Publié le 29 Juin 2022
Faust (Charles Gounod – 1859)
Répétition générale du 25 juin 2022 et représentations du 28 juin et 13 juillet 2022
Opéra Bastille
Faust Benjamin Bernheim
Méphistophélès Christian Van Horn
Valentin Florian Sempey
Wagner Guilhem Worms
Marguerite Angel Blue
Siébel Emily d’Angelo
Dame Marthe Sylvie Brunet‑Grupposo
Faust (acteur) Jean-Yves Chilot
Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Tobias Kratzer (2021)
Nouvelle production
Diffusion de la captation 2021 de 'Faust' le samedi 02 juillet 2022 à 21h10 sur France 4 (canal 14)
Pour six représentations, la nouvelle production de ‘Faust’ créée le 26 mars 2021 en plein confinement et diffusée sur France 5 (un article détaillé de cette transmission en rend compte au lien suivant ‘Faust par Tobias Kratzer’) peut être enfin découverte directement par le public de l’opéra Bastille dans toute son ampleur. Il s’agit de la première mise en scène parisienne de Tobias Kratzer, artiste qui fut récompensé d’un Opera Award en 2020 pour sa production de ‘Tannhaüser’ reprise cet été au Festival de Bayreuth.
‘Faust’ est un cas unique dans l’histoire de l’Opéra de Paris puisqu’il totalise 2674 représentations au 28 juin 2022 depuis son entrée au répertoire le 3 mars 1869, même si son rythme de programmation depuis les 50 dernières années ne le rattache plus qu’aux douze titres les plus joués par l’institution.
La version présentée cette saison n’est cependant pas exactement identique à celle de 1869 car elle comprend l’ajout de deux airs. Le premier, l’air de Valentin ‘Avant de quitter ces lieux’, avait été composé pour la version de Londres en 1864, mais Gounod s’était opposé à son insertion à la version de l’Opéra de Paris, si bien qu’il ne fut intégré au second acte qu’au cours de la seconde partie du XXe siècle seulement. Le second, l’air de Siébel ‘Versez vos chagrins’, composé originellement pour la création au Théâtre Lyrique en 1859 dans une version avec dialogues parlés, avait été coupé avant la première représentation, si bien qu’un autre air, ‘Si le bonheur’, écrit en 1863, le remplaça lors de la création à l’Opéra en 1869.
C’est donc une chance merveilleuse de l’entendre sur scène, d’autant plus que la scène de la chambre de Marguerite du quatrième acte où il intervient était intégralement coupée dans la précédente production mythique de Jorge Lavelli.
Cependant, il ne reste quasiment plus rien de la nuit de Walpurgis au cinquième acte, hormis l’annonce de cette nuit par Méphistophélès, ainsi que la dernière des sept variations du ballet, ‘La danse de Phryné’.
La construction dramaturgique réalisée par le metteur en scène allemand est aujourd’hui l’un des plus beaux exemples de projection d’une histoire du passé dans la vie de la cité où l’œuvre est interprétée, à savoir Paris, qui tire son émotion non seulement de la musique et des airs splendides qui la parcourent, mais également du regard sociétal qui est porté sur les protagonistes.
Faust est donc un homme vieillissant dans un grand appartement bourgeois qui vient de s’offrir les services d’une prostituée pour rester pathétiquement en lien avec la vie. Une fois le pacte signé et la jeunesse retrouvée, Méphistophélès entraîne Faust à travers les airs au-dessus de la capitale en passant par Notre-Dame de Paris, édifice religieux bardé de diables et de représentations de pactes avec le diable (Théophile).
L’utilisation de la vidéographie pour lier les transitions vers la scène de la kermesse et celle du jardin de Marguerite est à la fois habile et impressionnante par sa manière de se fondre aux éléments de décors.
Ainsi, c’est dans le monde de la rue et des terrains de sports que vit Valentin, puis dans une boite de nuit parisienne aux ambiances bleutées et bon-enfant que Faust rencontre Marguerite. Il la retrouve ensuite dans un immeuble modeste de la banlieue parisienne.
Tobias Kratzer introduit donc un conflit de classe, car Faust est un homme issu d’un milieu aisé et bourgeois qui va apporter le malheur à une communauté bien plus modeste que lui et qui n’a que faire de ses névroses de désir de jeunesse.
L’enfant qui naît de l’amour de Marguerite et Faust est en fait le fruit d’un viol commis par le diable enfoui dans l’âme du scientifique déchu, et la scène hyperréaliste de la chambre d’hôpital montre la difformité du prochain-né qui aura pour conséquence de pousser la jeune fille à le tuer.
La spectaculaire scène de l’église transposée dans une rame de métro fuyant à travers un tunnel est à la fois un exploit technique qui mêle vidéo en temps-réel et incrustation du décor dans une immense projection d’images, et sonne aussi comme une sentence terrible qui s’abat sur le sort de celle qui, dans la vie, n’a aucun horizon pour rêver.
Et si le rapport à la guerre du second acte semble éludé par Tobias Kratzer, le retour des jeunes hommes du service militaire au quatrième acte montre une autre réalité, celle des gens issus des milieux des plus modestes qui sont entraînés à aller au combat, et non les bourgeois bien installés, autre regard sur un déséquilibre sociétal flagrant.
Enfin, la délicatesse avec laquelle le personnage de Siébel est approchée permet de faire courir un ténu fil d’âme tout au long de l’opéra, en lui faisant prendre de l’ampleur depuis la scène de la chambre jusqu’à la scène finale où le jeune homme se sacrifie pour sauver Marguerite, alors que celle ci réalise qu’elle a tout perdu y compris l’ami qui l’aimait sans retour. Ce dernier tableau est également impressif sous les lumières glacées qui traversent les rayons vides de la bibliothèque pour en faire une cage de prison, et qui se reflètent dans le miroir jeté au sol tout en projetant un profil fantomatique lumineux sur l’un des murs.
L’interprétation musicale magnifie heureusement ce drame qui bascule vers le sordide, et Thomas Hengelbrock exhale le lyrique incandescent de l’orchestre dès l’ouverture à travers d’amples mouvements sombres qui se liquéfient à l’infini de manière très aérienne, portant d’emblée le romantisme du grand opéra français à son paroxysme. Les solos élégiaques de Faust, Marguerite et de Siébel y trouvent ainsi de superbes écrins qui permettent de laisser aller les pensées, et les couleurs de voix sont telles que l’on peut sentir des ressemblances avec l’univers d’un des grands opéras français de Giuseppe Verdi, ‘Don Carlos’.
Le chef d’orchestre allemand délivre également un souffle épique grandiose pour soulever les masses chorales retentissantes, mais reste un peu sur la réserve dans la scène de l’église et la nuit de Walpurgis dont on sait qu’il peut en tirer beaucoup plus de flamboyance et de tranchant.
Aujourd’hui, Benjamin Bernheim s’impose comme le Faust idéal, mélancolique, plaintif et distant à la fois, doué d’une clarté tendre confondante quand il nous enivre de ses irrésistibles passages en voix mixte, mais aussi d’un héroïsme vaillant fier de son rayonnement, ce qui peut presque troubler tant son personnage est inopérant, dans cette production, à agir sur son environnement.
Angel Blue s’inscrit encore plus dans la lignée des grandes sopranos dramatiques, même si lors de la première rencontre avec Faust c’est d’abord la rondeur et la séduction du timbre qu’elle met en valeur. La richesse fruitée et ombrée du timbre s’allie à une forme de modestie introvertie d’où peut jaillir une puissance ferveur noble et contrôlée qui ne verse jamais dans le mélo-dramatisme. Et elle s’approprie la langue française avec suffisamment de netteté, ce qui est toujours une qualité qui s’apprécie chez des artistes anglophones pour lesquels la difficulté est redoutable à surmonter.
Il en découle que son interprétation de Marguerite est tendre, sérieuse et profonde, tout en révélant une impulsivité imprévisible.
Christian Van Horn reprend le rôle de Méphistophélès avec la gouaille qu’on lui connaît, sonore et mordante aux accents métalliques mais avec parfois des fluctuations d’intonations qui ne réduisent en rien l’impact de son personnage absolument obscène et fascinant, tout en réussissant à peindre des facettes humoristes. Il affronte au second acte un Valentin incarné par Florian Sempey qui semble rajeuni et qui chante sur un souffle très long et éruptif, fortement héroïque, avec une texture vocale un peu âpre tout en jouant avec l’aisance et l’engagement sensible qui le rendent attachant malgré la rudesse de son personnage.
Et auprès de ces quatre grands personnages, Sylvie Brunet-Grupposo est une épatante actrice à la personnalité authentique dont la voix corsée aux fêlures bienveillantes permet de rendre aux manques de Marthe une humanité très actuelle. Emily d’Angelo offre aussi un charmant portrait de Siébel androgyne et ombreux, son flot vocal nerveux et bien focalisé drainant une noirceur tragique au cœur battant attendrissant.
Ce très grand spectacle aux enchaînements parfaitement réglés replace ‘Faust’ dans le monde d’aujourd’hui, dépasse très largement l’ancienne production de Lavelli (1975) attachée à un autre temps et qui supprimait toute la scène de la chambre, et le seul regret en ce soir de première est de ne pas avoir vu le metteur en scène, Tobias Kratzer, venir saluer sur scène pour un tel travail réfléchi et esthétique.