L'article qui suit propose de donner un aperçu le plus clair possible de l'évolution du répertoire de l'Opéra de Paris de 1875 à nos jours (saison 2022/2023 d'Alexander Neef).
Il s'appuie sur les données des sites Memopera et Chronopera qui agrègent les données de la programmation de l'Opéra de Paris, ainsi que sur les analyses des études 'Le répertoire de l'Opéra de Paris (1671-2009) Analyse et interprétation' réunies par Michel Noiray et Solveig Serre (Etudes et rencontres de l'école des chartes).
Dès leur arrivée au pouvoir après 1879, les républicains appliquent en France un important programme de réformes afin d’obtenir le ralliement le plus large possible de toutes les catégories sociales.
La question de l’Opéra, dont l’influence théâtrale domine en Europe, se pose, car le symbole luxueux qu’il représente est maintenant confronté à la nécessité de le rendre accessible à tous.
L’inauguration du Palais Garnier, le 05 janvier 1875, soit quatre ans, jour pour jour, avant le basculement du sénat du côté des républicains, a donc l’effet paradoxal de célébrer un bâtiment conçu pour satisfaire le besoin de se montrer de la bourgeoisie parisienne, alors que l’Opéra populaire se développe dans les autres théâtres de la capitale.
L’analyse du répertoire de l’Opéra de Paris depuis 1875 montre ainsi comment le Palais Garnier va d’abord être le théâtre d’une évolution entre tradition et modernité, puis, avec l’ouverture de l’Opéra Bastille en 1989, comment il va s’élargir afin d’atteindre le public le plus large possible.
Le répertoire de l'Opéra de Paris depuis 1875. Classement des œuvres jouées au moins un soir par an, en moyenne.
La période 1875-1939
Sur cette période qui couvre 64 ans, 40 ouvrages portent 90% des soirées.
Les grands opéras de Meyerber et Halévy (‘Le Prophète’, ‘L’Africaine’, ‘La Juive’, ‘Robert le diable’) initiés sous la direction du dernier administrateur Louis-Philippard, Louis Désiré Véron (1831-1835), restent longuement à l’affiche jusqu’en 1936.
‘Les Huguenots’, avec 545 représentations, font même partie des cinq premiers titres.
Mais l’un de ceux négligés par Véron, ‘Guillaume Tell’ de Rossini, œuvre originelle du romantisme italien, totalise également plus de 300 représentations.
Auber, lui, a totalement disparu du répertoire depuis le 15 février 1882, date de la dernière représentation de ‘La Muette de Portici’, seul ouvrage du compositeur français donné à Garnier. C'est un signe fort que l’académisme est sur un irréversible déclin.
Les ouvrages français de Reyer, Thomas, Massenet, contemporains de l’époque et appartenant au style du Grand Opéra, ‘Thaïs’, ‘Hamlet’, ‘Sigurd’, ‘Salammbô’, ‘Henry VIII’ et ‘Hérodiade’, sont fortement présents.
Ainsi, jamais le répertoire national n’aura autant été cultivé que dans les années 1920-1940.
En haut du palmarès, le ‘Faust’ de Gounod reste exagérément représenté au rythme de 25 soirées chaque année, suivi de ‘Samson et Dalila’ de Saint-Saëns, avec plus de 10 représentations par an.
Les opéras français côtoient dorénavant les neuf opéras de Richard Wagner présents dans ce classements (dont les 'Maîtres Chanteurs de Nuremberg'), depuis que des mécènes influents militent pour soutenir ses ouvrages ainsi que ceux d’Hector Berlioz (près de 200 représentations pour la ‘Damnation de Faust’ – version remaniée -, et une centaine pour sa version du ‘Freischütz’) auxquels le pouvoir politique résiste.
‘Lohengrin’ est ainsi à la hauteur des 545 représentations des ‘Huguenots’.
Mais l’on voit aussi poindre deux opéras de Richard Strauss, ‘Le Chevalier à la Rose’ et ‘Salomé’, le premier restant l’opéra de ce compositeur le plus interprété à l’Opéra de Paris jusqu’à ce jour.
Un esprit de résistance à l’anti-germanisme souffle parmi les fidèles abonnés, et ‘Boris Godounov’ défend fièrement le répertoire slave.
Entré au répertoire en 1885 et placé en troisième position, le ‘Rigoletto’ de Giuseppe Verdi symbolise le mieux cette ouverture à la modernité alliée à la tradition littéraire française, ‘Le Roi s’amuse’ de Victor Hugo.
Mais, à l'instar d'‘Aïda’, ‘Rigoletto’ sert surtout à combattre Wagner.
Et avec ‘Don Juan’ et ‘La Flûte Enchantée’, Mozart reste le seul compositeur du XVIIIème siècle présent dans la seconde partie de ce classement.
Cette cohabitation entre répertoire et avant-garde, sous le contrôle de l’Etat, est avant tout l’œuvre du directeur le plus talentueux et le plus généreux de cette période, Jacques Rouché.
En parallèle de cette évolution du répertoire qui intègre principalement des œuvres prévues pour un établissement disposant d’un corps de ballet, l’Opéra-Comique reste le véritable lieu de création de la capitale.
‘Carmen’ (1875), 'Cinq-Mars' de Gounod (1877), ‘Les Contes d’Hoffmann’ (1881), ‘Lakmé’ (1883), ‘Manon’ (1884), ‘Le Roi malgré lui’ (1887), ‘Le Roi d’Ys’ (1888), ‘Esclarmonde' (1889), 'Sapho' (1897), 'Cendrillon’ (1899), ‘Louise’ (1900), 'Grisélidis' (1901), ‘Pelléas et Mélisande’ (1902), 'Fortunio' (1907), ‘Ariane et Barbe-Bleue’ (1907), 'Macbeth' de E.Bloch (1910), 'Bérénice' (1911), 'L'Heure espagnole' (1911), ‘Mârouf Savetier du Caire’ (1914) y sont créés, mais Albert Carré monte également les Puccini en versions françaises ‘La Bohème’ (1898), ‘Tosca’ (1903), ‘Madame Butterfly’ (1906), et impose ‘Werther’ (1903).
Le répertoire de l'Opéra de Paris depuis 1875. Classement des œuvres jouées au moins un soir par an, en moyenne.
La période 1939-1973
Avec seulement 32 œuvres qui couvrent 90% des soirées, la période d’après-guerre est une période faible.
La moitié du répertoire d’avant-guerre a disparu ( Meyerbeer, Halevy, Massenet – hormis ‘Thaïs’ -, Reyer, Thomas), et Richard Wagner résiste avec ‘Tannhäuser’, ‘Tristan et Isolde’, ‘Lohengrin’ et ‘La Valkyrie’.
Arrivé en 1937, en provenance de l’Opéra-Comique où il est joué depuis 1897, ‘Le Vaisseau Fantôme’ entre au Palais Garnier.
Mais ‘Parsifal’ subit un ostracisme (3 représentations en 1954 uniquement) jusqu’à l’ère Liebermann.
Face au reflux des œuvres du Grand Opéra, oeuvres lourdes à monter par nature, et sous l’influence de la 'Réunion des théâtres lyriques nationaux' créée en 1939, le répertoire de l’Opéra-Comique commence à entrer au Palais Garnier : ‘Ariane et Barbe-Bleue’, ‘Le Roi d’Ys’ – plus de 130 représentations entre 1941 et 1967 - et surtout ‘Tosca’ – près de 150 représentations entre 1960 et 1974 – et ‘Carmen’, avec plus de 360 représentations entre 1959 et 1970. ‘Mârouf Savetier du Caire’, entré dès 1928, poursuit sa carrière jusqu’en 1950.
L’Opéra contemporain, lui, est surtout défendu par ‘Dialogues des carmélites’ de Poulenc, le 21 juin 1957, cinq mois après sa création mondiale à Milan, et par ‘Jeanne au Bûcher’ de Honegger en 1950, 12 ans après sa création à Bâle.
Deux ouvrages de plus de 130 ans connaissent aussi leur moment de gloire au Palais Garnier, ‘Fidelio’ de Beethoven – de 1938 à 1968 -, et ‘Les Indes Galantes’ de Rameau – plus de 280 représentations entre 1952 et 1965.
Cette période correspond également au renforcement des œuvres de Giuseppe Verdi.
‘Aïda’ fait toujours partie des 10 ouvrages les plus représentés, ‘Rigoletto’ – avec près de 470 représentations - succède à ‘Samson et Dalila’ comme challenger de ‘Faust’, suivi par ‘La Traviata’ avec près de 300 représentations. Et ‘Othello’ est maintenant parmi les 20 premiers.
Verdi est d’ailleurs le seul compositeur qui réussit à faire entrer deux de ses compositions apparentées au genre du Grand Opera, ‘Un ballo in maschera’, version musicalement bien supérieure au ‘Gustave III’ d’Auber, et ‘Don Carlos’, en 1963, qui n’avait plus été représenté depuis sa création en 1867 à la salle Le Peletier.
Et si Donizetti voit ‘La Favorite’ emportée par le déclin du Grand Opera, ‘Lucia di Lammermoor’ entre en 1935 au répertoire, pour ne plus le quitter.
Quant à Richard Strauss, sa présence est constante avec ‘Le Chevalier à la Rose’ et ‘Salomé’, alors que ‘La Flûte Enchantée’ de Wolfgang Amadé Mozart rejoint les dix premiers ouvrages.
Le répertoire de l'Opéra de Paris depuis 1875. Classement des œuvres jouées au moins un soir par an, en moyenne.
La période 1973 à nos jours
Avec l’arrivée en 1973 de Rolf Liebermann à la tête de l’institution, l’Opéra de Paris connaît un renouveau spectaculaire. Les œuvres sont pour la plupart interprétées en langue originale, les grandes voix et des metteurs en scène novateurs sont invités au Palais Garnier, et la part du répertoire national passe de 50% à 15%.
L’Opéra-Comique est ensuite temporairement intégré au Théâtre National de l’Opéra, de 1978 à 1989, jusqu’à l’inauguration de l’Opéra Bastille, qui parachève l’œuvre d’ouverture au public le plus large possible dont Hugues Gall sera le directeur majeur.
Sur cette période de 46 ans, 52 opéras portent seulement 60% des soirées, ce qui témoigne de cette diversité.
C’est l’avènement de Mozart et de Puccini (20% des œuvres jouées à eux deux), eux qui ne représentaient que 2% du répertoire jusqu’à la fin des années 1960.
‘Les Noces de Figaro’ (plus de 220 représentations), créé dans la mise en scène de Giorgio Strehler et remise au goût du jour par Netia Jones, puis ‘Die Zauberflôte’ (près de 250 représentations) détrônent ‘Faust’, qui n’est plus représenté qu'au rythme de trois soirs par an, en moyenne.
‘Don Giovanni’ et ‘Cosi fan Tutte’ font désormais partie des 12 opéras les plus joués, ‘La Clémence de Titus’ fait partie des 20 premiers et 'Idomeneo' des 40 premiers, une surprise pour ces deux œuvres sérieuses de Mozart que l'on doit à Gerard Mortier (2004-2009) qui a joué tous ces opéras avec de nouvelles productions. 'L'enlèvement au Sérail rejoint par ailleurs ces œuvres depuis peu à travers la mise en scène de Zabou Breitman.
‘La Bohème’, jouée autant de fois que ‘Les Noces de Figaro’, devient l’autre symbole de la popularisation de l’Opéra de Paris, 'Tosca' fait dorénavant partie des 5 opéras les plus joués, et ‘Madame Butterfly’ fait jeu égal avec ‘Rigoletto’.
Giuseppe Verdi, lui, augmente sa présence à hauteur de 13% du répertoire (notamment grâce à Stéphane Lissner qui lui a dédié un quart des soirées entre 2017 et 2019), et La Traviata devient son opéra le plus joué seulement depuis 2019 où l'on verra pour la dernière fois la production de Benoît Jacquot avant que celle Simon Stone ne bouscule le Palais Garnier.
Mais ‘Rigoletto’, son second opéra le plus joué grâce à Hugues Gall et Stéphane Lissner, a retrouvé un rythme de production plus équilibré qu'au début du siècle.
‘Il Trovatore’, ‘Simon Boccanegra’, 'La Forza del Destino' et ‘Macbeth’ suivent alors les traces de ‘Don Carlo’, 'Othello' et d'‘Un Ballo in maschera’.
Néanmoins,‘Aïda’, l’un des symboles de la lutte contre Wagner, ne fait plus partie des 50 premiers titres malgré son retour en 2013, dans la production d'Olivier Py, après 55 ans d’absence.
L’intégration du répertoire de l’Opéra-Comique se poursuit également avec ‘Les Contes d’Hoffmann’ et ‘Manon’, en 1974, ‘Pelléas et Mélisande’, en 1977, et ‘Werther’ en 1978.
Mais les œuvres françaises remaniées pour l’Opéra de Paris, ‘Samson et Dalila’, ‘La Damnation de Faust’, ‘Thaïs’ et ‘Roméo et Juliette’ déclinent durablement.
Gioacchino Rossini, dans sa verve légère, prend sa pleine place à l’Opéra de Paris grâce au ‘Barbier de Séville’, à Bastille, et à ‘La Cenerentola’, à Garnier’.
L’’Elektra’ de Richard Strauss, elle, rejoint ‘Der Rosenkavalier’ parmi ses œuvres les plus jouées grâce à Liebermann.
Cette période marque cependant la chute de Richard Wagner qui ne représente pas plus de 5% des représentations.
Plus aucune de ses œuvres ne se trouve parmi les 20 premiers, et ‘Der Fliegende Holländer’ devient son ouvrage phare, juste devant ‘Parsifal’ qui est de retour grâce aux productions d’August Everding, Graham Vick, Krzysztof Warlikowski et Richard Jones.
'Tristan et Isolde', joué pendant 3 saisons entre 2004 et 2009, doit beaucoup à la production de Bill Viola et Peter Sellars présentée par Gerard Mortier.
Et hormis les représentations de ‘Der Ring des Nibelungen’ données sous le mandat de Nicolas Joel entre 2009 et 2013, une seule œuvre du compositeur allemand est jouée par an, en moyenne.
S’il ne subsiste plus grand-chose du Grand Opera, en revanche, les compositeurs du XVIIIème siècle autres que Mozart trouvent définitivement leur place, Rameau (‘Platée), Haendel (‘Giulio Cesare’ et 'Alcina') et Glück (‘Orphée et Eurydice’ et ‘Iphigénie en Tauride’).
Le monde moderne ne s’installe cependant pas durablement, et ‘Wozzeck’ de Berg, ‘Katia Kabanova’ de Janacek et ‘Ariane à Naxos’ de Strauss, œuvres du XXème siècle entrées sur le tard à l’Opéra de Paris, ne franchissent pas le seuil des 40 premières œuvres, mais doivent leur présence dans ce classement à Gerard Mortier.
Enfin, Tchaïkovski, avec ‘La Dame de Pique’ et ‘Eugène Onéguine’, a rejoint ‘Boris Godounov’ pour défendre régulièrement le répertoire slave.
Si 52 ouvrages représentent 63% de la programmation, 177 autres couvrent cependant les 37% restants.
'Norma' de Bellini, 'Le Couronnement de Poppée' de Monteverdi, 'L'amour des 3 oranges' de Prokofiev, 'L'enfant et les sortilèges' de Maurice Ravel se positionnent autour de la 65ème place, et 'Rusalka' de Dvorak, 'Les Troyens' de Berlioz, 'Billy Budd' et 'Peter Grimes' de Britten et 'Lady Macbeth de Mzensk' de Chostakovitch autour de la 75ème place.
'Tannhaüser' ne se situe plus qu'autour de la 100ème, avec 'Dialogues des Carmélites' de Poulenc, 'Saint-François d'Assise' de Messian (la seule création contemporaine reprise régulièrement).
Pour conclure
Ce voyage à travers les 150 dernières années de l’Opéra de Paris montre comment l'institution a su se départir de son aura fastueuse portée par le Grand Opéra et Richard Wagner pour s’ouvrir au répertoire plus populaire de l’Opéra-Comique.
Elle a placé Wolfgang Amadé Mozart et Giuseppe Verdi (compositeur invariablement attaché, sur cette période, à l’histoire du plus grand théâtre lyrique parisien) en tête des compositeurs les plus joués.
Mais l’intégration du répertoire international ne s'est réalisée qu’avec beaucoup de retard à partir des années 1970, si l’on excepte ‘Boris Godounov’, ‘Der Rosenkavalier’ et ‘Salomé’ présents, eux, depuis le début du XXe siècle.
Pour l'étude du répertoire de l'Opéra de paris à la salle Le Peletier de 1821 à 1874, lire l'article sous le lien suivant : Le répertoire de l'Opéra de Paris (salle Le Peletier) de 1821 à 1874 sous la Restauration et le Second Empire