Publié le 15 Mars 2025
Philippe Martin, L’opéra comme aventure - Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner
Coédition France Musique - Éditions Gallimard – Sortie le 24 novembre 2024
ISBN : 978-2-07-308180-3
Nombre de pages 167
Au mois de juillet 2023, France Musique diffusa une passionnante interview de Stéphane Lissner structurée en quatre parties d’une heure trente chacune et respectivement intitulées ‘La vocation du théâtre’, ‘Le Festival d’Aix-en-Provence : le théâtre à l’opéra’, ’La Scala et la voix’ et ‘Diriger l’Opéra de Paris’. Elles furent enregistrées au Teatro San Carlo di Napoli de mars à juin 2023, hormis les dix dernières minutes qui furent captées à Paris au moment où Giorgia Meloni cherchait à se séparer prématurément du directeur.
Philippe Martin, alors jeune producteur de cinéma, découvrit au début des années 90 le travail de Stéphane Lissner au Théâtre du Châtelet. Il sera en charge de 2016 à 2021 de la direction artistique de la 3e scène, plateforme numérique de l’Opéra de Paris, et produira ensuite la série des quatre interviews du directeur menées pour France Musique.
Ce livre hommage se veut comme un complément de ces échanges dont il ne reprend que partiellement les éléments tout en ajoutant de nombreux éléments contextuels.
Ainsi, Philippe Martin commence par un hommage à Charles Dullin, metteur en scène qui s’installa en 1941 au Théâtre de la Cité, devenu depuis le Théâtre de la ville de Paris. Pensant toucher un public populaire, il finira criblé de dettes et disparaîtra en 1949 totalement ruiné.
A la même époque, Claude Regy s’était passionné pour son travail et fut marqué par la mise en scène de ‘L’Amante anglaise’ de Marguerite Duras, où le simple dialogue entre deux personnes avait su créer des images chez les spectateurs. C’est cette pièce, dirigée cette fois par Claude Régy, que découvrit à Chaillot Stéphane Lissner en 1968, alors âgé de 15 ans, qui lui donna l’envie de faire de la mise en scène. Il formera ensuite sa culture théâtrale en s’ouvrant aux influences de Robert Wilson, Klaus Michael Grüber, Jean Louis Barrault, Ariane Mnouchkine qui marqueront une rupture avec l’ancienne génération après 1968. Le théâtre devint militant.
En France, Michel Guy, créateur du Festival d’automne en 1972, fédèrera ces énergies.
Stéphane Lissner, mis à la porte de chez ses parents après avoir arrêté ses études, crée en plein Paris le Théâtre Mécanique. Il y invite Alain Françon, Robert Gironès, Bernard Sobel, Albert-André Lheureux, André Engel, mais il perd beaucoup d’argent et se retrouve endetté à l’âge de 22 ans de 400.000 francs! II mettra dix ans à les rembourser.
Cependant, le théâtre est devenu sa vie, et peu après il devient codirecteur du Théâtre de Nice et se met en contact avec Giorgio Strehler, puis Pina Bausch, Lucinda Childs qui viendront se produire dans la métropole méditerranéenne.
Philippe Martin brosse à ce moment là le portrait de Rolf Lieberman, un directeur d’opéra qui cherchait à réconcilier l’opéra et le théâtre, et qui a su surmonter à la fois le conservatisme du public, les limites de financement, et la difficulté à programmer des titres peu connus.
Ce portrait annonce le destin qui attend Lissner quand il sera contacté en 1983 par Jean-Albert Cartier, directeur du Théâtre du Châtelet, pour l’assister à la production des ‘Indes Galantes’. Connaissant mal l’opéra qu’il considère comme un art bourgeois et dépassé, Lissner va aimer ce genre qui mélange musique et théâtre grâce à Pierre Boulez qu’il considère comme un grand artiste contemporain.
Lissner s’intéresse peu au répertoire du XIXe siècle, hormis Wagner et le Verdi schillérien de la maturité, et se concentre sur les compositeurs du XXe siècle, Webern, Berg, Schoenberg, Kagel, Reich, Strauss, Janacek, Bartok, c’est à dire sur son époque.
Il découvre alors qu’il peut tisser un lien entre le baroque et le contemporain de par l’esprit de récréation qui anime des chefs tels William Christie ou Nikolaus Harnoncourt.
Dans le même esprit, son excellente relation avec William Forsythe permettra de sortir la danse du carcan classique.
L’aventure du Théâtre du Châtelet est l’occasion pour Philippe Martin de rappeler sa grande histoire d’amour avec l’opérette, attachée au sens de la démesure de Maurice Lehmann qui le dirigera jusqu’en 1965, et pour lequel une nouvelle page est à écrire. Stéphane Lissner va y faire ce qu’il veut, tout Mahler, mais aussi ‘Les Maîtres chanteurs de Nuremberg’ dirigé par Claude Regy, à la façon d’un Dmitri Tcherniakov d’aujourd’hui. Pour Lissner, le théâtre doit sublimer l’opéra, et s’enchaînent alors les grands succès, ‘Don Carlos’ par Luc Bondy, le ‘Ring’ par Pierre Strosser, malgré toutes les contraintes des temps de répétitions.
Mais la politique s’en mêle, l’opposition entre Landowski et Boulez est prégnante, le soutien du maire de la ville, Jacques Chirac, est formidable, jusqu’à la nomination de Jean Tiberi en 1995 dont la vision très différente entraînera le départ de Lissner en 1998.
Philippe Martin revient à sa propre expérience personnelle et se souvient d’avoir découvert en 1992 le livre de Michel Leiris ‘Operratiques’ qui lui suggère de prendre des notes sur les spectacles qu’il voit afin de s’en souvenir. En partageant ses notes de 1993 à 1998, il offre un témoignage sur les œuvres programmées par Stéphane Lissner au Châtelet: ‘Wozzeck’, ‘Le Ring’, Elektra’, ‘Le Grand Macabre’, ‘The Rake’s Progress’, décrivant aussi bien ce qu’il se passe sur scène que dans la salle.
Et de conclure que la mégalomanie et le goût du directeur auront fait émerger des nouvelles générations de chefs d’orchestre et de metteurs en scène. Par ce constat, Philippe Martin souligne la faille qui sépare Lissner d’une certaine frange de passionnés d’opéras qui se focalisent principalement sur la voix et le grand répertoire du XIXe siècle, plutôt que sur la force de la théâtralité et le sens des œuvres. Les amateurs de belcanto italien, dévoués à l’hédonisme vocal, seront ses plus farouches opposants, surtout qu’à Paris ils ont la dent dure.
Au même moment qu’il est appelé au Festival d’Aix-en-Provence pour rétablir sa situation financière, Stéphane Lissner est sollicité par le Teatro Real de Madrid. Il pense pouvoir mener les deux institutions en même temps, mais il ne reste qu’un an et demi en Espagne après que le nouveau Secrétaire d’État à la culture lui ait demandé de déprogrammer ‘Peter Grimes’, perçu comme un opéra homosexuel.
Également nommé à la direction du Théâtre des Bouffes du Nord auprès de Peter Brook, il peut continuer à programmer du théâtre. ‘Le Dibbouk’ par Krzystof Warlikowski laissera en 2004 un grand souvenir artistique.
A Aix, lieu que choisit après la guerre Lily Pastré pour y donner des représentations d’opéras, Stéphane Lissner cherche à faire construire un nouveau théâtre pour y jouer ‘La Tétralogie’. La nouvelle maire élue en 2001, Maryse Joissans, le reçoit et annonce, peu après, la création d’un théâtre où l’on jouera Wagner. En 2006, le Grand Théâtre de Provence ouvre.
Stéphane Lissner y invite ses grands metteurs en scène fétiches, Claude Régy, Luc Bondy, Klaus Michael Gruber, Patrice Chéreau, Peter Brook, mais aussi de nouveaux chefs d’orchestre tel Daniel Harding. La coopération entre Pierre Boulez et la chorégraphe Pina Bausch autour du ‘Château de Barbe-Bleue’ tournera cependant à l’échec.
Puis, alors qu’il codirige également le Théâtre de la Madeleine à Paris, il reçoit au printemps 2005 un appel du vice-président de La Scala qui lui conseille de candidater à la direction du célèbre temple milanais.
Avant de passer à cette nouvelle étape, Philippe Martin publie ses mémoires des représentations d’Aix-en-Provence, ‘Don Giovanni’, ‘L’Orfeo’, ‘Le Château de Barbe-bleue’, ‘Le Couronnement de Poppée’, ‘Cosi fan tutte’, ‘L’Or du Rhin’, et mesure l’écart de sensations entre le cinéma et le genre opératique.
La nomination en avril 2005 de Stéphane Lissner à la direction de la Scala ne se fera pas sans accroches. Peter Brook soupçonne que c’est pour cette raison que son codirecteur l’a quitté en 2004 à la direction des Bouffes du Nord, Vienne ne croit pas qu’il aura le temps de s’occuper de la programmation musicale du Wiener Festwochen qu’a rejoint Lissner en appui de Luc Bondy, et la maire d’Aix lui en veut énormément, le ‘Ring’ ne devant s’achever qu’en 2009.
Loin de se plier aux attentes du public le plus conservateur, Stéphane Lissner s’empare de la Scala, lieu façonné au début du XIXe siècle par les intuitions de Domenico Barjaba, comme une magnifique machine théâtrale. Dmitri Tcherniakov, Claus Guth, Patrice Chéreau, Deborah Warner, Guy Cassiers, Robert Carsen sont invités à la mise en scène, mais c’est ici que la relation avec Daniel Barenboim s’approfondit au quotidien lorsqu’il devient le directeur musical de la maison en 2007.
La confrontation spectaculaire entre Roberto Alagna et les loggionistes au cours d’une représentation d’'Aida' montrera aussi la difficulté que représente cette scène même pour les plus grands chanteurs.
Stéphane Lissner est cependant nommé à la direction de l’Opéra de Paris en 2012, et son mandat devient effectif en 2015 pour redonner de l’élan à une institution retombée dans la routine après le départ de Gerard Mortier.
Il prolonge la collaboration avec Philippe Jordan, engage Benjamin Millepied à la direction de la danse, et est solidement appuyé par son directeur adjoint Jean Philippe Thiellay jusqu’à son départ au Centre national de la Musique.
Les spectacles sont très ambitieux, ‘Moses und Aaron’, ‘Lear’, ‘Lady Macbeth de Mzensk’, ‘Iolanta/Casse-noisette’, ‘Snegourochka’ avec les plus grands metteurs en scène, Romeo Castellucci, Krzysztof Warlikowski, Dmitri Tcherniakov, Calixto Bieito, et le succès public des ‘Indes Galantes’ mis en scène par Clément Cogitore et Bintou Dembélé est l’occasion pour Philippe Martin de rappeler le rôle de la 3e scène comme moyen de rencontre entre l’opéra et le cinéma.
L'interview ne revient pas sur la consternante polémique de la rénovation des cloisons des loges du Palais Garnier qui, à elle seule, disait tout du conservatisme forcené parisien.
Mais la maison est en ébullition et les relations avec les syndicats vont devenir très difficiles. Elles dégénèrent à l’occasion de la réforme des retraites.
L’établissement n’étant plus subventionné qu’à hauteur de 40% (contre 60% à l’époque d’Hugues Gall), la crise du covid portera un coup encore plus dur.
Stéphane Lissner prévient le Ministère de la culture en 2020 qu’il quittera l’Opéra de Paris avant la fin de l’année, ce qui précipite l’arrivée d’Alexander Neef.
Dès le 29 juillet 2020, Stéphane Lissner donne son premier opéra en plein air à Naples, et Philippe Martin en décrit l’ambiance si particulière.
L’énergie de la ville séduit le nouveau directeur du San Carlo, mais la politique va s’en mêler après l’élection de Giorgia Meloni en septembre 2022.
Au moment où l’interview s’achève, Stéphane Lissner ne sait pas qu’il va gagner son procès pour rester à la direction du théâtre jusqu’à la fin de son mandat en mars 2025.
Une réflexion est engagée avec son interviewer sur les formes nouvelles de l’opéra, l’obstacle premier étant, d’après Stéphane Lissner, le nombre réduit de bons livrets susceptibles d’intéresser le public. C’est pourquoi il estime que ce sont surtout les œuvres du XXe siècle qui racontent des histoires passionnantes. Obtenir des prix de places très attractifs pour les jeunes est aussi beaucoup plus difficile que dans une Philharmonie par exemple.
Mais dans l’ensemble, le public d’opéra change difficilement en France, ce qui n’est pas le cas en Allemagne qui a opté pour la radicalité théâtrale et un modèle économique et des conventions sociales plus souples.
Ainsi, à travers ‘L’opéra comme aventure’, Philippe Martin réussit à recontextualiser le parcours exceptionnel de Stéphane Lissner pendant plus de 55 ans, et montre comment il a su catalyser à travers son travail un demi-siècle d’aventure théâtrale européenne qui, à la lumière de ce document, permet de comprendre le sens profond et les convictions fortes qui ont sous-tendu sa programmation à la direction de l’Opéra de Paris.
Le plus étonnant est que son parcours démontre qu'il s'est déroulé en parallèle et sans rencontre avec la ligne de Gerard Mortier (Lissner fit connaitre Krzysztof Warlikowski au théâtre à Paris en 2004, alors que Mortier ne le fit débuter à l'Opéra qu'en 2006), ce qui prouve qu'il n'était pas le seul à avoir cette réflexion sur la place du théâtre à l'opéra, et que toute une nouvelle génération de directeurs s'apprête dorénavant à prendre le relai. Le retour en arrière n'est dorénavant plus possible.
A écouter également les podcats de France Musique : Stéphane Lissner, fragments d'un portrait.
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/stephane-lissner-fragments-d-un-portrait