Articles avec #chilot tag

Publié le 29 Juin 2022

Faust (Charles Gounod – 1859) 
Répétition générale du 25 juin 2022 et représentations du 28 juin et 13 juillet 2022
Opéra Bastille

Faust Benjamin Bernheim
Méphistophélès Christian Van Horn
Valentin Florian Sempey
Wagner Guilhem Worms
Marguerite Angel Blue
Siébel Emily d’Angelo
Dame Marthe Sylvie Brunet‑Grupposo
Faust (acteur) Jean-Yves Chilot

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Tobias Kratzer (2021)
Nouvelle production
Diffusion de la captation 2021 de 'Faust' le samedi 02 juillet 2022 à 21h10 sur France 4 (canal 14)

Pour six représentations, la nouvelle production de ‘Faust’ créée le 26 mars 2021 en plein confinement et diffusée sur France 5 (un article détaillé de cette transmission en rend compte au lien suivant ‘Faust par Tobias Kratzer’) peut être enfin découverte directement par le public de l’opéra Bastille dans toute son ampleur. Il s’agit de la première mise en scène parisienne de Tobias Kratzer, artiste qui fut récompensé d’un Opera Award en 2020 pour sa production de ‘Tannhaüser’ reprise cet été au Festival de Bayreuth.

Angel Blue (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Angel Blue (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

‘Faust’ est un cas unique dans l’histoire de l’Opéra de Paris puisqu’il totalise 2674 représentations au 28 juin 2022 depuis son entrée au répertoire le 3 mars 1869, même si son rythme de programmation depuis les 50 dernières années ne le rattache plus qu’aux douze titres les plus joués par l’institution.

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Christian Van Horn (Méphistophélès)

La version présentée cette saison n’est cependant pas exactement identique à celle de 1869 car elle comprend l’ajout de deux airs. Le premier, l’air de Valentin ‘Avant de quitter ces lieux’, avait été composé pour la version de Londres en 1864, mais Gounod s’était opposé à son insertion à la version de l’Opéra de Paris, si bien qu’il ne fut intégré au second acte qu’au cours de la seconde partie du XXe siècle seulement. Le second, l’air de Siébel ‘Versez vos chagrins’, composé originellement pour la création au Théâtre Lyrique en 1859 dans une version avec dialogues parlés, avait été coupé avant la première représentation, si bien qu’un autre air, ‘Si le bonheur’, écrit en 1863, le remplaça lors de la création à l’Opéra en 1869.

C’est donc une chance merveilleuse de l’entendre sur scène, d’autant plus que la scène de la chambre de Marguerite du quatrième acte où il intervient était intégralement coupée dans la précédente production mythique de Jorge Lavelli.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Cependant, il ne reste quasiment plus rien de la nuit de Walpurgis au cinquième acte, hormis l’annonce de cette nuit par Méphistophélès, ainsi que la dernière des sept variations du ballet, ‘La danse de Phryné’.

La construction dramaturgique réalisée par le metteur en scène allemand est aujourd’hui l’un des plus beaux exemples de projection d’une histoire du passé dans la vie de la cité où l’œuvre est interprétée, à savoir Paris, qui tire son émotion non seulement de la musique et des airs splendides qui la parcourent, mais également du regard sociétal qui est porté sur les protagonistes.

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey (Valentin)

Faust est donc un homme vieillissant dans un grand appartement bourgeois qui vient de s’offrir les services d’une prostituée pour rester pathétiquement en lien avec la vie. Une fois le pacte signé et la jeunesse retrouvée, Méphistophélès entraîne Faust à travers les airs au-dessus de la capitale en passant par Notre-Dame de Paris, édifice religieux bardé de diables et de représentations de pactes avec le diable (Théophile).

L’utilisation de la vidéographie pour lier les transitions vers la scène de la kermesse et celle du jardin de Marguerite est à la fois habile et impressionnante par sa manière de se fondre aux éléments de décors.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Ainsi, c’est dans le monde de la rue et des terrains de sports que vit Valentin, puis dans une boite de nuit parisienne aux ambiances bleutées et bon-enfant que Faust rencontre Marguerite. Il la retrouve ensuite dans un immeuble modeste de la banlieue parisienne.

Tobias Kratzer introduit donc un conflit de classe, car Faust est un homme issu d’un milieu aisé et bourgeois qui va apporter le malheur à une communauté bien plus modeste que lui et qui n’a que faire de ses névroses de désir de jeunesse.

Angel Blue (Marguerite)

Angel Blue (Marguerite)

L’enfant qui naît de l’amour de Marguerite et Faust est en fait le fruit d’un viol commis par le diable enfoui dans l’âme du scientifique déchu, et la scène hyperréaliste de la chambre d’hôpital montre la difformité du prochain-né qui aura pour conséquence de pousser la jeune fille à le tuer. 

La spectaculaire scène de l’église transposée dans une rame de métro fuyant à travers un tunnel est à la fois un exploit technique qui mêle vidéo en temps-réel et incrustation du décor dans une immense projection d’images, et sonne aussi comme une sentence terrible qui s’abat sur le sort de celle qui, dans la vie, n’a aucun horizon pour rêver.

Angel Blue (Marguerite)

Angel Blue (Marguerite)

Et si le rapport à la guerre du second acte semble éludé par Tobias Kratzer, le retour des jeunes hommes du service militaire au quatrième acte montre une autre réalité, celle des gens issus des milieux des plus modestes qui sont entraînés à aller au combat, et non les bourgeois bien installés, autre regard sur un déséquilibre sociétal flagrant.

Sylvie Brunet‑Grupposo (Dame Marthe)

Sylvie Brunet‑Grupposo (Dame Marthe)

Enfin, la délicatesse avec laquelle le personnage de Siébel est approchée permet de faire courir un ténu fil d’âme tout au long de l’opéra, en lui faisant prendre de l’ampleur depuis la scène de la chambre jusqu’à la scène finale où le jeune homme se sacrifie pour sauver Marguerite, alors que celle ci réalise qu’elle a tout perdu y compris l’ami qui l’aimait sans retour. Ce dernier tableau est également impressif sous les lumières glacées qui traversent les rayons vides de la bibliothèque pour en faire une cage de prison, et qui se reflètent dans le miroir jeté au sol tout en projetant un profil fantomatique lumineux sur l’un des murs.

Benjamin Bernheim (Faust), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Angel Blue (Marguerite)

Benjamin Bernheim (Faust), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Angel Blue (Marguerite)

L’interprétation musicale magnifie heureusement ce drame qui bascule vers le sordide, et Thomas Hengelbrock exhale le lyrique incandescent de l’orchestre dès l’ouverture à travers d’amples mouvements sombres qui se liquéfient à l’infini de manière très aérienne, portant d’emblée le romantisme du grand opéra français à son paroxysme. Les solos élégiaques de Faust, Marguerite et de Siébel y trouvent ainsi de superbes écrins qui permettent de laisser aller les pensées, et les couleurs de voix sont telles que l’on peut sentir des ressemblances avec l’univers d’un des grands opéras français de Giuseppe Verdi, ‘Don Carlos’.

Emily d’Angelo (Siébel)

Emily d’Angelo (Siébel)

Le chef d’orchestre allemand délivre également un souffle épique grandiose pour soulever les masses chorales retentissantes, mais reste un peu sur la réserve dans la scène de l’église et la nuit de Walpurgis dont on sait qu’il peut en tirer beaucoup plus de flamboyance et de tranchant.

Angel Blue (Marguerite) et Florian Sempey (Valentin)

Angel Blue (Marguerite) et Florian Sempey (Valentin)

Aujourd’hui, Benjamin Bernheim s’impose comme le Faust idéal, mélancolique, plaintif et distant à la fois, doué d’une clarté tendre confondante quand il nous enivre de ses irrésistibles passages en voix mixte, mais aussi d’un héroïsme vaillant fier de son rayonnement, ce qui peut presque troubler tant son personnage est inopérant, dans cette production, à agir sur son environnement.

Faust - Gounod (Bernheim Blue Van Horn Hengelbrock Kratzer) Opéra Paris

Angel Blue s’inscrit encore plus dans la lignée des grandes sopranos dramatiques, même si lors de la première rencontre avec Faust c’est d’abord la rondeur et la séduction du timbre qu’elle met en valeur. La richesse fruitée et ombrée du timbre s’allie à une forme de modestie introvertie d’où peut jaillir une puissance ferveur noble et contrôlée qui ne verse jamais dans le mélo-dramatisme. Et elle s’approprie la langue française avec suffisamment de netteté, ce qui est toujours une qualité qui s’apprécie chez des artistes anglophones pour lesquels la difficulté est redoutable à surmonter.

Il en découle que son interprétation de Marguerite est tendre, sérieuse et profonde, tout en révélant une impulsivité imprévisible.

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Christian Van Horn reprend le rôle de Méphistophélès avec la gouaille qu’on lui connaît, sonore et mordante aux accents métalliques mais avec parfois des fluctuations d’intonations qui ne réduisent en rien l’impact de son personnage absolument obscène et fascinant, tout en réussissant à peindre des facettes humoristes. Il affronte au second acte un Valentin incarné par Florian Sempey qui semble rajeuni et qui chante sur un souffle très long et éruptif, fortement héroïque, avec une texture vocale un peu âpre tout en jouant avec l’aisance et l’engagement sensible qui le rendent attachant malgré la rudesse de son personnage.

Emily d’Angelo (Siébel) et Angel Blue (Marguerite)

Emily d’Angelo (Siébel) et Angel Blue (Marguerite)

Et auprès de ces quatre grands personnages, Sylvie Brunet-Grupposo est une épatante actrice à la personnalité authentique dont la voix corsée aux fêlures bienveillantes permet de rendre aux manques de Marthe une humanité très actuelle. Emily d’Angelo offre aussi un charmant portrait de Siébel androgyne et ombreux, son flot vocal nerveux et bien focalisé drainant une noirceur tragique au cœur battant attendrissant.

Ching-Lien Wu entourée des chœurs

Ching-Lien Wu entourée des chœurs

Ce très grand spectacle aux enchaînements parfaitement réglés replace ‘Faust’ dans le monde d’aujourd’hui, dépasse très largement l’ancienne production de Lavelli (1975) attachée à un autre temps et qui supprimait toute la scène de la chambre, et le seul regret en ce soir de première est de ne pas avoir vu le metteur en scène, Tobias Kratzer, venir saluer sur scène pour un tel travail réfléchi et esthétique.

Christian Van Horn, Benjamin Bernheim, Thomas Hengelbrock et Angel Blue

Christian Van Horn, Benjamin Bernheim, Thomas Hengelbrock et Angel Blue

Saluts lors de la dernière représentation du 13 juillet 2022

Saluts lors de la dernière représentation du 13 juillet 2022

Voir les commentaires

Publié le 29 Mars 2021

Faust (Charles Gounod – 1859)
Représentation du 20 mars 2021 retransmise en différé sur France 5
Opéra Bastille

Faust Benjamin Bernheim
Méphistophélès Christian Van Horn
Valentin Florian Sempey
Wagner Christian Helmer
Marguerite Ermonela Jaho
Siébel Michèle Losier
Dame Marthe Sylvie Brunet‑Grupposo
Faust (acteur) Jean-Yves Chilot

Direction musicale Lorenzo Viotti
Mise en scène Tobias Kratzer (2021)                         
Jean-Yves Chilot (Faust - rôle muet)
Nouvelle production    

Le compte-rendu ci-dessous est celui de la diffusion sur France 5 de la première représentation de Faust jouée à l’Opéra Bastille le vendredi 26 mars 2021 et ne saurait donc être celui de la représentation telle qu’elle pouvait être vécue en salle.

Avec plus de 2670 représentations depuis son entrée au répertoire de la salle Le Peletier le 3 mars 1869, dans sa forme définitive d’opéra continu, Faust est resté pendant plus d’un siècle l’œuvre lyrique la plus jouée de l’Opéra de Paris, avant qu’elle ne retrouve un rythme de production plus modéré à partir de la fin de l’ère Rolf Liebermann marquée par la production de Jorge Lavelli en 1975.

L’ouvrage, créé sous forme d’opéra comique avec dialogues parlés au Théâtre Lyrique du quartier du Temple le 19 mars 1859, avait subi de nombreuses modifications depuis les premières répétitions jusqu’à sa version grand opéra, dix ans plus tard, si bien qu’il existe une multitude de reconstitutions, au disque comme à la scène, qui rendent la connaissance de ce Faust passionnante.

Ermonela Jaho (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Ermonela Jaho (Marguerite) et Benjamin Bernheim (Faust)

Après 115 représentations de la version de Jorge Lavelli, Nicolas Joel confia en septembre 2011 une nouvelle production à Jean-Louis Martinoty, mais elle s’avéra d’une telle lourdeur qu’elle ne passa pas le feu de la critique, si bien que seule une partie de ses décors fut utilisée lors d’une unique reprise en 2015 dans une version simplifiée signée Jean-Romain Vesperini.

Élaborer sur la scène Bastille une production de haut-vol du chef d’œuvre de Charles Gounod était donc un impératif, et c’est à Tobias Kratzer, récompensé d’un Opera Award en 2020 pour sa production de Tannhaüser au Festival de Bayreuth, que Stéphane Lissner a confié cette tâche si primordiale pour le répertoire de l’institution.

Dès l’ouverture, Lorenzo Viotti instaure une musicalité fluide et symphonique qui évoque une jeunesse traversée d’ombres et de lumières, comme dans l’ouverture de Parsifal, imprégnée de la transparence naturelle de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Les frappes du destin s’estompent pour s’ouvrir à une tension nimbée de mystère évanescent.

Le rideau se lève sur un bel appartement magnifiquement détaillé et orné d’une bibliothèque où Faust, incarné scéniquement par Jean-Yves Chilot, vient d’achever sa nuit avec une prostituée, tous deux jouant cette triste scène avec mélange de pathétisme et de grâce, alors que Benjamin Bernheim se tient à l’écart et chante avec une clarté solaire et un souffle d’une douce plénitude au charme fou.

Benjamin Bernheim (Faust) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Benjamin Bernheim (Faust) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Ce cruel déroulé du temps qui oppose deux âges de la vie engendre un sentiment désenchanté que vient interrompre le Méphistophélès de Christian Van Horn, l’air narquois et sûr de lui, non dénué d’effets sympathiques, et dont la tenue capée tout de noir évoque aussi un vampire venu de l’au delà. Corporellement très expressif, il a un mordant franc, bien contrasté, un timbre d’airain, des inflexions percutantes, et une facilité à être un personnage qui ne vire jamais vers la caricature.

Et au moment où il pactise avec Faust, le jeune Benjamin Bernheim prend la place de l’acteur pour vivre pleinement la jeunesse de son personnage.

Méphistophélès apparaît également entouré de serviteurs qui vont influer au fil de temps sur les évènements réels afin de les tourner à l’avantage de Faust. Leurs gestes chorégraphiés permettent de rendre visible de façon habile des actes en apparence surnaturels, à la manière de ce qui arrive à Valentin quand sa lame se brise face à Méphistophélès lorsque celle-ci lui échappe sans explication. La théâtralité de ces gestes évite ainsi tout effet magique non réaliste.

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Cette recherche de réalisme et de contemporanéité se développe au second acte qui transpose la scène de la kermesse, un cabaret où l’on boit de la bière et du vin, dans un quartier populaire d’une grande ville où des groupes de jeunes se retrouvent autour d’un terrain de basket. On se croirait dans une banlieue de West Side Story où des bandes s’amusent, mais peuvent aussi s’affronter. Un climat de violence sous-jacent s’installe d’emblée. Et Christian Van Horn chauffe avec enjouement ce monde en entonnant la chanson du « Veau d’or » alors qu’au même moment Faust cherche à se faire accepter par cette jeunesse parmi laquelle vit le frère de Marguerite, Valentin.

Ce tableau est totalement imprégné de culture urbaine dans sa partie la plus visible, c’est à dire le mélange des origines humaines et des vêtements ordinaires de la rue, et une vitalité impulsive en émane naturellement.

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey (Valentin)

Florian Sempey, Valentin devenu probablement chef de bande, se fond parfaitement dans ce rôle un peu voyou avec sa belle voix aux intonations fermes et rondes d’où peuvent jaillir de splendides aigus héroïques – quel « Prends garde ! » saisissant ! -.

Chaleur inquiète quand il chante « Avant de quitter ces lieux » - air bien connu mais dont le texte original fut écrit par Henry Chorley pour les représentations londoniennes, et traduit plus tard par Onésime Pradère, si bien que Charles Gounod proscrivit de jouer cet air dans la version pour l'Opéra de Paris jusqu’à ce que son interprétation soit enfin autorisée dans la seconde partie du XXe siècle (il n'est pas clair si c'est à l'occasion de la production de Max de Rieux en 1956 ou de Jorge Lavelli en 1975 qu'il entra au répertoire de l'institution) -, et courroux d’un lyrisme intense lorsque le jeune baryton recevra une blessure mortelle au quatrième acte, il s’agit d’un de ses premiers grands rôles scéniques dramatiques qui lui permet de jouer sur des cordes sensibles différentes de celles qu’il aborde dans les opéras bouffes.

 

Benjamin Bernheim (Faust)

Benjamin Bernheim (Faust)

Et par la suite, la scène de valse entre bourgeois, étudiants et jeunes filles se déroule dans une boite de nuit souterraine où une jeunesse se défoule à travers une gestuelle qui reste actuelle et en phase avec une musique qui est pourtant fortement datée. Mais le personnage de Siebel, étudiant chétif, apparaît totalement décalé par rapport à cet univers, car Tobias Kratzer met initialement en marge ce personnage que Michèle Losier incarne avec un brillant déchirant et des attitudes extrêmement touchantes tout au long de la soirée.

Le troisième acte permet ainsi de mettre en avant la finesse des ciselures de son chant frais et vivace fermement focalisé, une joie fougueuse impertinente.

Sous les fenêtres d’une maison dont l’architecture rappelle le courant Bauhaus qui avait vocation à répondre aux besoins populaires, survient Benjamin Bernheim qui fait de sa rêverie « Salut ! Demeure chaste et pure » un merveilleux moment de poésie lunaire où sa voix embaume le cœur de son impesanteur irréelle exaltée par les respirations diaphanes de l’orchestre.

Ermonela Jaho (Marguerite)

Ermonela Jaho (Marguerite)

C’est dans cette partie que Tobias Kratzer met en avant l’écart de milieu social entre Faust et Marguerite, qui place le premier en situation dominante, ce qui a tendance a créer des similitudes avec les thèmes de Don Giovanni. Ermonela Jaho est une chanteuse extrêmement attachante car elle exprime une forme de bonheur qui cherche à exister au-delà des blessures, et dans ce jeu diabolique il est absolument terrible de la voir résister à la tendresse d’un homme dont on sait pourtant que son âme est unie au mal.

Énormément de délicatesse, une tessiture fine et corsée qui se voile d’ondes ouatées quand le chant darde d’aigus grisants, cette artiste attachante rend à Marguerite un portrait plus réaliste que la peinture romantique aux contours incertains que l’on peut aussi lui prêter. Et quel bouleversant duo d’amour entre Faust et Marguerite, un véritable hymne à la sensibilité amoureuse !

Et même si Marthe est un rôle secondaire, sous les traits de Sylvie Brunet‑Grupposo la servante devient une mère-courage passionnante à suivre dans l’entièreté de son incarnation qu’elle fait vivre sur de simples passages chantés. Elle accompagne de son regard les inquiétudes du spectateur.

Sylvie Brunet-Grupposo (Marthe) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Sylvie Brunet-Grupposo (Marthe) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Mais ce troisième acte est aussi celui de la catastrophe, car les dernières d’extases laissent place à celui qui a envahi l’âme de Faust, Méphistophélès, dont l’acte charnel avec Marguerite, et par effet miroir celui des sbires du démon avec Marthe, détruit toute possibilité de bonheur.

La scène de la chambre, qui avait totalement disparu dans la production de Lavelli, est réintégrée par Tobias Kratzer, ce qui lui permet de donner plus d'épaisseur au personnage de Siebel.

Toutefois, ce quatrième acte débute dans le cabinet d’un radiologue qui va révéler que l’enfant que porte Marguerite est damné, en même temps que les musiciens déploient un univers sonore d’une envoûtante limpidité. Ermonela Jaho atteint un sommet de dramatisme que sa voix exacerbe de magnifiques aigus ondoyants.

C’est à ce moment que Lorenzo Viotti et Tobias Kratzer réintroduisent l'air de Siebel "Versez vos chagrins dans mon âme », air qui avait été coupé avant la création au Théâtre Lyrique en 1859 et qui n’avait donc jamais été chanté à l’Opéra de Paris. A cet instant, non seulement Michèle Losier vit son personnage amoureux et timide avec une subtilité expressive rare, mais elle chante de plus cet irrépressible sentiment du bout des lèvres, et c’est tellement beau à écouter.

Michèle Losier (Siebel)

Michèle Losier (Siebel)

De l’intimisme ce cette scène, le drame s’enchaîne non pas à l’église mais dans une rame de métro fuyant à travers un tunnel sans fin, et dont le procédé qui utilise caméras et projections vidéo se charge d’une urgence diabolique au son de l’orgue et des splendides chœurs qui harcèlent Marguerite prisonnière de Méphistophélès. Christian Van Horn, soutenu par un orchestre spectaculaire au cuivres princiers, prend une dimension maléfique impressionnante.

Retour à la rue où Valentin et ses amis rentrent probablement du service militaire, et c’est en ce lieu grisâtre que le frère de Marguerite connaît une mort très réaliste. Au delà de la résonance actuelle, c’est le fait d’entendre Florian Sempey jouer dans une situation aussi tragique qui la rend poignante.

Ermonela Jaho (Marguerite) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Ermonela Jaho (Marguerite) et Christian Van Horn (Méphistophélès)

Le cinquième et dernier acte est celui qui subit plusieurs coupures, la suppression du chœur des feux follets "Dans les bruyères", de la seconde scène qui comprend l'air de Faust "Doux nectar, en ton ivresse", et du ballet de la nuit de Walpurgis dont néanmoins les 3 dernières minutes sont conservées pour leur sens de l’urgence (mais Lavelli coupait lui aussi intégralement ces passages, hormis celui comprenant l’air de Faust).

La précipitation dramatique est alors prétexte à un voyage en survol et à cheval à travers les rues de Paris, ce qui traduit pleinement les moyens qui ont été dispensés pour filmer toutes ces scènes extérieures, probablement à l’aide de drones, scènes qui incorporent notamment une image provocatrice de la destruction de la cathédrale Notre-Dame, et donc du dernier symbole religieux suprême.

Faust (Jaho-Bernheim-Van Horn-Sempey-Losier-Brunet-Grupposo-Viotti-Kratzer) Bastille

C’est le retour à l’appartement de Faust, jeune et vieux, de l’heure du jugement de Marguerite, mais aussi du grand moment de vérité pour tous, alors que ne reste au savant qu’un miroir pour oser se regarder enfin.

Cette scène finale, qui le fait réapparaître, montre que Siebel va au bout de sa logique et se sacrifie à la place de Marguerite pour aller en enfer. C'est donc lui, de par son amour que l'on peut qualifier de christique, qui la sauve, et Marguerite se rend compte trop tard de l'insignifiance de Faust et de l'attachement sincère que Siebel lui portait et qu'elle avait ignorer pendant toute sa vie.

Un tel tableau final est très touchant pour cela, ce qui révèle aussi, de par l'importance que Tobias Kratzer accorde à ce personnage, l'humanité même du metteur en scène.

Michèle Losier (Siebel), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Michèle Losier (Siebel), Christian Van Horn (Méphistophélès) et Ermonela Jaho (Marguerite)

Si les scènes les plus contemporaines peuvent heurter une partie du public qui ne souhaite pas se confronter dans un temple lyrique aux inégalités d’un monde trop réel qu’elle n’aime pas, elles témoignent aussi de l’intelligence développée à rendre le plus lisible et le plus cohérent possible une dramaturgie qui s’appuie sur d’impressionnants moyens technologiques et une réflexion profonde sur les motivations de chaque personnage.

Il faut souhaiter que l’éblouissante unité affichée par tous les solistes, les musiciens maîtres du fondu enchaîné, le chœur élégiaque et le geste caressant de Lorenzo Viotti, sera reconduite très prochainement pour une reprise avec spectateurs.

Voir les commentaires