée en noir et blanc, grande ouverte sur une petite danseuse virginale, comme une allégorie de la société masculine prête à broyer les rêves d’une enfant pour assouvir ses propres fantasmes.

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Le destin de Lulu, lui, est représenté ici par ce dompteur qui est à la fois chanté par Martin Winkler, que l’on retrouvera plus loin en fabuleux athlète, et par un rôle mimé et dansé par le chorégraphe Claude Bardouil. Et ce destin maléfique, omniprésent sur scène, agit exactement comme Rothbart, le démon du Lac des Cygnes, le ferait avec le cygne noir, Odette, pour perdre le Prince.

Et la beauté de cette production est de transcender la danseuse de revue qu’est initialement Lulu en danseuse de grand ballet classique.

Lulu est une femme qui aurait pu atteindre à une forme de pureté, et tout cela est symbolisé par de magnifiques jeunes danseurs et danseuses adolescents qui, en contrepoint de ce drame, irradient l’audience par la gestuelle de leurs bras et corps si fins, élégants et légers, mais aussi par le charme de leurs regards juvéniles. La fonction de l’art dans un environnement sordide est posée, ainsi que son pouvoir psychique tout au long du spectacle.

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan incarne à nouveau Lulu, et ce qu’elle réalise est un prodige de précision, de liberté physique exacerbée et de brillance vocale. Dans cette vision qui souligne moins le pouvoir de l’argent comme moteur de l’action que la puissance attractive du corps féminin, elle se voue entièrement à un jeu à la fois moqueur, provocant, fortement sexualisé, mozartien par son piquant musical et moderne par ses couleurs gris-argentées.

Parfois au bord du dérapage tant elle pousse la comédie à son paroxysme, nous avons là une splendide image de l’insaisissable dont le sens est de questionner l’autre sur son rapport à la réalité.

Rosalba Torres Guerrero

Rosalba Torres Guerrero

Cette force centrale est irrésistible d’autant plus qu’en artiste incomparable elle se livre aussi à des pas de danse sur pointes, probablement épuisants, ce qui favorise l’alchimie visuelle avec ses doubles présents sur scène qui sont comme des reflets diffractés de son âme, telle Rosalba Torres Guerrero qui apparait en rêve de Cygne noir à la fin du premier acte et se métamorphose en femme totalement érotisée, où bien tels ces jeunes danseurs talentueux qui renvoient l’image d’une inconscience rêveuse dorénavant évanouie.

Hormis quatre autres chanteurs, Natascha Petrinsky - qui évoque la personnalité sombre, séduisante et fascinée de la comtesse Geschwitz en dépeignant des accents fauves et vibrants –,  Gerard Lavalle (Der Medizinalrat), Mireille Capelle (Ihre Mutter) et le très marthalérien Pavlo Hunka, l’ensemble de la distribution est renouvelé par rapport à 2012.

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

La très agréable souplesse de timbre de Rainer Trost est une première surprise. Il insuffle au peintre, devenu ici un  photographe professionnel, une âme véritablement mozartienne. Puis, Bo Skovhus empreint Dr Schön d’une superbe stature qui rend encore plus saisissante sa lente destruction intérieure figurée par son travestissement en meurtrier qui le fait ressembler au Joker.

Sa voix est un mélange de maturité et d’inflexions désespérées. Grand acteur - il avait précédemment formé avec Barbara Hannigan un couple frôlant l’hystérie dans « Bérénice » de Michael Jarrell, qui fut joué au Palais Garnier en septembre 2018 -, il excelle dans l’interprétation d’hommes atteints en plein cœur qui se battent d’abord avec eux-mêmes afin de ne pas succomber à leurs propres violences internes.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Et un autre chanteur éblouit tant par sa présence que par son impact vocal monstrueux, Martin Winkler. Il fut un Alberich hallucinant lors de la création du Ring de Frank Castorf en 2013 au Festival de Bayreuth, et depuis, rien ne lui fait peur, comme déformer son visage à outrance, ou paraitre le plus vulgaire possible tout en offrant une aisance qui pourrait rendre sympathique l’Athlète par cette façon décomplexée d’en imposer sur scène.

Ces trois artistes masculins sont bien aguerris à cet univers cru, puisqu’ils étaient déjà réunis lors de la production de Lulu créée au Bayerische Staatsoper de Munich en 2015 sous la direction de Dmitri Tcherniakov.

Martin Winkler (Ein Athlet)

Martin Winkler (Ein Athlet)

Alwa est en revanche une prise de rôle pour Toby Spence. Il succède ainsi à la personnalité si lunaire et attachante de Charles Workman. Son personnage est de fait plus contemporain et plus conventionnel dans son rapport à Lulu. Voix droite, complexe en couleurs, non sans tension, son portrait humble éclate à la fin du second acte lorsqu’il cède aux tentations de Lulu dans une pose sexuelle osée et assombrie par la musique et par les lumières.

Tous les seconds rôles sont d’ailleurs très bien joués et chantés dans la tonalité surréaliste du drame, et ils donnent même l’impression d’être imprégnés d’un meilleur moelleux qu’en 2012. C’est le cas de Rainer Trost, mais aussi celui de Florian Hoffmann qui compose un prince expressif et très touchant.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Le décor est unique. Au fond à gauche, un escalier monte vers l’arrière scène, flanqué de deux larges bordures qui peuvent servir de toboggans et de lieu d’acrobaties. Au fond à droite, une cage transparente, mobile, permet, par exemple, de faire un focus sur le comportement autodestructeur du peintre-photographe esclave des technologies modernes (il met en scène devant les caméras son propre suicide), ou d’ouvrir sur les multiples facettes de Lulu, son image fantasmée comme ses rêves.

La vidéographie joue également un rôle déterminant pour augmenter des champs de vue sur l’héroïne, différents écrans représentant en noir et blanc sa personnalité même lorsqu’elle devient insaisissable. C’est le cas notamment au moment où Alwa est en passe de devenir fou face à Lulu. A ce moment-là, le visage cinématographique de Lulu se brouille comme pour poser la question des illusions dont le jeune homme est victime.

Lulu (Hannigan – Skovhus – Spence – Warlikowski - Altinoglu) La Monnaie 2021

Enfin, les costumes choisis permettent d’opposer un monde d’hommes d’allure conformiste, c’est-à-dire la bourgeoisie ici dénoncée, et un monde de travestis et de fantasmes (les marginaux sont aussi une figure de l’art qui vit une vie autonome en parallèle de la société bourgeoise).

Et au troisième acte, celui qui se présente comme le créateur de Lulu, le destin – ou mauvais génie - incarné par Claude Bardouil, revient avec le crocodile tenu en laisse -  c’est-à-dire la société prise au piège par le spectacle –, pour assister à la chute de Lulu. Ce retour du crocodile est un ajout par rapport à 2012.

Krzysztof Warlikowski sauve son héroïne en lui rendant sa pureté lorsqu’elle meurt sous les coups de Jack l'éventreur dans son costume blanc de danseuse portée par les bras de sa malédiction.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Dans la fosse, la fusion qu’exerce Alain Altinoglu entre l’orchestre de la Monnaie et la puissance de la mise en scène est accomplie. Au premier acte, l’interprétation musicale est dominée par l’action scénique, mais l'harmonie musicale restituée, aux timbres boisés, est sensiblement pittoresque et ornée de multiples traits et éclats discrets.

La caractérisation charnelle des motifs mélodieux est privilégiée à l’aura diaphane, et au second acte, l’orchestre augmente en présence et en tension comme si une force latente sous-jacente gagnait progressivement en emprise et en noirceur.

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

La réussite de ce spectacle réside dans ce miracle de la recréation qui s’opère sous nos yeux, et par la faculté de Barbara Hannigan à fondre sa personnalité délirante au point de devenir le lien humain de chacun des êtres présents sur scène. C’est bien la fonction de l’art qui est ici magnifiée.

 

Lire également le compte-rendu de la création le 14 octobre 2012 : Lulu (Hannigan-Workman-Daniel-Warlikowski) La Monnaie

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Publié le 14 Décembre 2019

Les Contes d’Hoffmann (Jacques Offenbach -  1881)
Représentation du 10 décembre 2019
Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles

Hoffmann Eric Cutler
Olympia/Antonia/Giulietta /Stelle Patricia Petibon
Nicklausse / la Muse Michèle Losier

Lindorf /Coppélius/Miracle/Dapertutto Gabor Bretz
La voix de la tombe Sylvie Brunet-Grupposo
Spalanzani / Nathanaël François Piolino
Luther / Crespel Sir Willard White

Frantz / Andrès / Cochenille / Pitichinaccio Loïc Félix
Schémil / Herrmann Yoann Dubruque
Wolfram Alejandro Fonte
Wilhelm Byoungjin Lee

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Chorégraphie Claude Bardouil
Lumière Felice Ross
Vidéographie Denis Guéguin

Nouvelle production                                                                         Patricia Petibon (Stella)

34 ans après sa dernière apparition à la Monnaie de Bruxelles, quand Sylvain Cambreling et Gilbert Deflo entreprirent de représenter Les Contes d’Hoffmann au Cirque Royal dans la toute nouvelle édition Oeser (1976) qui amplifiait le rôle important de la Muse – cette version est aussi à la base de la production que Gerard Mortier confia à Christoph Marthaler au Teatro Real de Madrid, et qui est dorénavant hébergée à l’opéra de Stuttgart -, l’unique opéra de Jacques Offenbach fait son retour à Bruxelles, sur les planches du Théâtre Royal, sous la direction musicale d’Alain Altinoglu et dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

L’édition musicale retenue ce soir, celle de Michael Kaye (1992) et Jean-Christophe Keck (2003), est par ailleurs plus récente, ce qui induit, entre autres, des variations dans l’ouverture du chœur, des répliques supplémentaires à Nicklausse, et un grand air pour Giulietta, « L’amour lui dit : la belle ! ». Des coupures sont cependant réalisées, notamment à la fin de l’acte vénitien, mais les récitatifs écrits par Ernest Guiraud sont pour la plupart conservés.

Et le défi pour Patricia Petibon, qui avait déjà chanté le rôle d’Olympia dans la production d’Olivier Py, il y a une dizaine d’années, est d’incarner les quatre rôles féminins fantasmatiques qui hantent la mémoire d’Hoffmann, défi que peu d’artistes peuvent relever aujourd’hui.

Michèle Losier (La Muse)

Michèle Losier (La Muse)

Par effet de transposition, le poète romantique devient, dans cette nouvelle production, une figure moderne d’un chanteur/cinéaste qui souhaite traduire à l’écran ses idéaux féminins en faisant de Stella une actrice prête à tout pour réussir, une histoire qui a des similitudes avec « To Die for » de Gus Van Sant

Ainsi, pour l’ensemble des 3 actes flanqués de leur prologue et épilogue, la scénographie s’architecture autour d’une scène délimitée, à l’avant et à l’arrière, par les deux grands arceaux sculptés et dorés qui permettent de recréer une scène de théâtre dans le théâtre, décorée de petites loges montées en ses coins et assortie d’un parterre de fauteuils en arrière-plan afin d’accueillir le public joué par le chœur.

Au sol, la partie centrale et circulaire aux teintes dominantes rouges cerne l’espace de la représentation, et les scènes intimes se déroulent dans une pièce plus réduite, aux tonalités bleu-vert sombres, qui descend des cintres. Cette pièce, jonchée de papiers froissés trahissant les angoisses du manque d’inspiration, est d’ailleurs en place bien avant que le spectacle ne commence.

Sir Willard White (Luther)

Sir Willard White (Luther)

C’est alors tout un petit monde qui est animé avec un sens minutieux de l’action doublé d’un bariolage de couleurs clinquantes, et il est difficile de ne pas être accroché par ces trois danseuses en roses fluo qui ressuscitent le swing des Andrews Sisters. L’univers à rêves d’Hollywood et de ses désillusions, quand le clown abandonne ses jongleries, prend vie sous nos yeux.

Très vite, un premier personnage s’impose, Nicklausse. Michèle Losier, méconnaissable à travers la multitude de visages qu’elle prend, muse légèrement vêtue, puis brune élégante et masculine qui accompagne Hoffmann, se prête à un jeu qui la met merveilleusement en valeur, mélange de détachement et de finesse charmeuse, avec un timbre idéalement lié et continuellement harmonieux, une diction naturellement parfaite.

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et Eric Cutler, artiste que nous connaissons bien depuis Le Roi Roger, œuvre sur laquelle se refermèrent les cinq ans de programmation de Gerard Mortier à l’Opéra de Paris, et sa prise de rôle d’Hoffmann à Madrid, peu après la disparition du directeur gantois, est un grand gaillard enjoué, vigoureux et sensible à la fois, qui chante avec lyrisme même la chanson de Kleinzach. Musicalement sombre et pénétrant de clarté, ses talents d’acteur plein d’allant lui permettent de dessiner le portrait d’un homme vivant et optimiste dont les états d’âme ne prennent pas le dessus pour autant.

Mais il est vrai que tous les artistes de cette production révèlent une véritable capacité à faire vivre des personnages sous la direction de Krzysztof Warlikowski, et c’est sans doute cette crédibilité à être sur scène qui touche d'abord le public le plus jeune dont les visages en joie sont plaisants à lire.

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petibon est donc bien évidemment l’héroïne de ce scénario qui lui fait vivre des personnalités profondément différentes. Dans l’acte d’Olympia, où le modèle attend, sous un fin voile, que l’on viennent lui greffer des yeux qui raviront son inventeur entouré de femmes plus âgées, c’est le désir de jeunesse retrouvée et l’angoisse du passage du temps sur les traits du visage qui sont brillamment mis en lumière, surtout par la formidable liberté avec laquelle la chanteuse réinterprète sa mélodie.

Sa manière de magnifier ainsi les blocages de l’automate de façon tout à fait inédite en réécrivant les variations qui montrent, par ailleurs, les qualités de souplesse et les surprenants effets acoustiques de son timbre brillant, engendre ainsi un tel sentiment de beauté dans le burlesque artistique, parfaitement maîtrisé, que la surprenante lenteur du rythme imprimé à l’orchestre par Alain Altinoglu dans cette partie devient un atout tant l’on souhaite que cet instant ne s’arrête jamais. Une submersion émotionnelle tout à fait exceptionnelle !

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

La seconde histoire, celle d’Antonia, est tout autre puisqu’elle se déroule devant le décor de l’appartement d’Hoffmann et au chevet d’un miroir de maquillage, jeune femme protégée par son père et poussée par sa mère au désir de gloire.  Krzysztof Warlikowski en dépeint toutes les souffrances et le mal-être par les déséquilibres psychologiques qui se lisent dans ses relâchements du corps tout entier. C’est fort émouvant à voir, et cela rappelle surtout comment il avait décrit le sentiment de solitude et d’abandon d’Iphigénie en Tauride, au Palais Garnier.

En rapprochant ainsi par la mise en scène deux personnages issus de deux œuvres fort différentes, ce tableau montre comment le regard subjectif d’un metteur en scène peut faire prendre conscience du lien entre des œuvres littéraires, et, ici, le destin sacrificiel commun aux deux femmes devient plus saillant, toutes deux identifiées à des chanteuses-actrices dans ces révisions théâtrales.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

Par ailleurs, dans ce tableau, le traitement des lumières est absolument fascinant, illuminant des recoins, assombrissant d’autres parties tout en leur communiquant une lumière diffuse, un travail d’une précision visuelle de toute beauté.

Mais cet acte est traité comme une pièce de théâtre qui s’achève sous les applaudissements de tous, y compris de la part d'Hoffmann, sauf qu’Antonia ne se relève pas immédiatement, révélant que c’était une femme réellement en souffrance, et que cette blessure intérieure se fondait avec son incarnation, à l’instar du chant de Patricia Petibon qui rejoignait la fragilité de l’artiste.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

L’acte vénitien débute ensuite pas la tant attendue barcarolle où l’on découvre Michèle Losier et Patricia Petibon interprétant Nicklausse et Giulietta comme deux femmes sœurs jouant de subtils gestes caressants, d’une légèreté qui s’allie à la fluidité de la musique, totalement inséparables. Leurs voix se fondent trop bien au point de peu se différencier, et l’orchestre a tendance à dominer cette scène de son lyrisme agréablement glamour.

Impossible alors de ne pas penser à un autre couple féminin, celui de Lulu et la Comtesse Geschwitz, autre conséquence de ce faisceau de lumière particulier que projette Krzysztof Warlikowski, et de la connaissance que l’on peut avoir de son travail. Et il y a le regard terriblement jaloux de Nicklausse, un peu plus loin, lorsque Hoffmann tente de séduire la courtisane.

Dans cette partie, toutefois, la présence du metteur en scène devient fort prégnante lorsque la vidéographie loufoque montre Giulietta tournant des films licencieux dans les loges du théâtre, autre mise en scène décapante de l’arrivisme sans limite, effet qui est de plus accentué par la coupure de toute la fin de cet acte qui s’achève sur la perte du reflet d’Hoffmann, peu après le meurtre réaliste de Schlémil.

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et l’épilogue se joue finalement comme lors d’une remise de récompenses aux Oscars d’Hollywood dont Stella serait la star, interprète principale de ces histoires, mais dont le texte arrangé raille cette gloire d’un soir seulement. Et peut-être qu’au deuxième acte a t’elle joué, sans le savoir, sa propre destinée. Hoffmann voit cependant son idole fabriquée tristement lui échapper, et il s’effondre avec elle.

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

A travers cet univers cinématographique qui part de l’image stylisée de l’actrice de cinéma, l’imprègne de poésie, avant de la faire basculer dans le vulgaire, un autre homme, qui prend autant de visages de méchants différents, Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto, sous les traits méticuleusement reconstitués de Dracula ou autre Joker, est porté tout au long de la soirée par Gabor Bretz, baryton impeccable de précision vocale et d’homogénéité de timbre, dont la fermeté claire n’en fait pas pour autant un esprit d’une obscurité diabolique, mais plutôt un fin manipulateur.

Willard White, lui, distille une noirceur embrumée charismatique agréablement soutenue par la franche netteté avec laquelle il cisèle son texte français au second acte, dans le rôle du père d’Antonia, et renvoie constamment l’image d’une humanité bienveillante.

Et dans une interprétation qui la transforme en femme à poigne, Sylvie Brunet-Grupposo surdimensionne la voix de la mère qui devient un véritable être de chair puissant.

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Tous les autres rôles secondaires bénéficient autant du naturel de leur jeu théâtral que de leurs particularités vocales, François Piolino, si éloquent et immédiat dans ses accroches vocales, ou bien Loïc Félix par ses brillances dans les tonalités ocres, et la direction musicale d’Alain Altinoglu développe au fur et à mesure le pétillant des timbres instrumentaux, la clarté des mélodies, l’emphase avec la vie sur scène, l’orchestre de la Monnaie devenant un véritable être vivant et chantant.

Quant au chœur, surtout utilisé comme observateur de groupe, sa finesse atteint son paroxysme quand s’élève des coulisses un murmure évanescent sublime d’immatérialité.

Et ces Contes d’Hoffmann confirment à quel point le Théâtre Royal de la Monnaie vit aussi une véritable histoire d’amour entre son directeur musical et ses musiciens, dans tous les répertoires qu’ils appréhendent, ce qui profite à l’unité de ces ouvrages.

Une seconde distribution est également prévue avec Enea Scala et Nicole Chevalier, mais chanceux seront ceux qui pourront rejoindre à nouveau ce théâtre depuis Paris.

Et pour revoir le spectacle sur internet, Concert Arte laisse en accès libre pendant 1 an l'enregistrement filmé de la représentation du 20 décembre 2019, jusqu'au 19 juin 2020.

Voir ici.

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Publié le 3 Octobre 2019

Macbeth Underworld (Pascal Dusapin – 2019)
Livret de Frédéric Boyer
Représentation du 29 septembre 2019
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Lady Macbeth Magdalena Kožená
Macbeth Georg Nigl
Three Weird Sisters Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsh
Ghost Kristinn Sigmundsson
Porter Graham Clark
Archiluth Christian Rivet
Child Evelyne Maillard

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Thomas Jolly (2019)

Nouvelle production et coproduction Opéra Comique (Paris), Opéra de Rouen Normandie                                         Georg Nigl (Macbeth)

Après Medeamaterial (1992) et Penthesilea (2015), Macbeth Underworld est le troisième opéra de Pascal Dusapin créé en première mondiale au Théâtre de la Monnaie, ce qui assoit la place du musicien français parmi les 25 compositeurs les plus joués dans ce théâtre, juste derrière Hector Berlioz et Piotr Ilyitch Tchaikovski.

Et en ravivant la mémoire du plus célèbre roi d’Ecosse, nul ne peut être surpris que la violence humaine soit à nouveau au cœur d’un ouvrage de Pascal Dusapin.

Le livret de Frédéric Boyer repose sur la pièce de Shakespeare (Macbeth – 1606), et condense l’action en interpénétrant à travers les scènes les interventions des principaux protagonistes et de leurs fantômes, situant ainsi en enfer le couple Macbeth condamné à se remémorer ses crimes passés.

Sisters Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsh (Three Weird) et Kristinn Sigmundsson (Ghost)

Sisters Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsh (Three Weird) et Kristinn Sigmundsson (Ghost)

Sur le plan structurel, la pièce débute par un monologue de la Lune maléfique, Hécate, un pur moment de théâtre élisabéthain, puis ouvre sur la rencontre de Macbeth et des sorcières, scène abrégée par rapport à l’original, et mène directement à la scène de la lettre puis à la préparation du meurtre de Duncan, jusqu’au passage au crime. S’en suit une remémoration macabre de la scène du banquet et d’une nouvelle rencontre avec les sorcières, jusqu’à la scène de la folie de Lady Macbeth et la mort de Macbeth dans la forêt de Birnam.

Les scènes avec Banquo et son fils Fléance, la famille de Macduff et la préparation de la révolte par Malcom sont, elles, totalement éludées.

S’il n’est pas possible à un auditeur qui ne connait pas la pièce de Shakespeare de reconstituer le drame intégral à partir de Macbeth Underworld, il peut cependant saisir l’essence du malheur de Macbeth que sont ses illusions démoniaques.

La mise en scène de Thomas Jolly, le fondateur et le directeur artistique de La Piccola Familia, une compagnie théâtrale en résidence à Rouen, repose sur un spectaculaire décor de château hanté incrusté dans une forêt d’arbres inquiétants, pivotant comme pour imager l’enfermement mental de Macbeth et sa femme, une vision étouffante de leur cerveau qui semble prisonnier d’une main maléfique.

Georg Nigl (Macbeth)

Georg Nigl (Macbeth)

La musique de Pascal Dusapin rend parfaitement sensible un discours des profondeurs, une langue de cordes sombres et visqueuses à l’épure minérale qui donne l’impression à l’auditeur d’être emporté dans des gangues d’agates polies, d’où éclot soudainement un miroitement de multiples éclats instrumentaux en forme d’amas de cristaux étranges. Le folklore s’invite même en divertissement léger au cours de la scène de fête lugubre, et des sections saillantes rythment la progression dramatique sans que le moindre sentiment mélancolique ne vienne s’y immiscer. La désespérance de l’inéluctable est plutôt ce que suggère cette aventure sans horizon possible menée par la direction ample et acérée d'Alain Altinoglu.

Et si l’écriture vocale intensément déclamée des deux principaux solistes, Georg Nigl et Magdalena Kožená, est assez familière du répertoire contemporain, on entend également un enfoncement dépressif chez Lady Macbeth qui est le contraire du rayonnement impérial qu’en fit Giuseppe Verdi dans son adaptation lyrique.

Les voix des trois sorcières, elles, sont celles qui drainent des lignes aiguës les plus fascinantes, des filles fleurs moins sensuelles que chez Wagner, plus perçantes tout en restant harmonieuses, un véritable personnage mental dans cet opéra qui accroît leur prégnance.

Magdalena Kožená (Lady Macbeth)

Magdalena Kožená (Lady Macbeth)

Le texte prend le plus saisissant de la matière de Shakespeare, et met par exemple en exergue cette spectaculaire scène où Lady Macbeth invoque les forces surnaturelles afin de la désexualiser, et une autre, peu après, qui suggère qu'elle connut l’enfantement et la haine envers le nouveau-né, paroles qui ne sont pas reprises chez Verdi.

Le fantôme de l’enfant, incarné par Evelyne Maillard, apparaît donc aussi pour harceler la culpabilité du couple maudit, tandis que le fantôme joué par la basse islandaise Kristinn Sigmundsson, un des piliers majeurs de l’Opéra Bastille au tournant des années 2000, incarne la mémoire de Banquo, alors que le portier grinçant de Graham Clark intervient comme un manipulateur de conscience aussi bien du public que de Macbeth.

Georg Nigl (Macbeth)

Georg Nigl (Macbeth)

L’excellente imprégnation du travail de Pascal Dusapin avec la mise en scène vivante, malgré sa noirceur, de Thomas Jolly qui crée également des ambiances lumineuses et des symboles naturels apocalyptiques (le miroir en forme d’éclipse totale de soleil) jouant sur l’effroi que peuvent susciter les ombres du décor, ainsi que la présence de tous les chanteurs, renvoient un concentré de névrose si puissant qu’il devrait totalement modifier notre perception de la pièce de Shakespeare si l’occasion nous était donnée d’y assister à nouveau.

L'Opéra Comique, où fut créée en 1910 la version lyrique du Macbeth d'Ernest Bloch dans un style marin de forme parfaitement débussyste, connaitra donc ce nouveau Macbeth au printemps prochain, avant que la ville natale de Thomas Jolly, Rouen, ne l'accueille peu après.

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Publié le 23 Juin 2019

Le conte du Tsar Saltan (Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov)
Représentation du 16 juin 2019
Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles

Tsar Saltan Ante Jerkunica
Tsaritsa Militrisa Svetlana Aksenova
Tkatchikha Stine Marie Fischer
Povarikha Bernarda Bobro
Babarikha Carole Wilson
Tsarevitch Gvidon Bogdan Volkov
Tsarevna Swan-Bird / Lyebyed Olga Kuchynska
Old man Vasily Gorshkov
Skomorokh / Shipman Alexander Vassiliev
Messenger / Shipman Nicky Spence
Shipman Alexander Kravets

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)

Art vidéo Gleb Filshtinsky
Coproduction Teatro Real de Madrid          Svetlana Aksenova (Militrisa) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Après Le Coq d'Or en 2016, Le Conte du Tsar Saltan est le second opéra de Nikolaï Rimski Korsakov que dirige Alain Altinoglu à La Monnaie de Bruxelles. Et parmi les 15 opéras du compositeur russe, ces deux ouvrages bénéficient, de surcroît, d'un livret de Vladimir Belsky inspiré d'un poème d'Alexandre Pouchkine.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

C'est dire les affinités d'Alain Altinoglu pour les talents de ce grand orchestrateur dévolu à peindre un style populaire national orné de couleurs chatoyantes, et il n'y a plus belle image de l'influence de Richard Wagner que de voir et entendre le directeur musical du Théâtre Royal jouer cette musique avec un délice onctueux, dans la continuité du Tristan und Isolde interprété en ce même lieu un mois plus tôt.

Car c'est à un véritable épanouissement musical que sont invités les auditeurs au cours de ces représentations. Ampleur, finesse des détails, souplesse du tissu orchestral qui vibre de mille reflets scintillants, de mille touches de bois poétique - le tout allié à un sens de l'action théâtrale qui intègre intelligemment l'ensemble des artistes, y compris le chœur en grande forme que l'on retrouve temporairement disposé en haut des galeries de la salle pour pleurer le sort réservé à la Tsarine et son fils -, tout incline à un splendide enchantement sonore.

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Et comme les solistes sont parfaitement rodés au répertoire slave, l'esprit identitaire musical de l’œuvre - au sens esthétique du terme - se ressent profondément.

Svetlana Aksenova, qui avait été une innocente et angélique Fevroniya dans La légende de la ville invisible de Kitège mis en scène par Dmitri Tcherniakov à Amsterdam, incarne cette fois un personnage beaucoup plus mûr où l'expressivité réaliste compte beaucoup plus. Car dans ce spectacle, la Tsarine Militrisa est une femme moderne, une mère qui se bat pour élever son enfant autiste et lui rendre l’espoir.

L'identification de la 'petite créature insolite' du livret avec un tel handicap mental est en effet l'élément clé qui permet de transposer ce conte légendaire en un drame social d'aujourd'hui.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov joue ainsi sans lassitude le comportement pathologique du jeune homme, avec ses tics et secousses imprévisibles, et est parfaitement crédible avec sa coupe lisse et juvénile, et son pull flottant. Ses intonations ombrées et plaintives expriment constamment la mélancolie que l'on associe naturellement à la langue slave.

La mère, Carole Wilson, et les deux sœurs, Bernarda Bobro et Stine Marie Fischer - l'inoubliable Pauline auprès de Lise Davidsen dans La Dame de Pique à l'opéra de Stuttgart -, qui semblent provenir du conte de Cendrillon, forment un trio pervers aux couleurs vocales vives et séduisantes, et c'est avec un immense plaisir que l’on retrouve l'excellent sens de la comédie d'Ante Jerkunica, ainsi que son impressionnante élocution sonore douée d'une noirceur coupante comme l’obsidienne. 

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Et il y a également la découverte merveilleuse du Cygne d’Olga Kulchynska, recouverte d’une traîne de plumes blanches, qui offre un chant clair citron et de longues lignes vocales pour enchanter sa splendide mélodie 'Tsarévitch mon sauveur'.

Dmitri Tcherniakov lui a confectionné un magnifique écrin, l'intérieur d'une perle géante où se projettent sous des lumières blanches irréelles de magnifiques animations pour contes d'enfants, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel fleurissent, et c'est dans cette bulle magique que les chanteurs et les dessins des différentes scènes vont se mêler pour le bonheur visuel des spectateurs.

Dans son idée, le conte n'est en fait qu'un prétexte, pour une mère et ses proches, afin de provoquer chez l'enfant une réaction qui le libérerait de son anomalie mentale, mais cette histoire de famille échoue au grand désespoir de tous.

La ville de Tmoutarakane

La ville de Tmoutarakane

Le metteur en scène montre à nouveau, à travers des costumes qui imitent une tradition russe bariolée et fantasmée, avec quel cœur il arrive à relier les apparences et les couleurs de son monde natal à des situations sociétales d'aujourd'hui. Et pour ne pas avoir à recourir à des danses stéréotypées, il substitue à ces scènes folkloriques, de grandes scènes d’animations populaires.

Mais il s’appuie également sur les qualités artistiques de Gleb Filshtinsky pour reconstituer des images oniriques sur les plus beaux passages orchestraux, tel le dramatique souffle marin qui emporte la Tsarine et son fils à travers les mers, où les images ressemblent à ce que l'on pouvait voir dans les productions traditionnelles russes, mais avec un sens du dessin qui évite tout kitsch. Et Alain Altinoglu, sur les plus belles pages orchestrales de la partition, se régale à en exalter les vortex et les méandres sombres, comme pour concourir avec l'art vidéographique.

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ce spectacle intelligent, qui ramène chacun aux rêves de l'enfance, mais qui devient pessimiste quand il se raccroche au monde adulte, est un extraordinaire travail de cohésion pour toutes les forces du théâtre, et un excellent catalyseur qui donne envie de parcourir les mers, car c’est la rencontre avec des esprits aussi ingénieux qui peut stimuler la créativité de chacun.

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

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Publié le 23 Mai 2019

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 17 mai 2019
Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)

Tristan Bryan Register
King Marke Franz-Josef Selig
Isolde Ann Petersen
Kurwenal Andrea Foster Williams
Melot Wiard Witholt
Brangäne Nora Gubisch
Stimme eines jungen Seemanns Ed Lyon

Direction musicale Alain Altinoglu
Concept artistique Ralf Pleger & Alexander Polzin (2019)

Coproduction Teatro Communale di Bologna

                                                                                                    Bryan Register (Tristan)

Dans la continuité de sa vibrante interprétation de Lohengrin mis en scène par Olivier Py la saison dernière, Alain Altinoglu se mesure dorénavant à l'ouvrage le plus fantasmé des amoureux de la musique de Richard Wagner, Tristan und Isolde, dans une scénographie confiée à Ralf Pleger et Alexander Polzin.

Ann Petersen (Isolde)

Ann Petersen (Isolde)

Au cours de ces vingt dernières années, ces deux artistes allemands se sont principalement illustrés, pour le premier, dans la réalisation de portraits de compositeurs ou d’interprètes (Simone Young, Joyce DiDonato, Anne-Sophie Mutter), et, pour le second, dans la conception de sculptures et de décors pour des opéras et des événements musicaux.

Ainsi, lors de son passage fécond au Teatro Real de Madrid, Gerard Mortier fit régulièrement appel à Alexander Polzin pour imaginer les décors de plusieurs de ses nouvelles productions telles La Pagina en blanco, La Conquista de México, Lohengrin ou bien, peu après sa disparition, El Publico.

Leur approche du poème de Tristan et Isolde se révèle, ce soir, esthétique et fortement contemplative, et s’ils délaissent totalement l’analyse psychologique et le sens théâtral, les deux concepteurs concentrent exclusivement leur attention sur l’intemporalité de la musique en lui attachant, à chaque acte, une image de la nature qui caractérise le mieux l’infini de la vie.

Bryan Register (Tristan)

Bryan Register (Tristan)

Dans cet esprit, la première partie se déroule dans une grotte dont les stalactites se reflètent sur les miroirs du sol et de l’arrière scène, si bien que, avec un peu de hauteur, le spectateur peut admirer tout un jeu de reflets qui démultiplient non seulement les formes des structures calcaires, mais également les chanteurs, le chef d’orchestre, et même le public. Le volume de l’espace scénique s’élargit considérablement, et l’imperceptible évolution des concrétions tombant vers les sous-sols de la Terre renvoie à un irrésistible sentiment de lenteur.

Le lien avec le long voyage marin d’Irlande vers les Cornouailles n'appairait pas plus évident, mais l’on perçoit une tentative d’illustration de la difficulté de deux êtres à se rejoindre.

Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)

Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)

Le second acte est par la suite aggloméré autour d’un immense récif corallien blanc ouaté aux branches torturées, comme s’il s’agissait d’une forêt impénétrable où, en effet trompe-l’œil, s’animent les corps de danseurs se fondant avec le squelette de calcite. A nouveau, l’on éprouve une inévitable sensation de pétrification de la vie.

Enfin, au cours de  la dernière partie, les souffrances de Tristan s’exacerbent sur un fond d’univers où des silhouettes obscures et dorées d’étoiles et de planètes font apparaître des structures tubulaires et transparentes créées par des faisceaux lumineux, laissant à l’imagination la possibilité d’y voir des espace-temps parallèles, et donc l’espoir de croire à des passages inconnus pour voyager à travers l’univers.

La poétique de l’amour absolu et de la mort inhérent à Tristan und Isolde prend forme dans une réflexion visuelle sur la faculté de l’univers à déjouer le long écoulement du temps. A charge de l’audience d’y trouver une inspiration pour sa propre conscience, ou d’en rester à l’admiration artistique du travail de la matière et de la lumière.

L'espace temps (3eme acte)

L'espace temps (3eme acte)

En choisissant une lecture fine et évanescente, chambriste par sa faculté à laisser aux chanteurs leur plein impact vocal, Alain Altinoglu s’adapte habilement au thème désincarné du temps absolu que véhicule la scénographie, et l’orchestre symphonique de la Monnaie fait honneur à cette souplesse d’approche. Les passionnés de remous noirs et violents ne s’y retrouveront pas, les oreilles sensibles aux délicatesses bien plus. Certes, quelques sonorités de vents pourraient se dissoudre plus subtilement dans le flux sonore, et la tonicité du tissu musical gagnerait à s’affermir d’avantage, mais les miroitements et les caresses orchestrales ont leur charme qui incite constamment au rêve.

Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)

Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)

Et l’unité qui lie les solistes, comme s’ils représentaient une humanité un peu perdue dans un univers qui les dépasse, se ressent à chaque instant. Ann Petersen, le pivot central de la distribution, ne semble aucunement affectée par l’importance du rôle d’Isolde, et son chant teinté de pathétisme, reposant sur un médium complexe qui mêle sonorités graves et poitrinées, se libère soudainement dans un élan de vaillance d’une magnifique clarté satinée dans les aigus, clarté d’une couleur de timbre fort semblable à celle de Ricarda Merbeth qui alterne avec elle dans cette production..

Toute la scène finale d’ « Ich bin’s, ich bin’s » à la mort d’Isolde est par ailleurs interprétée avec une sensibilité et une plénitude qui emplissent le cœur de grâce.

Bryan Register (Tristan)  et Ann Petersen (Isolde)

Bryan Register (Tristan) et Ann Petersen (Isolde)

Bryan Register est une agréable découverte, un grain vocal mûr qui conserve sa riche texture quelles que soient les tensions du chant, ni Tristan joueur et idéaliste, ni Tristan profondément névrosé, il incarne une constance de sentiment en toutes circonstances. On ne ressent que dans les dernières minutes un certain essoufflement.

Nora Gubisch porte Brangäne au même niveau qu’Isolde pendant la première partie, que ce soit par son caractère ou son étoffe vocale, mais soutient moins sa dimension élégiaque lors de l’appel à la Lune, et Franz-Josef Selig, dont on connait le potentiel tragiquement expressif qu’il peut donner à Marke, est simplement maintenu dans une posture plus solennelle qui permet uniquement de profiter de la magnanimité de son chant si bien posé.

Ann Petersen (Isolde)

Ann Petersen (Isolde)

Quant à Andrea Foster-Williams, entier dans son incarnation, il rend à Kurnewal tout son volontarisme, et parait être le seul à se départir du statisme du jeu scénique, alors que le Melot de Wiard Witholt semble en revanche délaissé par la direction d’acteur.

Et la belle présence d'Ed Lyon, surlignée par la plénitude de son chant d'ébène, fait intensément passer au premier plan un marin habituellement mis en retrait.

Au sein de ce spectacle à la fois déroutant et prégnant, ce sont donc l’inédit du travail artistique sur les formes et la suavité interprétative de la direction orchestrale qui s’imposent sur le destin des êtres.

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