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Publié le 4 Juillet 2021

La Clémence de Titus (Wolfgang Amadé Mozart - 1791)
Représentation du 03 juillet 2021
Palais Garnier

Tito Vespasiano Stanislas de Barbeyrac
Vitellia Amanda Majeski
Servilia Anna El-Khashem
Sesto Michèle Losier
Annio Jeanne Ireland
Publio Christian Van Horn

Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Willy Decker (1997)

                                     Jeanne Ireland (Annio)

Au même moment où Philippe Jordan vient de rendre un dernier hommage à l’orchestre de l’Opéra de Paris dont il a été le directeur musical pendant 12 ans, le Palais Garnier joue pour la 7e fois une série de représentations de La Clémence de Titus donnée dans la mise en scène de Willy Decker qui fut créée au printemps 1997 sous la direction d’Armin Jordan.

Michèle Losier (Sesto)

Michèle Losier (Sesto)

Alors que ces 20 dernières années des chanteurs d’un format vocal parfois opulent ont été accueilli sur cette scène, Catherine Naglestad, Elina Garanca ou bien Hibla Gerzmava, pour interpréter cette œuvre tardive de Mozart, la distribution réunie ce soir se distingue par ses qualités d’homogénéité et sa finesse interprétative.

Amanda Majeski incarnait déjà le rôle de Vitellia en 2017, et l’on retrouve les courbes lissées et les formes fuselées d’un timbre couleur grenat qui définissent les contours d’une femme pernicieuse mais qui a quelque chose d’attachant. Peu de noirceur et des lignes aiguës trop fines et irrégulières, l’incarnation n’en reste pas moins entière et sensible tout en en faisant ressentir les contradictions.

Amanda Majeski (Vitellia)

Amanda Majeski (Vitellia)

Michèle Losier, elle qui fut un si touchant Siebel dans Faust, cette saison, dessine un Sesto très clair avec du corps et des aigus parfois un peu trop soudains mais d’une impressionnante tenue, et elle est sans doute le personnage le plus présent, en contact de cœur avec la salle. Beaucoup de vérité est lisible dans ses expressions attachantes, et Michèle Losier est une personnalité idéale pour faire vivre le lien affectif entre les personnages.

Et le couple formé par Annio et Servilia est d’un parfait équilibre, Jeanne Ireland ayant un très beau timbre doré joliment orné et une vivacité d’élocution qui lui donne une allure très digne, et Anna El-Khashem, d’une frémissante légèreté, agit comme si une brise de printemps soufflait sur la scène.

Amanda Majeski (Vitellia) et Michèle Losier (Sesto)

Amanda Majeski (Vitellia) et Michèle Losier (Sesto)

Et peut être parce qu’il s’agit d’une distribution majoritairement féminine, il se dégage de cet ensemble un jeu d’un très grand naturel, juste et fluide, qui donne beaucoup de grâce aux mouvements sur scène, la représentation arborant un classicisme vivant qui fait honneur à la délicatesse de Mozart.

Christian Van Horn paraît évidemment plus dense et d’une noirceur noble et grisonnante, avec de nettes intonations Don Giovanesques, et Stanislas de Barbeyrac, un des plus beaux galbes ténébreux entendu dans ce rôle sur cette scène, se charge de faire de Titus, cet homme déçu par tout son entourage, un homme héroïque et obscur, auquel ne manque que ces petites inflexions légères, claires et fragiles qui trahiraient chez l’Empereur ses affectations intérieures.

Stanislas de Barbeyrac (Tito Vespasiano)

Stanislas de Barbeyrac (Tito Vespasiano)

La direction musicale de Mark Wigglesworth s’inscrit dans cette même tonalité claire et fine, d’une très agréable vélocité, sans toutefois forcer les effets de contrastes et assombrir les cordes, et la transition vers la scène de grâce des conjurés est menée avec brio sans pompe surfaite. Le chœur, malheureusement masqué, manque d’ampleur et d'éclat à ce moment là, ce qui est un peu dommage.

Jeanne Ireland (Annio), Amanda Majeski (Vitellia) et Christian Van Horn  (Publio)

Jeanne Ireland (Annio), Amanda Majeski (Vitellia) et Christian Van Horn (Publio)

Cette mise en scène sévère, avec ce buste qui se découvre au fur et à mesure que Titus se départit de ses illusions, est si bien dirigée qu’elle offre un spectacle de référence, ce que n’a pas manqué de reconnaître le public très diversifié et même très jeune venu ce soir nombreux.

Stanislas de Barbeyrac (Tito Vespasiano) et Michèle Losier (Sesto)

Stanislas de Barbeyrac (Tito Vespasiano) et Michèle Losier (Sesto)

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Publié le 29 Mars 2021

Faust (Charles Gounod – 1859)
Représentation du 20 mars 2021 retransmise en différé sur France 5
Opéra Bastille

Faust Benjamin Bernheim
Méphistophélès Christian Van Horn
Valentin Florian Sempey
Wagner Christian Helmer
Marguerite Ermonela Jaho
Siébel Michèle Losier
Dame Marthe Sylvie Brunet‑Grupposo
Faust (acteur) Jean-Yves Chilot

Direction musicale Lorenzo Viotti
Mise en scène Tobias Kratzer (2021)                         
Jean-Yves Chilot (Faust - rôle muet)
Nouvelle production    

Le compte-rendu ci-dessous est celui de la diffusion sur France 5 de la première représentation de Faust jouée à l’Opéra Bastille le vendredi 26 mars 2021 et ne saurait donc être celui de la représentation telle qu’elle pouvait être vécue en salle.

Avec plus de 2670 représentations depuis son entrée au répertoire de la salle Le Peletier le 3 mars 1869, dans sa forme définitive d’opéra continu, Faust est resté pendant plus d’un siècle l’œuvre lyrique la plus jouée de l’Opéra de Paris, avant qu’elle ne retrouve un rythme de production plus modéré à partir de la fin de l’ère Rolf Liebermann marquée par la production de Jorge Lavelli en 1975.

L’ouvrage, créé sous forme d’opéra comique avec dialogues parlés au Théâtre Lyrique du quartier du Temple le 19 mars 1859, avait subi de nombreuses modifications depuis les premières répétitions jusqu’à sa version grand opéra, dix ans plus tard, si bien qu’il existe une multitude de reconstitutions, au disque comme à la scène, qui rendent la connaissance de ce Faust passionnante.

Ermonela Jaho (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Ermonela Jaho (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Après 115 représentations de la version de Jorge Lavelli, Nicolas Joel confia en septembre 2011 une nouvelle production à Jean-Louis Martinoty, mais elle s’avéra d’une telle lourdeur qu’elle ne passa pas le feu de la critique, si bien que seule une partie de ses décors fut utilisée lors d’une unique reprise en 2015 dans une version simplifiée signée Jean-Romain Vesperini.

Élaborer sur la scène Bastille une production de haut-vol du chef d’œuvre de Charles Gounod était donc un impératif, et c’est à Tobias Kratzer, récompensé d’un Opera Award en 2020 pour sa production de Tannhaüser au Festival de Bayreuth, que Stéphane Lissner a confié cette tâche si primordiale pour le répertoire de l’institution.

Dès l’ouverture, Lorenzo Viotti instaure une musicalité fluide et symphonique qui évoque une jeunesse traversée d’ombres et de lumières, comme dans l’ouverture de Parsifal, imprégnée de la transparence naturelle de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Les frappes du destin s’estompent pour s’ouvrir à une tension nimbée de mystère évanescent.

Le rideau se lève sur un bel appartement magnifiquement détaillé et orné d’une bibliothèque où Faust, incarné scéniquement par Jean-Yves Chilot, vient d’achever sa nuit avec une prostituée, tous deux jouant cette triste scène avec mélange de pathétisme et de grâce, alors que Benjamin Bernheim se tient à l’écart et chante avec une clarté solaire et un souffle d’une douce plénitude au charme fou.

Benjamin Bernheim (Faust) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Benjamin Bernheim (Faust) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Ce cruel déroulé du temps qui oppose deux âges de la vie engendre un sentiment désenchanté que vient interrompre le Méphistophélès de Christian Van Horn, l’air narquois et sûr de lui, non dénué d’effets sympathiques, et dont la tenue capée tout de noir évoque aussi un vampire venu de l’au delà. Corporellement très expressif, il a un mordant franc, bien contrasté, un timbre d’airain, des inflexions percutantes, et une facilité à être un personnage qui ne vire jamais vers la caricature.

Et au moment où il pactise avec Faust, le jeune Benjamin Bernheim prend la place de l’acteur pour vivre pleinement la jeunesse de son personnage.

Méphistophélès apparaît également entouré de serviteurs qui vont influer au fil de temps sur les évènements réels afin de les tourner à l’avantage de Faust. Leurs gestes chorégraphiés permettent de rendre visible de façon habile des actes en apparence surnaturels, à la manière de ce qui arrive à Valentin quand sa lame se brise face à Méphistophélès lorsque celle-ci lui échappe sans explication. La théâtralité de ces gestes évite ainsi tout effet magique non réaliste.

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Cette recherche de réalisme et de contemporanéité se développe au second acte qui transpose la scène de la kermesse, un cabaret où l’on boit de la bière et du vin, dans un quartier populaire d’une grande ville où des groupes de jeunes se retrouvent autour d’un terrain de basket. On se croirait dans une banlieue de West Side Story où des bandes s’amusent, mais peuvent aussi s’affronter. Un climat de violence sous-jacent s’installe d’emblée. Et Christian Van Horn chauffe avec enjouement ce monde en entonnant la chanson du « Veau d’or » alors qu’au même moment Faust cherche à se faire accepter par cette jeunesse parmi laquelle vit le frère de Marguerite, Valentin.

Ce tableau est totalement imprégné de culture urbaine dans sa partie la plus visible, c’est à dire le mélange des origines humaines et des vêtements ordinaires de la rue, et une vitalité impulsive en émane naturellement.

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey, Valentin devenu probablement chef de bande, se fond parfaitement dans ce rôle un peu voyou avec sa belle voix aux intonations fermes et rondes d’où peuvent jaillir de splendides aigus héroïques – quel « Prends garde ! » saisissant ! -.

Chaleur inquiète quand il chante « Avant de quitter ces lieux » - air bien connu mais dont le texte original fut écrit par Henry Chorley pour les représentations londoniennes, et traduit plus tard par Onésime Pradère, si bien que Charles Gounod proscrivit de jouer cet air dans la version pour l'Opéra de Paris jusqu’à ce que son interprétation soit enfin autorisée dans la seconde partie du XXe siècle (il n'est pas clair si c'est à l'occasion de la production de Max de Rieux en 1956 ou de Jorge Lavelli en 1975 qu'il entra au répertoire de l'institution) -, et courroux d’un lyrisme intense lorsque le jeune baryton recevra une blessure mortelle au quatrième acte, il s’agit d’un de ses premiers grands rôles scéniques dramatiques qui lui permet de jouer sur des cordes sensibles différentes de celles qu’il aborde dans les opéras bouffes.

 

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Et par la suite, la scène de valse entre bourgeois, étudiants et jeunes filles se déroule dans une boite de nuit souterraine où une jeunesse se défoule à travers une gestuelle qui reste actuelle et en phase avec une musique qui est pourtant fortement datée. Mais le personnage de Siebel, étudiant chétif, apparaît totalement décalé par rapport à cet univers, car Tobias Kratzer met initialement en marge ce personnage que Michèle Losier incarne avec un brillant déchirant et des attitudes extrêmement touchantes tout au long de la soirée.

Le troisième acte permet ainsi de mettre en avant la finesse des ciselures de son chant frais et vivace fermement focalisé, une joie fougueuse impertinente.

Sous les fenêtres d’une maison dont l’architecture rappelle le courant Bauhaus qui avait vocation à répondre aux besoins populaires, survient Benjamin Bernheim qui fait de sa rêverie « Salut ! Demeure chaste et pure » un merveilleux moment de poésie lunaire où sa voix embaume le cœur de son impesanteur irréelle exaltée par les respirations diaphanes de l’orchestre.

Ermonela Jaho (Marguerite)

Ermonela Jaho (Marguerite)

C’est dans cette partie que Tobias Kratzer met en avant l’écart de milieu social entre Faust et Marguerite, qui place le premier en situation dominante, ce qui a tendance a créer des similitudes avec les thèmes de Don Giovanni. Ermonela Jaho est une chanteuse extrêmement attachante car elle exprime une forme de bonheur qui cherche à exister au-delà des blessures, et dans ce jeu diabolique il est absolument terrible de la voir résister à la tendresse d’un homme dont on sait pourtant que son âme est unie au mal.

Énormément de délicatesse, une tessiture fine et corsée qui se voile d’ondes ouatées quand le chant darde d’aigus grisants, cette artiste attachante rend à Marguerite un portrait plus réaliste que la peinture romantique aux contours incertains que l’on peut aussi lui prêter. Et quel bouleversant duo d’amour entre Faust et Marguerite, un véritable hymne à la sensibilité amoureuse !

Et même si Marthe est un rôle secondaire, sous les traits de Sylvie Brunet‑Grupposo la servante devient une mère-courage passionnante à suivre dans l’entièreté de son incarnation qu’elle fait vivre sur de simples passages chantés. Elle accompagne de son regard les inquiétudes du spectateur.

Sylvie Brunet-Grupposo (Marthe) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Sylvie Brunet-Grupposo (Marthe) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Mais ce troisième acte est aussi celui de la catastrophe, car les dernières d’extases laissent place à celui qui a envahi l’âme de Faust, Méphistophélès, dont l’acte charnel avec Marguerite, et par effet miroir celui des sbires du démon avec Marthe, détruit toute possibilité de bonheur.

La scène de la chambre, qui avait totalement disparu dans la production de Lavelli, est réintégrée par Tobias Kratzer, ce qui lui permet de donner plus d'épaisseur au personnage de Siebel.

Toutefois, ce quatrième acte débute dans le cabinet d’un radiologue qui va révéler que l’enfant que porte Marguerite est damné, en même temps que les musiciens déploient un univers sonore d’une envoûtante limpidité. Ermonela Jaho atteint un sommet de dramatisme que sa voix exacerbe de magnifiques aigus ondoyants.

C’est à ce moment que Lorenzo Viotti et Tobias Kratzer réintroduisent l'air de Siebel "Versez vos chagrins dans mon âme », air qui avait été coupé avant la création au Théâtre Lyrique en 1859 et qui n’avait donc jamais été chanté à l’Opéra de Paris. A cet instant, non seulement Michèle Losier vit son personnage amoureux et timide avec une subtilité expressive rare, mais elle chante de plus cet irrépressible sentiment du bout des lèvres, et c’est tellement beau à écouter.

Michèle Losier (Siebel)

Michèle Losier (Siebel)

De l’intimisme ce cette scène, le drame s’enchaîne non pas à l’église mais dans une rame de métro fuyant à travers un tunnel sans fin, et dont le procédé qui utilise caméras et projections vidéo se charge d’une urgence diabolique au son de l’orgue et des splendides chœurs qui harcèlent Marguerite prisonnière de Méphistophélès. Christian Van Horn, soutenu par un orchestre spectaculaire au cuivres princiers, prend une dimension maléfique impressionnante.

Retour à la rue où Valentin et ses amis rentrent probablement du service militaire, et c’est en ce lieu grisâtre que le frère de Marguerite connaît une mort très réaliste. Au delà de la résonance actuelle, c’est le fait d’entendre Florian Sempey jouer dans une situation aussi tragique qui la rend poignante.

Ermonela Jaho (Marguerite) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Ermonela Jaho (Marguerite) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Le cinquième et dernier acte est celui qui subit plusieurs coupures, la suppression du chœur des feux follets "Dans les bruyères", de la seconde scène qui comprend l'air de Faust "Doux nectar, en ton ivresse", et du ballet de la nuit de Walpurgis dont néanmoins les 3 dernières minutes sont conservées pour leur sens de l’urgence (mais Lavelli coupait lui aussi intégralement ces passages, hormis celui comprenant l’air de Faust).

La précipitation dramatique est alors prétexte à un voyage en survol et à cheval à travers les rues de Paris, ce qui traduit pleinement les moyens qui ont été dispensés pour filmer toutes ces scènes extérieures, probablement à l’aide de drones, scènes qui incorporent notamment une image provocatrice de la destruction de la cathédrale Notre-Dame, et donc du dernier symbole religieux suprême.

Faust (Jaho-Bernheim-Van Horn-Sempey-Losier-Brunet-Grupposo-Viotti-Kratzer) Bastille

C’est le retour à l’appartement de Faust, jeune et vieux, de l’heure du jugement de Marguerite, mais aussi du grand moment de vérité pour tous, alors que ne reste au savant qu’un miroir pour oser se regarder enfin.

Cette scène finale, qui le fait réapparaître, montre que Siebel va au bout de sa logique et se sacrifie à la place de Marguerite pour aller en enfer. C'est donc lui, de par son amour que l'on peut qualifier de christique, qui la sauve, et Marguerite se rend compte trop tard de l'insignifiance de Faust et de l'attachement sincère que Siebel lui portait et qu'elle avait ignorer pendant toute sa vie.

Un tel tableau final est très touchant pour cela, ce qui révèle aussi, de par l'importance que Tobias Kratzer accorde à ce personnage, l'humanité même du metteur en scène.

Michèle Losier (Siebel), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Michèle Losier (Siebel), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Si les scènes les plus contemporaines peuvent heurter une partie du public qui ne souhaite pas se confronter dans un temple lyrique aux inégalités d’un monde trop réel qu’elle n’aime pas, elles témoignent aussi de l’intelligence développée à rendre le plus lisible et le plus cohérent possible une dramaturgie qui s’appuie sur d’impressionnants moyens technologiques et une réflexion profonde sur les motivations de chaque personnage.

Il faut souhaiter que l’éblouissante unité affichée par tous les solistes, les musiciens maîtres du fondu enchaîné, le chœur élégiaque et le geste caressant de Lorenzo Viotti, sera reconduite très prochainement pour une reprise avec spectateurs.

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Publié le 14 Décembre 2019

Les Contes d’Hoffmann (Jacques Offenbach -  1881)
Représentation du 10 décembre 2019
Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles

Hoffmann Eric Cutler
Olympia/Antonia/Giulietta /Stelle Patricia Petibon
Nicklausse / la Muse Michèle Losier

Lindorf /Coppélius/Miracle/Dapertutto Gabor Bretz
La voix de la tombe Sylvie Brunet-Grupposo
Spalanzani / Nathanaël François Piolino
Luther / Crespel Sir Willard White

Frantz / Andrès / Cochenille / Pitichinaccio Loïc Félix
Schémil / Herrmann Yoann Dubruque
Wolfram Alejandro Fonte
Wilhelm Byoungjin Lee

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Chorégraphie Claude Bardouil
Lumière Felice Ross
Vidéographie Denis Guéguin

Nouvelle production                                                                         Patricia Petibon (Stella)

34 ans après sa dernière apparition à la Monnaie de Bruxelles, quand Sylvain Cambreling et Gilbert Deflo entreprirent de représenter Les Contes d’Hoffmann au Cirque Royal dans la toute nouvelle édition Oeser (1976) qui amplifiait le rôle important de la Muse – cette version est aussi à la base de la production que Gerard Mortier confia à Christoph Marthaler au Teatro Real de Madrid, et qui est dorénavant hébergée à l’opéra de Stuttgart -, l’unique opéra de Jacques Offenbach fait son retour à Bruxelles, sur les planches du Théâtre Royal, sous la direction musicale d’Alain Altinoglu et dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

Sir Willard White (Crespel) et Patricia Petibon (Antonia)

L’édition musicale retenue ce soir, celle de Michael Kaye (1992) et Jean-Christophe Keck (2003), est par ailleurs plus récente, ce qui induit, entre autres, des variations dans l’ouverture du chœur, des répliques supplémentaires à Nicklausse, et un grand air pour Giulietta, « L’amour lui dit : la belle ! ». Des coupures sont cependant réalisées, notamment à la fin de l’acte vénitien, mais les récitatifs écrits par Ernest Guiraud sont pour la plupart conservés.

Et le défi pour Patricia Petibon, qui avait déjà chanté le rôle d’Olympia dans la production d’Olivier Py, il y a une dizaine d’années, est d’incarner les quatre rôles féminins fantasmatiques qui hantent la mémoire d’Hoffmann, défi que peu d’artistes peuvent relever aujourd’hui.

Michèle Losier (La Muse)

Michèle Losier (La Muse)

Par effet de transposition, le poète romantique devient, dans cette nouvelle production, une figure moderne d’un chanteur/cinéaste qui souhaite traduire à l’écran ses idéaux féminins en faisant de Stella une actrice prête à tout pour réussir, une histoire qui a des similitudes avec « To Die for » de Gus Van Sant

Ainsi, pour l’ensemble des 3 actes flanqués de leur prologue et épilogue, la scénographie s’architecture autour d’une scène délimitée, à l’avant et à l’arrière, par les deux grands arceaux sculptés et dorés qui permettent de recréer une scène de théâtre dans le théâtre, décorée de petites loges montées en ses coins et assortie d’un parterre de fauteuils en arrière-plan afin d’accueillir le public joué par le chœur.

Au sol, la partie centrale et circulaire aux teintes dominantes rouges cerne l’espace de la représentation, et les scènes intimes se déroulent dans une pièce plus réduite, aux tonalités bleu-vert sombres, qui descend des cintres. Cette pièce, jonchée de papiers froissés trahissant les angoisses du manque d’inspiration, est d’ailleurs en place bien avant que le spectacle ne commence.

Sir Willard White (Luther)

Sir Willard White (Luther)

C’est alors tout un petit monde qui est animé avec un sens minutieux de l’action doublé d’un bariolage de couleurs clinquantes, et il est difficile de ne pas être accroché par ces trois danseuses en roses fluo qui ressuscitent le swing des Andrews Sisters. L’univers à rêves d’Hollywood et de ses désillusions, quand le clown abandonne ses jongleries, prend vie sous nos yeux.

Très vite, un premier personnage s’impose, Nicklausse. Michèle Losier, méconnaissable à travers la multitude de visages qu’elle prend, muse légèrement vêtue, puis brune élégante et masculine qui accompagne Hoffmann, se prête à un jeu qui la met merveilleusement en valeur, mélange de détachement et de finesse charmeuse, avec un timbre idéalement lié et continuellement harmonieux, une diction naturellement parfaite.

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Eric Cutler (Hoffmann) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et Eric Cutler, artiste que nous connaissons bien depuis Le Roi Roger, œuvre sur laquelle se refermèrent les cinq ans de programmation de Gerard Mortier à l’Opéra de Paris, et sa prise de rôle d’Hoffmann à Madrid, peu après la disparition du directeur gantois, est un grand gaillard enjoué, vigoureux et sensible à la fois, qui chante avec lyrisme même la chanson de Kleinzach. Musicalement sombre et pénétrant de clarté, ses talents d’acteur plein d’allant lui permettent de dessiner le portrait d’un homme vivant et optimiste dont les états d’âme ne prennent pas le dessus pour autant.

Mais il est vrai que tous les artistes de cette production révèlent une véritable capacité à faire vivre des personnages sous la direction de Krzysztof Warlikowski, et c’est sans doute cette crédibilité à être sur scène qui touche d'abord le public le plus jeune dont les visages en joie sont plaisants à lire.

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petitbon (Olympia) et Eric Cutler (Hoffmann)

Patricia Petibon est donc bien évidemment l’héroïne de ce scénario qui lui fait vivre des personnalités profondément différentes. Dans l’acte d’Olympia, où le modèle attend, sous un fin voile, que l’on viennent lui greffer des yeux qui raviront son inventeur entouré de femmes plus âgées, c’est le désir de jeunesse retrouvée et l’angoisse du passage du temps sur les traits du visage qui sont brillamment mis en lumière, surtout par la formidable liberté avec laquelle la chanteuse réinterprète sa mélodie.

Sa manière de magnifier ainsi les blocages de l’automate de façon tout à fait inédite en réécrivant les variations qui montrent, par ailleurs, les qualités de souplesse et les surprenants effets acoustiques de son timbre brillant, engendre ainsi un tel sentiment de beauté dans le burlesque artistique, parfaitement maîtrisé, que la surprenante lenteur du rythme imprimé à l’orchestre par Alain Altinoglu dans cette partie devient un atout tant l’on souhaite que cet instant ne s’arrête jamais. Une submersion émotionnelle tout à fait exceptionnelle !

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

François Piolino (Spalanzani) et Gabor Bretz (Coppélius)

La seconde histoire, celle d’Antonia, est tout autre puisqu’elle se déroule devant le décor de l’appartement d’Hoffmann et au chevet d’un miroir de maquillage, jeune femme protégée par son père et poussée par sa mère au désir de gloire.  Krzysztof Warlikowski en dépeint toutes les souffrances et le mal-être par les déséquilibres psychologiques qui se lisent dans ses relâchements du corps tout entier. C’est fort émouvant à voir, et cela rappelle surtout comment il avait décrit le sentiment de solitude et d’abandon d’Iphigénie en Tauride, au Palais Garnier.

En rapprochant ainsi par la mise en scène deux personnages issus de deux œuvres fort différentes, ce tableau montre comment le regard subjectif d’un metteur en scène peut faire prendre conscience du lien entre des œuvres littéraires, et, ici, le destin sacrificiel commun aux deux femmes devient plus saillant, toutes deux identifiées à des chanteuses-actrices dans ces révisions théâtrales.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

Par ailleurs, dans ce tableau, le traitement des lumières est absolument fascinant, illuminant des recoins, assombrissant d’autres parties tout en leur communiquant une lumière diffuse, un travail d’une précision visuelle de toute beauté.

Mais cet acte est traité comme une pièce de théâtre qui s’achève sous les applaudissements de tous, y compris de la part d'Hoffmann, sauf qu’Antonia ne se relève pas immédiatement, révélant que c’était une femme réellement en souffrance, et que cette blessure intérieure se fondait avec son incarnation, à l’instar du chant de Patricia Petibon qui rejoignait la fragilité de l’artiste.

Patricia Petibon (Antonia)

Patricia Petibon (Antonia)

L’acte vénitien débute ensuite pas la tant attendue barcarolle où l’on découvre Michèle Losier et Patricia Petibon interprétant Nicklausse et Giulietta comme deux femmes sœurs jouant de subtils gestes caressants, d’une légèreté qui s’allie à la fluidité de la musique, totalement inséparables. Leurs voix se fondent trop bien au point de peu se différencier, et l’orchestre a tendance à dominer cette scène de son lyrisme agréablement glamour.

Impossible alors de ne pas penser à un autre couple féminin, celui de Lulu et la Comtesse Geschwitz, autre conséquence de ce faisceau de lumière particulier que projette Krzysztof Warlikowski, et de la connaissance que l’on peut avoir de son travail. Et il y a le regard terriblement jaloux de Nicklausse, un peu plus loin, lorsque Hoffmann tente de séduire la courtisane.

Dans cette partie, toutefois, la présence du metteur en scène devient fort prégnante lorsque la vidéographie loufoque montre Giulietta tournant des films licencieux dans les loges du théâtre, autre mise en scène décapante de l’arrivisme sans limite, effet qui est de plus accentué par la coupure de toute la fin de cet acte qui s’achève sur la perte du reflet d’Hoffmann, peu après le meurtre réaliste de Schlémil.

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Patricia Petibon (Giulietta) et Michèle Losier (Nicklausse)

Et l’épilogue se joue finalement comme lors d’une remise de récompenses aux Oscars d’Hollywood dont Stella serait la star, interprète principale de ces histoires, mais dont le texte arrangé raille cette gloire d’un soir seulement. Et peut-être qu’au deuxième acte a t’elle joué, sans le savoir, sa propre destinée. Hoffmann voit cependant son idole fabriquée tristement lui échapper, et il s’effondre avec elle.

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

Claude Bardouil, François Piolino, Krzysztof Warlikowski, Sylvie Brunet-Grupposo et Małgorzata Szczęśniak

A travers cet univers cinématographique qui part de l’image stylisée de l’actrice de cinéma, l’imprègne de poésie, avant de la faire basculer dans le vulgaire, un autre homme, qui prend autant de visages de méchants différents, Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto, sous les traits méticuleusement reconstitués de Dracula ou autre Joker, est porté tout au long de la soirée par Gabor Bretz, baryton impeccable de précision vocale et d’homogénéité de timbre, dont la fermeté claire n’en fait pas pour autant un esprit d’une obscurité diabolique, mais plutôt un fin manipulateur.

Willard White, lui, distille une noirceur embrumée charismatique agréablement soutenue par la franche netteté avec laquelle il cisèle son texte français au second acte, dans le rôle du père d’Antonia, et renvoie constamment l’image d’une humanité bienveillante.

Et dans une interprétation qui la transforme en femme à poigne, Sylvie Brunet-Grupposo surdimensionne la voix de la mère qui devient un véritable être de chair puissant.

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Sylvie Brunet-Grupposo, Felice Ross, Eric Cutler, Małgorzata Szczęśniak, Denis Guéguin, Alain Altinoglu, Patricia Petibon, Krzysztof Warlikowski et Michèle Losier

Tous les autres rôles secondaires bénéficient autant du naturel de leur jeu théâtral que de leurs particularités vocales, François Piolino, si éloquent et immédiat dans ses accroches vocales, ou bien Loïc Félix par ses brillances dans les tonalités ocres, et la direction musicale d’Alain Altinoglu développe au fur et à mesure le pétillant des timbres instrumentaux, la clarté des mélodies, l’emphase avec la vie sur scène, l’orchestre de la Monnaie devenant un véritable être vivant et chantant.

Quant au chœur, surtout utilisé comme observateur de groupe, sa finesse atteint son paroxysme quand s’élève des coulisses un murmure évanescent sublime d’immatérialité.

Et ces Contes d’Hoffmann confirment à quel point le Théâtre Royal de la Monnaie vit aussi une véritable histoire d’amour entre son directeur musical et ses musiciens, dans tous les répertoires qu’ils appréhendent, ce qui profite à l’unité de ces ouvrages.

Une seconde distribution est également prévue avec Enea Scala et Nicole Chevalier, mais chanceux seront ceux qui pourront rejoindre à nouveau ce théâtre depuis Paris.

Et pour revoir le spectacle sur internet, Concert Arte laisse en accès libre pendant 1 an l'enregistrement filmé de la représentation du 20 décembre 2019, jusqu'au 19 juin 2020.

Voir ici.

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Publié le 28 Janvier 2019

Les Troyens (Hector Berlioz)
Répétition du 19 janvier et représentations du 25 janvier et 03 février 2019
Opéra Bastille

Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Ascagne Michèle Losier
Hécube Véronique Gens
Énée Brandon Jovanovich
Chorèbe Stéphane Degout
Panthée Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Priam Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec Jean-Luc Ballestra
Hellenus Jean-François Marras
Polyxène Sophie Claisse
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Aude Extrémo
Iopas Cyrille Dubois
Hylas Bror Magnus Tødenes
Narbal Christian Van Horn

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)                           
Ekaterina Semenchuk (Didon)
Nouvelle production
Diffusion sur Arte et sur Arte Concert le 31 janvier 2019 à 22h45

Composé pour le Théâtre Lyrique en 1863, où seule la seconde partie Les Troyens à Carthage sera représentée, Les Troyens n’est entré au répertoire de l'Opéra de Paris qu'en 1921, et a eu l'honneur de faire l’ouverture de Bastille dans une mise en scène de Pier-Luigi Pizzi, le 17 mars 1990, sous la direction de Myung-whun Chung

Le rideau de scène bleu Lapis Lazuli, orné de figures symboliques tracées au trait blanc, était confié à Cy Twombly, et avait la même fonction que le nouveau plafond peint par Marc Chagall en 1964 pour le Palais Garnier, c'est-à-dire, attirer le spectateur vers la modernité théâtrale.

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Puis, en 2007, Gerard Mortier reprit la mise en scène forte et élégante d'Herbert Wernicke, imaginée pour le Festival de Salzbourg, qui supprimait toutefois les ballets originels, sous la direction de Sylvain Cambreling

Et c'est donc une version quasi-intégrale – les ballets des constructeurs, matelots et laboureurs ainsi que la scène des sentinelles et de Panthée à Carthage étant cependant coupés – qui est proposée pour célébrer à la fois les 30 ans de l’ouverture de l’opéra Bastille (13 juillet 1989), les 60 ans de la création du Ministère des affaires culturelles (03 février 1959), les 150 ans de la mort d’Hector Berlioz (8 mars 1869) et les 350 ans de l’Académie de Musique (28 juin 1669). 

De plus, si l’on sait que seuls 7 autres opéras ont pour l’instant bénéficié d’au moins 3 productions différentes à Bastille (La Flûte Enchantée, Boris Godounov, Carmen, Simon Boccanegra, Parsifal, Elektra, Lady Macbeth de Mzensk), l’hommage qui est rendu au compositeur, malheureux de son vivant avec l’institution parisienne, dépasse probablement tout ce qu’il pouvait imaginer.

Les Troyens (d'Oustrac-Degout-Jovanovich-Semenchuk-Jordan-Tcherniakov) Bastille

Toutefois, en confiant cette nouvelle production à Dmitri Tcherniakov, que l’on retrouvera au printemps pour la reprise de Iolanta / Casse-Noisette à Garnier, et dans deux ans pour une nouvelle production de La Dame de Pique, il est entendu que l’on ne va pas assister à un spectacle simplement magnifiquement illustratif, comme ce fût le cas au Théâtre du Châtelet en 2003 avec la mise en scène de Yannis Kokkos.

En effet, Dmitri Tcherniakov montre deux faces très différentes de son talent à travers les deux volets des Troyens, l’une, la maîtrise du croisement entre l’ampleur épique et la narration des destins individuels à travers une direction d’acteurs d’un foisonnement et d’une précision hors pair, l’autre, la transfiguration d’une intrigue personnelle en une analyse psychologique ramenée dans un contexte social contemporain.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Pour Troie, le metteur en scène a conçu un décor d’une incroyable complexité représentant les rues enserrées d’une cité du Moyen-Orient ravagée par la guerre, dans laquelle s’insère un luxueux écrin en bois laqué donnant à voir la vie dans une pièce du palais royal. 

Et au deuxième acte, à l’apparition du fantôme d’Hector enflammé traversant en diagonale le plateau, ce décor s’ouvre et se déplie pour créer un nouvel espace totalement dégagé en son centre, l’ombre des immeubles lugubres planant en fond de scène face à Enée, en garde comme dans une posture de cinéma. Souhaitons que les mécanismes de ce dispositif fabuleux ne défaillent pas, car c’est véritablement une fantastique prouesse technologique qui est mise en œuvre ici.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et lors de la première scène jouée en silence, Tcherniakov présente méthodiquement l’ensemble de la famille de Priam, un par un. Puis, débute la musique animée par le peuple en liesse, et survient une Cassandre enfant ruminant sa révolte, qui s’adresse à des médias télévisés pour révéler son confit avec sa famille et la rue. En même temps, Priam est décrit comme un homme honni par Cassandre pour avoir abusé d’elle, et méprisé par Enée qui prépare un coup d’Etat avec les Grecs.

Stéphanie d’Oustrac, le regard vipérin, se prend facilement aux jeux d’affrontement face à Chorèbe, Priam et Hécube, et offre à Cassandre une voix déliée d’une belle teinte brune aux accents lyriques et angoissés, sans forcer sur la puissance, et son personnage exprime une colère entière jouée avec une crédibilité infaillible. Elle est véritablement une chanteuse qui sait être sur scène.

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

L’autre joyau de la distribution est Stéphane Degout, sagement posé, mais d’une flambante pulsation vocale, une virilité soyeuse d’une profondeur bien affirmée qui lui donne un charme autoritaire séduisant.

Dans cette partie, grâce à son travail avec le metteur en scène, le chœur gagne une vitalité débordante et une maîtrise de son action grandement réussie, que ce soit lors de l’hymne « Dieu protecteur de la vie éternelle » qui entoure une procession royale marchant face à la scène le long d’un étroit couloir humain, ou bien , plus encore, lors du grand chœur des troyennes qui entament une enthousiasmante danse exaltée avec Stéphane d’Oustrac, avant le spectaculaire suicide final.

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et si Véronique Gens est une Hécube de luxe ayant peu à chanter, elle est en revanche bien mise en valeur au sein du chœur, si bien qu’elle se distingue vocalement très nettement lors des grands élans de la masse chorale.

Ainsi, chaque personnage, même muet, semble avoir une ligne de vie propre travaillée par le metteur scène, mais il devient difficile en une seule soirée de tout suivre en détail.

Et après une première partie d’une force inégalée, soutenue par des chœurs excellemment dirigés, la seconde partie, dans sa forme, prend le risque de décontenancer une partie du public.

Le décor unique représente avec grand réalisme une salle d’un centre de rééducation pour blessés de guerre, avec coin télévision, baby-foot, du mobilier simple, et des dessins d’enfants et photos de familles comme décoration murale.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ici, Tcherniakov se place sur le plan purement psychologique. A la fin de Troie, dans sa mise en scène, Creusée, la femme d'Enée, s'est suicidée, déçue par la trahison de son époux envers son royaume. Bien entendu, cela ne correspond à aucune légende connue aujourd'hui (soit Creusée fut enlevée par les Grecs, soit Enée, après l'avoir perdue, la retrouva sous forme de fantôme l'encourageant à refaire sa vie ailleurs), mais lorsque l'on arrive à Carthage, on retrouve deux personnages principaux ayant besoin de se détacher de leur passé sentimental pour poursuivre leur vie. Enée ne peut oublier Creusée, et Didon ne peut oublier le meurtre de Sychée, 7 ans plus tôt, qui l'a poussée à quitter Tyr.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

La rencontre dans ce lieu imaginé par Tcherniakov a donc pour finalité d'arriver, par une relation de transfert réciproque, à permettre à chacun d'eux de guérir de leurs blessures et de repartir. Le moment où chacun porte le coup qui va créer ce détachement est symbolisé par la séquence de tir à l'arc sensée "tuer" le double de soi.

Enée surmonte l'épreuve, et peut repartir pour Rome, mais Didon échoue et est la grande perdante de cette relation psychologique.

Ce que met donc en scène Tcherniakov est quelque chose de très humain qui se joue parfois dans les relations interpersonnelles, et des personnes qui ont déjà vécu cela dans leur vie, ou qui savent que cela peut arriver, par effet miroir peuvent être captée par ce dénouement dramatique

Brandon Jovanovich (Enée)

Brandon Jovanovich (Enée)

Plusieurs séquences sont par ailleurs de véritables petits exploits scéniques, le combat au sol d’Enée face à un adversaire mené de manière très réaliste, ou bien le duo de Narbal et Anna chanté en jouant au ping-pong. 

Seul inconvénient majeur de cette scénographie, elle ne s’adapte pas visuellement au lyrisme de la pantomime de la scène de chasse ou au duo d’amour rêveur de Didon et Enée, ne serait-ce que par des variations lumineuses, ce qui ne permet pas de renforcer l’impact romantique de ces magnifiques pages berlioziennes.

Michèle Losier (Ascagne)

Michèle Losier (Ascagne)

Vocalement impressionnant dès la première partie, Brandon Jovanovich rend à Enée une stature d’une considérable solidité. Ténor massif doté d’une tessiture assombrie et mue par un flux vocal vigoureux, l’homogénéité de timbre et de couleur, qui le rapproche de celle de Stéphane Degout, dessine de lui un guerrier d’un grand charisme généreux. La diction est par ailleurs correctement intelligible.

Il forme donc avec Ekaterina Semenchuk un couple au tempérament bien assorti, et c’est un authentique plaisir que de retrouver cette grande chanteuse russe, pour une fois présentée sans maquillage qui ne la travestisse, et son naturel est particulièrement plaisant à admirer. A nouveau, belle homogénéité de timbre, résistance aux tensions les plus aiguës du rôle, excellente actrice qui se plie aux exigences d’un jeu qui évacue le moindre geste convenu, elle accorde un soin exemplaire à la musicalité, et n’accentue aucun effet de poitrine pour grossir la voix, avec un respect total pour le texte de Berlioz.

Cyrille Dubois (Iopas)

Cyrille Dubois (Iopas)

Et parmi les rôles secondaires, Cyrille Dubois remporte un joli succès pour son air « Ô blonde Cérés » chanté avec une naïve légèreté qui touche au cœur, alors que Michèle Losier s’attache le public pour l’aplomb et la saisissante longueur de souffle avec laquelle elle met en avant le jeune Ascagne.

La bonne humeur et le mezzo bien charpenté d’Aude Extrémo trouvent enfin leur pendant vocal dans la présence et le timbre métallique de Christian Van Horn, et leur duo est l’une des distinctions de la représentation.

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Mais c’est à Philippe Jordan et à la finesse d’exécution des musiciens de l’Opéra de Paris que Berlioz doit beaucoup ce soir, et le son de ce raffinement musical est patiné à la fois par l’acier luisant des cordes, et par la ductilité éclatante des cuivres qui donnent un caractère particulièrement élancé à l’interprétation. Sensationnelle est la fusion théâtrale avec les chœurs, parfois démonstratif mais jamais pompeux est l’emportement sonore, le ravissement des pulsations et les chatoiements des instruments à vent sont toujours magnifiques d’irréalité. Probablement, une accentuation de la chaleur des bois permettrait aussi d’enfler la sensualité passionnelle, même si le parti-pris scénique tend, dans la seconde partie, à la contraindre. 

Philippe Jordan

Philippe Jordan

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Publié le 21 Mars 2018

Benvenuto Cellini (Hector Berlioz)
Répétition générale du 14 mars et représentation du 20 mars 2018

Opéra Bastille

Benvenuto Cellini John Osborn
Giacomo Balducci Maurizio Muraro
Fieramosca Audun Iversen
Le Pape Clément VII Marco Spotti
Francesco Vincent Delhoume
Bernardino Luc Bertin-Hugault
Pompeo Rodolphe Briand
Cabaretier Se-Jin Hwang
Teresa Pretty Yende
Ascanio Michèle Losier

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Terry Gilliam (2014)
                                      Pretty Yende (Teresa)
Production English National Opera, London, De Nationale Opera, Amsterdam, Teatro dell’opera di Roma

A l’instar de Don Carlos, Benvenuto Cellini appartient à ces œuvres créées à la salle Le Peletier de l’Opéra de Paris qui ne furent plus reprises pendant près d’un siècle une fois leurs premières années de représentation écoulées et dont il existe plusieurs versions.

John Osborn (Benvenuto Cellini)

John Osborn (Benvenuto Cellini)

La version originale dite Paris I est celle de la partition que remit Hector Berlioz à l'Opéra en février 1838 à l'entrée en répétitions. Cette partition fut cependant fortement modifiée aussi bien par la censure que par les artistes qui en redoutaient les complexités, si bien que ce fut une nouvelle version, dite Paris II, qui fut présentée à la première le 10 septembre 1838.

Un échec qui réduira le nombre de soirées à 4 au total. Benvenuto Cellini ne revint au Palais Garnier qu’en 1972, puis à l’Opéra Bastille en 1993.

Il y eut également une version remaniée par Franz Liszt avec l'assentiment de Berlioz, la version dite de Weimar, plus courte et plus sérieuse pour plaire au goût germanique, et qui, elle, connut le succès en mars, avril puis novembre 1852.

L'Atelier de Benvenuto Cellini

L'Atelier de Benvenuto Cellini

Pour bien prendre la mesure du souffle génial qui parcoure la musique du premier opéra achevé d’Hector Berlioz, il ne faut pas perdre de vue que le 10 septembre 1838, jour de création de ce chef-d’œuvre, Giuseppe Verdi n’a pas encore composé un seul opéra – Nabucco sera créé quatre ans plus tard -, Richard Wagner ne s’est fait connaître qu’avec Das Liebesverbot deux ans plus tôt, la même année que Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer, et Jacques Offenbach n’a seulement que 19 ans.

Comme on peut le comprendre aisément, Hector Berlioz est en avance d'au moins 30 ans sur son temps, musicalement parlant, et la sophistication inventive de son écriture mélodique semble se renouveler continuellement rien qu’à l’écoute de ce Benvenuto Cellini qui surprend tableau après tableau.

Pretty Yende (Teresa) et John Osborn (Benvenuto Cellini)

Pretty Yende (Teresa) et John Osborn (Benvenuto Cellini)

Philippe Jordan, s’il part de la version Paris I, insère cependant, comme à Amsterdam sous la direction de Mark Elder, la romance de Cellini et l’air d’Ascanio créés lors des répétitions qui conduisirent à la version Paris II (la censure avait substitué au Pape Clément VII un Cardinal dès cette version). L’air d’introduction de Balducci ‘Ne regardez jamais la Lune’ est conservé, mais la romance de Teresa ‘Ah ! que l’amour …’ est remplacée par l'air écrit pour la version Paris II ‘Entre l’amour et le devoir’.

Marco Spotti (Le Pape Clément VII)

Marco Spotti (Le Pape Clément VII)

Sous sa direction, la musique de Berlioz exhale l’évanescence poétique, la finesse délicate des motifs instrumentaux et le soyeux du tissu orchestral. Et c’est bien entendu autant dans l’ouverture qu’au soutien des airs chantés que cette magnificence s’illumine merveilleusement.

Et de ce talent esthétique résulte un lustre des couleurs majestueux qui, comme souvent chez Philippe Jordan, recouvre sa lecture d'une inspiration aristocratique tout en maintenant de la mesure à une rythmique frénétique jamais débridée.

De plus, tous les ensembles avec les chœurs, et celui des ciseleurs en particulier, sont d’un éclat pimpant d’autant plus que les choristes soignent nuances et vigueur dans un grand élan de vie pleinement réjouissant et rutilant.

Audun Iversen (Fieramosca)

Audun Iversen (Fieramosca)

Sur scène, Pretty Yende, artiste dorénavant attachée à chaque saison lyrique parisienne, ouvre le premier tableau sur ‘Entre l’amour et le devoir’ qu’elle chante en prenant plaisir à l’orner d’une telle guirlande de coloratures enchanteresses que l’on prendrait le personnage pour la source inspirante de l’Olympia que mettra en musique Jacques Offenbach quarante ans plus tard.

Le timbre est vibrant et plein d’accents ombrés et charmants qui rayonnent d’une joie éblouissante.

Michèle Losier (Ascanio)

Michèle Losier (Ascanio)

Son partenaire, John Osborn, qui comme Michèle Losier et Maurizio Muraro faisait partie de la distribution d’Amsterdam, pare Cellini d’une séduction rossinienne par sa légèreté et sa douceur qui supportent l’immensité de Bastille, portrait belcantiste que Michèle Losier complète avec une vaillance radieuse étincelante.

Et ces trois grands chanteurs préservent la bonne intelligibilité d’un texte complexe à défendre.

Quant à Maurizio Muraro, sa présence certes sonore et bonhomme ne détaille cependant pas avec la même finesse et clarté les contours d'un chant nettement plus épais.

Mais Audun Iversen insufle une verve superbe à Fieramosca sans tomber dans le surjeu, très fière incarnation pour ce baryton norvégien qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris.

Audun Iversen, Pretty Yende et John Osborn - Répétition générale

Audun Iversen, Pretty Yende et John Osborn - Répétition générale

Marco Spotti, lui, se régale à incarner Clément VII dans une tonalité faussement posée et pathétique pour, par la suite, en tirer des accents comiques et brosser un véritable personnage de comédie.

Et comme ce sont les Anglais qui ont toujours le mieux défendu Hector Berlioz, c’est donc la production d’un britannique, Terry Gilliam, qui fait un détour par la scène Bastille avec sa débauche de carnaval qui déborde même dans la salle au son intemporel du final de l’ouverture, moment magique inoubliable.

Philippe Jordan - Répétition générale

Philippe Jordan - Répétition générale

Les nombreuses scènes avec les artistes de cirques sont jubilatoires, triviales et parfois poétiques, l’extériorisation de la fascination homosexuelle du Pape pour le corps idéalisé de Persée est drôle et caricaturée comme dans une scène de la ‘Cage aux folles’, mais ni le metteur en scène ni Philippe Jordan n’arrivent à compenser le peu d’impact dramatique du dernier tableau, un inévitable arrêt dans le dénouement de l'action, qui poussa Liszt à totalement le réduire lors de la version allemande de 1852.

C’est en tout cas un spectacle vif et empli de surprises musicales, et une véritable ode à la jeunesse créative.

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Publié le 27 Janvier 2017

Cosi fan Tutte (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition du 20 janvier 2017 et représentations du 04 et 10 février 2017
Palais Garnier

Fiordiligi Ida Falk-Winland / Jacquelyn Wagner / Cynthia Loemij*
Dorabella Stéphanie Lauricella / Michèle Losier / Samantha van Wissen*
Ferrando Cyrille Dubois / Frédéric Antoun /Julien Monty*
Guglielmo Philippe Sly / Michaël Pomero*
Don Alfonso Simone Del Savio / Paulo Szot / Bostjan Antoncic*
Despina Maria Celeng / Ginger Costa-Jackson / Marie Goudot*

*Danseurs de la Compagnie Rosas

Direction musicale Philippe Jordan
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker (2017)
Dramaturgie Jan Vandenhouwe

                                                                                           Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Patrice Chéreau ayant préféré ne plus reprendre sa mise en scène de Cosi fan Tutte, et la production Ezio Toffolutti créée à Garnier en 1996 ayant fait son temps, s’ouvre dorénavant une nouvelle jeunesse pour le dernier volet de la collaboration légendaire entre Mozart et le librettiste italien Da Ponte.

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Ainsi, plutôt que de faire appel à un pur metteur en scène de théâtre ou d’opéra, Stéphane Lissner a choisi de confier à une chorégraphe, qui connait le monde lyrique, le renouvellement scénique d’un des chefs-d’œuvre du compositeur autrichien.

Anne Teresa de Keersmaker a en effet déjà chorégraphié des opéras tels Le Château de Barbe-Bleue et I Due Foscari, et son nom, qui évoque, pour un large public, la danse contemporaine, a le pouvoir d’attirer au Palais Garnier des spectateurs qui ne privilégient pas forcément l’art lyrique dans leur monde culturel.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Sur une scène nue, débarrassée de ses parois latérales, totalement repeinte en blanc jusqu’au mur arrière qui fait partie intégrante du théâtre, des diagonales, figures géométriques et cercles concentriques définissent des contours sur lesquels les chanteurs - deux distributions sont prévues en janvier et février - et les danseurs qui les doublent respirent, se synchronisent, et jouent avec l’espace et la pesanteur en fonction des pulsations et du rythme de la musique de Mozart.

Inévitablement, cette évocation des sciences mathématiques met à découvert des structures parfaites dont les lois reflètent celles sur lesquelles l’écriture musicale est fondamentalement construite.

Les artistes paraissent ainsi liés les uns aux autres par des forces invisibles, mais le plus beau, dans ce spectacle, qui prive de décor le spectateur, réside dans le choix des chanteurs dont le chant est d’une très belle homogénéité, auquel se rajoute, chez les femmes, des lignes physiques savamment exploitées pour leur fascinante souplesse.

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

A ce titre, Ida Falk-Winland, qui ne chante que pour deux soirs, est une Fiordiligi longiligne, sophistiquée, véhémente dans ses injections vocales, et pourtant d’une classe irradiante, un peu comme une Isolde fantasmée, lignes aux vents, ayant la capacité de capter par la totalité de son être le regard admiratif du spectateur.

Stéphanie Lauricella, plus physique, mais tout aussi charmante, incarne une Dorabella très lumineuse, en décalage complet avec les interprétations sulfureuses et profondément sensuelles des mezzo-sopranos dramatiques, mélange de maitrise de soi et de sensibilité touchante réservée.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Leurs partenaires, Cyrille Dubois et Philippe Sly, représentent une jeunesse pleine de fraîcheur et de sincérité, chez lesquels on ne peut soupçonner la moindre perversion. 

Le premier, jeune ténor issu de l’atelier lyrique, rend à Ferrando une épure adolescente, un peu lunaire, teintée d’immature timidité, alors que le second joue avec les sentiments en usant des facettes les plus alanguies de son timbre coulé de tendresse. 

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Cette vision fluide qui s’accompagne du Don Alfonso bon vivant et léger de Simone Del Savio et de la spontanéité de Maria Celeng, qui rend Despine plus agréable que bon nombre d’interprétations, est bien entendu portée par les danseurs de la compagnie Rosas, dont les mouvements peuvent paraître simples, mais qui ont véritablement en eux un sens du balancement qui tisse ce lien subliminal entre les trajectoires chorégraphiques et la musique.

Une des danseuses, Samantha van Wissen, est particulièrement captivante dans ses déplacements, avant, arrière, et son attention portée à Dorabella.

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Quelques scènes reviennent à la pure théâtralité du livret, comme celle de l’empoisonnement qui s’amuse de l’effet d’attraction des deux beaux torses des garçons comme le faisait Michael Haneke dans sa mise en scène de l’œuvre à Madrid, et, dans la seconde partie, Anne Teresa De Keersmaeker utilise l’espace entier pour permettre à chaque danseuse de représenter en arrière scène les tourments des deux jeunes femmes.

Dans la fosse d’orchestre, Philippe Jordan, chef, mais également claveciniste, livre une de ses meilleures interprétations de Mozart entendues à ce jour. L’orchestre ne sonne ni lourd, ni trop étoffé, et le directeur musical prend un plaisir visible à entraîner les musiciens, à les envelopper avec un panache jubilatoire, à s’accorder avec la chorégraphie, et à soutenir son attention pour chaque artiste. 

Le son, qui peut être aussi piqué que fondu dans une patine rutilante, se pare d'une beauté moderne et inventive qui en magnifie la verve jouissive.

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Quelques jours plus tard, nous retrouvons la distribution choisie pour interpréter la majorité des représentations.

Personnage d’une puissante allure adoucie par l’onde de sa longue chevelure blonde, Jacquelyn Wagner, qui évoque ainsi la déesse de la sagesse, Athéna, incarne l’idéal mozartien d’une grâce lyrique rarement aussi aboutie dans le rôle de Fiordiligi. 

Michèle Rosier, en Dorabella, aurait du paraître encore plus voluptueuse, mais sa vitalité, très humaine, et sa tessiture grave, plus modeste, la révèlent plutôt comme le prolongement espiègle de Zerlina, une des héroïnes d’un autre opéra de Mozart et de Da Ponte, Don Giovanni.

Au cours du duo de séduction avec le beau Philippe Sly, il serait alors naturel, après un long silence, d’entendre l’air ‘La ci darem la mano’ s’élever pour unir les deux artistes.

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Et dans le rôle de Ferrando, Frédéric Antoun, fascinant de son regard sombre et méditerranéen, et de son timbre doux et légèrement noir, donne lui aussi une épaisseur mystérieuse à son personnage.

Rarement aura-t-on admiré Despina plus séductrice, libre et entreprenante que celle de Ginger Costa-Jackson, un regard brillant magnifique.

Quant à Paulo Szot, encore jeune pour incarner un vieil Don Alfonso, rusé et désabusé, il est en premier lieu un acteur charismatique d’une ironie mordante.

A la veille de diriger Lohengrin, dimanche, Philippe Jordan est, à nouveau, maître d’une interprétation magistrale de Mozart, nuancée et théâtrale à la fois.

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Publié le 3 Juin 2015

Benvenuto Cellini (Hector Berlioz)
Version parisienne en deux actes
Représentation du 31 mai 2015
De Nationale Opera – Amsterdam

Benvenuto Cellini John Osborn
Giacomo Balducci Maurizio Muraro
Fieramosca Laurent Naouri
Le pape Clement VII Orlin Anastassov
Francesco Nicky Spence
Bernadino Scott Conner
Pompero André Morsch
Le Cabaretier Marcel Beekman
Teresa Mariangela Sicilia
Ascanio Michèle Losier

Direction Musicale Sir Mark Elder 
Orchestre Philharmonique de Rotterdam & Chœur du National Opera
Mise en scène Terry Gilliam (2014) 

Coproduction avec l’English National Opera et le Teatro dell’Opera di Roma

Premier opéra d’Hector Berlioz dont l’échec parisien le poussera à trouver soutien hors de France, Benvenuto Cellini a connu un nombre de modifications et de versions aussi important que le Don Carlos de Verdi.

La version que présente l’Opéra d’Amsterdam est basée sur la version originale de 1838, la version des répétitions dite Paris 1, à laquelle sont intégrés des passages ajoutés lors de la création, en 1839, comme la Romance de Cellini et l’Air d’Ascanio. Berlioz tenait énormément à ces airs.

Mariangela Sicilia (Teresa)

Mariangela Sicilia (Teresa)

Cette seconde version, dite Paris 2, aurait pu être celle retenue si elle ne comprenait pas de nombreuses modifications dues, en partie, à la censure qui ne voulait pas que l’on représente le Pape sur scène.

Au disque, il existe une version qui se rapproche de celle jouée au Nationale Opera, qui mixte le meilleur des deux versions parisiennes. Elle fut dirigée par Sir Colin Davis pour Philips en 1972, et est basée sur la version créée à Covent-Garden en 1966. Cependant, on note, à Amsterdam, un certain nombre de coupures dans le premier tableau durant les quarante premières minutes : l’air d’introduction de Balducci et l’air des masques sont écourtés, l’ensemble qui suit comprend d’importantes simplifications, et le duo entre Cellini et Teresa « Oui, la mort est éternelle » est supprimé.

Néanmoins, cette version respecte l’esprit et la dramaturgie souhaitée par Berlioz, et conserve la part de burlesque qui disparut plus tard dans la version dite de « Weimar » composée par Liszt en 1853.

Benvenuto Cellini – Photo : English National Opera

Benvenuto Cellini – Photo : English National Opera

Terry Gilliam, réalisateur de cinéma et membre des Monty Python, en est à son deuxième opéra, le premier étant ‘La Damnation de Faust’ représenté à l’English National Opera en 2011.

Son travail est d’une vitalité époustouflante, incroyable même pour une personnalité qui ne vient pas du monde du théâtre et encore moins du monde de l’opéra.

Les scènes de carnaval sont travaillées avec une rigueur invisible sous la confusion apparente des mouvements de foules, et des acrobates et contorsionnistes fascinants ajoutent une virtuosité qui démultiplie celle de la musique de Berlioz. Les caractères sensibles sont traités avec beaucoup de finesse : Teresa encore immature et narcissique,  Ascanio au cœur sur la main mais les pieds sur terre, Benvenuto Cellini romantique un peu perdu.

Mariangela Sicilia (Teresa)

Mariangela Sicilia (Teresa)

Les lumières et couleurs sont un mélange de luxuriance et d’ombres macabres, les éclairages chaleureux et dorés mettent en valeur principalement l’avant-scène, alors que l’arrière scène laisse deviner l’architecture gothique de Rome, puis, les rougeurs magmatiques de l’atelier.

Le réalisateur décrit une ambiance décadente et paillarde, et le Pape apparaît en sorte d’empereur extrême-oriental fantaisiste sensible aux formes humaines bien en chair qui meublent l’atelier du sculpteur. On peut y voir une allusion au goût du clergé catholique pour l’art humaniste de la Renaissance…Mais ce côté bouffe bien assumé a quand même pour inconvénient de provoquer les rires un peu trop faciles dans l’assistance.

John Osborn (Benvenuto Cellini) et Mariangela Sicilia (Teresa)

John Osborn (Benvenuto Cellini) et Mariangela Sicilia (Teresa)

Au final, on ne sait plus trop si l’on se trouve à la cour du Duc de Mantoue, dans la taverne d’Hoffmann ou dans la forge de Siegfried, tant cet univers est étourdissant.

Dans la fosse, l’orchestre Philharmonique de Rotterdam et Mark Elder animent la partition de Berlioz d’un courant fluide, dynamisant et caressant, qui lisse de manière très sensuelle les sonorités des instruments solos. Les noirceurs des cordes creusent également des sous-entendus maléfiques,  mais la texture d’ensemble ne détaille pas suffisamment le foisonnement novateur de la musique pour la rendre stimulante et jubilatoire.

Sur scène, Laurent Naouri brille par la clarté de sa diction, l’humour et la folie de son personnage qui éclipsent un peu tout le monde. Certes, John Osborn a de la vaillance et compose une romance empreinte d’une mélancolie faustienne qui fait ressentir le mal-être de l’artiste face à son besoin de création, mais il est loin de donner une image charismatique du sculpteur. Il apparaît plus comme un anti-héros écorché vif, un peu à la manière avec laquelle joue et chante Rolando Villazon.

John Osborn (Benvenuto Cellini)

John Osborn (Benvenuto Cellini)

Mariangela Sicilia, remplaçante de Patricia Petibon, incarne Teresa avec aisance, espièglerie et chaleur, et les rondeurs de sa voix semblent fondre en une seule voix la personnalité d’Olympia et d’Antonia, deux femmes inspiratrices des Contes d’Hoffmann. Elle a cependant plus le sens du charme que le sens de l’intelligibilité,  sens que Michèle Losier détient plus naturellement pour brosser un très touchant portrait d’Ascanio, juvénile et attendrissant.

Avec un grand sens du burlesque, Orlin Anastassov pousse son interprétation du Pape vers une caricature de mauvais goût, et semble être le contraire de Maurizio Muraro, terne et parfois inaudible. Et les seconds rôles sont d’une vitalité qui compense le manque de compréhensibilité de leurs paroles

Quant au Chœur du National Opera, il est entrainé dans un tourbillon éclatant qui doit être un régal pour les chanteurs, d’autant plus que ceux-ci sont mis en avant comme un des personnages fondamentaux de ces trois jours de fête dans les rues de Rome.

La production de Terry Gilliam sera reprise à l’Opéra Bastille lors de la saison 2017/2018, un grand spectacle parisien en perspective.

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