Publié le 31 Août 2023

Les Troyens (Hector Berlioz – Théâtre Lyrique de Paris, le 04 novembre 1863)
Version de Concert du 29 août 2023
Opéra Royal de Versailles
Durée 5h20 avec deux entractes

Cassandre Alice Coote
Hécube Rebecca Evans
Ascagne Adèle Charvet
Didon Paula Murrihy
Anna Beth Taylor
Chorèbe et Sentinelle I Lionel Lhote
Narbal et Priam William Thomas
Helenus Graham Neal
Enée Michael Spyres
Panthée Ashley Riches
Ombre d’Hector et Sentinelle II Alex Rosen
Iopas et Hylas Laurence Kilsby
Un Soldat Sam Evans

Direction musicale Dinis Sousa
Mise en espace Tess Gibs                                                 
Beth Taylor (Anna)
Lumières Rick Fisher
Orchestre Révolutionnaire et Romantique
Monteverdi Choir

La Côte-Saint-André (22 et 23 août 2023), Festival de Salzbourg (26 août 2023), Philharmonie de Berlin (1 septembre 2023), Londres, BBC Proms (3 septembre 2023)

La tournée engagée par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir depuis La Côte-Saint-André, lieu de naissance d’Hector Berlioz, afin de représenter la grandeur des ‘Troyens’, est passée par le Festival de Salzbourg avant de s’arrêter à l’opéra de Versailles pour une seule soirée.

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Il est fort à parier que, 20 ans après la série de représentations des 'Troyens' donnée par ce même ensemble sous la direction de Sir John Eliot Gardiner au Théâtre du Châtelet en octobre 2003 – on se souvient que la matinée du 26 octobre diffusée en direct sur France 2 et France 3 avait réuni 1 million de téléspectateurs -, qui fut un jalon important pour les jeunes carrières d’Anna Caterina Antonacci, Nicolas Testé, Stéphanie d’Oustrac et Ludovic Tézier Gregory Kunde célébrait déjà ses 25 ans de vie professionnelle en tant que ténor -, une partie du public venue ce soir n’a pas oublié ce point culminant d’une période fastueuse de la vie lyrique parisienne.

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Les dimensions de la salle ne sont certes pas les mêmes, et l’orchestre occupe la majeure partie de la scène devant ce fastueux décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri en 1837 qu’Hector Berlioz a peut-être connu lorsqu’il vint diriger une ' Fête musicale' en octobre 1848 en ce même lieu, mais chacun des spectateurs s’apprête à vivre un rapport d’un rare intimisme avec un ouvrage aussi monumental que celui des ‘Troyens’.

Paula Murrihy (Didon)

Paula Murrihy (Didon)

D’une frénésie initiale bouillonnante semblant conçue pour éveiller tous les sens de l’auditeur, la direction de Dinis Sousa met sous tension le drame et l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique avec une vivacité claquante qui, non seulement, gagne en souplesse tout au long de la soirée, mais aussi réussit à fondre des alliages de timbres orchestraux de toute beauté comme s’il s’agissait de créer une ornementation où l’on ne distinguerait plus bois et ors précieux.

C’est absolument étourdissant à voir et entendre, et même si l’on aimerait ressentir plus profondément les vibrations des cordes les plus sombres – mais l’acuité du discours prime, dans cette version, sur les grands effets romantiques -, cette fougue tire des traits de couleurs tranchants d’une telle netteté que le spectateur se sent littéralement happé par la finesse d’un dessin vif constamment changeant.

Alice Coote (Cassandre)

Alice Coote (Cassandre)

Les sonorités dites ‘anciennes’ des instruments apportent également une touche de rusticité très expressive - c’est fort notable pour les cors, par exemple -,  et cette énergie fantastique se canalise magnifiquement lorsque viennent les moments de poétiser avec une pulsation douce et bien rythmée les multiples airs et duos propices à l’évasion rêveuse. 

A ce solide ensemble qui semble prêt à tout engloutir, le Monteverdi Choir s’unit avec une superbe clarté de diction et un chant puissant et exalté verni d’un splendide travail sur les couleurs et les nuances par groupes de choristes qui renforce l’enchantement que procure ce spectacle très impressionnant.

Et bien qu’anecdotique de par son écriture originale, le chant des esclaves nubiennes est ici saisissant par sa richesse rythmique et de coloris si bien mis en valeur qui, pour quelques minutes, nous font changer de monde.

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

La distribution artistique réunie à cette occasion se démarque par l’excellente caractérisation et différentiation vocales de chacun des personnages tout en permettant de découvrir plusieurs jeunes talents qui seront à suivre dans les années à venir.

Peu connue dans le répertoire français qu’elle a pourtant beaucoup interprété il y a une dizaine d’années, la mezzo-soprano britannique Alice Coote s’impose d’emblée par le soin qu’elle accorde au phrasé grâce, probablement, à sa grande expérience du lied, ce qui rend le discours de Cassandre parfaitement intelligible. 

Elle dessine un portrait classique et de grande ampleur avec une variété d’impressions où se mélangent aigus d’un métal saillant et vibrations claires riches en teintes moirées, ce qui donne beaucoup d’intensité à son incarnation angoissée et névrosée.

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Lionel Lhote lui oppose un Chorébe austère et sévère avec beaucoup plus de flou et de reflets sombres dans les expressions qui permettent plus difficilement de sentir le tempérament de son personnage.

Et c’est évidemment un grand plaisir de retrouver le velours exceptionnel de Michael Spyres qui fait vivre en Enée une belle noirceur aristocratique qu’il développe avec cet art rare de la transition tout en douceur vers des clartés plus solaires dont, toutefois, il modère le brillant plus qu’à l’accoutumée.

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Il forme ainsi un très beau duo avec Paula Murrihy – la soprano irlandaise sera prochainement Le prince charmant dans ‘Cendrillon’ à l’opéra Bastille - qui fait vivre une Didon qui rayonne d’un grand plaisir à vivre, de la classe sans maniérisme, une fermeté vocale qui s’accorde avec une plasticité qui permet de laisser filer avec beaucoup d’aisance des langueurs amoureuses romantiques, dont on apprécie énormément la communion de timbre avec celui de Beth Taylor.

Cette dernière donne en effet une présence à Anna, la sœur de Didon, qui se rencontre rarement avec autant d’expansivité. Le grave a une forte personnalité qui se déploie ensuite très chaleureusement, et la mezzo-soprano écossaise renvoie un tel sourire et une telle sensibilité qu’elle donne à son rôle une importance qui la propulse au premier plan, un véritable bonheur pour chaque auditeur.

William Thomas (Narbal)

William Thomas (Narbal)

Et parmi les rôles secondaires, tous très bien mis en espace par Tess Gibs, on découvre une Adèle Charvet vaillante en Ascagne, un jeune et beau Narbal sous la noirceur funèbre de William Thomas, un impressionnant fantôme d’Hector auquel Alex Rosen apporte une densité à raviver les morts, et un jeune interprète qui a fait son entrée à l’Académie de l’Opéra de Paris en début de saison 2022-2023, Laurence Kilsby, doué d’un chant d’une très agréable clarté avec de la couleur dans le médium, et d’un goût pour le raffinement de geste qui donne de l’élégance à Iopas et Hylas.

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Et tous ces artistes, y compris le chœur qui est amené à prendre de nombreuses attitudes symboliques pour exprimer les enjeux dramatiques, sont pris dans une direction d’acteur simple mais vivante dans un espace scénique très restreint, mais dont les multiples changements d’ambiances lumineuses réglés par Rick Fisher offrent de nombreuses mises en relief et de jeux d’ombres qui se détachent magnifiquement sur le décor du fond de scène.

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

De par l’apparente aisance avec laquelle Dinis Sousa a porté tout au long de la soirée une telle équipe sans la moindre faille et avec une telle vigueur, on attend avec joie de retrouver ce chef pour animer d’autres répertoires avec la même intensité.

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Publié le 24 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ et 'Je est mon autre',  le quatrième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le jeudi 25 juin 2009)
‘La leçon d’anatomie’

J.G : Nous avons traversé en votre compagnie la Pologne, nous avons arpenté des langues shakespeariennes, et nous avons exploré ce théâtre que vous édifiez, c’est à dire un espace et un temps où les individus ont encore la possibilité de se rencontrer, de se trouver et de se retrouver.

Aujourd’hui, je vous propose d’aborder des rivages périlleux, ceux de la fiction, et d’y opérer ce que vous opérez vous même lors de vos spectacles, une dissection des âmes, une découpe des identités, et une mise à nue des émotions.
Pour ouvrir cette séquence, on pourrait repartir de la figure d’Hamlet que nous avons croisé il y a deux jours, et lui adjoindre celle de Sarah Kane, auteur britannique qui s’est suicidée en 1999 à l’âge de 28 ans, dont vous avez créé ‘Purifiés’, présenté au Festival d’Avignon en 2002.

Pourquoi ces deux là, Hamlet et Sarah Kane? Parce qu’à travers eux, c’est l’être humain qui immédiatement apparaît dans sa plus grande solitude, une solitude qui naît dans l’indifférence et s’accompagne de violences.

Alors, Krzysztof Warlikowski, la mise en scène de ‘Hamlet’ a t-elle pu ouvrir les chemins qui ont conduit à Sarah Kane? Lorsque l’on a parlé de Shakespeare vous avez constamment associé Shakespeare, Koltès et Sarah Kane, mais 'Hamlet' a t-il été précisément un pas sur la voie de Sarah Kane?

K.W : Hamlet est ce que l’on appelle culturellement quelqu’un de fou. C’est état d’être mal dans sa peau devient quelque chose de plus concret, de plus physiologique, car la folie peut être esthétique.

On a l’habitude de voir au cinéma ou au théâtre la représentation de la folie, mais elle n’a rien d’effrayant. C’est quelque chose d’apprivoiser par l’art. Tandis que la folie que montre Sarah Kane n’est pas apprivoisée et n’est pas quelque chose que l’on peut supporter.

Ce n’est pas seulement mental, il y a un mal être qui est tellement profond que cela peut agir contre nous-mêmes et nous anéantir.

Il y a une différence entre la façon dont on a vu ‘Hamlet’ de Shakespeare, et la façon dont Sarah Kane souhaite qu’on la voit, elle, ou ses personnages, dans sa pièce de théâtre.

C’était bien évidemment l’erreur de la tradition d’atténuer la folie d’Hamlet en la rendant trop spectaculaire. Cela lui coûtait moins, cela le consommait moins, que ce qui était montré au spectateur, parce que c’était un moyen supplémentaire de divertir le public anglais.

Tandis que lorsque l’on voit ‘4.48 Psychosis’, c’est presque un tourment pour le spectateur d’être là et de supporter ce qu’elle fabrique et ce qu’elle nous jette, et nous vomit presque, à la figure. 

 

J.G : A un moment donné vous avez dit ‘anéantir’ qui est un des titres des pièces de Sarah Kane, qu’essayez-vous de mettre à nu en travaillant ces textes là? Je dis ‘mettre à nu’ car c’est Georges Banu qui parle, en ce qui vous concerne, d’un ‘théâtre écorché’, expression extrêmement forte, et on le rejoindrait volontiers sur cette métaphore d’une chair dont vous couperiez les fils petit-à-petit, les nerfs, mais pour accéder à quoi?

K.W : Que mettons-nous à nu? Le point de départ des ‘Purifiés’ est un homme qui se suicide par overdose. Sa sœur sait qu’il est mort, mais ne veut pas en savoir plus si c’est une overdose ou autre chose, elle souhaite juste récupérer ses vêtements.

Une fois qu’elle a récupéré les vêtements de son frère, elle s’habille avec. Elle commence alors à renifler ses vêtements. Elle aurait pu prendre les vêtements, les emballer, rentrer à la maison, les mettre dans un placard, et les conserver comme souvenir de son frère.

Et bien non, elle n’a pas besoin de se souvenir, elle a besoin de mettre les vêtements de son frère sur elle, de sentir l’odorat de son frère, et on se rend compte que cela ne s’arrête pas là.

On va plus loin, et elle commence à être comme lui, elle commence à avoir des visions. Lui, habillé en face d’elle, de la même manière qu’elle, lui dit ‘Tu m’imites parfaitement, tu es parfaitement moi’. Et elle lui dit que non, qu’il faut qu’il lui apprenne à être ‘lui’, et donc elle commence à devenir de plus en plus ‘lui’, et on arrive à un moment où ce n’est pas suffisant de l’imiter, il faut devenir ‘lui’. Elle change de sexe, elle veut être comme son frère et devenir ‘homme’. 

Que met-on à nu? En fait, une histoire très compliquée. On voit cet amour incroyable qui dépasse cette fille. Elle ne veut pas se faire à l’idée que son frère n’est plus là et elle commence à le remplacer, à devenir comme lui afin qu’il soit de nouveau là. Cet amour dépasse l’entendement.

On met alors à nu l’impossibilité d’accepter la mort de quelqu’un de si proche, le refus d’être un autre, d’être une femme différente de son frère, et on entre dans des vérités que l’on ne voudrait pas connaître, ou bien dans des vérités qu’elle enferme dans sa propre chambre, sans nous montrer ce qu’elle va en faire, comment elle est. Et ce que l’on montre, finalement, est très humain et très normal, alors que l’on voudrait dire que ce n’est pas normal.

Voilà ce qu’est ce processus de mise à nue de la nature humaine, qui est insupportable dans sa folie ou dans son chemin très raisonnable vers quelque objet du désir, quelque objet d’amour, quand cette femme ne peut supporter cette overdose, et donc qu’elle doit remplacer son frère dans la vie comme s’il ne s’était rien passé.

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

Under the skin: Sarah Kane - Mai 1998 - (c) The Independant (UK)

J.G : Il est vrai qu’avec cette histoire qui est racontée dans ‘Purifiés’ on touche à un extrême qu’à la limite on ne peut même pas appréhender de manière raisonnée ou rationnelle.

Néanmoins, si on prend les choses à rebours, et si l’on revient sur les autres textes que vous avez pu mettre en scène, je pense notamment à ‘Angels in America’, mais on va aussi parler du ‘Dibbouk’ parce cela va nous y amener, la chose qui semble à la fois insupportable et indispensable pour vous n’est-elle pas l’affirmation de l’altérité, c’est à dire mettre en scène l’autre qui est fondamentalement étranger, parce que l’autre est fondamentalement tout seul?

Cela passe sans doute par la figure de l’homosexuel, la figure du travesti qui est récurrente dans vos spectacles, la judaïté aussi que vous avez travaillé et qui apparaît dans ‘Krum’ et évidemment ‘Le Dibbouk’, il y a quelque chose qui tourne autour de l’altérité comme si c’était un noyau dur qui rayonnerait autour de lui d’une sphère impénétrable.

K.W : On nous apprend, et l’on nous impose en entrant dans la vie, que nous faisons partie d’une famille, d’un certain groupe, d’une nation, d’un continent, d’une certaine profession ou d’un certain cercle, et c’est quelque chose de vraiment présent qui est considéré comme normal.

Mais il y a, dès l’enfance, le soupçon intérieur qui contredit tout cela, et qui nous dit que l’on ne fait pas partie de telle famille, que l’on ne fait pas partie d’un groupe, que tout en étant en groupe l’on ne fait pas partie du groupe, et si l’on commence à devenir malade, on est seul avec notre maladie, que lorsque l’on commence à mourir, où lorsque l’on se suicide, on est seul, et l’on lutte tout seul avec l’impossibilité qui nous entoure.

C’est cette expérience parallèle que l’on nous enseigne à dominer en nous, à ne pas voir, parce que l’on nous ment et que l’on nous aveugle dès l’enfance, parce qu’il faut être ‘raisonnable’ dans une société ‘raisonnable’, et ne pas voir le démon en toi qui contredit à tout cela.

Ces démons sont quand même en chacun de nous, et ils font partie d’une culture de civilisation.

Comme on peut le voir, la société française est beaucoup plus éduquée dans cette forme qui contredit les démons que la société polonaise, par exemple, où il y a plus d’espace pour ces démons que l’on n’arrive pas à dompter.

 

J.G : Peut-être que la société polonaise fonctionne presque comme un surmoi beaucoup plus fort qui fait que, pour exister, il faut exister contre. C’est d’ailleurs un peu le rapport paradoxal que vous entretenez avec la Pologne qui est que, vous contredisant dans ce que vous êtes, vous avez été obligé de lui opposer ce que vous étiez, et donc d’être, Krzysztof Warlikowski.

Je parle toujours des mises en scène qui sont les vôtres, vous avez mis en scène Sarah Kane face à cette société polonaise, vous avez mis en scène ‘Hamlet’ face à cette société polonaise, c’était une façon, en creux, de dire que vous étiez là et que vous étiez comme cela.

K.W : Et puis, c’était surtout pour leur dire qu’ils ont trop peur, et qu’ils ont trop de complexes pour s’identifier avec quoi que ce soit, qu’il n’y a pas de mal à dire à voix haute ce qu’ils sont.

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

Jan Tomasz Gross - (C) The Guardian

J.G : Quand, par exemple, vous mettez en scène ‘Le Dibbouk’ à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, quel est votre désir de dialogue, à ce moment là, avec la Pologne?

K.W : On est dans une situation paradoxale parce qu’il y a le livre de Jan Tomasz Gross, ‘La Peur : L’Antisémitisme en Pologne après Auschwitz’, qui vient de sortir en Pologne. Il s’agit de son second livre après ‘Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941’, à propos du massacre de Jedwabne, qui a créé une polémique dans tous les journaux polonais pendant un an, où il fallait que les Polonais se confrontent à leur passé et à leur comportement par rapport aux juifs pendant la Guerre.

Et aujourd’hui on passe par le même trauma, car cette fois ci l’écrivain nous confronte avec ce qu’il s’est passé après la Guerre, notamment la conduite de pogrom en 1945 et 1946 dans des villes comme Cracovie ou Kielce, ce qui n’est pas arrivé dans d’autres pays. On se demande alors s’il s’agit d'antisémitisme polonais ou pas.

Mais Marek Edelman, l’un des rares survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui était l’un des chefs de l’insurrection, dit : ‘Mais de quoi parlez-vous? Vous parlez de ces gens qui tuaient d’autres gens, que ce soit d’un pogrom ou d’une fille que l’on a tuée dans un tramway parce qu’elle était ‘foncée’, ou bien d’une famille qui a été tuée, au moment où elle frappait à une porte, parce que l’on pensait qu’elle venait chercher ses biens, et bien non, on ne parle pas de l’antisémitisme mais de la ‘bestialité’’.

Avec Tomasz Gross et Marek Edelman, il y a une confrontation entre la défense d’un peuple polonais martyr du partage du pays pendant 100 ans après le communisme, qui considère que ce sont les autres qui sont responsables, et le fait que c’est lui-même qui a tué d’autres gens au moment où ces ‘autres’ n’étaient plus là.

Effectivement, que sommes nous devenus? Il y a le peuple allemand qui est complètement détruit moralement avec la Guerre, et l’autre peuple tout aussi détruit sont les Polonais. Il n’y a pas de pouvoir en 1945 et 1946, il n’y a que des bêtes l’un pour l’autre. On voit un autre, on le tue, qu’il soit juif ou pas. Ces démons sont le point de départ de ‘l’année zéro’, pas seulement pour les Allemands, mais aussi pour les Polonais. Il faut donc se confronter à cette ‘année zéro’.

Ce dialogue qui a commencé avec ‘Le Dibbouk’ va se poursuivre avec mon prochain projet, car il faut se confronter à une autre facette que celle du ‘martyr’, celle du Polonais bestial, réduit au néant. Et bien évidemment, il s’agit aussi d’une confrontation culturelle car on se confronte à l’humanité polonaise, là où se pose un point d’interrogation.

Culturellement on peut parler d’antisémitisme, mais il s’agit de la bestialité de ce peuple à un certain moment de son passé, et il leur faut donc se confronter eux-mêmes aux bêtes. 

C’est un travail très rude, très brutal, et c’est un travail très difficile à faire.

 

J.G : Krzysztof Warlikowski, pensez-vous que le théâtre permet cette descente aux enfers et même cette mise sur la table des entrailles, d’une certaine manière?

K.W : Je crois que nous, Polonais, n’avons pas l’habitude d’une conversation bien formelle. S’il n’y a pas d’entrailles, les ‘pattes sales’, on ne va jamais comprendre ce qu’il s’est passé.

 

J.G : Faut-il passer en force?

K.W : Cela exige la même brutalité que le meurtre qui traîne derrière nous. On a tous nos démons derrière nous et c’est avec nos ‘sales pattes’ qu’il faut pouvoir rentrer dedans pour commencer un processus non pas de pardon, bien évidemment, mais afin d’échapper à la punition, aux remords, à ceux qui nous disent de dormir tranquillement.

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini - 1948)

J.G : La culpabilité, dont vous seriez l’héritier, peut-elle être motrice dans votre rapport au théâtre et dans la façon dont vous le mettez en scène, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est pas seulement de la culpabilité de la nation polonaise dont j’hérite, car j’ai ma propre culpabilité. Je me sens coupable depuis le moment où je suis conscients de moi-même, la culpabilité étant quelque chose qui s’accumule dans la vie en fonction de la manière dont on sait agir avec elle.

La première séparation à l’âge de 15 ans avec quelqu’un qu’on aime augmente déjà ta culpabilité, tu quittes ensuite ta famille à l’âge de 18 ans, tu te sens coupable, tu ne vois pas ta mère pendant 15 ans, tu te sens coupable, tu es homosexuel, tu te sens coupable par rapport à ton père, à ta mère, à ta famille, et tout cela se cumule et devient l’essence de ta vie.

Il y en a qui se débrouillent pour lui échapper, il y a pas mal de thérapies qui aident à cela, mais lorsque l’on est dans l’univers d’'Angels in America’, il y a ce personnage qui quitte son ami, malade du sida, en disant qu’il souhaite vivre, qu’il est positiviste, qu’il a une vision claire et lumineuse de la vie et qu’il ne souhaite pas choisir les ténèbres, qu’il croit en la vie, et peut-on dire qu’il est-il coupable de son choix de s’en aller? 

Bien sûr qu’il est coupable, mais en même temps on peut comprendre pourquoi il quitte son ami, même s’il ne pourra jamais se libérer de ses remords et de ce qu’il a fait.

 

J.G : Croyez vous à l’un des fondamentaux du théâtre qui est qu’il opère une catharsis, Krzysztof Warlikowski? C’est à dire que lorsque vous mettez en scène ‘Purifiés’, est-ce que vous vous purgez de cette violence que vous reconnaissez en Sarah Kane et qui serait également vôtre?

K.W : C’est très intuitif. Il y a un moment très drôle dans ‘Krum’, au cours d’une scène de repas de deuil, où le personnage principal demande à sa mère de raconter une blague. La mère raconte la blague, mais le comédien n’a jamais aimé cette blague. Une fois, elle a même raconté deux blagues, parce que je pensais qu’à cet instant le public commençait à oublier qu’il était au théâtre, comme s’il était au restaurant et avait l’impression de se libérer du spectacle et de l’exigence culturelle de comprendre ce qu’il se passe.

Mais le comédien était tellement désespéré par cette scène de la blague, qu’il a commencé à rire comme un fou. Il est tombé par terre et se tenait le ventre vraiment en rigolant, peut-être parce que ce que je lui ai demandé l’a fait rigolé, mais je lui ai dit que c’est l’un des moments les plus cathartiques dans ce spectacle tellement il est vrai, parce qu’il n’y a presque pas de moment d’amour direct de sa part envers sa mère, comme s'il ne savait pas exprimer son amour. 

Et dans ce moment là où tu es le seul à rigoler de la blague de la mère qui n’est pas drôle, toi, le fils qui est par terre tellement que tu rigoles de la blague de sa mère, tu ne peux pas mieux exprimer l’amour que de cette manière là.

Et c’est autant cathartique pour lui qui rigole par terre pendant une minute en détestant cette blague, que pour moi qui lui ai imposé cette blague en me disant qu’il y a un sens tellement profond dedans, que nous, nous rigolons lorsque notre mère raconte une blague mal réussie, et qu’apparaît, par la seule manière possible, l’amour que l’on ne sait pas exprimer. On se laisse ainsi aller.

 

J.G : Le théâtre peut donc consoler, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est tranchant, cela passe parfois par tout l’organisme, cela te met en spasmes, cela te fait rigoler, cela provoque des choses très contradictoires avec toi-même, tout en ayant une bonne action sur toi.

 

J.G : On se retrouve demain pour la dernière émission, Krzysztof Warlikowski?

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 13 Août 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague)
Représentation du 10 août 2023
Soirées lyriques de Sanxay

Don Giovanni Florian Sempey
Leporello Adrian Sampetrean
Donna Elvira Andreea Soare
Donna Anna Klara Kolonits
Don Ottavio Granit Musliu
Zerlina Charlotte Bonnet
Masetto et Le Commandeur Adrien Mathonat

Direction musicale Marc Leroy-Calatayud
Mise en scène Jean-Christophe Mast (2023)

                            Granit Musliu (Don Ottavio)

 

Après ‘La Flûte enchantée’ qui fut monté pour la première fois sur la scène du théâtre antique de Sanxay en août 2017, un second opéra de Mozart fait son entrée au répertoire des Soirées Lyriques de Sanxay, festival dominé jusqu’à présent par Verdi et Puccini qui ont occupé les 2/3 des représentations depuis l’an 2000.

‘Don Giovanni’ devient ainsi le 14e ouvrage lyrique à être proposé au public de la région Aquitaine, et le défi est grand ce soir à représenter en plein air cet ouvrage qui fut créé à Prague dans une salle d’un millier de places seulement, le Théâtre des États, et que les Chorégies d’Orange n’ont abordé pour la première fois qu’en 1996.

Florian Sempey (Don Giovanni) et Adrien Mathonat (Le Commandeur)

Florian Sempey (Don Giovanni) et Adrien Mathonat (Le Commandeur)

Pourtant, au déroulé de cette première représentation rien n’y paraît, bien au contraire, l’absorption des spectateurs par l’action scénique étant fortement palpable.

L’ouverture instrumentale permet de saisir d’emblée comment la musique de Mozart va sonner, et Marc Leroy-Calatayud induit un intimisme crépusculaire dont la fluidité du discours sera une constante tout au long du spectacle.
Des mouvements soyeux viennent alors charmer l’oreille.

Dans cette optique, la théâtralité est portée par la mise en scène et les artistes, et l’orchestre vient assouplir ce geste théâtral et lui donner une poétique qui bénéficie au magnétisme des chanteurs.
L’emploi d’un piano à la place du clavecin ajoute par ailleurs une rondeur cristalline et chaleureuse aux récitatifs.

Klara Kolonits (Donna Anna) et Florian Sempey (Don Giovanni)

Klara Kolonits (Donna Anna) et Florian Sempey (Don Giovanni)

Le dispositif scénique évoque entièrement les ténèbres, flanqué de deux pylônes noirs et d’un autel central qui servira de chambre ou d’alcôve mortuaire lors de la scène du cimetière.

Deux portes simples, surmontées toutes deux d’une ornementation en forme de cornes, permettent les entrées des protagonistes côté cour et côté jardin, et les éclairages allègent la noirceur des décors en leur donnant une teinte gris anthracite.

Jean-Christophe Mast habille de rouge le héros principal qui évoque ainsi le désir, le sang et donc la violence et la vie, ce qui le démarque de tous ses opposants, y compris son valet, habillés de noir pour les plus nobles jusqu’au gris clair pour le peuple paysan, tous les costumes étant somptueusement dessinés.

Florian Sempey (Don Giovanni)

Florian Sempey (Don Giovanni)

Un jeu d’acteur vif, dynamique et très sensible avec les personnages féminins donne beaucoup d’entrain aux situations sans verser dans la farce excessive, le spectateur ayant bien conscience d’assister à un drame que l’humour vient seulement alléger sans prendre le dessus pour autant. Une petite touche de fantaisie viendra même illuminer la scène champêtre au cours de laquelle des ballons de fête selon lâchés dans le ciel nocturne.

Et par bonheur, l’ensemble de la distribution sert excellemment l’ouvrage en offrant au public une musicalité très homogène et un chant affiné et coloré.

Adrian Sampetrean (Leporello)

Adrian Sampetrean (Leporello)

Après avoir assuré à Sanxay plusieurs rôles secondaires il y a une dizaine d’années, Florian Sempey se voit confier pour la troisième année consécutive un rôle de premier plan.

Il y eut Escamillo dans ‘Carmen’ en 2021, Figaro dans ‘Le Barbier de Séville’ en 2022, dorénavant c’est à une nouvelle prise de rôle qu’il se confronte, et son Don Giovanni lui va comme un gant. 

Vivacité vocale, noirceur de timbre naturellement fumé qu’il manie avec un impact d’une grande justesse, aucun effet trop appuyé, toutes ces qualités servent une aisance dont il imprègne ce personnage insaisissable, mais pourtant familier. Dans une mise en scène qui vise à faire circuler des flux d’acteurs/chanteurs dans un empressement vivifiant, sa prestance est maîtresse des lieux.

La scène et les gradins du Théâtre antique de Sanxay (10 août 2023)

La scène et les gradins du Théâtre antique de Sanxay (10 août 2023)

A ses côtés, Adrian Sampetrean fait montre de la même ardeur et dépeint un portrait élégant et très expressif, toujours un peu imprévisible, de Leporello. Son air du catalogue chanté devant un immense drapé représentant les différents pays européens brille par son agilité et son assurance.

Et les trois dames se distinguent par des profils vocaux et psychologiques bien distincts. 
La Donna Anna de Klara Kolonits a le timbre qui exprime le plus la maturité, voir un certain maternalisme, avec des effets corsés alliés à un filage des aigus très aisé.

Andreea Soare (Donna Elvira)

Andreea Soare (Donna Elvira)

Arrivant dans une charmante chaise à porteur, moyen de déplacement couramment utilisé par l’aristocratie en Espagne et même dans toute l’Europe au XVIIe siècle, Andreea Soare donne beaucoup de pénétrance à Donna Elvira, une subtilité que l’on retrouve autant dans la finesse des lignes vocales que les coloris des graves. 

Par ailleurs, son riche costume et son chapeau décoré d’une plume lui donnent une allure qui la place au même niveau que son séducteur de mari, ce qui traduit également une grande bienveillance générale de la part du metteur en scène vis-à-vis de tous les personnages du drame.

Andreea Soare (Donna Elvira)

Andreea Soare (Donna Elvira)

Et Charlotte Bonnet, qui fit ses débuts très appréciés à Sanxay en Frasquita (Carmen) en 2021, puis à l’opéra Bastille en Noémie (Cendrillon) en 2022, apporte une vitalité très naturelle à Zerlina avec une harmonieuse unité de la voix et aussi une plénitude de rayonnement fort enjôleuse. 

Elle semble dans un réel rapport de séduction avec le public, et son léger empressement dans la reprise de ‘Batti, Batti, o bel Masetto’ permettra d’apprécier la dextérité de Marc Leroy-Calatayud à réaligner l’orchestre tout en assurant la continuité musicale.

Charlotte Bonnet (Zerlina) et Adrien Mathonat (Masetto)

Charlotte Bonnet (Zerlina) et Adrien Mathonat (Masetto)

Elle est de plus associée au Masetto d’Adrien Mathonat, nouvel entrant à l’Académie de l’Opéra de Paris en septembre dernier qui fera fort impression deux mois plus tard lors du spectacle ‘Nocturne vidéo-en-chantée’ de Denis Guéguin (le vidéaste de Krzysztof Warlikowski) donné à l’amphithéâtre Bastille, doué d’une magnifique souplesse de timbre mais aussi d’une profonde noirceur qui le rapproche beaucoup plus de la stature du commandeur qu’il incarne également ce soir. 
Ce chanteur est à suivre absolument dans les années à venir.

Enfin, Granit Musliu donne du style et suffisamment d’épaisseur à Don Ottavio pour lui éviter l’effacement qui lui est souvent attribué.

Florian Sempey (Don Giovanni)

Florian Sempey (Don Giovanni)

Et rappelons le, tous ces artistes sont liés par une cohésion musicale et de manière d’être qui fait la valeur de cette représentation qui s’achève sur une impressionnante image d’une statue de commandeur évoquant la mort, suivie par la morale finale qui permet à chaque artiste de saluer le public alors que Don Giovanni réapparaît fugacement pour ordonner à Leporello de le suivre, signe que son emprise reste intacte.

Pari hautement remporté pour les Soirées Lyriques de Sanxay, auxquelles l’on souhaite que les représentants politiques qui financent ce festival absolument unique de par le lieu champêtre où il se déroule mesurent bien sa portée artistique et sociale.

Florian Sempey et Marc Leroy-Calatayud

Florian Sempey et Marc Leroy-Calatayud

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Publié le 7 Août 2023

Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.

Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.

Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.

Après ‘Pologne, je te « haime »’ et ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, le troisième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin.) - Théâtre de Odéon, le 05 février 2011

A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le mercredi 24 juin 2009)
‘Je’ est mon autre

J.G : Nous nous somme quittés hier sur la figure d’Hamlet qui fut l’objet d’une mise en scène en Pologne que certains critiques avaient qualifié de pornographique. 

J’aimerais qu’en partant de cette représentation nous arrivions aujourd’hui à ce qui est au centre de votre travail, Krzysztof Warlikowski, et qui touche à cet autre que vous tentez d’atteindre, spectacle après spectacle. 
L’autre, bien sûr, c’est le public. Mais avant d’arriver jusqu’à lui, le travail est un long processus de quête de soi-même. 
‘Je’ est-il un autre, et est-ce que dans ce ‘je’ les autres se reconnaîtront? Il me semble que ce qui vous anime est cette quête d’universalité que vous puisez dans le singulier, et pour y parvenir vous passez par les textes – on en parlera -, mais vous utilisez aussi ce qui est votre matière première, c’est à dire les acteurs.

Aujourd’hui, je vous propose de tracer les lignes qui relient tous ces points entre eux.

Entre solitude et multitude, que se bâtit-il en tensions, en dialogues, en écoutes, en conflits entre vous, les acteurs, et le public? Commençons par les acteurs puisqu’ils sont véritablement au centre du dispositif, et je pense même que l’on peut aller plus loin puisque vous avez trois acteurs qui sont particulièrement meneurs, représentatifs, emblématiques et porteurs de votre projet artistique, Krzysztof Warlikowski. 

Par exemple, comment amenez-vous cet acteur, Jacek Poniedzialek, à être là où il doit être sur le plateau, parce que l’on sent bien que tout s’effondre s’il n’y est pas?

K.W : Je suis en train de réaliser que je n’ai jamais bien défini ce processus. Je me mets, d’une certaine manière, à nu devant un comédien en parlant d’un texte, où j’essaye de me faire un personnage à partir de ce texte. Je commence à parler de ma vie - donc je ne cache rien -, je deviens très émotionnel - parfois cela me coûte beaucoup car je ne reste pas calme -, et parfois je sens qu’il y a trop d'émotions que je n’arrive pas à dominer.

Du côté du comédien, il comprend alors qu’il doit se mettre à nu devant un spectateur, de manière à avoir le même rapport direct avec le public. Donc cela passe par ma propre personne, et l’expérience personnelle propre des comédiens devient la base qu’ils peuvent commencer à transformer en un personnage. On ne peut pas dire qu’ils se mettent à nu de la manière que je le souhaite, car ce sont eux qui rajoutent ce quelque chose que j’appelle ‘métamorphose’.

Mais je n’ai jamais aimé ce que l’on appelle la ‘métamorphose’ d’un comédien à la manière des acteurs américains hollywoodiens qui passent d’un film à l’autre, qui changent de nez, qui peuvent voir leur corps totalement modifié ou bien perdre 30 kilos, c’est à dire ce que j’appelle de la ‘singerie’.

Cependant, je commence de plus en plus à apprécier ces comédiens qui cherchent dans leurs défis artistiques cette ‘métamorphose’, alors qu’au départ je ne voulais pas de cette ‘métamorphose’ en disant aux comédiens de ne pas sortir d’eux-mêmes. C’est pour cela que je parle de certains comédiens qui sont des comédiens ‘guides’.

Dans ‘Krum’, je voulais que le personnage principal ait toujours un rapport très direct avec le public pendant toute la durée du spectacle, et que cela se passe en temps réel sans avoir besoin de se cacher derrière une ‘métamorphose’ comme on peut le voir chez d’autres comédiens qui sont dans le même spectacle.

Doupa, par exemple, la fille en noir, un peu punk, ou bien Tswitsa, symbole d’une femme qui a réussi à Hollywood et qui fait la couverture des magazines de femmes, sont ‘métamorphosées’, et donc je n’attends pas qu’elles se mettent à nu comme je l’attends avec le personnage principal.

Mais l’essentiel, bien évidemment, est de vivre ces émotions entre nous en parlant de la vie, et de comprendre par ces conversations ce qu’il y a de profond dans le texte avec lequel on travaille.

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska  (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

Bartosz Gelner, Jacek Poniedziałek et Ewa Dałkowska (On s’en va, d’après 'Sur les valises' d’Hanokh Levin) - Théâtre Chaillot, le 13 novembre 2019

J.G : Si je comprends bien ce que vous dites, Krzysztof Warlikowski, c’est aussi une façon d’être à l’origine du spectacle, mais d’en être aussi extrêmement responsable et d’être responsable de son ratage, parce que si vous n’êtes pas vous-même dans une absolue sincérité dans cette mise à nu, le processus ne pourra pas s’enclencher.

K.W : Il faut que le comédien voit, dans cette relation avec le texte, ce que ce texte produit en moi, ce que ce texte sort de moi, ce que ce texte fait avec moi. Dans l’exemple de ‘Krum’, la relation avec la mère est ce qu’il y a de plus fort, puis, à partir de moi, il y a la relation avec tous ces comédiens qui participent au projet.

 

J.G : Vous avez le texte en main, mais vous n’avez pas le spectacle en main. Donc, à un moment, le spectacle va être dans leurs mains. Est-ce une façon de continuer à tenir dans vos mains ce spectacle en cours de naissance, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Je crois aux bonnes intentions dans le sens que plus on est honnête avec nous-mêmes et avec le texte que l’on analyse, ou avec notre vie que l’on analyse, moins on se trompe sur l’acte théâtral.

On ne peut pas commencer par être apeuré du résultat de ce voyage en commun. Je me dis toujours que le dernier succès pèse énormément, et au moment où l’on accepte un nouveau projet, la seule manière d’oublier le succès précédent est de ne pas penser comment le refaire, mais de rentrer profondément dans le texte, de se blesser, le problème étant finalement que l’on n’en sort pas indemne.

Et cela coûte énormément de rester pendant six mois dans l’univers d’’Angels in America’ de Tony Kuschner, où l’on ne parle que de Sida, que de couples qui se quittent, de couples qui s’aiment et qui se haïssent, où l’on est homosexuel alors que l’on prétend être hétérosexuel, où l’on est avec une femme à qui l’on a menti, où l’on est complètement déchiré sans savoir comment s’en sortir, ou bien lorsque l’on se retrouve en face de la mère à qui l’on a aussi menti par le mariage, à qui l’on veut à un certain moment dire la vérité qu’elle ne veut pas accepter.

De toute façon, après être restés pendant six mois dans cet univers, je ne peux pas vous dire si, en en ressortant, ces comédiens sont toujours dans la même situation avec leur vie par rapport au début du projet.

Ensuite, je vois les malheurs qui leur arrivent, les mêmes choses ressortent parfois dans leur vie comme dans la vie de leurs personnages. Tout le monde n’est pas capable de ce genre d’identification, car c’est une qualité intérieure de ne pas traiter cette profession en tant que profession, de jouer avec sa vie, avec ses émotions, avec ce qui est constant dans sa vie et ce qui n’est pas constant. Il y a grand risque à en sortir complètement détruit.

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

Tomasz Tyndyk - Angels in America (Tony Kushner) - Théâtre du Rond Point, le 17 mai 2008

J.G : Lorsque vous voyez des acteurs, ou lorsque des acteurs viennent vous voir pour travailler avec vous, qu’est ce qui fait qu’ils ne se prêteront pas à cette mise en péril d’eux-mêmes, qu’ils n’opéreront pas cette traversée, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Si je sens qu’ils veulent faire un personnage, je me désintéresse. Il faut que je vois le poids de la vie chez eux pour pouvoir démarrer quelque chose, il faut que je vois quelqu’un qui saigne, il faut cette intuition vis-à-vis de quelqu’un afin de voir qu’il se sent mal dans sa peau, car c’est à partir de là que je crois qu’il y a de l’étoffe pour le théâtre. 

Autrement, ce n’est pas la peine de devenir comédien, car, bien sûr, il y a toute la tendance ‘singerie’, il y a tellement de jeunes qui ont cette capacité à imiter facilement ce que l’on voit souvent dans le cinéma américain, qui ont toutes ces capacités à performer, alors que cela ne m’intéresse pas au théâtre.

Ce qui m’intéresse est un être humain en face de moi, vraiment humain, c’est la base pour la suite, et le théâtre est son dernier lieu.

Par exemple, jusqu’à deux semaines avant ‘La tempête’, on avait travaillé trois mois et l’on n’avait rien de théâtral. On continuait à parler, on faisait des essais en situation mais nous n’étions jamais contents. On était dans une situation tellement compliquée que je sentais que l’on n’était pas au niveau d’interpréter une œuvre aussi mature de Shakespeare, et je pensais que, n’ayant qu’une quarantaine d’années à ce moment là, j’étais trop jeune, et qu’il était plus facile de faire ‘Hamlet’ quand j’avais l’âge du personnage de Shakespeare. Peut-être n’étais-je pas capable de comprendre et n’étais-je pas prêt, car je n’avais pas suffisamment de cette richesse qu’est l’expérience.

 

J.G : J’ai l’impression, en vous écoutant, qu’il y a toutes ces conversations avec les acteurs préalables au travail sur le plateau, et c’est finalement dans ces conversations que s’édifie l’espace, que s’édifie la scénographie, que s’édifie le plateau, le volume du théâtre, sa durée, sa densité. Vous parler de ‘La Tempête’ en disant que la mise en place arrive très tard.

K.W : C’est pour cela que, pendant très longtemps, je refuse même de répéter dans la salle de répétition que je déteste, car je préfère être dans des endroits qui reflètent complètement le hasard.
On a ainsi répété dernièrement ‘Angels in America’ dans un magasin vide qui avait une grande vitrine qui donnait sur la rue.

 

J.G : Vous allez à l’inverse de toute une tradition théâtrale qui fait qu’il faudrait pouvoir s’installer très vite dans les lieux, sur la scène, pour s’en imprégner.

K.W : Justement, je déteste le noir lors des répétitions. Je veux voir la rue, car ce qui m’aide c’est de voir les gens passer à côté de moi afin de me confronter à la réalité, et non pas de m’enfermer dès le début dans quelque chose d’imaginatif qu’est la scène de théâtre. Car la scène de théâtre coupe l’imagination, on s’y sent enfermé.

 

J.G : C’est un vase clos. Quand le public entre sur le plateau – ‘sur le plateau’, quel lapsus! -, quand il entre dans la salle, d’une certaine manière c’est de nouveau la vie qui entre dans un endroit qu’au fond vous n’aimez pas tellement, puisque vous n’aimez pas la scène. Vous aimeriez pouvoir abolir la distance ?

K.W : Cela change à ce moment là, car l’on n’est pas dans un espace sinon devant d’autres êtres humains et devant leur énergie. Leur énergie est tellement forte – vous imaginez le tract des comédiens qui rentrent en pleine lumière dans un espace où, en face d’eux, ils voient les têtes des gens et se sentent comme faisant presque partie du public, confrontation qui est très cruelle – que les comédiens oublient l’endroit où ils sont et se laissent, dans un certain sens, guider par ce public.

Je peux vous dire que la vraie vie du spectacle commence le jour de la confrontation avec le public, et c’est après ces rencontres que l’on discute et que l’on se demande si le sens que l’on voulait mettre en valeur ressort ou disparaît, s’il faut changer quelque chose pour mieux faire ressortir la direction où l’on souhaite aller. 

Parfois, il n’y a pas besoin de ces analyses, et seules nos intuitions comptent. Il est arrivé en tournée que nous ne soyons pas prêts à 100 % alors que le public était déjà là, et j’ai même eu un talkie walkie pour changer, en cours de spectacle, une lumière dont je sentais quelle induisait quelque chose dans le public, alors que l’on n’avait pas eu cette lumière auparavant.

J’ai vécu souvent cela au Festival d’Avignon, où l’on ne pouvait travailler la lumière que la nuit, si bien que lorsque l’on a joué de jour avec le public, la lumière fut tellement bizarre que cela m’a poussé à aller jouer ailleurs.

 

J.G : D’une certaine manière, vous remettez en scène la mise en scène elle même, mais avec cet autre participant qu’est le spectateur.

K.W : Les spectateurs sont entraînés dans cela, et lorsqu’ils voient des changements, ils commencent à comprendre ce que je veux dire. Et comme je ne suis jamais intervenu dans leur parcours, j’essaye de les accompagner pour les aider à trouver la solution du soir.

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier (Kundry dans 'Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Qu’est ce pour vous un spectacle raté – je parle des vôtres -? Qu’est-ce qu’une représentation ratée - plutôt qu’un spectacle -, Krzysztof Warlikowski?

K.W : C’est lorsqu’il y a un silence dans le public que l’on n’arrive pas à comprendre, car les réactions te suggèrent des choses. Tu sens l’écoute, tu sens la compréhension, surtout en tournée lorsqu’il y a les sous-titres où l’on sait que le discours n’est pas direct et qu’il ne passe pas par la parole. 

Le silence est alors un ennemi à ce moment là. On ne sait pas si c’est de la concentration – il faut suivre le plateau et les sous-titres -, et c’est seulement la réaction à la fin qui peut aider à réaliser que l’on était parfaitement bien suivis.

Mais ce qui est raté est le silence, l’indifférence et la convention des applaudissements, car si l’on sent que les applaudissements sont conventionnels, alors cela veut dire que notre spectacle n’a pas abouti.

 

J.G : Mais cherchez-vous chaque soir quelque chose qui serait de l’ordre de l’exception dans la relation avec le spectateur, Krzysztof Warlikowski?

K.W : Absolument. On veut explorer des zones extrêmes chaque soir, que ce soit différent chaque soir, qu’il ait parfois des choses moins bien, que l’on essaye des choses au risque de les perdre en luttant avec la matière.

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Waltraud Meier et Christopher Ventris ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Nous parlerons du texte demain, mais j’aimerais que l’on dise un mot aujourd’hui de l’apport de la musique quand vous travaillez à l’opéra, et de ce plus qu’est la musique dans le dialogue que vous pouvez établir avec le public.

K.W : Dans mes spectacles, la musique a un rôle d’accompagnement, d’accouchement, elle élève  le spectateur de la Terre, car il faut le perdre dans un espace abstrait pour le reprendre dans un espace très concret du spectacle, l’enlever d’abord de la vie normale.

Cette musique, souvent de transe, qui travaille sur tous les sens, intuitionnelle et qui élimine le cerveau, permet en même temps au cerveau de saisir l’essentiel de la même manière que la musique travaille dans l’opéra.

La musique est un passeport pour le spectateur qui crée une liaison très forte qui le rapproche de ce qu’il reçoit, quelque chose d’irrationnel à partir duquel on peut construire autre chose. 

Dans l’opéra, cette force qui est donnée est parfaite, mais elle a une force tellement engloutissante que le danger est de perdre le sens. Dans le théâtre c’est l’opposé. Il y a le sens, mais pour que ce sens ne soit pas appauvri, qu’il anime tous les sens et tout l’organisme, il faut créer une base supplémentaire, car le spectateur refuse souvent de se perdre dans un univers de fiction qu’il contrôle avec le cerveau

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

Renate Jett ('Parsifal') - Opéra Bastille, le 04 mars 2008

J.G : Rêveriez-vous d’un spectacle où l’on puisse idéalement concilier cette surpuissance de la musique qui n’a effectivement pas d’équivalent, et arriver en même temps à ce que le sens soit véhiculé? Serait-ce un spectacle très utopique,  Krzysztof Warlikowski?

K.W : Ce n’est peut-être pas très utopique car je commence actuellement les répétitions de ‘Parsifal’, et mon grand problème, mon grand péché et ma confession seraient de comprendre ce qu’est cette histoire où la femme serait la source du péché, où il faudrait un jeune innocent pour sauver le monde parce que l’un des hommes a succombé à la tentation de coucher avec une femme, et qu’il saigne, si bien que l’univers s’apprête à s’écrouler parce qu’il a touché au mal.

Pouvez-vous comprendre cette vision et de quoi parle cette histoire? Bien évidemment, la tradition sait représenter cet opéra, mais d’après moi, représenter cet opéra c’est confirmer le radotage de cette histoire que je ne comprends pas. Je peux comprendre ce radotage si j’ai recours à la psychanalyse et si j’essaye de comprendre ce que signifie pour Richard Wagner, et pour l’homme en général, la figure de la mère et la figure de la femme.

Quand on est jeune et que l’on a un rapport avec la mère, quand on a 21 ans et que l’on passe par l’initiation avec la femme, toutes nos peurs et tous nos symboles se mélangent, et donc je peux essayer de comprendre cette histoire de ‘Parsifal’ telle que Wagner la raconte, mais je ne peux pas représenter ce que la tradition met habituellement sur le plateau.

Bien évidemment, ce ne sera pas le ‘Parsifal’ qu’ils ont toujours vu, c’est à dire un péché, car je veux représenter le sens que l’on n’a jamais voulu donner à cet opéra, parce que j’essaye de raconter cette histoire en posant la question de son sens aujourd’hui dans cette société moderne où l’on se pose tellement de questions sur la femme et sur sa différence avec l’homme, et j’essaye de comprendre ce que Wagner voulait dire de la différence entre ces deux univers.

La force de cette musique est incontestable, mais, d’après moi, cela vaut la peine de l’enrichir par le sens, même si cela ruine tout ce que l’on peut imaginer de cet opéra. 

Ainsi, je prends le risque de la confrontation avec les chanteurs qui n’ont jamais imaginé qu’il s’agit peut-être, dans ce récit, d’intériorisations de la part Wagner et de psychanalyse, alors qu’ils voudraient raconter cette histoire comme ils l’ont toujours raconté dans les mises en scène précédentes.

 

J.G : Je vous donne rendez-vous demain, Krzysztof Warlikowski, où l’on parlera plus précisément du sens.

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 2 Août 2023

Macbeth (Giuseppe Verdi - 14 mars 1847, Florence)
Version révisée du 21 avril 1865, Paris - Théâtre Lyrique (Place du Châtelet)
Représentation du 29 juillet 2023
Großes Festspielhaus - Salzburg

Macbeth Vladislav Sulimsky
Banco Tareq Nazmi
Lady Macbeth Asmik Grigorian
Dame de Chambre de Lady Macbeth Caterina Piva
Macduff Jonathan Tetelman
Malcom Evan LeRoy Johnson
Un médecin Aleksei Kulagin
Serviteur de Macbeth Grisha Martirosyan
Tueur / Héraut Hovhannes Karapetyan
Apparitions : solistes du St Florian Boy's Choir 

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin et Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Angelika Prokopp Sommerakademie der Wiener Philharmoniker
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor 
Wiener Philharmoniker

Les opéras de Giuseppe Verdi qui ont été donnés pour la première fois au Festival de Salzbourg depuis sa création en 1920 sont 'Falstaff' (1935), 'Otello' (1951) et Don Carlo (1958), c'est à dire deux ouvrages basés sur des textes de William Shakespeare et un ouvrage inspiré d'une pièce de Friedrich von Schiller.  Il s'agit par ailleurs d'oeuvres de la maturité du compositeur.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Cet intérêt du festival pour les grands dramaturges se confirmera par la suite avec l'entrée au répertoire du 'Macbeth' de Giuseppe Verdi en 1964, qui sera monté à la Felsenreitschule dans une mise en scène d'Oscar Fritz Schuh, sous la direction musicale de Wolfgang Sawallisch et avec Grace Bumbry en Lady Macbeth, production qui sera reprise l'année suivante avec la même équipe artistique.

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Macbeth (Salzburg - 1964) - Orfeo

Depuis cet événement qui a été immortalisé (Enregistrement disponible sous le label Orfeo), deux autres productions ont été créées au Festival, la première au Großes Festspielhaus en 1984 et 1985, mise en scène par Piero Faggioni et dirigée par Riccardo Chailly avec Ghena Dimitrova dans le rôle de la Lady, la seconde à la Felsenreitschule en 2011, dans une mise en scène de Peter Stein, sous la direction musicale de Riccardo Muti avec Tatiana Serjan en Lady.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Ainsi, avec la nouvelle et donc quatrième production de 'Macbeth' confiée cette fois ci à Krzysztof Warlikowski et toute son équipe, cette oeuvre de jeunesse du compositeur italien devient une référence dramaturgique incontournable du célèbre festival autrichien.

Et lorsque l'on sait à quel point Shakespeare fut une passion de jeunesse forte pour le metteur en scène polonais, dont il a mis en scène aussi bien la tragédie 'Macbeth' en 2004 que l'opéra éponyme de Verdi en 2010 au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, on ne peut qu'être intrigué de découvrir quelle sera son approche cette fois-ci.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Il faut tout d'abord occuper les 31 m de largeur de la scène du Großes Festspielhaus, et le décor conçu par Malgorzata Szczesniak, inspiré de la 'Salle du Jeu de Paume' de Versailles en tant que symbole révolutionnaire, s'empare de cet espace pour disposer en son centre un immense banc en bois étalé sur toute sa longueur, alors qu'en arrière plan, le mur de ce grand hall est entaillé à mi-hauteur par une zone de passage longitudinale protégée par des vitres. 

Côté jardin, un décor coulissant d'intérieur de maison survient et se retire au gré des apparitions mentales de Macbeth, et côté cour, un recoin recouvert de bâches opaques apparait ou disparait à chaque fait décisif. 

En clair, on verra à gauche les images mentales prédictives, et à droite, l'action traumatique et criminelle qui détermine l'avenir.

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder (1981)

Et tel un long tunnel dont les vitres ne sont pas suffisamment hautes pour voir les visages des intervenants, l'entaille de l'arrière du décor sert également à créer un relief lumineux supplémentaire.

Enfin, sur la partie supérieure du mur sont projetées des vidéos de différentes natures : temps-réel afin de montrer, par exemple, l'arrivée de Duncan à travers le tunnel vitré de la mort, ou bien extraites de films choisis pour leur rapport avec la nature infanticide du drame, 'Oedipe Roi' ou 'L'Evangile selon Saint-Matthieu' de Pier Paolo Pasolini, ou bien encore des images de synthèse représentant un enfant en fuite. Et parmi ces images, le regard de Marie semble refléter toute la détresse du monde.

La puissance de ce dispositif immerge ainsi le spectateur dans un climat bien précis.

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco) et les sorcières

Dans la restitution du monde qu'il imagine, Krzysztof Warlikowski fait intervenir des personnages muets qui ont leur propre autonomie existentielle. Il est difficile de les suivre tous et de tous les analyser en une seule vision, mais il y en a un qui attire en particulier l'attention, cette vieille dame qui tricote la plupart du temps au milieu de l'action en cours, mais que l'on verra plus tard courir dans le même tunnel employé par Duncan, et qui aidera Fléance, le fils de Banco, à s'échapper du piège tendu à son père. 

On peut y voir la possibilité qu'une personne d'habitude ordinaire, et qui sache analyser la situation, ait le courage et la capacité, à un moment bien précis, d'intervenir sur le destin afin de l'infléchir de façon décisive, tout en ayant un profonde compassion pour chaque être quel qu'il soit.

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Pour sa construction dramaturgique, Krzysztof Warlikowski situe l'action dans l'entre deux-guerres au moment de la montée des fascismes. Les sorcières sont de vieilles dames aveugles - elles portent un brassard jaune avec trois points noirs, ce qui crée une image ambiguë - regroupées et isolées de la société dans une pièce bien à part.

Macbeth et Lady Macbeth se tiennent très éloignés, assis aux extrémités du banc central. Mais quand le guerrier se retrouve parmi les sorcières situées sur la gauche de la scène, le metteur en scène montre en parallèle, sur la droite du plateau, comment la Lady va prendre conscience lors d'un examen médical qu'elle ne peut avoir d'enfants. 

La source du traumatisme de cette femme, qui est évoquée dans la pièce de Shakespeare mais pas dans l'opéra de Verdi, est ainsi présentée dès les premières minutes.

A l'Opéra de Paris, il y a 25 ans, Phyllida Lloyd, avait aussi évoqué ce désir impossible dans son interprétation de 'Macbeth', mais elle le révélait plus tard, dans le court ballet des Sylphes à la fin du troisième acte (ballet coupé dans la version de ce soir).

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Avant la scène de la lettre, on peut ainsi voir Asmik Grigorian, magnifiquement glamour, s'allonger sur le banc et sangloter de désespoir. Il s'agit de la première scène d'humanisation de la Lady.

S'en suivent les retrouvailles du couple, tendres, et très finement expressives dans les moindres gestes, puis l'arrivée conventionnelle de Duncan dont on verra le meurtre filmé comme si le spectateur était l'œil d'une caméra de vidéo-surveillance.

La largeur de la scène accentue la petitesse et l'isolement des Macbeth, excellemment joués aussi bien dans leurs tiraillements que leur sang-froid, et il y a de quoi être sidéré par tant de détermination et d'emballement dans le jeu des chanteurs, ce qui crée souvent des images fortes et marquantes par leur réalisme.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth) et Vladislav Sulimsky (Macbeth)

On retrouve ensuite, dans la scène de découverte du meurtre du Roi, cette impressionnante marche funéraire des enfants portant le cercueil déjà prêt du défunt, image reprise avec un sens du spectaculaire tout aussi fort de la première version de 'Macbeth' mis en scène en 2010.

Puis silence, et le couple, une fois seul, est pris d'un fou-rire qui ne dure que quelques secondes avant qu'il ne réalise qu'il est nécessaire d'aller plus loin. Très belle image d'un miroir diffractant des éclats de lumière, tel un poignard planté dans le sol, quand Lady Macbeth interprète 'La Luce langue'.

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth) et Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Le meurtre de Banco est par la suite mis en scène dans un coin à la façon d'un règlement de compte de mafieux, et l'on assiste à la fuite de Fléance, aidé de la vieille dame, au même moment où une vidéo de synthèse débute l'histoire d'un jeune garçon qui s'évade vers l'inconnu. L'association avec Fléance, à moins qu'il ne s'agisse d'une projection du metteur en scène cherchant à fuir le monde, devient assez naturelle.

La grande scène de banquet chez les Macbeth est alors l'occasion d'offrir au public un splendide numéro de cabaret tiré du film de Rainer Werner Fassbinder 'Lili Marleen', où l'on pouvait voir l'actrice allemande Hanna Schygulla chanter sa mélodie pour enjôler les soldats nazis devant un décor de Soleil rayonnant. 

Macbeth (Grigorian Sulimsky Nazmi Jordan Warlikowski) Salzburg

Dans sa restitution, ce soleil est encore plus impressionnant sur la scène du Großes Festspielhaus dont il épouse toute la largeur, et Asmik Grigorian est tellement éblouissante qu'elle parait être le double de la célèbre héroïne warlikowskienne Magdalena Cielecka que l'on retrouve dans toutes les pièces de théâtre de ce dernier.

Après ce show qui en met plein la vue scéniquement mais aussi vocalement, les hallucinations de Macbeth sont mises en scène de façon assez amusantes à partir de ballons d'anniversaire qu'il prendra à deux reprises pour la tête de Banco.

Si la première tête disparait lorsqu'un invité s'assied devant, la seconde est directement explosée par Macbeth lui même, moment où il devient sauvagement fou.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Retour chez les sorcières au troisième acte où la folie de Macbeth ne met plus aucune limite au nombre d'infanticides nécessaires. On aperçoit des enfants aux traits de Banco détruire des poupées de bébés, alors qu'une autre sorcière-enfant torture le monarque au moyen d'un rite vaudou. Quand les apparitions s'évanouissent, Macbeth s'effondre et finit en fauteuil roulant. Il n'est plus rien.

Krzysztof Warlikowski reprend par la suite une idée très forte issue de sa première version de 'Macbeth' qui montre, au moment du grand air de Macduff 'O figli, o figli miei', sa femme attristée donnant à chacun de ses enfants, prêts à s'endormir, une boisson empoisonnée qui leur permettra de mourir sans souffrance afin d'échapper au massacre que projette Macbeth.

Lady Macduff (Début acte IV)

Lady Macduff (Début acte IV)

Effondrée et déformée au sol, une lampe d'interrogatoire à la main, la Lady effectue sa scène de somnambulisme en errant vers la dame et le médecin, en toute déraison, puis vers son mari, avant de s'entailler les veines au moment du suraigu final qu'Asmik Grigorian va réaliser avec un aplomb et une netteté absolument fantastiques.

Puis, lors de la scène de déchéance de Macbeth rampant à terre, le médecin intervient pour éviter à sa femme de mourir. Toute la population en tenue de deuil entoure finalement le couple pour le faire disparaitre.

Macduff, devenu très violent, et Malcom, qui lui ressemble, ne paraissent pas en mesure d'incarner une succession meilleure, si bien que l'on n'assiste pas au couronnement de ce dernier. 

Début Acte IV

Début Acte IV

Sur le chœur final, une projection de la forêt de Birnam envahit tout l'espace, et c'est sur une immense vidéo de l'enfant marchant dans la forêt, lieu de réconfort de la psyché humaine, afin d'y retrouver des esprits d'enfants pour se livrer avec eux à une danse symbolique, que s'achève la tragédie.

Il s'agit ainsi d'un travail de la part de Krzysztof Warlikowki et toute son équipe qui recherche à la fois une mise en forme visuelle très poétique du texte, la constitution d'un climat infanticide qui accentue les séquelles de la quête du pouvoir sur les enfants qui en deviennent victimes, tout en rendant palpable les projections monstrueuses que Macbeth fait sur eux, mais qui cherche aussi à rendre une certaine beauté à Lady Macbeth.

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

6 ans après l'inoubliable 'Don Carlos' de l'opéra Bastille, Philippe Jordan retrouve à nouveau toute l'équipe du metteur en scène, et à la tête du Philharmonique de Vienne, il insuffle une puissance dramatique phénoménale à la musique, avec une impulsivité qui ne laisse aucun répit. Cela s'entend lors de l'intervention du premier chœur qui n'a même pas le temps d'achever sa première phrase que les contrebasses attaquent une rythmique endiablée.

Particulièrement impressionnante dans les grandes scènes spectaculaires où l'emphase s'y déploie avec une majestueuse tonitruance, la direction musicale conserve une prégnance et une cohésion d'ensemble qui démultiplient les effets de couleurs et de textures tout en sculptant un élancement des formes qui se prolonge magnifiquement avec le galbe des chœurs. 

Les lignes des vents soulignent les lignes de chant des solistes d'une profonde poésie, les variations de cadences précipitent le drame avec un bouillonnement sanguin trépidant, et les accentuations de volume donnent un superbe relief aux interventions des chanteurs.

Véritablement, c'est un très grand Verdi, moderne et racé, que nous offre Philippe Jordan.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Et c'est à une très grande équipe de chanteurs qu'il est associé, à commencer par Asmik Grigorian qui fait découvrir le personnage de Lady Macbeth avec une très grande assurance.

Le timbre de voix est souple, rayonnant et d'un très grand impact dans les aigus aux vibrations corsées, qui peuvent être coupées avec un tranchant net. Une telle aisance, et surtout une telle clarté d'élocution, lui permettent de décrire une femme d'aujourd'hui avec un aplomb fantastique exempt de tout effet de méchanceté caricatural, les colorations graves étant d'ailleurs moins sombres que celles d'autres interprètes.

Il en résulte une incarnation d'une vitalité et d'un charisme confondants, et d'une beauté à en étoiler le regard d'émerveillement, qui traduisent toute l'intelligence de cette artiste hors du commun.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

En Macbeth, Vladislav Sulimsky est un excellent tragédien tant dans l'incarnation théâtrale que l'expression vocale. D'emblée happé par un rôle de bandit intrigant, il a une voix belle et mature, variant en ampleur et en couleur tout en préservant l'unité de sa personnalité, ce qui en fait un grand baryton verdien. Les duos avec sa Lady sont toujours très humains, les scènes d'hallucinations impressionnantes de nervosité,  si bien que l' on peut éprouver de la sympathie pour ce caractère qui semble dépassé par lui même et roulé par ses propres déraillements mentaux.

Enterrement de Duncan

Enterrement de Duncan

Tareq Nazmi est lui aussi un Banco de tout premier ordre, très sonore dans les graves mais aussi avec une certaine douceur qui le distingue des profils plus rocailleux. Il en tire d'ailleurs une salve d'applaudissements méritée à la fin de son air 'Come dal ciel precipita', alors que son personnage s'apprête à se faire assassiner dans les secondes qui suivent.

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Jonathan Tetelman (Macduff) et Lady Macduff (Début Acte 4)

Et c'est un très grand Macduff qu'exalte Jonathan Tetelman, sanguin et incisif, affichant une virilité sombre que l'on n'attend pas chez ce personnage qui subit le destin, mais qui, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, est bien plus enclin à la vengeance hargneuse avec un très fort dramatisme qui va dans le sens d'un Verdi qui cherchait, à travers cette oeuvre, à s'écarter du pur bel canto au profit de la crédibilité humaine.

Rôle encore plus court, celui de Malcom se taille également une solide stature sous les traits d'Evan LeRoy Johnson, et tous les autres rôles secondaires sont, eux-aussi, très bien caractérisés avec des tonalités vocales saisissantes, que ce soit Caterina Piva en Dame de Chambre ou bien Aleksei Kulagin en médecin.

Scène finale

Scène finale

La version jouée ce soir est celle révisée en 1865 pour le Théâtre Lyrique de Paris, pour laquelle un tiers de la partition fut réécrite par rapport à l'originale florentine de 1847.

Le ballet des sorcières et le chœur des Sylphes sont cependant supprimés afin de mieux concentrer l'action scénique, mais l'air final de la version 1847 de 'Macbeth', 'Mal per me che m'affidai' , est réintégré pour donner toute sa force au désespoir du Roi déchu.

Denis Guéguin (Vidéo)

Denis Guéguin (Vidéo)

Avec des chœurs aussi bien splendides par leur élan qu'élégiaques dans le grand moment de déploration du quatrième acte, cette interprétation de 'Macbeth' apporte un nouveau souffle qui rapproche les spectateurs de ces deux personnages extrêmes.

L'excellent accueil reçu par tous les artistes de cette production en témoigne, et comme il s'agit du spectacle au monde pour lequel il était le plus difficile d'obtenir de places cette saison, il sera possible de le revoir en 2025.

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Malgorzata Szczesniak, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Pour revoir la diffusion de la première de 'Macbeth' sur Arte-Concert, c'est ici.

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky

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