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Publié le 2 Juin 2022

Les Troyens ( Hector Berlioz – 1863)
Représentation du 26 mai 2022
Bayerische Staatsoper

Cassandre Marie-Nicole Lemieux
Hécube Emily Sierra
Ascagne Eve-Maud Hubeaux
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Lindsay Ammann
Soldat aus dem trojanischen Volk Daniel Noyola
Chorèbe Stéphane Degout
Priam Martin Snell
Hélénus Armando Elizondo
Enée Gregory Kunde
Panthée Sam Carl
Der Schatten von Hector Roman Chabaranok
Ein griechischer Heerführer Daniel Noyola
Narbal Bálint Szabó
Iopas Martin Mitterrutzner
Mercure Andrew Hamilton
Hylas Jonas Hacker
Erster trojanischer Soldat Theodore Platt
Zweiter trojanischer Soldat Andrew Gilstrap                
Marie-Nicole Lemieux (Cassandre)

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Christophe Honoré (2022)
Bayerisches Staatsorchester

La nouvelle production des ‘Troyens’ de l’opéra de Munich est une déception dramaturgique au point qu’elle risquerait de relayer au second plan une réussite musicale portée par de très grands artistes.

L’approche de Christophe Honoré n’est en effet pas immédiatement compréhensible en première partie, malgré un décor assez évocateur qui donne l’impression de situer le drame sur les hauteurs d’une terrasse de Troie avec la vue sur la mer au loin qui domine les fortifications. Les pierres plaquées au sol sont à plusieurs endroits endommagées, stigmates les plus visibles du siège que mènent les Grecs depuis 10 ans.

Astyanax

Astyanax

Cassandre, vêtue de noir, débute seule, assez classiquement, mais survient très tôt un jeune enfant, Astyanax, le fil d’Hector et Andromaque, dont la présence continue se prolongera jusqu’à l’arrivée fantomatique de son père venu prévenir Enée de la défaite prochaine.

Les scènes de rituels nous projettent cependant dans un monde assez proche de nous, les années 70 possiblement, avec ces téléviseurs qui traînent au fond du décor, ces Troyens en costumes de soirée relativement figés, l’icône d’une Vierge Marie, des pots de fleurs en offrande, bref l’image d’un monde conventionnel qui tombe en décrépitude et en esclavage, et qui pourrait-être la métaphore d’une société croyante et patriarcale sur le déclin. Se pose alors la question, à la fin de cette première partie, du monde vers lequel est possible une nouvelle vie.

Reste que cette description d’une société qui s’effondre manque de vie et de tension et que l’on croit peu aux interactions et aux sentiments entre les protagonistes principaux. 

Le seul personnage dont le parcours est richement détaillé est celui de l’enfant, rôle muet, et l’on serait tenté d’y voir surtout une manière de s’interroger sur l’avenir de ce gamin entouré d’adultes qui ont perdu tout repère.

Marie-Nicole Lemieux (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Marie-Nicole Lemieux (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

En seconde partie, l’ambiance est plus lumineuse. Carthage est un lieu de détente et de plaisirs où des hommes se prélassent nus dans un environnement bétonné et configuré par différents niveaux d’élévations qui dominent une bouche dans laquelle s’engouffre un escalier vers les sous-sols. 

La mer apparaît cette fois à travers une ouverture creusée dans le mur.

Les Tyriens ne semblent pas être au premier abord des travailleurs, et les entrées purement musicales sont coupées. Deux plans de vies se dessinent ainsi sans jamais se rencontrer, celui des chanteurs et celui des oisifs.

Gregory Kunde (Enée) et le Fantôme d'Hector (Roman Chabaranok)

Gregory Kunde (Enée) et le Fantôme d'Hector (Roman Chabaranok)

C’est véritablement au quatrième acte que le metteur en scène entraîne les spectateurs dans sa lecture très personnelle de la nuit d’orage en forêt parcourue de chasseurs, de chiens en laisse, de nymphes, satyres et autres faunes, et d’où les Carthaginois repousseront les armées numides.

Durant tout ce tableau et la marche des esclaves nubiennes, deux écrans projettent une filmographie crûment érotique qui met en scène des amours libres, des partouzes gay et des séances de scarification qui évoquent surtout à l’extrême l’élan de libération que connurent les années 70 et 80 avant que tout ne vire au drame, ce que Christophe Honoré figure au dernier acte en laissant gésir au sol ce monde anéanti alors que les fantômes de Troie réapparaissent.   

Le duo d’amour entre Didon et Enée ménage un écrin presque totalement déchargé de cet entourage encombrant, et seul un couple d’hommes profite de cet instant au loin, dans l’ombre, pour vivre sa nuit.

Un nouveau monde conventionnel reprend finalement le dessus à l’arrivée du chœur, et Didon n’a plus qu’à se suicider misérablement après le départ de son amant.

Carthage

Carthage

Ce spectacle agit ainsi comme si la force de l’imaginaire du metteur en scène avait réussi à exploiter les images naïves du livret pour leur donner une vigueur sensuelle et violente, afin de les confronter sans raison à l’auditeur qui ne comprend pas en quoi cela pourrait le toucher aujourd’hui.

On ne peut ainsi s’empêcher d’y voir un cadeau d’enfant gâté fait par le directeur, Serge Dorny, à l’un de ses metteurs en scène fétiches, au détriment d’un ouvrage qui résonne pourtant fortement avec notre temps puisqu’il parle de destruction de peuple, de chute de civilisation, de quête d’une nouvelle terre et de répétition de l’histoire.

Martin Mitterrutzner (Iopas)

Martin Mitterrutzner (Iopas)

Mais les artistes font vivre cette épopée avec profondeur et courage et c’est bien là l’essentiel, à commencer par Daniele Rustioni qui compose énergiquement avec la chaleur du Bayerisches Staatsorchester, l’éclat crépusculaire de ses cuivres en fusion et la fluidité de ses cordes et bois dont il maîtrise la finesse ornementale poétique, ce qui procure une étrange sensation de confort de velours comme si les sonorités étaient nimbées d’un voile ouaté. On ne retrouve pas tout à fait les nervations vrillées inhérentes à l’esthétique sonore de Berlioz, mais le son de l’orchestre allemand gagne finalement en transparence.

Rythmiquement mesuré en première partie, le souffle prend ensuite son envol à Carthage et c’est peut-être aussi pour cette raison que le quatrième acte en devient aussi suffocant.

Gregory Kunde (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Gregory Kunde (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Déjà bien mise en valeur dans son enregistrement des ‘Troyens’ dirigé par John Nelson en 2017, la rondeur sombre du galbe vocal de Marie-Nicole Lemieux, qui pousse des incursions dans des graves très noirs, donne une solide assise solennelle à la personnalité de Cassandre plus maternelle et intériorisée que tragique, avec néanmoins une perte de linéarité vers quelques aigus, et le velouté idéal du chant de Stéphane Degout, également son partenaire au disque dans le rôle de Chorèbe, permet de former un alliage d’une très grande beauté ombreuse nourrissante pour les esprits contemplatifs.

Son intervention est certes courte, mais Eve-Maud Hubeaux a une présence immédiate qui permet d’apprécier la fraîcheur optimiste et bien timbrée de sa voix, Martin Mitterrutzner fait entendre plus loin un Iopas propice à la rêverie, alors que Lindsay Ammann décrit une Anna complexe griffée par la vie.

En revanche, les basses Roman Chabaranok et Bálint Szabó incarnent respectivement le fantôme d’Hector et le ministre de Didon sans faire résonner totalement la noirceur funeste qui les animent et qui pourrait accentuer la gravité de leurs prémonitions ou imprécations.

Gregory Kunde (Enée) et l'ombre d'Astyanax

Gregory Kunde (Enée) et l'ombre d'Astyanax

Il est difficile de ne pas penser à ce que peut éprouver Ekaterina Semenchuk à chanter dans l’immense espace de détente masculin dont elle est la souveraine, mais de même qu'à l’opéra Bastille trois ans auparavant, elle dépeint une reine d’un très grand tempérament, charismatique, n’hésitant pas à alléger de manière très acérée sa diction, et son charme naît autant de la souplesse de son rayonnement franc que des ses intonations désenchantées.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Mais le plus grand héros de la soirée est incontestablement Gregory Kunde - 68ans ! - inoubliable Enée au Théâtre du Châtelet en octobre 2003 que l’on retrouve ce soir avec une voix virile à la clarté poétique qui fait ressortir une jeunesse de cœur irrésistible. Le timbre vibre sensiblement, mais la musicalité n’en est que plus touchante d’authenticité.

Il incarne ici un homme qui finalement observe avec hargne un monde qui s’effondre, puis rencontre un autre monde auquel il fait mine d’apprécier les charmes de sa oisiveté pour finalement mieux le quitter, bref un homme entier qui traverse son époque sans s’accrocher à rien tout en restant intègre.

Et le moment où il chante ses regrets de devoir abandonner Carthage en se tenant simplement au dessus de l’orchestre est un splendide moment de communion avec le public, et rares sont les grands chanteurs capables d’établir une connexion aussi naturelle avec leur audience. Très grand moment d'émotion!

Tout au long de la soirée, les chœurs se révèlent d'une sobre et très agréable harmonie, mais les Troyennes pourraient afficher encore plus de volontarisme flamboyant avant que ne surgissent les Grecs.

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Publié le 14 Octobre 2019

Guillaume Tell (Gioacchino Rossini – 1829)
Représentation du 13 octobre 2019
Opéra de Lyon

Guillaume Tell Nicola Alaimo
Hedwige Enkelejda Shkoza
Jemmy Jennifer Courcier
Jemmy (enfant) Martin Falque 
Arnold John Osborn
Gesler Jean Teitgen
Melcthal Tomislav Lavoie
Mathilde Jane Archibald
Rodolphe Grégoire Mour
Walter Furst Patrick Bolleire
Ruodi, un pêcheur Philippe Talbot
Leuthold Antoine Saint-Espes
Un Chasseur Kwang Soun Kim

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Avec La Muette de Portici, composé par Daniel-François-Esprit Auber en 1828, Guillaume Tell est l’une des deux pierres angulaires du genre du grand opéra français, genre caractérisé par une veine historique déployée sur 4 à 5 actes, des lignes mélodiques écrites pour le goût français du XIXe siècle, et un grand ballet central.

Arrivé à Paris en 1823 pour diriger le Théâtre des Italiens, Gioacchino Rossini avait déjà pu y représenter douze de ses opéras, et créer à la salle Le Peletier, prédécesseur du Palais Garnier, deux adaptations françaises de ses ouvrages italiens, Le Siège de Corinthe et Moïse et Pharaon.

Malgré sa durée, Guillaume Tell va alors devenir son plus grand chef-d’œuvre, et sera joué sur la scène de l'Opéra de Paris plus de 800 fois durant un siècle, mais parfois réduit d'un acte ou deux.

Ouverture de Guillaume Tell - © Bertrand Stofleth

Ouverture de Guillaume Tell - © Bertrand Stofleth

La version présentée ce soir comprend inévitablement des coupures, mais avec une durée totale de 3h30 elle se situe dans les standards qui préservent le mieux l’intégrité de la musique.

Surtout que l’interprétation portée par l’orchestre de l’Opéra de Lyon et Daniele Rustioni rend hommage à la finesse et à l’ardeur de l’écriture rossinienne, souplesse et patine lustrée s’alliant en un courant fluide parcellé d’effets miroitants constamment charmants.

Et l’excellente imprégnation orchestrale avec le chœur qui, dans ce spectacle, joue un rôle de premier plan qui l’engage théâtralement parlant, est aussi à porter au crédit d'une réalisation qui marie idéalement les timbres des choristes en mettant en valeur leur unité grisante et leur amour de la déclamation précise.

Tomislav Lavoie (Melcthal) - © Bertrand Stofleth

Tomislav Lavoie (Melcthal) - © Bertrand Stofleth

Tobias Kratzer offre en effet au chœur une magnifique façon d’être sur scène en le représentant comme une communauté réunie quelque part dans les montagnes pour vivre sa passion pour les arts raffinés du chant, de la danse et de la grande musique, une communauté habile et élégante d’expression. Loin de prendre des poses stéréotypées, les chanteurs renvoient une image de spontanéité et un sentiment de vie naturel qui renforce la crédibilité de leur destin. 

Les teintes austères gris-noir-blanc dominent cet ensemble, et lorsque les Autrichiens apparaissent en blanc, vêtus d’un chapeau melon noir et équipés de battes de baseball, à l’instar de la bande d’Alex DeLarge dans « Orange Mécanique » de Stanley Kubrick (1971), la violence planante sur ce petit monde humain relié par une culture forte dépasse le sort de la confédération helvétique et fait immédiatement penser à un autre spectacle récent, Salomé mis en scène par Krzysztof Warlikowski à Munich, qui évoque une communauté juive encerclée par l’ennemi.

Ainsi, le choix de la référence à « Orange Mécanique », outre que l’ouverture de Guillaume Tell est utilisée dans le film au cours d’une scène de viol, installe une tension aiguë et instantanée à chaque apparition de ce groupe sadique dont on pressent la violence éruptive à tout moment.

John Osborn (Arnold) et Jane Archibald (Mathilde) - © Bertrand Stofleth

John Osborn (Arnold) et Jane Archibald (Mathilde) - © Bertrand Stofleth

Par la suite, les interactions avec le groupe communautaire tournent régulièrement à l’humiliation, danses légères forcées, travestissement en costumes folkloriques colorés, coups cassants au fur et à mesure que la tension monte, et les tortures sur Melcthal sont montrées de façon insoutenables, obligeant Guillaume Tell à abréger ses souffrances.

Mais le metteur en scène n’a recours à la violence directe que sporadiquement et, dans la première partie, la manière dont il chorégraphie les ballets souligne la délicatesse de la musique qui les anime et ne la ringardise jamais.

S’il obtient de tous les chanteurs un brillant réalisme de jeu, il ne cherche cependant pas à remplir les scènes intimes plus longues dans la seconde partie, et reste très simple dans sa direction au cours de ces passages dramatiquement faibles, surtout qu’il dispose d’un atout, le personnage de Jemmy, fils de Tell, chanté par Jennifer Courcier mais joué tout le long de l’ouvrage par un jeune enfant haut comme trois pommes, Martin Falque. Ce garçon assume une présence constante pensée pour attendrir et solliciter les sentiments du spectateur, et Tobias Kratzer attend les dernières mesures du chœur final pour signifier un peu trop soudainement comment les persécutions et la réaction de la communauté, qui brise ses instruments de musique pour en faire des armes tranchantes, auront frappé la psyché de cet enfant proche de devenir un futur persécuteur.

Guillaume Tell, Acte III - © Bertrand Stofleth

Guillaume Tell, Acte III - © Bertrand Stofleth

Pourtant, d’aucun n’aurait imaginé, en le dépouillant de sa légende historique, que Guillaume Tell puisse à ce point évoquer les conflits communautaires d'aujourd’hui.

Les solistes réussissent tous à rendre cette vision poignante, chacun filant de son art les plus beaux aspects de sa voix. Nicola Alaimo, physiquement imposant et appuyant une présence stabilisatrice pour sa communauté, chante avec un soyeux fort poétique, une ligne musicale jamais inutilement affectée, devenant un peu moins sonore dans les aigus tout en préservant homogénéité et continuité de sa tessiture.

Enkelejda Shkoza, une Hedwige forte, possède des moyens considérables qui donnent de l’ampleur à la femme de Guillaume Tell, et le galbe rond d’un noir profond de sa voix laisse poindre un tempérament volontaire et ombré qui n’est pas sans rappeler celui de Lady Macbeth.

Martin Falque et Jennifer Courcier

Martin Falque et Jennifer Courcier

Et John Osborn, qui doit constamment affronter une écriture impossible dans les suraigus, surmonte toutes les difficultés un peu artificielles d’Arnold, tout en lui donnant un petit côté écorché-vif qui accentue le réalisme de son personnage d’une diction impeccable.

La surprise vient cependant de Jane Archibald que l’on n’avait plus revu depuis sa dernière Zerbinetta à Bastille en 2010. Son français est certes moins précis, son interprétation de Mathilde un peu trop mélodramatique, mais le timbre est dorénavant plus corsé, plus riche en couleurs dans le médium, et sa technique lui permet de réaliser des effets de coloratures absolument sidérants.

Nicola Alaimo, Daniele Rustioni, Jane Archibald

Nicola Alaimo, Daniele Rustioni, Jane Archibald

Quant à Jean Teitgen, son portrait de Gesler n’autorise aucune ambiguïté, tant il le couvre d’une noirceur malfaisante à la hauteur de son caractère odieux, et parmi les seconds rôles Jennifer Courcier dépeint une agréable image de fraîcheur inquiète, Philippe Talbot ouvre l’opéra sur un air inspirant qu’il tient fièrement, et Tomislav Lavoie rend à Melcthal un naturel bienveillant.

Il y a grand risque à ouvrir une saison sur du grand opéra, le pari est pourtant remporté aussi bien sur le plan dramaturgique que musical, car les images visuelles - telles ces larmes d'encre noire qui déferlent sur le paysage des Alpes enneigées - et sonores laissent, bien après coup, des empreintes obsessionnelles émotionnellement saillantes.

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Publié le 28 Mars 2018

Macbeth (Giuseppe Verdi)
Représentation du 25 mars 2018
Opéra National de Lyon

Macbeth Elchin Azizov
Lady Macbeth Susanna Branchini
Banco Roberto Scandiuzzi
Macduff Bror Magnus Tødenes
Médecin Patrick Bolleire
Malcolm Louis Zaitoun
La suivante Clémence Poussin

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Ivo van Hove (2012)

Dramaturgie musicale Jan Vandenhouwe

      

                      Bror Magnus Tødenes (Macduff)

Au lendemain d’un Don Carlos âpre et tourmenté, Daniele Rustioni est de retour dans la fosse d’orchestre de l’opéra de Lyon pour diriger la reprise de Macbeth dans la mise en scène d’Ivo van Hove. Et il est absolument époustouflant de voir comment il est capable de passer des ombres et lumières d’une partition fleuve et ondoyante aux influx fougueux d’une musique composée dans la pleine jeunesse de Giuseppe Verdi.

Susanna Branchini (Lady Macbeth)

Susanna Branchini (Lady Macbeth)

Vive, parcourue dès l’ouverture de lignes fuyantes et électrisantes quand les cuivres les colorent de leur éclat des plus resplendissants, nous tenons ici une lecture idéale qui joue sur des effets de nuances surprenants, draine un influx nerveux élancé et fulgurant comme si nous étions pris dans une course en avant, et galvanise des ensembles choraux fins et puissants qui atteignent leur apothéose au cours d’un quatrième acte sensationnel.

C’est lorsque la musique est dirigée avec une telle verve qu’elle peut devenir régénératrice et exaltante pour l’auditeur, et Daniele Rustioni sait communiquer aux musiciens l’élégance d’un allant surchauffé par son sang italien.

Macbeth (Branchini-Azizov-Magnus Tødenes-Scandiuzzi-dm Rustioni-ms van Hove) Lyon

Et il faut bien cette énergie ailée pour animer le travail fortement intellectualisé d’Ivo van Hove qui fait un parallèle intelligent entre la folie du couple Macbeth et celle du monde dominant de la finance d’aujourd’hui, avec sa déconnexion de la réalité, ses guerres d’ambitions et son ambiance paranoïaque, mais qui fait passer au second plan l’expressivité théâtrale des situations qui lient les différents protagonistes.

Car tout est contenu dans une vidéographie projetée en arrière-plan d’une salle de marché rectangulaire, froide et recouverte d‘écrans d’ordinateurs.

 Bror Magnus Tødenes (Macduff) et Louis Zaitoun (Malcolm)

Bror Magnus Tødenes (Macduff) et Louis Zaitoun (Malcolm)

Des employées en tailleurs uniformes, bardées d’attitudes mécaniques, représentent les sorcières, des caméras infrarouges surveillent et filment les crimes qui se passent aussi bien dans des bureaux isolés que dans le noir du parking situé en sous-sol, des chiffres multicolores défilent et créent des illusions, une femme de ménage, symbole de l’humanité dans sa vérité la plus essentielle, observe ce manège qui n’a aucun sens, et cette vision esthétique et didactique aboutit à un dernier acte extraordinairement vivant lorsque le peuple envahit la salle.

Les visages de Macduff et Malcom, filmés en gros plan, exaltent une jeunesse colorée et décomplexée, prête à prendre son destin en main, le chœur respire l’idéalisme comme pour nous libérer de deux heures mortifères, et tout se finit sur la marche finale – écrite par Verdi pour la version parisienne de 1865, jouée ce soir sans le ballet des sorcières ni celui des sylphes – comme dans un grand rêve que nous savons peu durable.

Susanna Branchini (Lady Macbeth)

Susanna Branchini (Lady Macbeth)

Cette scénographie ne laisse finalement aux artistes que leur propre magnétisme pour incarner vocalement leurs personnages avec la plus grande force de conviction possible.

Susanna Branchini, qui fut une Lady Macbeth controversée au Théâtre des Champs-Élysées en 2015, a dorénavant acquis une meilleure homogénéité de tessiture, avec beaucoup moins d’alternances entre chant lyrique et technique déclamatoire à peine chuchotée, ses aigus moirés ont de la prestance, et l’on peut en dire autant de sa présence physique autoritaire et classieuse. Elle est un être entier, et c’est déjà beaucoup.

Et la touche finale suraiguë de la scène de somnambulisme est certes un peu étrange, mais elle réussit à unir legato belcantiste et tempérament de flamme sans pour autant forcer dans la caricature, et cette belle tenue lui vaut un accueil chaleureux mêlé de respect pour le sang-froid ainsi affiché.

Elchin Azizov (Macbeth)

Elchin Azizov (Macbeth)

Elchin Azizov, qui caractérise Macbeth par des couleurs plutôt claires teintées de noirceur verdienne, est plus conventionnel dans son engagement théâtral, ce qui peut être vu comme un trait de caractère faible du nouveau Roi d’Écosse, mais l’effroi qu’il devrait extirper de lui-même pour toucher le public est peu sensible car trop intériorisé.

Roberto Scandiuzzi incarne également un Banco fier qui sait communiquer ses craintes intimes, et le beau Bror Magnus Tødenes rend à Macduff autant de séduction que d’expressivité passionnée d’autant plus que les caméras mettent bien en valeur toutes les facettes de sa technicité vocale.

Roberto Scandiuzzi (Banco)

Roberto Scandiuzzi (Banco)

Enfin, au cours de la scène de révolte, Louis Zaitoun, en Malcom, démontre surtout une aisance scénique décontractée non dénuée d’intention séductrice, et cela lui va bien.

Attention toutefois, on ne l’entend qu’au moment où Lady Macbeth plonge dans la folie, mais cela est suffisant pour être captivé par la fraîcheur et la délicatesse charmante du chant de Clémence Poussin, un éclat de luminosité inattendu dans cet univers de noirceur.

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Publié le 26 Mars 2018

Don Carlos (Giuseppe Verdi)
Représentation du 24 mars 2018
Opéra National de Lyon

Philippe II Michele Pertusi
Don Carlos Sergey Romanovsky
Rodrigue Stéphane Degout
Le Grand Inquisiteur Roberto Scandiuzzi
Un Moine Patrick Bolleire
Elisabeth de Valois Sally Matthews
La Princesse Eboli Eve-Maud Hubeaux

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Christophe Honoré (2018)

                                                                                      Sergey Romanovsky (Don Carlos)

Même si l'Opéra National de Lyon est le second théâtre lyrique de France, représenter Don Carlos dans sa version originale la plus complète possible est un défi important aussi bien pour l'ensemble de ses forces techniques et artistiques que pour les artistes invités, car les occasions de l'interpréter sont rares.

C'est donc une chance inespérée que de pouvoir suivre une seconde vision de ce chef d’œuvre après les représentations parisiennes inoubliables d'octobre dernier.

Et si, à Paris, Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski travaillèrent conjointement les dimensions les plus froides et flamboyantes inhérentes au genre du Grand Opéra dans lesquelles se consumèrent les relations de couples et d'amour entre les personnages sujets de ce drame, à Lyon, nous assistons à un véritable spectacle de théâtre sombre, dur, dénué de toute splendeur superflue et hanté par un misérabilisme qui réduit tous les protagonistes à pas grand-chose.

Scène d'autodafé - Photo Jean Louis Fernandez

Scène d'autodafé - Photo Jean Louis Fernandez

Quelques murailles défraichies pour le Palais de l'Escurial, des loges et des passerelles en bois pour la place de la cathédrale et la chambre du roi, des rideaux opaques mobiles pour dissimuler les intrigants et les corps des victimes, la peinture d'un Christ immense et sinistre à l'intérieur d'une chapelle se Saint-Just, du début à la fin la cour de Philippe II vit dans un univers sans jour, un cauchemar intérieur sans espoir.

Le premier acte, un brouillard nocturne comme si l'on ouvrait sur la lande lugubre de Macbeth, s'évertue à gommer la moindre mièvrerie du livret, plus loin on découvre une Eboli en fauteuil roulant, une jambe recouverte par sa robe noire, l'autre nue, pour représenter à la fois son handicap et sa sensualité, et la restitution d'une partie du ballet est utilisée afin de montrer une face détestable de la cour d'Espagne, avec ses jeux d'humiliation envers la part de l'humanité qu'elle estime dépravée, qui aboutiront à l'autodafé.

Incontestablement, une grande force dans la ligne dramaturgique de Christophe Honoré qui, cependant, ne bouscule pas non plus les rapports entre les personnages. Rodrigue n'a donc pas le rôle aussi déterminant et moteur sur lequel il pouvait compter dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski à Paris, et Philippe reste un homme de marbre. Les revendications politiques et le rapport à la liberté des Flamants ne sont pas particulièrement mis en exergue non plus.

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Seul le début du dernier acte souffre un peu de cet espace étouffant qui réduit l’impact du basculement vers le néant que le grand air d’Élisabeth représente, l'orchestre ne versant pas dans le spectaculaire à ce moment crucial.

Et à l'instar de Paris à d'octobre dernier, il s'agit bien de la version des répétitions de 1866 à laquelle est ajoutée la première partie du ballet composé en 1867.

Cependant, des 8 coupures opérées par Verdi avant la création de mars 1867 pour insérer le ballet, 2 ne sont pas rétablies : les 9 mesures précédant l'arrivée de la Reine dans le bureau du Roi, et le passage où Eboli annonce qu'elle a poussé le peuple à la révolte 'voyez si je l'aimais' - elle ne revient donc pas sur scène au final de l'acte IV.

Également, la reprise du chœur en coulisse 'mandolines ...', la seule coupure que Jordan n'avait pas rétablie, est insérée après le ballet, fermant ainsi la parenthèse de cette scène macabre.

En revanche, Rustioni ajoute une coupure tout à fait arbitraire dans le duo entre Philippe et Rodrigue, puis au cours de la première partie orchestrale de l'autodafé, ce qui est bien dommage. Probablement, Christophe Honoré souhaitait resserrer l'action.

Michele Pertusi (Philippe II) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Michele Pertusi (Philippe II) et Sally Matthews (Elisabeth) - Photo Jean Louis Fernandez

Pour cette version dont l’âpreté pourrait surprendre, Daniele Rustioni joue sur toutes les possibilités en couleurs et textures de l’orchestre sans forcément chercher à préserver une ligne musicale continue tout le long de l’ouvrage. Les traits peuvent être à certains moments sévères, la transparence et la limpidité surgir magnifiquement sur d’autres passages, mais l’allant mélodique est constamment régénéré et ne lâche rien à l’engagement théâtral.

Ensuite, selon les goûts, certaines teintes peuvent se révéler trop mates, comme les couleurs des cuivres, mais elles contribuent à la coloration d’ensemble de ces tableaux austères.

Le premier avantage d’entendre un tel ouvrage dans une salle bien moins volumineuse que celle de l’opéra Bastille est de rendre sensible les moindres nuances vocales, du chœur en particulier. Lors de l’introduction ou de l’autodafé, nous pouvons tous comprendre chaque syllabe prononcée par les différentes strates de choristes créant ainsi une proximité avec ces derniers, ce qui accentue l’emprise théâtrale du spectacle.

Un travail de haute précision impossible à rendre quand l’acoustique devient plus réverbérante.

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) - Photo Classiquenews

Eve-Maud Hubeaux (Eboli) - Photo Classiquenews

Tous les solistes s’inscrivent conjointement, sans la moindre faille, dans cette interprétation de caractère, mais celui qui mérite le plus d’éloges est Sergey Romanovsky qui dépeint un Don Carlos romantique et torturé fort émouvant, d’une qualité de diction inouïe de la part d’un chanteur slave. Son personnage est habité par un sens de l’expression juste et sa voix est douée d’un beau medium sensuel est expressif. Ses aigus moins puissants se voilent toujours pour maintenir la douceur du son.

Sally Matthews, en Elisabeth, possède un timbre brun et sauvage et des qualités emphatiques qui théâtralisent à un point que le personnage de Tosca n’est jamais très loin. Cela est particulièrement vrai au dernier acte lorsqu’elle se lamente sur sa vie au pied d’une peinture du Christ. Ses réactions véhémentes envers Philippe et Eboli au quatrième acte prennent alors un relief quasi vériste fort saisissant.

Et La Princesse Eboli d’Eve-Maud Hubeaux, elle qui jouait le rôle du page à Bastille, arbore les traits d’une adolescente écorchée et vindicative au chant volontariste, fulgurante dans les aigus. Elle privilégie ainsi la mise en valeur des noirceurs enflammées de son timbre à la souplesse sensuelle du phrasé, et peut compter sur une présence démonstrative.

Daniele Rustioni - Photo Davide Cerati

Daniele Rustioni - Photo Davide Cerati

Quant au Roi Philippe II, Michel Pertusi en dessine un contour musicalement soigné, autoritaire sans pour autant dresser un caractère inaccessible, qui ne pâlit pas devant l’inquisiteur caverneux et peu inquiétant de Roberto Scandiuzzi.

Stéphane Degout, presque trop chevaleresque, est d’une telle netteté et d’un tel éclat viril, moins velouté qu’à son habitude, qu’il semble comme provenir d’un autre monde. Il représente celui qui a le recul, la vision de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, une jeunesse saine au milieu d’une famille qui dégénère.

Un seul entracte qui sépare deux parties de plus de deux heures, un public qui s'implique face à la représentation de l'obscurantisme décadent qui régit les comportements de la cour d’Espagne, un accueil chaleureux à l'ensemble des artistes engagés, quelque chose de fort s'est joué ce soir.

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Publié le 5 Avril 2016

La Juive (Jacques Fromental Halévy)
Représentation du 03 avril 2016
Opéra National de Lyon

Eléazar Nikolai Schukoff
Rachel Rachel Harnisch
Princesse Eudoxie Sabina Puértolas
Leopold Enea Scala
Cardinal Brogni Roberto Scandiuzzi
Ruggiero Vincent Le Texier
Albert Charles Rice

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Olivier Py
Décor et costumes Pierre-André Weitz

Nouvelle coproduction avec l’Opera Australia, Sydney        Rachel Harnisch (Rachel)

A la veille de la Seconde guerre mondiale, tout un pan du grand répertoire romantique disparut de la scène du Palais Garnier. Lourds à monter, requérants une effectif orchestral important, les ouvrages d’Halevy, Meyerbeer, Reyer et même le Guillaume Tell de Rossini furent remplacés progressivement par les drames de Puccini, Verdi et Mozart.

Wagner résista un peu plus, et le compositeur allemand reste encore aujourd’hui l’un des cinq compositeurs les plus joués dans le monde.

Mais au cours de notre dernière décennie, le genre du Grand Opéra Français est de retour sur les scènes lyriques, à la faveur de metteurs en scène contemporains qui y trouvent des thèmes sensibles sur l’intolérance religieuse, et sur la violence qui en découle à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances.

La Juive (Schukoff-Harnisch-Puertolas-Scala-Rustioni-Py) Lyon

Et nous ressentons tous les jours cette intolérance, d’autant plus que dans nos sociétés occidentales elle n’est pas totalement assumée et œuvre à façonner son environnement sous la forme d’une force souterraine qui tente de reconstituer un bloc excluant.

La Juive est réapparue sur la scène de l’Opéra National de Paris en 2007, après 73 ans d’absence, dans une production de Pierre Audi, puis à l’Opéra des Flandres dans une production de Peter Konwitschny. Elle poursuit dorénavant sa renaissance avec de nouvelles productions à Lyon, Munich et Strasbourg.

En confiant sa mise en scène à Olivier Py, catholique revendiqué, l’Opéra de Lyon lui permet à nouveau de mettre le fanatisme religieux au centre de sa réflexion, après le succès de sa production des Huguenots en 2011 au Théâtre Royal de la Monnaie.

Rachel Harnisch (Rachel) et Enea Scala (Leopold)

Rachel Harnisch (Rachel) et Enea Scala (Leopold)

Et quand on connait la matière théâtrale qu’il aime utiliser, on comprend immédiatement, à la vision de cette forêt calcinée qui constitue le fond de scène permanent, qu’un destin apocalyptique pèse sur les scènes qui vont suivre.

Le décor monumental repose sur un grand escalier semblable à celui des Huguenots, et permet d’occuper l'entière verticalité du cadre de scène pour présenter les nombreux figurants de l’ouvrage, mais également pour projeter et isoler du monde les scènes intimes entre père et fille ou entre amants.

La tonalité noir-gris omniprésente accentue le sentiment sinistre prémonitoire, et, à travers plusieurs symboles, Olivier Py évoque autant la force de la foi spirituelle et intellectuelle juive - une splendide étoile de David fait face à la salle, une bibliothèque en fausse perspective s’évade vers l’infini -, que les évènements violents dont elle a été victime au XXème siècle, autodafés de 1933, fusillades et noyades dans le Danube une fois hommes et femmes déchaussés.

La Juive (Schukoff-Harnisch-Puertolas-Scala-Rustioni-Py) Lyon

La population catholique extrémiste, elle, est montrée avec ses travers contemporains – défilés de pancartes anti-étrangers revendicatrices d’une France catholique – et non plus avec la lourdeur des fastes et les ors qui l’opposaient aux protestants dans les Huguenots.

Eudoxie devient alors une femme assumant sa séduction et ses désirs, puissance du corps que sa religion n’a jamais occulté, ne serait-ce que dans les Arts.

Dans ce jeu théâtral d’une très grande force esthétique où les tableaux s’enchaînent harmonieusement, les chanteurs trouvent un espace qui leur permet de caractériser leurs personnages tout en mettant bien en valeur leurs voix.

Nikolai Schukoff est le premier à en tirer bénéfice, car cette production de La Juive révèle à quel point Eléazar est un rôle intégrant pour lui. Sa voix est d’une parfaite homogénéité depuis les graves grisonnants aux aigus qu’il prend plaisir à amplifier vers le public, avec une forme de rayonnement affectif qui préserve l’humanité de son chant.

Nikolai Schukoff (Eléazar)

Nikolai Schukoff (Eléazar)

Il y a de l’impulsivité en lui et une forme de sincérité directe qui ne peuvent que toucher chacun d’entre nous. Et la personnalité qu’il développe se trouve à mi-chemin entre père protecteur et amant bouleversé, ce qui rend très ambigu son positionnement par rapport à Leopold, le jeune amoureux de Rachel.

Enea Scala, annoncé souffrant pour la dernière représentation de ce dimanche, n’en profite pas moins pour montrer la vaillance de ses moyens, remporter le défi des aigus les plus viscéraux, et faire entendre que le répertoire rossinien coule naturellement dans ses veines. Un jeune amoureux enflammé et idéaliste qui ne met aucune limite à l’expression de ses sentiments.

Sabina Puertolas (Eudoxie)

Sabina Puertolas (Eudoxie)

Au côté de ces deux hommes, Rachel Harnisch (Rachel) et Sabina Puértolas (Eudoxie) incarnent deux femmes aux tempéraments totalement contraires.

La soprano suisse soigne l’intelligibilité de son chant, en colore les lignes dans une constante clarté, tout en laissant ressortir une sensibilité atteinte. La soprano espagnole, elle, joue de son abattage naturel pour se libérer sans complexe de ses envies de feux d’artifices vocaux, dont les sonorités de timbre parfois acides traduisent les tendances sulfureuses et manigancières du personnage qu’elle interprète avec joie.  Elle joue de ses effets scandaleux, et le public adore cela.

Et au rôle de Ruggiero, le salaud indéfendable, Vincent Le Texier prête sa gueule de faux-méchant et son timbre obscurément diffus pour le damner définitivement.

Roberto Scandiuzzi, en Cardinal Brogni, est bien plus complexe, sonore et bonhomme, magnanime même, ce qui atténue la dimension autoritaire qui aurait pu donner plus d’effet dans la célèbre scène où il jette l’anathème à Eléazar, Rachel et Léopold.

Nikolai Schukoff (Eléazar) , Rachel Harnisch (Rachel) et Vincent Le Tézier (Ruggiero)

Nikolai Schukoff (Eléazar) , Rachel Harnisch (Rachel) et Vincent Le Tézier (Ruggiero)

Mais il n’y a pas que la structure scénique pour porter cette équipe de solistes fortement soudée. Daniele Rustioni fait délicatement ressortir de magnifiques tissures orchestrales, des atmosphères de cordes immatérielles, un sens de la poétique très liée à la fragilité des chanteurs, et les passages grandiloquents sont toujours couverts par une souplesse sonore qui ne se laisse pas déborder par les percussions.

Et comme le chœur de l’Opéra de Lyon est à son meilleur, subtil quand il est en retrait et présent, sans force sur-jouée, quand il s’impose en avant-scène, l’interprétation musicale en devient nimbée d’une grâce pacifiante, malgré le drame de l'ultime scène glaçante.

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