Articles avec #munich tag

Publié le 7 Juillet 2024

Le Grand Macabre (György Ligeti – Stockholm, le 12 avril 1978)
Représentations du 28 juin et 01 juillet 2024
Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Chef der Geheimen Politischen Polizei (Gepopo)
           Sarah Aristidou
Venus Sarah Aristidou
Amanda Seonwoo Lee
Amando Avery Amereau
Fürst Go-Go John Holiday
Astradamors Sam Carl
Mescalina Lindsay Ammann
Piet vom Fass Benjamin Bruns
Nekrotzar Michael Nagy
Ruffiack Andrew Hamilton
Schobiack Thomas Mole
Schabernack Nikita Volkov
Weißer Minister Kevin Conners
Schwarzer Minister Bálint Szabó
Refugees (Chorsoli) Isabel Becker, Sabine Heckmann, Saeyong Park, Sang-Eun Shim

Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)               
      Kent Nagano
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp, Olaf Roth

Né au sein d’une famille juive hongroise le 28 mai 1923, György Ligeti étudia en Roumanie à Cluj-Napoca. Il désirait devenir scientifique, mais les lois antisémites nazis contrarièrent ce projet.

Il connut le travail forcé sous ce régime et perdit son père et son frère dans les camps de concentration. Sa mère survivra à Auschwitz, mais il devra fuir Budapest en 1956 au moment de la révolution hongroise qui sera écrasée par Staline.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Réfugié à Vienne puis à Cologne, il étudie la musique d’avant-garde et commence à composer. Il connaît son premier véritable succès avec ‘Atmosphères’ (1961), une pièce orchestrale d’une durée de 9 mn qui sera par la suite popularisée en 1968 à travers le film de Stanley Kubrick ‘2001, A Space Odyssey’ dont elle fera l’ouverture.

Sa créativité engendre par la suite nombre de concertos pour orchestre ou instrument seul, ainsi que des pièces chorales – le célèbre ‘Lux Aeterna’, autre composition utilisée dans ‘2001’ -, et ce sens pour le développement de textures denses et surnaturelles combinées à des sonorités mécaniques inspirera nombre de musiciens.

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

De 1974 à 1977, il compose son unique opéra ‘Le Grand Macabre’ d’après la pièce de Michel de Ghelderode ‘La balade du Grand Macabre’ (1934), qui connaîtra sa première le 12 avril 1978 à l’Opéra Royal de Stockholm, en suédois – le compositeur souhaitait que l’ouvrage soit interprété dans la langue du pays qui l’accueille -. Bien qu’amalgame d’inspirations diverses, la musique décrit un univers ayant son identité propre. 

La première à l’Opéra de Paris aura lieu trois ans plus tard, le 23 mars 1981.

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

György Ligeti crée par la suite, en 1996, une version révisée en langue anglaise qui réduit les passages parlés et retravaille la structure orchestrale. Cette nouvelle version sera mise en scène en 1997 par Peter Sellars au Festival de Salzbourg sous la direction de Esa-Pekka Salonen, en coproduction avec le Théâtre du Châtelet (une coproduction Gerard MortierStéphane Lissner, si l'on peut dire ainsi), et c’est celle-ci qui est jouée pour la première fois à l’opéra d’État de Bavière à l’occasion de l’ouverture du Festival lyrique d’été 2024.

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Pour mettre en scène cet ouvrage difficile à interpréter, vocalement et musicalement, Serge Dorny a choisi Krzysztof Warlikowski qui en est à sa septième production munichoise depuis ‘Eugène Onéguine’ donné le 31 octobre 2007 sous la direction du chef d’orchestre américain Kent Nagano, lorsque ce dernier était directeur musical de l’institution.

Avec ‘Le Grand Macabre’, les deux artistes en sont dorénavant à leur quatrième collaboration en incluant ‘The Bassarids’ (Salzbourg, 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier, 2022).

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Le décor monumental représente une salle d’accueil de réfugiés aux murs gris comprenant plusieurs larges fenêtres quadrillées de barreaux donnant une impression de grande froideur. Cette salle prendra de plus en plus la forme d’une salle de sport.

Dès l’ouverture, un écran longitudinal descend des cintres pour montrer à contre-jour l’arrivée de personnes dans ce centre où un gardien vérifie l’identité de chacun. Ce gardien, vêtu d’un long manteau noir, n’est autre que Nekrotzar qui annonce la fin du monde. Visage de mort, blanc blafard et les yeux cernés de noir, cette symbolique se retrouve sur tous les personnages qui incarnent une autorité policière. 

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Éprises de narcissisme, le visage bandé par une opération de chirurgie esthétique traduisant leur désir de jeunesse éternelle afin de contrer l’arrivée de la mort, Amando et Amanda livrent une charmante danse d’amoureuses.

Krzysztof Warlikowski superpose les scènes selon un art du contrepoint théâtral qui lui est propre. Ainsi, au même moment que la première scène menée par Nekrotzar et l’ivrogne Piet se développe, les personnages principaux de la seconde scène, Astradamors et Mescalina, se préparent à l’exposition de leur relation sadomasochiste qui, une fois passée au premier plan, joue avec beaucoup d’humour sur les interprétations sexuelles qui tendent à accentuer l’identité homosexuelle du jeune astronome.

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Une cage grillagée se plante en plein centre de la scène pour constituer une zone d’enfermement. 

Au fur et à mesure de la représentation, devient ainsi sensible, en trame de fond, l’expérience que connut Ligeti face aux régimes autoritaires avec leurs tribunaux administratifs chargés de sélectionner les personnes et de les enfermer, ce qui se produira dans cette production lorsque le prince Go-Go passera sous l’influence de deux ministres et du chef de la police, Gepopo.

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Les impressions musicales, mélange de brusqueries et d’atmosphères métalliques, se retrouvent dans cette conception visuelle acerbe, mais l’équipe de production révèle aussi un rapport très poétique à l’univers par sa manière de présenter l’imminence de la catastrophe planétaire sous des lumières bleu nuit-orangé impressives (Felice Ross), toujours magnifiquement alliées à la musique surnaturelle de Ligeti, à travers un choix de vidéos montrant un astre incandescent tournant sur lui-même, ou bien en reprenant l’ouverture du film de Lars von Trier ‘Melancholia’ (2011mettant en scène la collision entre une planète gigantesque et la Terre.

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Il y a ainsi l’apocalypse engendrée par une catastrophe stellaire – on peut d’ailleurs voir, à travers la scène des enfants écoutant Astradamors autour de son écran d’ordinateur, une référence à l’envie originelle de Ligeti de devenir scientifique, ce qui apparaîtra sous force de témoignage du compositeur en fin de spectacle -, mais il y a aussi l’apocalypse engendrée par la démesure et la folie humaine, l’holocauste, bien sûr, tout autant que les guerres dévastatrices des grands conquérants tels Gengis-Khan ou Napoléon.

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Krzyzstof Warlikowski et Kamil Polak font défiler au moment de l’impact irrépressible une série d’extraits de plusieurs films muets issus de l’entre-deux-Guerres où naquit Ligeti, ‘Faust’ (Murnau), ‘Napoléon (Gance), ‘Les Dix Commandements’ (DeMille), ‘Sodom und Gomorrha’ (Curtiz), tous fascinants par leur imagerie poétique, ainsi que la scène finale de ‘Theorem’ (Pasolini) qui montre l’anéantissement de l’homme dans le désert.

En aparté, on peut remarquer qu'Abel Gance fut l'auteur en 1931 d'un film de transition entre le muet et le parlant intitulé 'La fin du monde', sur une musique d'Arthur Honegger et d'après le roman éponyme de l'astronome et écrivain français Camille Flammarion (1893), dont le thème du passage d'une comète, qui croise la trajectoire de la Terre en l'évitant de justesse, suscitant des scènes d'orgie, rejoint totalement l'histoire du 'Grand Macabre'.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Car le cataclysme a bien lieu – la manière dont le décor se recouvre d’une noirceur macabre le long des grilles est d’un très grand impact dramatique -, et à la toute fin, trois astronautes ayant découvert les restes de cette planète récupèrent le seul souvenir de tous ces gens que nous avons vu enfermés, puis revenir affublés de masques d’animaux fantomatiques, une émouvante collection de photographies de familles.

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

A travers le costume laid et dénudé de Nekrotzar, puis de Mescalina, au second acte, le grotesque insiste également sur l’obsession de la détérioration des corps, et c’est donc une réflexion sur l’angoisse de la vieillesse qui est renforcée dans ce spectacle en renvoyant férocement chaque individu à sa finitude.

Il y a donc quelque chose de particulièrement savoureux, mais aussi de malicieux de la part du directeur du théâtre, à programmer ‘Le Grand Macabre’ en ouverture de festival, lorsque le public munichois vient parader dans ses plus beaux effets. Il faut d’ailleurs souhaiter que la personne qui a fait un malaise au parterre, lors de la seconde représentation, au paroxysme de la brutalité musicale qui démultipliait les effets hystérisés du chef de la police, s’en est bien remise depuis.

John Holiday (Go-Go)

John Holiday (Go-Go)

Virevoltant sur leurs chaises à roulettes, comme en apesanteur, Go-Go et Piet semblent passés dans un autre monde, et les trois gardes qui les rejoignent révèlent, sous leurs tenues de policiers d’état, des vêtements résilles qui les érotisent. La perspective de la mort est ainsi faussement dédramatisée à travers un grand cocktail partagé à l’avant scène, en montrant en arrière plan ce qu’il reste de tous ceux qui ont disparu par la faute des régimes politiques, comme si le destin de l’homme n’était que dérisoire.

Scène finale

Scène finale

Pour un chanteur, travailler avec Krzysztof Warlikowski ne consiste pas seulement à s’intégrer dans une dramaturgie originale qui fait très souvent se croiser plusieurs histoires personnelles et parfois plusieurs niveaux temporels, mais également à étoffer sa propre manière d’incarner sur scène afin de conserver cet acquis dans le temps. Et c’est pour cela que beaucoup d’artistes apprécient de s'en remettre avec ce metteur en scène qui les fait se dépasser.

Ainsi, ceux qui ont connu Benjamin Bruns en Pilote du ‘Vaisseau Fantôme’ (Bayreuth, 2012), en Tamino (Vienne, 2015) ou bien Lohengrin (Munich, 2024) seront surpris du jeu absolument clownesque qu’il imprime à Piet, avec une expressivité sardonique mêlée de clarté adoucie.

Sarah Aristidou (Gepopo)

Sarah Aristidou (Gepopo)

La même sidération s’impose face à Sarah Aristidou, soprano franco-chypriote née à Paris mais surtout connue en Allemagne où elle chante régulièrement Zerbinette à Frankfurt et Berlin, tout en se passionnant pour la musique contemporaine, qui se retrouve dorénavant à interpréter les rôles de Vénus et du Chef de la Police après les avoir abordés à la Maison de la Radio et de la Musique, en français, en décembre 2023. 

Non seulement son agilité vocale fait merveille, mais elle tire aussi des sonorités formidablement malléables et puissamment effilées dans les aigus, tout en leur donnant un métal consistant d’une grande souplesse avec des glissandi surnaturels, en se livrant à un jeu qui peut se révéler assez acrobatique, notamment avec l’utilisation du cheval d’arçons. Cette soirée est autant importante pour elle que pour le public qui n’a pas manqué de lui transmettre, au rideau final, ses fortes impressions.

Salut final

Salut final

Autre voix assez atypique, celle du contre-ténor américain John Holiday a une capacité à glisser de la clarté baroque à une étrange vocalité purement féminine qui ajoute une ambiguïté considérable à son personnage, accrochant en permanence l’auditeur par les changements de représentations mentales qu’il engendre naturellement. Il joue ainsi le rôle d’un homme politique qui vire au portrait d’un enfant gâté qui fuit ses responsabilités en envoyant au front médiatique ses deux ministres.

Baryton d’origine hongroise né à Stuttgart, Michael Nagy donne de l’épaisseur à Nekrotzar tout en suggérant une mélancolie désabusée qui fait penser à celle d’Amfortas. Son personnage, qui évolue de l’inquiétant au grotesque maladif, évoque pas son évolution esthétique glauque un rapport morbide à la mort.

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

En parallèle, la contralto Lindsay Ammann et le basse-baryton Sam Carl mettent beaucoup de vivacité et de drôlerie dans la peinture décomplexée de la relation entre l’astronome et sa femme, jouée avec beaucoup de présence.

Enfin, il y a une concordance idéale dans la fusion sensuelle des timbres des deux amants incarnés par Seonwoo Lee et Avery Amereau, Bálint Szabó et Kevin Conners sont deux ministres aux très grands talents de comédiens, et Andrew Hamilton, Thomas Mole et Nikita Volkov forment un groupe de trois soldats cerbériques aux profils de grands gaillards espiègles.

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

En grand défenseur des œuvres contemporaines, Kent Nagano impressionne beaucoup par sa maîtrise d’un orchestre d’une telle complexité, engageant les musiciens dans une théâtralité sans ambages dans les passages les plus violents – le paroxysme étant atteint dans la scène délirante de l’officier de la police secrète -, avec une très grande densité du son, mais aussi avec un soin merveilleux accordé à l'immatérialité des tissures orchestrales. La nature chaotique de la musique est aussi très bien contrôlée de manière à ce qu’elle respire avec le jeu des solistes, les jaillissements des cuivres sont toujours éclatants, et le sentiment d’unité du spectacle en est renforcé.

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Avec une telle lecture d’ensemble, ce ‘Grand Macabre’ immerge l’auditeur dans le génie artistique de György Ligeti autant que dans son histoire personnelle, et montre à quel point celle-ci recouvre des résonances avec notre monde et ses images inquiétantes.

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Voir les commentaires

Publié le 2 Juillet 2024

Elektra (Richard Strauss – Dresde, le 25 janvier 1909)
Représentation du 30 juin 2024

Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Klytämnestra Violeta Urmana
Elektra Elena Pankratova
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė
Aegisth John Daszak
Orest Károly Szemerédy
Der Pfleger des Orest Bálint Szabó
Die Vertraute Natalie Lewis
Die Schleppträgerin Seonwoo Lee
Ein junger Diener Kevin Conners
Ein alter Diener Martin Snell

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Herbert Wernicke (1997)

 

Créée le 27 octobre 1997 au Bayerische Staatsoper, et reprise plusieurs fois au Festival de Baden-Baden où fut enregistré un DVD en 2010, la production d'’Elektra’ dans la mise en scène d’Herbert Wernicke (1946-2002) est un très bel exemple de lecture universelle d’une œuvre qui marque la première collaboration entre Richard Strauss et le dramaturge Hugo von Hofmannsthal.

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Le décor sépare en deux l’espace d’avant scène de la scène centrale par un immense panneau rectangulaire frontal et incliné pouvant pivoter sur lui même pour révéler le grand escalier du palais mycénien édifié en arrière plan.

La symbolique des couleurs des costumes est très explicite également, le blanc pour la virginité et l’aspiration au mariage de Chrysothemis, le noir pour la nature dépressive et vindicative d’Elektra, le rouge pour la puissance sexuelle et la nature criminelle de Klytämnestra.

Les lumières qui filtrent le long des arêtes du mur mobile central prennent également des teintes qui s’alignent sur les intentions en jeu, le tout dégageant une épure fort lisible.

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)

Elektra rumine ses pensées sur une estrade en bois où elle pourra planter sa hache au moment du meurtre du couple royal, et lorsque Orest apparaît depuis la loge située côté jardin pour rejoindre ensuite sa sœur, le temps qu’il prend à ajuster le manteau royal abandonné par sa mère, et que Chrysothemis avait refusé de porter au grand dam d’Elektra, laisse transparaître le conflit intérieur du jeune homme entre lien de parenté, envie de vengeance, conscience du mal et ambition personnelle.

Les meurtres respectifs des amants se dérouleront derrière les murs, et alors que nous assistons à l’avènement d’Orest, Elektra met fin à ses jours. Un nouvel ordre est établi.

Elena Pankratova (Elektra)

Elena Pankratova (Elektra)

Le jeu d’acteur reste très sobre, mais Vida Miknevičiūtė offre une jeunesse irradiante à Chrysothémis qui lui vaudra un immense succès au rideau final. La soprano lituanienne possède en effet une projection perçante mais sans dureté avec une très grande solidité de moyen qui exprime une forme d’idéalisme adolescent qui gagne facilement les cœurs.

Károly Szemerédy (Orest)

Károly Szemerédy (Orest)

Sa compatriote, Violeta Urmana, dresse une stature impériale de Klytämnestra, pouvant compter sur une opulence de timbre fascinante, un galbe des graves d’un luxe d’ébène, et un profil des aigus vrillé et très maîtrisé. Son visage et sa gestuelle très expressifs lui donnent dorénavant une force théâtrale saisissante, et ses inflexions vocales tranchées taillent les moindres reliefs de ce caractère prêt à s’effondrer aux pieds de sa fille sous le poids de la culpabilité, avant que la fausse nouvelle de la mort d’Orest ne lui redonne l’espoir de croire qu’elle ne subira aucun châtiment.

C’est toujours un émerveillement de voir comment le talent de cette grande artiste traverse le temps avec une telle densité.

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Violeta Urmana (Klytämnestra)

L’ensemble de la distribution présente ce soir ayant déjà été réunie dans cette même production en novembre 2022, Elena Pankratova reprend donc le rôle d’Elektra, et si la puissance de ses aigus et sa longueur de souffle restent mesurées, son chant offre un lyrisme travaillé de fines nuances assez rare dans ce rôle où nombre d’interprètes chargent habituellement l’héroïne de raucités pour en traduire l’animalité blessée. Rien de tout cela ici, c’est la dignité dans la douleur qui est dépeinte avec une certaine douceur, pourrait on dire.

Impressionnant par sa stature inaltérable, Károly Szemerédy est un formidable Orest, doué d’une ligne vocale bellement homogène et de grande classe, et John Daszak décrit un Aegisth avec de l’éclat mais aussi une certaine mesure attendrissante.

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)

Mais quel plaisir d'entendre dans cette salle la violence feutrée et la noirceur tristanesque de l’orchestre de l’Opéra de Bavière sous la conduite de Vladimir Jurowski! Ce son fantastiquement noir, d'une noblesse dispendieuse, enveloppe l’auditeur d’une plénitude fabuleuse, et de la fusion des timbres des cordes et des cuivres découle une lave d’une malléabilité fluide et sidérante par la manière dont des traits ardents, des lames rutilantes et clinquantes se cristallisent d’un coup sans altération de leur éclat. L’agilité des musiciens permet de maintenir un excellent rythme théâtralisant avec toutefois un niveau de contrôle qui évite les débordements excessifs, y compris dans les attaques sauvages toujours d’une nette précision.

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski

Une interprétation magnifique à tous les niveaux, qui laisse de côté une vision par trop horrifique, pour raconter cette histoire de vengeance familiale à travers une intense somptuosité narrative.

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana

Voir les commentaires

Publié le 30 Juin 2024

Il Trovatore (Giuseppe Verdi – 19 janvier 1853, Rome)
Représentation du 29 juin 2024

Münchner Opernfestspiele 2024 - Bayerische Staatsoper

Ferrando Tareq Nazmi
Inez Erika Baikoff

Leonora Marina Rebeka
Count di Luna George Petean
Manrico Vittorio Grigolo
Azucena Yulia Matochkina
Ruiz Granit Musliu

Direction musicale Francesco Ivan Ciampa
Mise en scène Olivier Py (2013)

Production qui fit l’ouverture du Festival lyrique de l’Opéra de Munich le 27 juin 2013, et qui est régulièrement reprise tous les 2 ou 3 ans, la vision macabre du 'Trouvère' par Olivier Py a pour elle de laisser planer en permanence la malédiction du meurtre de la mère d’Azucena dans un décor industriel sombre dont la complexité interroge encore, d’autant plus qu’il imbrique une scène théâtrale, l’histoire étant une narration. 

Marina Rebeka (Leonora)

Marina Rebeka (Leonora)

La mort est un acteur omniprésent qui prend la forme de figurants aux têtes d’Anubis, ou bien se revêt d’un corps totalement noir lorsque Leonora songe au suicide.

Manrico est dépeint comme un fanatique dont la ferveur atteindra son paroxysme devant une croix enflammée, et l’on peut dire que Vittorio Grigolo représente à outrance ce personnage animé par une flamme intérieure destructrice. Car le ténor italien affiche un rayonnement, une clarté et une richesse de couleurs d’une très grande insolence qui arrivent à susciter l’admiration malgré un jeu exacerbé et un rythme personnel qui ne doivent sûrement pas faciliter la tâche du chef d’orchestre. Rien ne résiste à son chant sanguin d’une implacable efficacité, comme si le chanteur était en recherche d'une rupture.

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Ainsi, on ne peut pas trouver plus opposé de caractère que celui de Marina Rebeka, dont la technique sophistiquée fait entendre à quel point l’écriture verdienne est d’une grande finesse, parcellée de progressifs changements de teintes toujours chargées d’éclat.

Et comme très souvent chez cette élégante artiste, le panache dans la souffrance ne cède en rien aux effets mélodramatiques, comme si la retenue dans l’expression des tendres sentiments de Leonora était la manifestation d’une inséparable maîtrise de soi.

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Grand interprète du style verdien également, George Petean porte avec lui l’essence de la vitalité italienne, un chant chargé d’une terre de caractère, ce qui s’entend le mieux lorsqu’il est en dialogue avec la salle. Toutefois, dans les ensembles où l’orchestre prédomine, son timbre se dilue plus nettement que ses partenaires, ce qui lui fait perdre en impact, notamment lorsqu’il est en duo avec le Manrico galvanisant de Vittorio Grigolo.
Mais cela humanise aussi  le portrait du Conte di Luna.

Et sans sembler trop forcer sur ses moyens, Yulia Matochkina inspire en Azucena un personnage d’un grand raffinement, capable autant de puiser dans une noirceur nobiliaire que d’extérioriser des aigus brillants.

Il Trovatore (Rebeka Grigolo Matochkina Petean Ciampa Py) Munich

Parmi les seconds rôles, Tareq Nazmi n’a aucun problème à donner du corps à ce Ferrando qui se révélera être le meurtrier de Manrico, et si le chant profondément moiré d’Erika Baikoff (Inès) a un contour trop flou, c’est d’une belle prestance et d’une forte coloration de timbre que Granit Musliu dote le personnage de Ruiz. Ce jeune chanteur découvert l’année dernière au Festival de Sanxay en Don Ottavio, n’a pas fini d’imprimer sa marque.

George Petean (Le Comte di Luna)

George Petean (Le Comte di Luna)

Avec ces personnalités vocales assez disparates – seules Marina Rebeka et Yulia Matochkina sont les plus proches, stylistiquement parlant -, l’unité d’ensemble est confortée par la direction de Francesco Ivan Ciampa qui, non seulement insuffle un courant orchestral d’une grande puissance, mais combine aussi avec talent les différentes lignes de l’ouvrage afin d’en faire ressortir les traits dramatiques et sombres, comme pour faire ressentir une force sous-jacente à la manœuvre.

Le son de l'Orchestre de l'Opéra de Bavière conserve une excellente souplesse mêlée à une fougue italianisante qui ne vire jamais au vulgaire, et les cuivres sont très chaleureux. Le public n’en est que plus survolté, et avec un chœur d’une grande présence et très bien chantant, tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette soirée une interprétation d’une grande générosité.

Voir les commentaires

Publié le 27 Mars 2024

Die Passagierin (Mieczysław Weinberg – composé en 1968, première à Moscou le 25 décembre 2006)
Livret d’Alexander Medvedev, d’après la pièce radiophonique ‘Pasażerka z kabiny 45’ (1959) et la nouvelle ‘Pasażerka’ (1962) de Zofia Posmysz (1923-2022)
Représentation du 16 mars 2024 au Bayerische Staatsoper de Munich et
Représentation du 24 mars 2024 au Teatro Real de Madrid

Distribution              Bayerische Staatoper            Teatro Real de Madrid

L’autre Lisa              Sibylle Maria Dordel            
Lisa                           Sophie Koch                         Daveda Karanas
Walter                       Charles Workman                  Nikolai Schukoff
Marta                        Elena Tsallagova                    Amanda Majeski
Tadeusz                     Jacques Imbrailo                   Gyula Orendt
Katja                                                                        Anna Gorbachyova-Ogilvie
Alte                                                                         Helen Field
Krystina                    Daria Proszek                        Lidia Vinyes-Curtis
Vlasta                       Lotte Betts-Dean                    Marta Fontanals-Simmons
Hannah                     Noa Beinart                            Nadezhda Karyazina
Bronka                      Larissa Diadkova                   Liuba Sokolova
Yvette                       Evgeniya Sotnikova               Olivia Doray
SS-Mann                  Bálint Szabó,                          Hrólfur Sæmundsson,
                                 Roman Chabaranok,               Marcell Bakonyi,
                                 Gideon Poppe                         Albert Casals
Älterer Passagier      Martin Snell                           Graeme Danby    
Oberaufseherin / Kapo    Sophie Wendt                  Géraldine Dulex
Steward                    Lukhanyo Bele                       Graeme Danby

Direction musicale   Vladimir Jurowski                  Mirga Gražinytè-Tyla
Mise en scène           Tobias Kratzer (2024)             David Pountney (2010)

Nouvelle production du Bayerische Staatsoper
Nouvelle production du Teatro Real, en co-production avec le festival de Bregenz, Le Théâtre Wielki de Varsovie, et l’English National Opera.
En hommage au 10e anniversaire de la disparition de Gerard Mortier (1943-2014)  

Au même moment, et pour commémorer le 10e anniversaire de la disparition de Gerard Mortier (1943-2014) , l’opéra d’État de Bavière et le Teatro Real de Madrid, respectivement dirigés par Serge Dorny et Joan Matabosch, montent une pièce du compositeur russe Mieczysław Weinberg (1919-1996) basée sur la nouvelle ‘La Passagère’ de Zofia Posmysz, une survivante du camp d’extermination d’Auschwitz.

Die Passagierin (Weinberg) - ms Kratzer à Munich / ms Pountney à Madrid

Die Passagierin (Weinberg) - ms Kratzer à Munich / ms Pountney à Madrid

L’œuvre fut achevée en 1968, mais elle ne fut donnée en version semi-scénique que le 25 décembre 2006 à la Maison internationale de la musique de Moscou, puis en version scénique au Festival de Bregenz, en juillet 2010, dans une mise en scène de David Pountney et sous la direction de Teodor Currentzis.

Gerard Mortier, coproducteur de ce spectacle, vint au célèbre festival autrichien pour y assister, mais il ne put le monter comme prévu à Madrid à cause de la crise économique qui sévissait en 2012 et 2013, et c’est donc Joan Matabosch, son successeur et fidèle admirateur, qui s’en charge cette saison après avoir programmé tous les ouvrages que le directeur flamand tenait à cœur de présenter.

Le Teatro Real de Madrid aux applaudissements finaux de 'Die Passagierin'

Le Teatro Real de Madrid aux applaudissements finaux de 'Die Passagierin'

L’idée d’écrire ‘Pasażerka z kabiny 45’ est venue à Zofia Posmysz lorsque, se rendant à Paris en 1959 pour écrire sur l’ouverture de la ligne Varsovie-Paris, elle crut reconnaître, place de La Concorde, la voix de sa surveillante à Auschwitz. Une fois chez elle, et incapable d’apaiser ses questionnements, son mari lui suggéra de rédiger une nouvelle.

Plus tard, Chostakovitch recommandera à Weinberg d’en faire un opéra.

L'orchestre du Bayerische Staatsoper de Munich

L'orchestre du Bayerische Staatsoper de Munich

Mettre en miroir les productions madrilène et munichoise est véritablement passionnant à vivre, et avant d’en venir à la nouvelle production de Tobias Kratzer, commencer par celle de David Pountney permet d’aborder, en premier lieu, une lecture qui ne cache rien de la vie dans les camps.

Le dispositif scénique représente en hauteur le pont du navire transatlantique qui emmène, en 1960, l’ancienne tortionnaire Lise et son mari Walter au Brésil. Mais au pied du décor, des rails circulaires enlacent la nacelle du bâtiment, et deux autres rails aboutissent directement sur l’orchestre. 

Toutes les scènes de brimades et d’humiliation dans le camp s'y déroulent, avec SS, prisonniers en tenues bariolées et exécutants qui retirent les cendres des fours. Les lumières sont constamment crépusculaires, et elles éclairent un misérabilisme réaliste qui happe le spectateur dans cet enfer étouffant.

Nikolai Schukoff (Walter) et Daveda Karanas (Lise) - Madrid (ms Pountney)

Nikolai Schukoff (Walter) et Daveda Karanas (Lise) - Madrid (ms Pountney)

L’opéra se déroule en alternant le présent, situé des années après le drame, et le passé inimaginable auquel Marta et l’autrice ont survécu.  Et l’on voit comment Lise devient un instrument au service d’un dispositif oppressif où elle occupe un rôle autoritaire qui la valorise. 

Marta, la détenue, évolue en permanence la tête courbée pour signifier son statut de victime de l’oppression, et elle ne relèvera la tête qu’aux saluts lorsqu’Amanda Majeski, maquillée de façon à ressembler à Zofia Posmysz, viendra se tenir humblement face au public.

Amanda Majeski (Marta / Zofia Posmysz) - Madrid (ms Pountney)

Amanda Majeski (Marta / Zofia Posmysz) - Madrid (ms Pountney)

La production munichoise est, elle, beaucoup plus distanciée - avec des coupures de scènes du camp - , et cherche à montrer l'incidence mentale du sentiment de culpabilité, approche shakespearienne qui rappelle 'Macbeth', tout en démontant en seconde partie les réflexes d’oubli que la société d’aujourd’hui pourrait élaborer afin d’éviter de se confronter à son passé.

En première partie, Tobias Kratzer représente en avant scène 3 ponts du paquebot, avec en arrière plan l’intérieur très cosy d’une des chambres où conversent Lise et Walter. S’ajoute un troisième personnage, une vieille dame, dont on comprend aisément qu’elle est Lise beaucoup plus âgée lors d’un voyage ultérieur en bateau, et les deux périodes temporelles qui s'interpénètrent sont donc l’année 1960 et notre époque. Le jeu de l’actrice Sibylle Maria Dordel, très émouvant, malgré son rôle, montre l’impact mental des souvenirs dont elle ne peut plus se débarrasser. 

Les scènes du camp sont interprétées par des passagers qui mêlent ainsi des paroles passées à leur situation présente et banale, ce qui entraîne une confusion et des questions sur ces personnages en apparence anodins. Et la victime, Marta, est dédoublée par des chanteuses et actrices habillées comme elle en tenues modernes, au lieu d’incarner plus littéralement des codétenues.

Sophie Kock (Lise) - Munich (ms Kratzer)

Sophie Kock (Lise) - Munich (ms Kratzer)

En seconde partie, et après une projection vidéo montrant Lise, âgée, se suicider dans la mer, nous nous retrouvons dans les profondeurs de l’âme, face à une grande salle à manger pouvant accueillir plus d’une centaine de convives huppés, où va être analysée la relation entre Lise et Marta.

Kratzer étudie beaucoup plus finement le caractère de Lise, et montre comment ses frustrations se projettent à travers le couple de la jeune Marta et du musicien Tadeusz. Sa jalousie, son attirance pour les corps, et donc tout ce qu’il y a d’irrésolu dans son être, devient ainsi le moteur de son goût pour la domination.

Jacques Imbrailo (Tadeusz) - Munich (ms Kratzer)

Jacques Imbrailo (Tadeusz) - Munich (ms Kratzer)

Cette approche très psychologique confronte ainsi le public à sa propre conscience lorsqu’il se voit en miroir à travers les tablées d’invités où gisent, de ci, de là, les corps des doubles de Marta.

Mais bien que Kratzer ne montre pas directement les camps, le tabassage de Tadeusz suite à son refus de jouer une valse est bien plus cru que dans la version de Pountney

Le personnage de Lise y est d’ailleurs incarné avec beaucoup d’intériorité, et Sophie Koch apporte une noirceur névrotique avec un sens de la vérité confondant, un superbe engagement de sa part qui montre à quel point elle saisit le tragique, et le désespoir, de cette femme qui ne peut s’empêcher d’avoir de l’emprise sur les autres.

Die Passagierin - ms Pountney (Madrid)

Die Passagierin - ms Pountney (Madrid)

A Madrid, Daveda Karanas induit également beaucoup d’intensité à la tortionnaire, en accentuant plus sur sa posture rigide et dure lorsqu’elle se remémore Auschwitz.

Son mari, chanté par un Nikolai Schukoff qui soigne avec attention le mordant de ses expressions très franches et sincères, est présenté comme un homme léger, presque clownesque et sympathique, alors qu’à Munich, Charles Workman, au timbre lunaire toujours aussi charmeur, montre la nature arriviste, et sensible au regard d’autrui, de Walter de manière plus saillante, en faisant ressentir son attachement à sa stature d’homme intègre lorsqu’il réalise le passé SS de sa femme.

Elena Tsallagova (Marta) - ms Kratzer (Munich)

Elena Tsallagova (Marta) - ms Kratzer (Munich)

Magnifique de rondeur de timbre au velouté slave, Elena Tsallagova est une très séduisante Marta moderne qui contraste beaucoup avec la femme atteinte et démolie que joue Amanda Majeski sur la scène madrilène, très expressive, et dont les couleurs de voix sont plus marquées par le temps.

Et le très beau chant ombré de Gyula Orendt ennoblit Tadeusz, alors que Jacques Imbrailo, sur la scène bavaroise, donne plus de présence réaliste au malheureux musicien.

Gyula Orendt (Tadeusz) - ms Pountney (Madrid)

Gyula Orendt (Tadeusz) - ms Pountney (Madrid)

Et s’il faut reconnaître qu’il est difficile de résister au fondu chaleureux de l’orchestre du Bayerische Staatsoper qu’exalte Vladimir Jurowski avec un sens de la rythmique redoutable et une capacité à créer une superbe unité de texture, la chef d’orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla offre à Madrid une lecture sauvage d'un grand relief mais aussi d'une grande rigueur, avec un orchestre titulaire porté à son meilleur qui fait corps avec l'œuvre.

La musique de Weinberg n'est pas difficile à aborder, pourtant d'une grande violence dans les scènes sous haute tension, car elle innerve aussi le champ musical d'une poétique sereine, et se révèle même enjouée et jazzy quand elle accompagne le personnage de Walter. 

Et le fait que les cordes de l'orchestre madrilène n’aient pas le soyeux des cordes allemandes est ici un grand atout qui ajoute à l'âpreté de l’ambiance représentée sur scène, surtout quand elles vibrent avec vigueur et précision.

Sophie Koch, Vladimir Jurowski et Elena Tsallagova - Die Passagierin (Munich)

Sophie Koch, Vladimir Jurowski et Elena Tsallagova - Die Passagierin (Munich)

En ce jour de dernière représentation, le Teatro Real de Madrid affiche une salle tenue par un public au ressenti chevillé au corps, et qui réserve un accueil extraordinaire à l’ensemble de l’équipe artistique, d’une façon qui démontre que les spectateurs ne viennent pas forcément à l’opéra pour y voir du beau ou bien rêver, mais aussi pour être saisis par une histoire horrible qui dépasse l’entendement.

Enfin, très beaux murmures des chœurs lors des deux spectacles, avec sans doute un peu plus d’impression d’irréalité sur la scène du Teatro Real.

Mirga Gražinytė-Tyla - Die Passagierin (Madrid)

Mirga Gražinytė-Tyla - Die Passagierin (Madrid)

Il sera bientôt possible de retrouver Mirga Gražinytė-Tyla en août 2024 au Festival de Salzburg pour un autre opéra de Mieczysław Weinberg, 'Der Idiot', mis en scène par Krzysztof Warlikowski, et ensuite au Bayerische Staatsoper en mars 2025 pour 'Katia Kabanova' de Leoš Janáček, dans une nouvelle production confiée également à Krzysztof Warlikowski. Quelle chance!

Interview de Zofia Posmysz lors de la création de 'Die Passagierin' au Festival de Bregenz

Voir les commentaires

Publié le 18 Mars 2024

Saison 2024/2025 du Bayerische Staatsoper de Munich (BSO)

Depuis le samedi 16 mars 2024 10h, la saison 2024/2025 du Bayerische Staatsoper est enfin dévoilée au public venu à la grande salle de l’opéra de Munich pour la découvrir, ainsi qu’aux spectateurs qui ont pu suivre la présentation en direct sur internet via la chaîne TV de l’institution bavaroise.

Cette annonce de la 4e saison de Serge Dorny à la direction de ce prestigieux opéra se fait dans un contexte particulier car ni lui, ni le directeur de ballet Laurent Hilaire, ni le directeur musical Vladimir Jurowski ne savent à ce moment là s’ils seront reconduits au-delà de 2026, alors qu’ils programment déjà la saison 2027/2028, y compris la fin du cycle du ‘Ring’. Dans l’expectative, Serge Dorny a fait savoir qu’il a postulé à la direction du Festival de Salzburg.

Mais en attendant que l’incertitude soit levée d’ici fin août, la structure de la programmation qu’il propose n’opère aucun relâchement par rapport à la ligne initiale, et comporte un quart d’opéras du XXe/XXIe siècles (hors Puccini), ce qui est conséquent sans, néanmoins, revenir au niveau de la saison 2022/2023 qui atteignait 30% d’ouvrages postromantiques.

Ainsi, la saison lyrique 2024/2025 affiche 167 soirées dédiées à 41 ouvrages - dont 7 nouvelles productions - ce qui constitue une légère érosion par rapport à la saison en cours qui comprend 172 soirées et 8 nouvelles productions.

Toutefois, à ces 167 soirées de répertoire s’ajoutent 10 représentations supplémentaires pour le festival biannuel ‘Ja, Mai’ qui sera centré sur deux ouvrages du XXIe siècle.

 Krzysztof Warlikowski, Corinne Winters et Mirga Gražinytė-Tyla - Katia Kabanova (Première le 13 mars 2025)

Krzysztof Warlikowski, Corinne Winters et Mirga Gražinytė-Tyla - Katia Kabanova (Première le 13 mars 2025)

Comme la saison passée, Serge Dorny propose en nouvelles productions un grand ouvrage dramatique italien du XIXe siècle – il s’agit en fait de deux récits bien connus, le diptyque ‘Cavalleria Rusticana / Pagliacci’ – , et une œuvre plus légère ‘La Fille du régiment’, qui sont des opéras emblématiques et très prisés des maisons de répertoire.

Son cœur de projet s’axe donc sur les œuvres créées au XXe siècle, car elles apportent souvent une vision du monde plus crépusculaire, vraie et désillusionnée qui invite au regard intérieur.

Tobias Kratzer : Das Rheingold (première le 27 octobre 2024), Die Passagierin (reprise le 15 novembre 2024)

Tobias Kratzer : Das Rheingold (première le 27 octobre 2024), Die Passagierin (reprise le 15 novembre 2024)

Ainsi, 11 ouvrages de cette période - contre 7 pour la saison 2023-2024 en cours - seront présentés sur 43 soirées, parmi lesquels 3 auront droit à de nouvelles productions : ‘Katia Kabanova’ de Leoš Janáček mis en scène par Krzysztof Warlikowski, un familier des œuvres du compositeur tchèque, sous la direction de la chef d'orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla avec Corinne Winters dans le rôle titre, puis ‘Die Liebe der Danae’ de Richard Strauss, une réflexion sur le pouvoir de l’argent qui sera confiée à Claus Guth sous la direction de Sebastian Weigle, et enfin, lors du festival d’été, la rare ‘Pénélope’ de Gabriel Fauré qui fut créée en mars 1913 à l’opéra de Monte-Carlo, puis en mai 1913 au Théâtre des Champs-Élysées, dont la lecture sera confiée à Andrea Breth qui fera donc ses débuts au Bayerische Staatsoper, sous la direction de Susanna Mälkki.

Vladimir Jurowski - Don Giovanni, Das Rheingold, Die Fledermaus, Der Rosenkavalier

Vladimir Jurowski - Don Giovanni, Das Rheingold, Die Fledermaus, Der Rosenkavalier

Si Vladimir Jurowski ne dirigera qu’un seul opéra de cette période, ‘Der Rosenkavalier’, son assistant Azim Karimov reprendra ‘Die Passagierin’.

Le chef Valentin Uryupin, qui a du quitter son poste du Nouvel Opéra de Moscou en 2022 suite à ses critiques de la guerre en Ukraine, dirigera ‘Erwartung’ (sous forme de diptyque avec ‘Didon et Enée’), Lothar Koenigs assurera les reprises de ‘Die Tote Stadt’ et ‘La Petite Renarde rusée’, Edward Gardner, le successeur de Vladimir Jurowski au London Philharmonic Orchestra, dirigera ‘Rusalka’, Kent Nagano reprendra ‘Le Grand Macabre’ dans la production de Krzysztof Warlikowski, et Ustina Dunitsky interprètera à nouveau pour deux soirées ‘Der Mond’ de Carl Orff, jouées dans le cadre du ‘UniCredit Septemberfest’ pour ouvrir la nouvelle saison lyrique avec seulement deux catégories de prix, 8 et 25 euros.

Francesco Micheli - Cavalleria Rusticana / Pagliacci (Première le 22 mai 2025)

Francesco Micheli - Cavalleria Rusticana / Pagliacci (Première le 22 mai 2025)

Comme pour la saison 2023/2024, le répertoire des compositeurs italiens du XIXe siècle est une composante solide et fondamentale qui va occuper 40% des représentations grâce à 17 ouvrages répartis sur 65 soirées, dont 6 de Giuseppe Verdi (‘Macbeth’, ‘I Masnadieri’, ‘La Traviata’, ‘Don Carlo’, ‘Un Ballo in maschera’, Aida’), 5 de Giacomo Puccini (‘Manon Lescaut’, ‘La Bohème’, ‘Tosca’, ‘Madame Butterfly’, ‘Turandot’), et 3 de Gaetano Donizetti (‘Lucrezia Borgia’, ‘Lucia di Lammermoor’, ‘L’Elixir d’Amour’).

Ces grands classiques italiens seront complétés par la reprise de la ‘La Cenerentola’ de Gioachino Rossini, ainsi qu'une nouvelle production du diptyque ‘Cavalleria Rusticana’ et ‘Pagliacci’ de Pietro Mascagni et Ruggero Leoncavallo mise en scène par Francesco Micheli, directeur artistique du Festival Opera Donizetti de Bergame, sous la direction de Daniele Rustioni.

David Hermann - Don Giovanni (Première le 27 juin 2025)

David Hermann - Don Giovanni (Première le 27 juin 2025)

Mozart a habituellement une place de choix à Munich, et c’est encore le cas cette saison avec 4 ouvrages dont la trilogie Da Ponte, ‘Cosi fan tutte’, ‘Les Noces de Figaro’ et une nouvelle production de ‘Don Giovanni’ confiée à David Hermann (le metteur en scène du récent ‘Tannhäuser’ à l’opéra de Lyon et du ‘Die Frau ohne schatten’ à l’opéra de Stuttgart’), ainsi que la reprise de ‘La Flûte enchantée’, mais Wagner devra se contenter de seulement 12 soirées avec les reprises de ‘Lohengrin’ et du ‘Vaisseau Fantôme’, et surtout la nouvelle production de ‘Das Rheingold’ mise en scène par Tobias Kratzer, premier volet d’un Ring qui se déroulera sur 4 ans.

Deux autres compositeurs germanophones du XIXe siècle sont également à l’affiche avec les reprises de ‘Die Fledermaus’ (Johan Strauss) et de ‘Hänsel und Gretel’ (Engelbert Humperdinck).

Susanna Mälkki - Les Noces de Figaro, Pénélope (première le 18 juillet 2025)

Susanna Mälkki - Les Noces de Figaro, Pénélope (première le 18 juillet 2025)

Et il n’y a pas que Wagner a être un peu en retrait cette saison devant l’importance du répertoire du XXe siècle, car le répertoire russe romantique ne pourra compter que sur une seule reprise, celle de ‘La Dame de Pique’ pour 4 soirs, dans la mise en scène de Benedict Andrews.

Mais la langue française se défend plutôt bien puisque qu’à la nouvelle production de ‘Pénélope’ viendront s’ajouter deux ouvrages créés à l’Opéra Comique, la nouvelle production de ‘La Fille du régiment’ de Donizetti dans la mise en scène de Damiano Michieletto, sous la direction de Stefano Montanari, et la reprise de ‘Carmen’ sous la direction d’Alexandre Bloch, le directeur musical de l’opéra de Lille.

Et les baroqueux seront à nouveaux déçus puisque seules deux soirées seront dédiées à ‘Didon et Enée’ de Purcell, mais avec Sonya Yoncheva dans le rôle titre et la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Sonya Yoncheva - Didon et Enée / Erwartung (reprise le 13 juillet 2025)

Sonya Yoncheva - Didon et Enée / Erwartung (reprise le 13 juillet 2025)

Enfin, le festival ‘Ja, Mai’ permettra de découvrir deux ouvrages rares contemporains sur 5 soirs chacun, ‘Matsukaze’ de Toshio Hosokawa (La Monnaie – 2011 - mise en scène Sasha Waltz), donné à la salle Utopia (ehemals Reithalle) dans une nouvelle mise en scène de Lotte van den Berg et Tobias Staab, et ‘Das Jagdgewehr’ de Thomas Larcher (Bregenz – 2018) qui sera joué au Théâtre Cuvilliés dans une mise en scène d’Ulrike Schwab.

Il s'agit de pièces inspirées de deux nouvelles japonaises, respectivement une pièce de théâtre Nô, 'Matsukaze' (松風, 'Le Vent dans les pins'), et un roman de Yasushi Inoue, 'Ryōjū' (猟銃, 'Le fusil de chasse').

Antonino Fogliani - I Masnadieri, Lucrezia Borgia, Turandot

Antonino Fogliani - I Masnadieri, Lucrezia Borgia, Turandot

Cette programmation met ainsi en exergue d’excellents chefs d’orchestre, mais quatre se distinguent particulièrement, Vladimir Jurowski, le directeur musical, qui dirigera ‘Der Rosenkavalier’ , ‘Die Fledermaus’ et les nouvelles productions de ‘Don Giovanni’ et ‘Das Rheingold’, Sebastian Weigle qui dirigera ‘La Dame de Pique’, ‘Lohengrin’ et la nouvelle production de ‘Die Liebe der Danae’, Susanna Mälkki qui dirigera la reprise des ‘Noces de Figaro’ – il est assez rare d'entendre la chef d'orchestre finlandaise interpréter une œuvre lyrique du XVIIIe siècle – et la nouvelle production de ‘Pénélope’, et Antonino Fogliani qui se réservera trois opéras italiens, ‘I Masnadieri’, ‘Lucrezia Borgia’ et 'Turandot'.

Klaus Florian Vogt - Die Tote Stadt (Reprise, le 01 octobre 2024)

Klaus Florian Vogt - Die Tote Stadt (Reprise, le 01 octobre 2024)

Et pour ceux qui scrutent les distributions de grands chanteurs, on pourra entendre cette saison Sonya Yoncheva (Didon et Enée / Erwartung), Lise Davidsen (Tosca), Asmik Grigorian et Franz-Josef Selig (Der Fliegende Holländer), Violeta Urmana (La Dame de Pique, Katia Kabanova), Ermonela Jaho (Manon Lescaut), Pretty Yende, Susan Graham, Lawrence Brownlee (La Fille du Régiment), Marlis Petersen (Der Rosenkavalier), Yulia Matochkina (Un Ballo in Maschera, Cavalleria Rusticana), Anja Kampe et René Pape (Lohengrin), Rachel Willis-Sørensen (Don Carlo, Lohengrin), Elena Guseva (Rusalka, Madame Butterfly), Nicole Car (Un Ballo in Maschera), Vida Miknevičiūtė et Klaus Florian Vogt (Die Tote Stadt), Charles Castronovo (I Masnadieri, Un Ballo in Maschera), Jonas Kaufmann (Pagliacci), Wolfgang Koch (Cavalleria Rusticana/Pagliacci, Lohengrin, La Petite Renarde rusée), Brandon Jovanovich (Pénélope), Pavol Breslik (Rusalka, Lucrezia Borgia), Xabier Anduaga (Lucia di Lammermoor, La Fille du Régiment), Peter Mattei, Golda Schultz, Willard White et Emily D’Angelo (Les Noces de Figaro), Elena Tsallagova (Die Passagierin, La Petite Renarde rusée), Charles Workmann (Die Passagierin), Piotr Beczala (Lohengrin, Carmen), Lisette Oropesa (I Masnadieri, La Fille du régiment), Erwin Schrott (Don Carlo, Lucrezia Borgia, I Masnadieri), Vera-Lotte Boecker (Don Giovanni), Simon Keenlyside (La Traviata), Ekaterina Semenchuk et Vittorio Grigolo (Cavalleria Rusticana), Ailyn Pérez (Pagliacci), Elena Stikhina (La Dame de Pique, Aida), Pavel Cernoch, Corinne Winters et John Daszak (Katia Kabanova), Angel Blue et Pene Pati (La Bohème), Christopher Maltman et Andreas Schager (Die Liebe der Danae), Angela Meade (Lucrezia Borgia), Jessica Pratt (La Flûte enchantée), Gerald Finley (Macbeth, Der Fliegende Holländer), Sondra Radvanovsky (Turandot, Macbeth), Elina Garanca (Aida), Ekaterina Gubanova (Das Rheingold)…

Sondra Radvanovsky - Turandot, Macbeth

Sondra Radvanovsky - Turandot, Macbeth

Cette saison est aussi marquée par la mise en avant de Konstantin Krimmel, baryton allemand et roumain membre de l'opéra de Munich depuis 2021, qui apparaitra dans les trois volets de la trilogie Da Ponte, où il fera l'ouverture du festival d'été en Don Giovanni.

Ce jeune chanteur a débuté en tant qu'enfant de chœur de l’église Saint-Georges à Ulm, et il se démarque aujourd'hui dans le répertoire du Lied. Une soirée de lieder lui sera d'ailleurs dédiée au Prinzregententheater le 24 juillet 2025, en fin de festival.

Konstantin Krimmel - Don Giovanni (Première le 27 juin 2025), Les Noces de Figaro, Cosi fan Tutte

Konstantin Krimmel - Don Giovanni (Première le 27 juin 2025), Les Noces de Figaro, Cosi fan Tutte

Un focus sur les grands chanteurs français permet enfin de mettre en valeur Clémentine Margaine et Jérôme Boutillier (Carmen), Loïc Félix (Pénélope), Julie Fuchs (Les Noces de Figaro) et Sandrine Piau (Cosi fan tutte).

Sandrine Piau - Cosi fan tutte (reprise le 12 mai 2025)

Sandrine Piau - Cosi fan tutte (reprise le 12 mai 2025)

Mais seuls deux spectacles, hors festival ‘Ja, Mai’, seront affichés avec des prix ne dépassant pas 100 euros en première catégorie, ‘Hänsel et Gretel’ et ‘La Cenerentola’. C’est moins que la saison 2023/2024 où 6 productions étaient à ce tarif, ce qui est aussi un indice que les contraintes financières sont un peu plus fortes chaque année, mais la représentation de 'Don Giovanni' du 06 juillet 2025 sera projetée en direct sur la Max-Joseph Platz, avec saluts des artistes sur le parvis de l'opéra à la fin du spectacle.

Le Bayerische Staatsoper n’en est pas moins une maison lyrique qui se porte encore très bien, et s’intéresse toujours autant aux œuvres rares.


Le détail de la saison 2024/2025 du Bayerische Staatsoper peut être consulté sous le lien suivant : Season 2024 /2025 : From Life - Throught Love.

Voir les commentaires

Publié le 27 Juillet 2023

Semele (Georg Friedrich Haendel - 10 février 1744, Théâtre Royal in Covent Garden)
Représentation du 22 juillet 2023
Prinzregententheater, Munich

Semele Brenda Rae
Jupiter Michael Spyres
Apollo Jonas Hacker
Athamas Jakub Józef Orliński
Juno Emily D'Angelo
Ino Nadezhda Karyazina
Iris Jessica Niles
Cadmus/Somnus Philippe Sly
Hohepriester Milan Siljanov

Direction musicale Gianluca Capuano
Mise en scène Claus Guth (2023)                               
 Michael Spyres (Jupiter)
Coproduction Metropolitan Opera de New-York

Opéra créé sous forme d'oratorio anglais à un moment où les opéras seria italiens étaient passés de mode, 'Semele' ne connut pas de grand succès du vivant de Haendel.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Il est donc tout à fait remarquable de constater qu'en ce mois de juillet 2023 deux nouvelles productions de cette œuvre font leur apparition sur les scènes lyriques, l'une à Glyndebourne dans la mise en scène d'Adele Thomas et sous la direction de Václav Luks, l'autre à Munich dans la mise en scène de Claus Guth et sous la direction de Gianluca Capuano.

Et c'est à un véritable enchantement que les spectateurs du Prinzregententheater se sont laissés aller au point d'offrir une mémorable standing ovation à toute l'équipe de la production.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Il faut dire que le spectacle proposé dans le cadre du festival d'opéras de Munich réussit à vaincre toutes les difficultés qui font la force du genre opératique, en ce sens qu'il conjugue une lecture dramaturgique claire qui varie les points de vue et qui est pertinemment évocatrice pour la société d'aujourd'hui, évite les surcharges inutiles, notamment au niveau des décors, exige un engagement scénique sans égal de la part des artistes, alors que ces derniers font montre d'une diversité de couleurs et de lignes vocales très expressives, et que l'orchestre et les chœurs se fondent à l'ensemble avec richesse de coloris et un liant d'une très harmonieuse fluidité.

Et par dessus tout, c'est avec un opéra issu du baroque tardif que cette proposition remporte l'adhésion générale, ce qui n'est pas une mince affaire.

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Brenda Rae (Semele), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Le travail de Claus Guth se distingue ainsi par la façon dont il permet de bien identifier les différents protagonistes en jeu, avec des costumes qui traduisent très bien l'intériorité de chacun d'eux, Semele passant du blanc au noir, Athamas invariablement en blanc et passe-partout, Ino, la sœur de Semele, bien plus complexe qui se dédouble avec une Juno en vamp dangereuse et très séductrice, tout en mettant en valeur ce qui fait la beauté de chacun des chanteurs.

Il ne s'attarde pas sur une représentation au premier degré des références mythologiques contenues dans le livret, et fait osciller les différents lieux entre la grande salle de cérémonie de mariage, où se déroulent des jeux de mises en scène volontairement kitchs et superficiels dans un univers blanc, d'une part, et l'intériorité névrosée de l'héroïne représentée par des méandres de décorations noires de plus en plus envahissantes, d'autre part.

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

Brenda Rae (Semele) et Michael Spyres (Jupiter)

L'humour, omniprésent, côtoie la gravité de situation d'une femme qui, progressivement, se marginalise tout en détruisant sa vie. Car Claus Guth raconte avec une brillante acuité imaginative le désir d'une femme d'échapper à une société corsetée, obnubilée par son positionnement social. Le symbole est aussi lisible quand Semele s'évade d'une robe de mariage rigide que lorsqu'elle détruit à coups de hache le mur de la salle cérémonielle.

L'une des scènes les plus drôles et les plus significatives fait d'abord intervenir Jupiter, l'idéal masculin auquel rêve Semele, qui pousse Michael Spyres à se livrer à un amusant numéro de cabaret avec les danseurs afin de répondre au désir d'illusion de la jeune femme, et qui, par la suite, fait réapparaitre Athamas qui se voit contraint de sortir de sa fadeur en se livrant devant sa fiancée à un splendide numéro de break dance, défi que seul un artiste tel Jakub Józef Orliński, champion dans ce domaine également, peut relever.

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Brenda Rae (Semele) et Nadezhda Karyazina (Ino)

Malheureusement pour Semele, au fur et à mesure que le piège tendu par Junon et Ino se referme sur elle, elle s'enfonce elle aussi dans sa fantasmagorie, perd pied, et c'est finalement sa sœur qui gagne, même si finalement, dans cette société, personne n'est irremplaçable, et qu'un amour peut en remplacer un autre. Le miroir est bien plus grinçant qu'il n'y paraît.

Isolée, Semele a cependant le temps de mettre au monde un enfant, Dyonisos, alors que des plumes noires, celles de Jupiter, se mettent aussi à pleuvoir sur les nouveaux mariés, la malédiction étant prête à se réenclencher. 

Face à cette excellente construction dramaturgique parcellée de nombreux moments de respirations, le spectateur a ainsi la possibilité de se projeter dans cette histoire et ces personnages de manière concrète, et de vivre plus intensément cette rencontre avec une très belle œuvre.

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Brenda Rae (Semele) et Jakub Józef Orliński (Athamas)

Bien qu'annoncée souffrante, Brenda Rae a accepté d'assurer la représentation, et l'énergie et la virtuosité théâtrales qu'elle y consacre sont absolument phénoménales. Actrice née, elle doit aussi composer avec des airs très difficiles, fait preuve d'une extrême finesse, d'une grande attention aux nuances, avec une coloration très claire, ne déployant une luminosité ample et très intense qu'à des moments bien choisis. On imagine bien qu'à travailler avec une telle artiste, un metteur en scène tel Claus Guth doit se régaler.

Michael Spyres (Jupiter)

Michael Spyres (Jupiter)

Irradiant dès sa première apparition, Michael Spyres est fabuleux par sa façon hors du commun de passer en toute fluidité du registre barytonant à la légèreté caressante du ténor, avec une excellente homogénéité de timbre et une souplesse expressive qui justifie la fascination de Semele pour lui.

Emily d'Angelo (Junon)

Emily d'Angelo (Junon)

Jakub Józef Orliński est évidemment égal à lui même, avec cette luminosité angélique pleinement timbrée et subtilement ambrée qui, sur la durée, libère l'auditeur du temps présent, alors que la superbe Emily d'Angelo trouve sa séduction non seulement dans son physique de garçonne magnifié par Claus Guth, mais également dans cette voix grave au grain perlé de noirceurs minérales, conduite avec une animalité un peu sauvage.

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Emily d'Angelo (Junon) et Brenda Rae (Semele)

Et quels contrastes dans la voix de Nadezhda Karyazina, que l'on retrouvera dans 'Die Passagierin' au Teatro Real de Madrid la saison prochaine, capable de traits de noirceur abyssaux bien appuyés, et de passer de la douceur à la passion échevelée qui montre que finalement Ino n'est pas meilleure que Semele, juste plus calculatrice.

Dans ce monde de fous, Jessica Niles apporte aussi une fraicheur splendide et joyeuse en Iris, et Philippe Sly s'amuse beaucoup à dépeindre le tempérament débonnaire et flegmatique de Cadmus et Somnus.

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Jakub Józef Orliński (Athamas), Nadezhda Karyazina (Ino) et Philippe Sly (Cadmus)

Chœurs d'une magnifique élégie spirituelle, orchestre doué d'une plénitude de timbres qui enveloppe avec une grande harmonie les galbes des voix, Gianluca Capuano, en toute modestie, dirige ces ensembles afin de donner une patine qui saisisse avec esprit la scénographie et ses ambiances lumineuses.

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Emily d'Angelo, Michael Spyres, Brenda Rae et Jakub Józef Orliński

Si l'on peut s'interroger sur le passage de cette grande réussite d'une salle de 1400 places aux 3700 places de l'Opéra de New-York, il faut aussi espérer que cette production soit reprise prochainement dans la salle principale du Bayerische Staatsoper, tel que c'est envisagé actuellement face à un tel engouement public qui n'a, pour l'instant, été partagé que par 7000 spectateurs seulement.

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

Michael Spyres, Brenda Rae, Claus Guth et Gianluca Capuano

Voir les commentaires

Publié le 24 Juillet 2023

Tristan und Isolde (Richard Wagner - Munich, 10 juin 1865)
Représentation du 21 juillet 2023
Bayerische Staatsoper - Munich

Tristan Stuart Skelton
König Marke René Pape
Isolde Anja Kampe
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Jamie Barton
Ein Hirte Jonas Hacker
Ein Steuermann Christian Regier    
Ein junger Seemann Liam Bonthrone

Direction musicale Lothar Koenigs
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)

                                                                                      Lothar Koenigs

La création de la nouvelle production de 'Tristan und Isolde' dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, le 29 juin 2021, avait créé une très forte émotion, non seulement parce qu'elle réunissait Anja Harteros, Jonas Kaufmann et Kirill Petrenko à la direction musicale, mais aussi parce les contraintes sanitaires étaient toujours en vigueur, si bien que le gouvernement allemand n'avait fait connaitre les jauges autorisées pour les salles fermées que quelques jours avant cette première. Ainsi, seule la moitié des places furent disponibles.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Dans le premier acte de cette production, la lecture réalisée par le metteur en scène polonais surprend un peu car elle n'induit pas de tension véritable entre le texte de Richard Wagner et ce qui est raconté sur scène. C'est seulement après cette phase introductive, dans le second acte, que le positionnement devient plus saillant et que l'on assiste au désir fantasmé d'Isolde, puis de Tristan, de mettre en scène leur propre suicide, eux qui n'arrivent même pas à se toucher dans ce monde qui ne leur convient pas.

Anja Kampe (Isolde)

Anja Kampe (Isolde)

Le décor mortuaire, sorte de tombeau sans lumière du jour, prend tout son sens, et le texte évolue dans sa signification. Ainsi, lorsque le Roi Marke surgit pour éviter de peu, non pas une scène d'amour, mais un double suicide dont la mise en scène semble sortie de l'imaginaire romantique d'une Virginia Woolf, tout ce qu'il dit, comme la peur de perdre deux êtres aimés de lui, diffère alors des reproches plus conventionnels d'un homme découvrant qu'il est trompé.

La blessure de Tristan ne provient plus d'un acte délibéré et meurtrier de la part de Melot, qui s'enfuit paniqué, mais d'un destin représenté par deux faux-mannequins asexués qui viennent provoquer le désir le plus profond du chevalier, qui est de se donner la mort.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Le dernier acte représente ensuite, dans une splendide lueur glaciale et lunaire, le monde inerte que Tristan est en train de rejoindre, un monde où les souvenirs d'enfance sont gelés et inaccessibles.

Et à la grande scène finale, l'on assiste à la disparition de tout le monde social et décevant qui entoure Isolde, afin qu'elle puisse enfin rejoindre Tristan dans une mort sublimée par la montée d'un univers marin qui recouvre les corps, et qui les débarrasse de leurs névroses, jusqu'à ce que l'on observe le couple allongé enfin se réveiller pour se regarder, les mains posées l'une sur l'autre.

On retrouve ainsi un esprit récurrent de la part de Krzysztof Warlikowski chez Richard Wagner, qui est de mettre en scène les délires et les cauchemars de la psyché humaine, pour ensuite revenir à l'humain dans sa plus pure simplicité.

Tristan und Isolde (Kampe Skelton Pape Koenigs Warlikowski) Munich

Pour cette reprise au Festival d'opéras de Munich, la direction musicale est confiée à Lothar Koenigs, et quelle surprise d'entendre d'emblée une ouverture d'une troublante profondeur mue par des mouvements en tension qui jamais ne se relacheront de toute la soirée.

Le chef d'orchestre allemand a visiblement le goût pour la volupté chaleureuse qui engage les chanteurs avec corps, et il révèle également un sens de l'urgence dramatique affolant (incroyable ouverture au second acte avec des cors pétaradants mais toujours justes) tout en laissant s'épanouir la poétique solitaire et wagnérienne grâce au magnifique talent des instrumentistes de l'Orchestre de l'Opéra de Bavière.

Anja Kampe (Isolde)

Anja Kampe (Isolde)

Le résultat est extraordinairement exaltant, et Anja Kampe est la première a en tirer bénéfice en affichant, dès sa première apparition, un aplomb de feu. Avec un art de la déclamation souple et mordant à la fois, un regard perçant et une fulgurance imparable dans les aigus, elle a cette présence de femme forte et déterminée d'une ampleur qui égale, voir surpasse, celle de Waltraud Meier lorsqu'elle était à son zénith dans ce même rôle d'Isolde. Et aucune faiblesse ne se fait sentir dans le Liebestod final.

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde) - Salut final

Stuart Skelton (Tristan) et Anja Kampe (Isolde) - Salut final

La plénitude des couleurs est de plus somptueuse, et elle dépeint une personnalité étrangement non dénuée de joie et d'optimisme qui contraste fortement avec le naturel dépressif dans lequel Stuart Skelton plonge Tristan de sa voix doucereusement homogène et sombre qui évoque, au début, par son élégance de style, le jeune Siegmund de 'La Walkyrie'.

Stuart Skelton (Tristan)

Stuart Skelton (Tristan)

Son corps est certes imposant, mais il arrive pourtant à l'utiliser au mieux pour appuyer des expressions de vie, notamment au 3e acte, comme s'il voulait finalement montrer, une fois mortellement blessé, comment Tristan se débat vaillamment avec la douleur. 

Solide de bout en bout, et fort touchant, doué d'une théâtralité hallucinée, il forme avec sa partenaire un duo qui fonctionne très bien, et tous deux nous emmènent dans cette histoire avec une humanité prégnante.

D'ailleurs, on peut remarquer qu'à la dernière image, les deux amants se tiennent plus pleinement la main que dans la version originale de 2021.

René Pape (Le Roi Marke) et Stuart Skelton (Tristan)

René Pape (Le Roi Marke) et Stuart Skelton (Tristan)

Et en Roi Marke, René Pape s'écarte de ses postures habituelles inflexibles, afin de mieux faire ressortir les affects du monarque, si bien que lui-même s'humanise de la plus belle des façons.

C'est un peu le contraire que l'on observe avec Jamie Barton qui tient très efficacement le rôle de Brangäne avec beaucoup d'assurance, mais la prive d'une sensualité de timbre qui fait défaut dans les appels à la Lune. 

Jamie Barton (Brangäne)

Jamie Barton (Brangäne)

Parfois imprévisible selon les productions, on retrouve cette fois Wolfgang Koch à son meilleur dans une interprétation de Kurwenal dont il modère le tempérament pour en faire un être sensible, avec de la vigueur et un timbre un peu oscillant mais aux intonations bienveillantes. Une justesse d'incarnation qui fait plaisir à voir et à entendre de sa part.

Wolfgang Koch (Kurwenal)

Wolfgang Koch (Kurwenal)

Quant à Sean Michael Plumb, il donne une très grande densité à Melot , sans le caricaturer, avec un timbre de voix bien saillant, et Christian Regier et Liam Bonthrone, respectivement en marin et pilote, complètent sans réserve une distribution qui fait honneur à un ouvrage qu'il est difficile de monter sans aucune faille. Une grande réussite du festival d'opéras de Munich 2023.

Jamie Barton, Anja Kampe et Stuart Skelton

Jamie Barton, Anja Kampe et Stuart Skelton

Voir les commentaires

Publié le 24 Mars 2023

Guerre et Paix (Sergueï Prokofiev – Léningrad, 12 juin 1946)
Représentation du 15 mars 2023
Bayerische Staatsoper

Natascha Rostowa Olga Kulchynska
Sonja Alexandra Yangel
Marja Dmitrijewna Achrossimowa Violeta Urmana
Peronskaja Olga Guryakova
Graf Ilja Andrejewitsch Rostow Mischa Schelomianski
Graf Pierre Besuchow Arsen Soghomonyan
Gräfin Hélène Besuchowa Victoria Karkacheva
Anatol Kuragin Bekhzod Davronov
Leutnant Dolochow Alexei Botnarciuc
Fürstin Marja Bolkonskaja Christina Bock
Fürst Nikolai Andrejewitsch Bolkonski Andrei Zhilikhovsky
Matrjoscha Oksana Volkova
Dunjascha Elmira Karakhanova
Gawrila Roman Chabaranok
Métivier Stanislav Kuflyuk
Französischer Abbé Maxim Paster
Denissow Dmitry Cheblykov
Tichon Schtscherbaty Nikita Volkov
Fjodor Alexander Fedorov
Matwejew Sergei Leiferkus
Wassilissa Xenia Vyaznikova
Trischka Solist(en) des Tölzer Knabenchors
Michail I. Kutusow Dmitry Ulyanov
Kaisarow Alexander Fedin
Napoleon Tómas Tómasson
Adjutant des Generals Compans Alexander Fedorov
Adjutant Murats Alexandra Yangel
Marschall Bertier Stanislav Kuflyuk
General Belliard Bálint Szabó
Adjutant des Fürsten Eugène Granit Musliu
Stimme hinter den Kulissen Aleksey Kursanov
Adjutant aus dem Gefolge Napoleons Thomas Mole
Händlerin Olga Guryakova
Mawra Kusminitschna Xenia Vyaznikova
Iwanow Alexander Fedorov

Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2023)

Immense fleuve lyrique, ‘Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev est rarement monté hors de sa ville de création, Saint-Pétersbourg, et de la capitale russe, Moscou, où il est régulièrement interprété plusieurs fois par décennies. Ailleurs, seuls 9 pays, l’Allemagne, la France, la Hongrie, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis l’ont représenté au moins une fois sur scène au cours des 25 dernières années.

Programmer un tel ouvrage est donc une marque de prestige, et, originellement, Dmitri Tcheniakov et Vladimir Jurowski avaient l’intention de le jouer à l’opéra de Munich dans sa version intégrale.

War and Peace - Voyna i mir (Jurowski Tcherniakov Kulchynska Zhilikhovsky) Munich

Sa genèse est cependant fort complexe. La première représentation fut interprétée au piano par Sviatoslav Richter et Anatoly Vedernikov en mai 1942 à Moscou, puis, la première version orchestrale (avec 9 des 11 tableaux initiaux) fut donnée le 07 juin 1945 à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, et, finalement, la création scénique de la première partie, augmentée de la scène du bal, fut créée le 12 juin 1946.

Prokofiev n’achèvera la seconde partie, où fut rajoutée la scène du conseil de guerre (tableau n°10), qu’en mai 1947, et il poursuivit coupures, remaniements et ajouts jusqu’à l’édition de la partition définitive en 1958.

Olga Kulchynska (Natascha) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

Olga Kulchynska (Natascha) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

De cette partition, l’Opéra d’État de Bavière reprend complètement les 7 tableaux de la première partie, ‘La Paix’, mais opère plus de 30 minutes de coupures dans la seconde partie, ‘La Guerre’, afin de supprimer tous les passages aux élans trop patriotiques qu’il n’est plus possible d’entendre à l’heure de la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Sont ainsi omis dans cette nouvelle production le chœur des volontaires, l’air stalinien de Koutouzov et le chœur des Cosaques du 8e tableau situé avant la bataille de Borodino, le chœur final du 9e tableau à l’approche des Russes du camp de Napoléon, l’intégralité du 10e tableau qui se déroule au conseil de guerre, le chœur des Moscovites du 11e tableau, et les 3/4 du treizième tableau, dont le chœur final.

Violeta Urmana (Marja Dmitrijewna Achrossimowa)

Violeta Urmana (Marja Dmitrijewna Achrossimowa)

Il n’est pas impossible que, finalement, cette version revienne à la partition qui tenait le plus à cœur au compositeur russe. Et il est évidemment inutile d’attendre une lecture de l’œuvre au premier degré de la part de Dmitri Tcherniakov, qui interroge le texte du livret en profondeur et cherche à montrer sur scène ce qu’il révèle de la mentalité russe.

Il situe ainsi l’action du début à la fin au sein du somptueux décor de la ‘salle des colonnes’ du Palais des syndicats de Moscou, bâtiment destiné à célébrer des évènements importants, à accueillir des concerts symphoniques et, surtout, à honorer les funérailles des chefs d’État. Les corps de Lénine, Staline et Gorbatchev y ont été exposés.

Tous les détails de cette salle sont minutieusement reconstitués, les colonnes corinthiennes, les balcons, le parquet, la coupole ainsi que les multiples lustres en cristal, mais ce cadre magnifique est transformé en un lieu de refuge pour la population moscovite. Sacs de couchage, couvertures, vêtements recouvrent le sol occupé par le chœur et probablement des figurants.

Alexei Botnarciuc (Leutnant Dolochow) et Bekhzod Davronov (Anatol Kuragin)

Alexei Botnarciuc (Leutnant Dolochow) et Bekhzod Davronov (Anatol Kuragin)

Dans cette première partie, le metteur en scène dépeint un portrait sensible de Natacha comme il sait si bien le faire depuis l’inoubliable Tatiana d’’Eugène Onéguine’ qu’il fit connaître au Palais Garnier en 2008, production désormais reprise à l’Opéra de Vienne.

Au début de l’histoire, le prince André Bolkonskii erre seul au milieu de la salle comme s’il allait nous raconter ce qui a précipité le malheur de son monde.

Les gens qui étaient couchés au sol se relèvent petit à petit, et le passé se réactive à un moment où tous réunis dans l’enceinte semblent à la fois dans l’attente et en recherche de protection.

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Olga Kulchynska (Natascha)

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Olga Kulchynska (Natascha)

Ceux-ci revivent un moment festif dans une humeur bon enfant. Les différences sociales sont fortement atténuées, même si Peronskaja, incarnée par Olga Guryakova – une émouvante artiste qui insufflait un subtil glamour à ses interprétations de Natacha et Tatiana à l’Opéra Bastille au début des années 2000 et qui, ce soir, joue à fond, avec un timbre encore bien percutant, la bourgeoise heureuse parfaitement adaptée à l’environnement social -, s’affiche en manteau de fourrure pimpant.

La scène de bal s’insère naturellement dans cet état d’esprit sous la forme d’une mise en scène joyeuse de la présentation des multiples protagonistes.

Epigraphe en introduction du 8e tableau de 'Guerre et Paix'

Epigraphe en introduction du 8e tableau de 'Guerre et Paix'

Pour Olga Kulchynska, artiste lyrique ukrainienne qui s’est faite remarquée en 2018 à l’Opéra Bastille dans le rôle de Rosine du ‘Barbier de Séville’, le défi est grand à faire vivre les élans passionnés et cyclothymiques de Natacha, car il s’agit de faire ressentir son manque affectif désespéré qui s’anime d’abord sous le regard du Prince Bolkonskii, et qui, une fois celui ci écarté par son père, se reporte sur le dangereux et instable Kouraguine.

Le sentiment d’exaltation est très bien rendu, de par sa voix lumineuse et fruitée qui a la légèreté de l’oiseau de ‘Siegfried’ même dans les coups de sang les plus imprévisibles, avec une irrésistible envie de vivre qui contraste avec les angoisses de Sonja pour laquelle Alexandra Yangel offre une figure prévenante teintée de mélancolie sombre d’une très grande justesse.

Il faut dire que Dmitri Tcherniakov s’ingénie à donner vie aux dizaines d’artistes qui suivent de leur regard l’intimité de l’action autour de Natacha, comme s’ils avaient tous à conduire une ligne de vie bien spécifique qui accroît l’impression de réalisme d’ensemble. Leur présence permet également de mettre en exergue le décalage comportemental de la jeune fille avec son milieu social.

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

A cela s’ajoute une intégration de la rythmique musicale dans le jeu d’acteur qui, visuellement, la rend encore plus évidente au spectateur. Et ce travail musical peut aussi bien se traduire par une gestuelle futile et ludique, à l’instar de l’arrivée dansante de Kouraguine et ses amis, qu’engendrer une grande tension d’échange lorsque Achrossimowa se confronte à Natacha pour l’aider à remettre les pieds sur terre.

Avec ses habits de grand-mère qui la rendent adorablement touchante, Violeta Urmana est d’une authenticité magnifique, la figure même du cœur sur la main à la volonté ferme, et tout dans son chant et ses expressions sincères concoure à ennoblir le très beau portrait qu’elle fait vivre.

Dmitry Ulyanov (Michail I. Kutusow)

Dmitry Ulyanov (Michail I. Kutusow)

Naturellement, le mal-être de Natacha allant grandissant, après qu’elle ait appris de Pierre Besuchow que Kouraguine est marié, cette situation blessante conduit à une tentative de suicide jouée avec une sensibilité à fleur de peau fort poignante.

Arsen Soghomonyan manifeste avec un timbre de voix robuste, mature et adouci une grande densité expressive qui donne beaucoup de profondeur à ce comte épris d’une jeune fille qu’il cherche à protéger. L’homme est sérieux, intelligent, et son monologue est mené avec force de conviction, sans que le moindre geste ne soit laissé au hasard, avant qu’une voix en coulisses annonce l’arrivée de Napoléon, et qu’un jeune enfant pointe sur le pauvre homme une arme automatique à jets d’eau dans un esprit de dérision surprenant.

War and Peace - Voyna i mir (Jurowski Tcherniakov Kulchynska Zhilikhovsky) Munich

Car si la première partie est une vibrante mise en relief du caractère de Natacha dénuée de tout mélo-dramatisme facile, la seconde partie ne met plus en scène deux armées qui s’affrontent mais le peuple russe lui-même. L’épigraphe est d’ailleurs chanté en avant-scène dans l’ombre et avec une gestuelle fort vindicative qui dynamise l’excellent chœur puissant du Bayerische Staatsoper, qui devient dorénavant le principal sujet de l’action.

Dmitri Tcherniakov imagine que tous ces russes installés au centre de la salle se livrent à un jeu de simulation de guerre où tous les aspects sont abordés : combat, camouflage, évacuation des blessés, soins. Mais l’ennemi n’est jamais visible.

Olga Guryakova (Peronskaja)

Olga Guryakova (Peronskaja)

Le baryton moldave, Andrei Zhilikhovsky, prête son charme et sa chaleur de voix au rôle d’André Bolkonskii qui, avec le même détachement qu’en première partie, est encore perdu dans ses pensées pour Natacha, sans paraître pour un sou comme un des leaders du champ de bataille.

Kutusow, le général en chef des armées, auquel Dmitry Ulyanov prête une sereine envergure débonnaire, est présenté comme un chef relâché, vulgaire, et sans prestance.  Et l’on assiste ainsi à une description dérisoire de tous les symboles religieux ou militaires, les chœurs signant des croix orthodoxes de façon rapide et mécanique, allure saccadée et automatique que l’on retrouve pour décrire le Napoléon loufoque animé par Tómas Tómasson qui prend beaucoup de plaisir à forcer la caricature.

Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski) et Olga Kulchynska (Natascha)

Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski) et Olga Kulchynska (Natascha)

Au début, cette approche semble bien légère et laisse craindre que Tcherniakov ne se contente de démythifier le volet sur ‘La Guerre’. Mais les lustres sont désormais recouverts d’un voile noir qui ne laisse présager rien de bon.
Et l’on assiste, sans s’en rendre compte au départ, à un début de tension entre les différentes individualités de la foule. Les gestes deviennent de plus en plus violents à partir du 11e tableau, avec exécutions arbitraires, tentatives de viols, et même vols des portraits de grands artistes russes tels Tchaïkovski ou Prokofiev.

En quelques images, le grand gâchis de l’histoire russe est illustré de façon glaçante avec un immense sentiment de dommage irréversible. Et c’est au cours du tableau de l’incendie de Moscou que la nature autodestructrice des Russes est le mieux mise en évidence, toujours dans un assombrissement sans retour, jusqu’au grand hommage rendu à Kutosow au moment où il s’allonge sur un nouveau lit mortuaire qui signe l’enterrement final de l’âme russe.

André Bolkonskii s’est finalement suicidé, Natacha s’est éteinte auprès de lui, et tout s’achève dans une grande impression de néant sous le regard malheureux de Pierre Besuchow.

Andrei Zhilikhovsky, Olga Kulchynska et Vladimir Jurowski

Andrei Zhilikhovsky, Olga Kulchynska et Vladimir Jurowski

Tout au long de cette représentation, l’unité artistique entre Vladimir Jurowski et les musiciens de l’Opéra de Bavière est évidente. L’évocation de la nature qui ouvre ce grand monument lyrique est un enchantement musical. La vie terrestre, les frémissements de sa verdoyance, et l’espoir d’un bonheur à portée de main sont magnifiquement évoqués, et ce splendide raffinement se double d’un art de la malléabilité qui fait rougeoyer d’une souplesse absolument crépusculaire la luxuriante matière qu’offre l'ensemble orchestral.

Très belle énergie sonore qui relance constamment l’action, les éclats des cuivres sont ciselés avec une formidable précision, mais sans en faire trop dans la grandiloquence épique.

Il y a aussi une recherche d’intimisme, de concentration du drame à sa juste mesure, et pour tout ce savant équilibre, Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov apparaissent comme deux des grandes valeurs artistiques russes d’aujourd’hui – ils sont nés tous les deux à Moscou au début des années 70 - dont on imagine bien la peine et la désolation qu’inspire le comportement de leur patrie d’origine, eux qui défendent au plus profond d'eux-mêmes un rapport éclairé et réfléchi à la vie.

Voir les commentaires

Publié le 19 Mars 2023

Die Teufel von Loudun (Krzysztof Penderecki – Hambourg, 1969)
Représentation du 14 mars 2023
Bayerische Staatsoper - Munich

Jeanne Ausrine Stundyte
Claire Ursula Hesse von den Steinen
Gabrielle Nadezhda Gulitskaya
Louise Lindsay Ammann
Philippe Danae Kontora
Ninon Nadezhda Karyazina
Grandier Nicholas Brownlee
Vater Barré Jens Larsen
Baron de Laubardemont Vincent Wolfsteiner
Vater Rangier Andrew Harris
Vater Mignon Ulrich Reß
Adam, Apotheker Kevin Conners
Mannoury Jochen Kupfer
d'Armagnac Thiemo Strutzenberger
de Cerisay Barbara Horvath
Prinz Henri de Condé Sean Michael Plumb
Vater Ambrose Martin Snell
Bontemps Christian Rieger
Gerichtsvorsteher Steffen Recks

Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Simon Stone (2022)

La reprise de ‘Die Teufel von Loudun’ qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Munich le 19 juin 2022, alors que Hambourg, à la création, puis Stuttgart, Berlin ou bien Cologne avaient bien auparavant accueilli le premier opéra de Krzysztof Penderecki, s’inscrit dans une volonté de Serge Dorny de promouvoir des œuvres créées après 1945, et de montrer que la dureté de son intrigue tire les leçons des souffrances infligées par les grands états autoritaires du XXe siècle, tout en laissant la responsabilité au spectateur de mesurer les menaces qui pèsent encore aujourd’hui sur les sociétés du monde contemporain.

Ausrine Stundyte (Jeanne)

Ausrine Stundyte (Jeanne)

Suite à la commande de Rolf Liebermann, intentant de l’Opéra de Hambourg de 1957 à 1972, le compositeur polonais a lui même rédigé un livret sur la base du drame que l’écrivain John Whiting a tiré du livre ‘Die Teufel von Loudun’ (1952) d’Aldous Leonard Huxley qui relate les évènements qui survinrent en 1634 dans la commune de Loudun située au nord de Poitiers.

A cette époque, Louis XIII et Richelieu souhaitaient détruire nombre de forteresses françaises, au moins par soucis d’économie, sinon pour fragiliser les protestants qui y trouvaient refuge. 

A Loudun, Urbain Grandier, originaire du diocèse du Mans, s’opposa aux décisions du pouvoir royal, alors que ses aventures féminines commençaient à être bien connues. Mais au même moment, des Ursulines furent sujettes à des crises obsessionnelles et l’une d’elle, Jeanne, crut reconnaître le fantôme de Grandier.

L’affaire fut remontée à Richelieu qui envoya le Baron de Laubardemont, d’abord pour régler la question de la destruction du château de Loudun, puis pour s’occuper de l’affaire des possédées.

Pendant ce temps, les tentatives d’exorcismes menées par les Pères Mignon, Barré et Rangier échouèrent, et Grandier fut arrêté, questionné et jugé le 18 août 1634, et enfin torturé et exécuté.

Die Teufel von Loudun (Stundyte Brownlee Larsen Jurowski Stone) Munich

A travers cette histoire sordide, l’œuvre de Krzysztof Penderecki soulève des questions sur le célibat des prêtres, sur l’intolérance religieuse, la violence du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux, mais aussi sur les mécanismes sociaux qui ont légitimé les dictatures au XXe siècle.

Après sa création, ‘Die Teufel von Loudun’ fut retouché à plusieurs reprises jusqu’en 2012, mais c’est la version originale qui est présentée à l’Opéra de Bavière, car sa partition laisse plus de degrés de liberté interprétatifs au chef et aux musiciens, ce qui est beaucoup plus stimulant.

L’abstraction de la musique n’est pas sans rappeler celle de Pascal Dusapin, où l’on retrouve d’étranges formations diffuses de textures originelles d’où émergent des chœurs liturgiques, et l’orchestre est prodigieusement étoffé en percussions qui recouvrent la totalité de l’arrière plan de la fosse.

Les basses entretiennent une tension sous-jacente permanente, les cordes arborent des frémissements mystérieux, des structures complexes et torturées soulignent les moments d’angoisse, et admirer la gestique parfaitement réglée de Vladimir Jurowski, qui domine un tel ensemble, fait partie du spectacle en lui même. 

Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)

Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)

Simon Stone a conçu un décor massif et cubique pivotant qui permet un enchaînement fluide des trente tableaux de l’ouvrage. Escaliers de la citadelle, chambre intime, petite chapelle des Ursulines, grand parvis d’un sanctuaire et cellule de prison, défilent dans une ambiance bleu-obscur. Et si les habits des religieuses restent intemporels, les citadins sont, eux, habillés en style contemporain.

La dramaturgie est parfaitement lisible, et le fait que ‘Die Teufel von Loudun’ comporte une forte dimension de théâtre parlé permet au metteur en scène de travailler, avec les chanteurs, le réalisme de chaque personnage de façon approfondie.

Die Teufel von Loudun (Stundyte Brownlee Larsen Jurowski Stone) Munich

Ausrine Stundyte est une artiste très intéressante pour le rôle de Jeanne, car elle est sait naturellement incarner des femmes sexuellement puissantes. La noirceur et le brillant métallique de son timbre de voix font ressentir une animalité blessée, et elle préserve un jeu sobre de telle manière à créer une opposition entre la nature spirituelle qu’elle représente et les tensions intérieures de son héroïne.

Tous ses partenaires s’inscrivent dans la même expressivité théâtrale qui crée une unité d’ambiance à la dureté implacable. Le baryton américain Nicholas Brownlee possède une forte présence physique et vocale, une massivité un peu brute et très colorée qui s’impose avec une soudaineté impressionnante, et il peut être très émouvant quand il défend la nature hédoniste de Grandier qui considère que c’est à travers ses aventures féminines qu’il exprime le mieux sa vie.

Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)

Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)

Dans la dernière partie, Simon Stone décrit sous forme de passion du Christ le supplice que vit Grandier au cours de sa marche ensanglantée à travers la ville, en montrant chaque habitant au visage fantomatique lui donner une frappe comme pour décharger sur lui leurs propres frustrations.

Il s’agit probablement de l’image de la plus puissante, car elle met en garde vis-à-vis de l’agressivité refoulée qui n’attend qu’une situation politique favorable pour pouvoir se libérer.

La scène de torture est difficilement soutenable, mais, à son point paroxysmique, le plateau tournant fait disparaître la chambre de torture alors que l’orchestre se déchaîne en un grand fracas qui exprime les cris d’horreur et de souffrance du condamné (on pense beaucoup au cri de désespoir de Katerina au dernier acte de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ de Dmitri Chostakovitch).

Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte

Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte

Et tous les représentants étatiques et ecclésiastiques, Père Barré, le Baron de Laubardemont, Père Rangier et Père Mignon, respectivement chantés par Jens Larsen (absolument terrible), Vincent Wolfsteiner, Andrew Harris et Ulrich Reß (à la retraite depuis juillet 2022, mais toujours disponible pour certains rôles), sont tellement crédibles et révulsifs qu’il devient presque difficile de les dissocier de leurs rôles lorsqu’ils réapparaissent au salut final.

Seule interprète à la fraîcheur moderne et virtuose, la jeune soprano grecque Danae Kontora offre également à Philippe une joie de vivre piquante et une luminosité qui contrastent avec les autres caractères plus sombres du drame.

Orchestre phénoménal de précision dont la patine ambrée se révèle fort malléable, chœur d’un fondu musical plaintif et harmonieux, tout concorde dans cette scénographie à créer un véritable malaise tout en chevillant le cœur du spectateur à la destinée d’un homme qui ne cesse de répéter depuis le début qu’il ne s’en ait pris à personne.

Voir les commentaires

Publié le 5 Mars 2023

Saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper de Munich (BSO)

Depuis le samedi 04 mars 2023 10h, la saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper est révélée au grand public via la chaîne TV de l’Opéra de Munich. Il s’agit de la 3e saison de Serge Dorny à la direction de cette institution, et la structure de la programmation proposée se situe exactement dans la ligne qui caractérisait les années 2017-2019 d’avant pandémie.

En effet, la saison 2022/2023 est marquée par une part inhabituellement élevée pour l’institution d’opéras du XXe/XXIe siècle (30 % hors Puccini) et d’opéras baroques (12%). 

La saison 2023/2024 apparaît donc comme un retour aux fondamentaux du théâtre, sans pour autant laisser les compositeurs italiens du XIXe siècle s’accaparer la moitié du répertoire.

Ainsi 172 soirées dédiées à 38 ouvrages, dont 8 nouvelles productions, sont annoncées ce qui correspond à ce qui était pratiqué 5 ans auparavant, en léger retrait par rapport à la saison en cours (184 représentations) qui comprend en plus le Festival Ja, Mai, qui est un festival biannuel.

Krzysztof Warlikowski et Kent Nagano - Le Grand Macabre (Première le 28 Juin 2024)

Krzysztof Warlikowski et Kent Nagano - Le Grand Macabre (Première le 28 Juin 2024)

Si Serge Dorny semble vouloir satisfaire la part la plus conservatrice du public munichois, notamment en proposant une nouvelle production de ‘Tosca’ pour 11 représentations, 7 ouvrages couvriront pour 27 soirées le répertoire des années 1909 à 2006 dont 3 nouvelles productions : ‘Die Passagierin’ (Mieczyslaw Weinberg) mis en scène par Tobias Kratzer sous la direction de Vladimir Jurowski – il s’agit d’une œuvre qui traite de l’expérience des camps de concentration -, le diptyque ‘Lucrezia’ (Ottorino Respighi) / ‘Der Mond’ (Carl Orff) mis en scène par une artiste ukrainienne, Tamara Trunova, au Théâtre Cuvilliés avec les chanteurs de l’Opera Studio sous la direction d’Azim Karimov, et ‘Le Grand Macabre’ (György Ligeti), œuvre créée en 1978 à Stockholm, en 1981 au Palais Garnier et en 1997 à Salzbourg dans une version révisée, qui fera l’ouverture du Festival d’été 2024 dans une mis en scène de Krzyzstof Warlikowski, sous la direction de Kent Nagano

Il s’agira de la 3e collaboration entre le metteur en scène polonais et le directeur musical américain après ‘Die Bassariden’ (Salzburg – 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier – 2022). Le choix entre la version allemande ou anglaise du 'Grand Macabre' sera effectué par Krzysztof Warlikowski dans les six semaines qui suivront la première d''Hamlet' à l'Opéra de Paris.

Les reprises d’’Elektra’ (Richard Strauss), de ‘Nos’ (Dimitri Chostakovitch) et de ‘Wozzeck’ (Alban Berg) seront par ailleurs toutes dirigées par Vladimir Jurowski.

Vladimir Jurowski - Die Passagierin, Elektra, Nos, Wozzeck, Die Fledermaus

Vladimir Jurowski - Die Passagierin, Elektra, Nos, Wozzeck, Die Fledermaus

Les fondamentaux du répertoire des compositeurs italien du XIXe siècle reprennent cependant un peu de vigueur en occupant un bon tiers des soirées (63 représentations) avec 15 ouvrages dont 5 de Giacomo Puccini (‘Tosca’ – nouvelle production mis en scène par Kornél Mundruczó sous la direction d’Andrea Battistoni -, ‘Madame Butterfly’, ‘La Bohème’, ‘Il Trittico’ et ‘La Fanciulla del West’), 5 de Giuseppe Verdi (‘Macbeth’, ‘Il Trovatore’, ‘La Traviata’, ‘Aida’, ‘Otello’), ainsi que les reprises de ‘L’Elisir d’Amore’, ‘Lucia di Lammermoor’, ‘Norma’, ‘Il Barbiere di Siviglia’, et ‘La Cenerentola’.

Kornél Mundruczó - Tosca (Première, le 20 mai 2024)

Kornél Mundruczó - Tosca (Première, le 20 mai 2024)

Et comme nous sommes à Munich, Mozart et Wagner sont très bien servis cette saison avec une nouvelle production des ‘Noces de Figaro’ confiée à Evgeny Titov sous la direction de Stefano Montanari, les reprises de ‘Idomeneo’, ‘La Flûte enchantée’, ‘Cosi fan tutte’ et ‘L’enlèvement au sérail’, ainsi que 7 représentations de ‘Tannhäuser’, 6 représentations de ‘Parsifal’ et 4 soirées respectivement pour ‘Lohengrin’ et ‘Le Vaisseau Fantôme’.

Deux autres compositeurs germanophones du XVIIIe et XIXe siècle sont également à l’affiche avec une nouvelle production de ‘Die Fledermaus’ (Johan Strauss) mis en scène par Barrie Kosky sous la direction de Vladimir Jurowski, qui sera complétée par la reprise de ‘Fidelio’ (Beethoven).

Brandon Jovanovich - La Dame de Pique (Première, le 04 février 2024)

Brandon Jovanovich - La Dame de Pique (Première, le 04 février 2024)

Loin d’être mises au ban du répertoire, les œuvres russes de la période romantique sont bien présentes cette saison avec une nouvelle production de ‘La Dame de Pique’ (Piotr Ilyitch Tchaikovski) mise en scène par Benedict Andrews sous la direction d’Aziz Shokhakimov, chef d’orchestre qui fait ainsi ses débuts à l’Opéra de Bavière après des débuts très remarqués à l’Opéra de Paris dans ‘Lucia di Lammermoor’.

Quant à la reprise de ‘Boris Godounov’ (Modeste Petrovitch Moussorgski), elle sera confiée à la direction de Dima Slobodeniouk avec Dmitry Ulyanov dans le rôle titre.

Mirga Gražinytė-Tyla - Pelléas et Mélisande (Première, le 09 juillet 2024)

Mirga Gražinytė-Tyla - Pelléas et Mélisande (Première, le 09 juillet 2024)

Munich défend habituellement très peu le répertoire français, la nouvelle production de ‘Pelléas et Mélisande’ (Claude Debussy) mise en scène par Jetske Mijnssen dans le cadre du festival d’été sous la direction de la chef d’orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla est donc un évènement bienvenu. Il s’agit d’une coproduction avec l’opéra de Dallas qui sera représentée au Prinzregententheater.

La reprise de ‘Carmen’ (Georges Bizet) sera aussi l’occasion de retrouver Daniele Rustioni à la direction musicale, mais avec une distribution non francophone.

Tamara Trunova - Lucrezia / Der Mond (Première, le 24 avril 2024)

Tamara Trunova - Lucrezia / Der Mond (Première, le 24 avril 2024)

Peu soutenu également à Munich, le répertoire baroque ne pourra compter que sur deux représentations de ‘Didon et Enée’, dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui seront jouées dans le cadre du ‘UniCredit Septemberfest’ pour ouvrir la nouvelle saison lyrique, avec seulement deux catégories de prix, 8 et 25 euros.

Klaus Florian Vogt - Tannhäuser (Reprise, le 05 mai 2024)

Klaus Florian Vogt - Tannhäuser (Reprise, le 05 mai 2024)

Et pour ceux qui scrutent les distributions de grands chanteurs, ils pourront retrouver nombre d’artistes tels Sonya Yoncheva (Madame Butterfly, Norma), Anja Harteros (Otello, Parsifal, Tosca), Lise Davidsen (La Dame de Pique, Il Trittico), Asmik Grigorian (La Dame de Pique), Elena Pankratova (Elektra), Violeta Urmana (Elektra, La Dame de Pique), Ermonela Jaho et Tanja Ariane Baumgartner (Il Trittico), Marina Rebeka (Il Trovatore), Pretty Yende (L’Elixir d’Amour), Tara Erraught (Le Barbier de Séville), Isabel Leonard (La Cenerentola), Brenda Rae (L’Enlèvement au Sérail), Marlis Petersen (Wozzeck et Tannhäuser), Yulia Matochkina et Okka von der Damerau (Tannhäuser), Anja Kampe et Rachel Willis-Sørensen (Lohengrin), Diana Damrau (Die Fledermaus), Nina Minasyan (Lucia di Lammermoor), Nadezhda Pavlova (La Traviata), Anita Rachvelishvili et Elena Guseva (Aida), Saioa Hernández (Macbeth), Nicole Car (La Bohème), Vida Miknevičiūtė (Fidelio, Elektra), Ausrine Stundyte (Didon et Enée), Michael Volle (La Fanciulla del West), Charles Castronovo (Tosca), Jonas Kaufmann (Tosca et Aida), Wolfgang Koch (Il Trittico, Fidelio), Brandon Jovanovich (La Dame de Pique), Joseph Calleja (La Bohème), Bogdan Volkov (La Traviata, Cosi fan tutte), Pavol Breslik (Idomeneo), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser), Christian Gerhaher (Tannhäuser, Pelléas et Mélisande, Parsifal), Georg Zeppenfeld (Parsifal), Willard White (Les Noces de Figaro), Lawrence Brownlee (La Cenerentola), Xabier Anduaga (Lucia di Lammermoor), Franz-Josef Selig (L’Enlèvement eu sérail, Pelléas et Mélisande), Javier Camarena (L’Elixir d’Amour), Peter Mattei (Wozzeck) …

Un focus sur les grands chanteurs français permet enfin de mettre en valeur Ludovic Tézier (Tosca), Sabine Devieilhe et Sophie Koch (Pelléas et Mélisande), Sandrine Piau (Cosi fan tutte) et Elsa Dreisig (Il Trittico, Les Noces de Figaro) qui rejoint ainsi l'Ensemble du Bayerische Staatsoper où elle sera dorénavant en résidence.

Elsa Dreisig - Les Noces de Figaro et Il Trittico

Elsa Dreisig - Les Noces de Figaro et Il Trittico

Avec seulement une coproduction parmi les 8 nouvelles productions, et 6 productions de répertoire dont les prix ne dépassent pas 100 euros en première catégorie (Nos, Boris Godounov, l'Enlèvement au Sérail, Idomeneo, La Cenerentola, Le Barbier de Séville), et un taux de fréquentation de 94% * en 2022, l'Opéra de Munich affiche une santé insolente et ne cède en rien à son identité artistique unique dans le monde.

*BR Klassik : Muss intendant Serge Dorny umsteuern?

Le détail de la saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper peut être consulté sous le lien suivant : Season 2023 /2024 : We are a chasm - a well that stares into the Sky.

Voir les commentaires