Publié le 30 Juin 2024

Il Trovatore (Giuseppe Verdi – 19 janvier 1853, Rome)
Représentation du 29 juin 2024

Münchner Opernfestspiele 2024 - Bayerische Staatsoper

Ferrando Tareq Nazmi
Inez Erika Baikoff

Leonora Marina Rebeka
Count di Luna George Petean
Manrico Vittorio Grigolo
Azucena Yulia Matochkina
Ruiz Granit Musliu

Direction musicale Francesco Ivan Ciampa
Mise en scène Olivier Py (2013)

Production qui fit l’ouverture du Festival lyrique de l’Opéra de Munich le 27 juin 2013, et qui est régulièrement reprise tous les 2 ou 3 ans, la vision macabre du 'Trouvère' par Olivier Py a pour elle de laisser planer en permanence la malédiction du meurtre de la mère d’Azucena dans un décor industriel sombre dont la complexité interroge encore, d’autant plus qu’il imbrique une scène théâtrale, l’histoire étant une narration. 

Marina Rebeka (Leonora)

Marina Rebeka (Leonora)

La mort est un acteur omniprésent qui prend la forme de figurants aux têtes d’Anubis, ou bien se revêt d’un corps totalement noir lorsque Leonora songe au suicide.

Manrico est dépeint comme un fanatique dont la ferveur atteindra son paroxysme devant une croix enflammée, et l’on peut dire que Vittorio Grigolo représente à outrance ce personnage animé par une flamme intérieure destructrice. Car le ténor italien affiche un rayonnement, une clarté et une richesse de couleurs d’une très grande insolence qui arrivent à susciter l’admiration malgré un jeu exacerbé et un rythme personnel qui ne doivent sûrement pas faciliter la tâche du chef d’orchestre. Rien ne résiste à son chant sanguin d’une implacable efficacité, comme si le chanteur était en recherche d'une rupture.

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Ainsi, on ne peut pas trouver plus opposé de caractère que celui de Marina Rebeka, dont la technique sophistiquée fait entendre à quel point l’écriture verdienne est d’une grande finesse, parcellée de progressifs changements de teintes toujours chargées d’éclat.

Et comme très souvent chez cette élégante artiste, le panache dans la souffrance ne cède en rien aux effets mélodramatiques, comme si la retenue dans l’expression des tendres sentiments de Leonora était la manifestation d’une inséparable maîtrise de soi.

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Grand interprète du style verdien également, George Petean porte avec lui l’essence de la vitalité italienne, un chant chargé d’une terre de caractère, ce qui s’entend le mieux lorsqu’il est en dialogue avec la salle. Toutefois, dans les ensembles où l’orchestre prédomine, son timbre se dilue plus nettement que ses partenaires, ce qui lui fait perdre en impact, notamment lorsqu’il est en duo avec le Manrico galvanisant de Vittorio Grigolo.
Mais cela humanise aussi  le portrait du Conte di Luna.

Et sans sembler trop forcer sur ses moyens, Yulia Matochkina inspire en Azucena un personnage d’un grand raffinement, capable autant de puiser dans une noirceur nobiliaire que d’extérioriser des aigus brillants.

Il Trovatore (Rebeka Grigolo Matochkina Petean Ciampa Py) Munich

Parmi les seconds rôles, Tareq Nazmi n’a aucun problème à donner du corps à ce Ferrando qui se révélera être le meurtrier de Manrico, et si le chant profondément moiré d’Erika Baikoff (Inès) a un contour trop flou, c’est d’une belle prestance et d’une forte coloration de timbre que Granit Musliu dote le personnage de Ruiz. Ce jeune chanteur découvert l’année dernière au Festival de Sanxay en Don Ottavio, n’a pas fini d’imprimer sa marque.

George Petean (Le Comte di Luna)

George Petean (Le Comte di Luna)

Avec ces personnalités vocales assez disparates – seules Marina Rebeka et Yulia Matochkina sont les plus proches, stylistiquement parlant -, l’unité d’ensemble est confortée par la direction de Francesco Ivan Ciampa qui, non seulement insuffle un courant orchestral d’une grande puissance, mais combine aussi avec talent les différentes lignes de l’ouvrage afin d’en faire ressortir les traits dramatiques et sombres, comme pour faire ressentir une force sous-jacente à la manœuvre.

Le son de l'Orchestre de l'Opéra de Bavière conserve une excellente souplesse mêlée à une fougue italianisante qui ne vire jamais au vulgaire, et les cuivres sont très chaleureux. Le public n’en est que plus survolté, et avec un chœur d’une grande présence et très bien chantant, tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette soirée une interprétation d’une grande générosité.

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Publié le 24 Juin 2024

La Vestale (Gaspare Spontini – 15 décembre 1807 – Opéra de Paris, salle Montansier)
Répétition générale du 10 juin et représentations des 15, 23 juin et 05 juillet 2024
Opéra Bastille

Licinius Michael Spyres
Cinna    Julien Behr
Le Souverain Pontife     Jean Teitgen (10 & 15)
                                       Nicolas Courjal (23)
Julia Elza van den Heever (10 & 23)
         Élodie Hache (15)
La Grande Vestale Eve-Maud Hubeaux
Le chef des Aruspices, un consul Florent Mbia

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Lydia Steier (2024)
Nouvelle Production

Retransmission en direct le 29 juin 2024 sur Paris Opera Play, la plateforme de diffusion de l’Opéra national de Paris, et diffusion entre le 06 septembre 2024 et le 06 mars 2025 sur OperaVision.
Diffusion sur France Musique le samedi 21 septembre 2024 à 20h dans l’émission ’Samedi à l’Opéra’ présentée par Judith Chaine

Au cours des 15 années qui précédèrent la Révolution Française, la nouvelle salle du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, inaugurée en 1770, fut le lieu de la révolution Gluck, où seront créés ‘Orphée et Eurydice’ (1774), ‘Alceste’ (1776), ‘Armide’ (1777) et ‘Iphigénie en Tauride’ (1779).

Ce théâtre s’enflamma à nouveau en 1781, et c’est à la salle de la Porte-Saint-Martin que la résistance des Italiens s’illustra par les créations de ‘Didon’ de Piccinni (1783), 'Renaud’ (1783) et ‘Oedipe à Colone’ (1787) de Sacchini, ‘Tarare’ (1787) de Salieri, en même temps que la veine comique gagnait ses plus grands succès avec ‘La Caravane du Caire’ (1784) et ‘Panurge dans l’Ile des Lanternes’ (1785) de Grétry, et ‘Les Prétendus’ de Lemoyne (1789).

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

La Révolution marqua un arrêt net à cette profusion de créations et de genres qui dépassèrent tous très largement la centaine de représentations, et au cours des 15 ans qui suivirent, aucun ouvrage ne fut créé qui puisse remporter un succès durable. 

Mademoiselle Montansier fit construire en 1793 un vaste théâtre, rue de la Loi – l’actuelle rue Richelieu -, qui deviendra un lieu de culte impérial sous le contrôle de Napoléon Ier

L’Opéra devint ainsi un lieu de propagande, et les ouvrages qui y furent créés ‘Astyanax’ (1801), ‘Sémiramis' (1802), ‘Le Triomphe de Trajan’ (1807), ne resteront pas plus de 20 ans au répertoire.

La Vestale (van den Heever Hache Spyres Hubeaux de Billy Steier) Opéra de Paris

La véritable renaissance artistique de l’Opéra de Paris fut cependant marquée par une date, celle du 15 décembre 1807.
Ce soir là, en présence de l’Impératrice Joséphine qui avait œuvré afin que les répétitions se maintiennent malgré les réticences des musiciens, ‘La Vestale’ de Gaspare Spontini remporta un triomphe retentissant, si bien que l’Académie des Beaux-Arts lui décerna le prix décennal du Grand Opéra en 1810.

Grand admirateur de l’œuvre, Hector Berlioz considérait que ‘La Vestale’ laissait loin derrière la ‘Didon’ de Piccinni, et que la peinture des sentiments n’avait jamais connu auparavant une telle vérité. L’ouvrage connut un immense succès à Paris, où elle sera jouée jusqu’au 12 juin 1854, mais aussi à Naples et dans toute l’Allemagne. Richard Wagner dirigea lui même l'ouvrage à Dresde en présence du compositeur, le 15 octobre 1844.

Le retour au répertoire de l’Opéra de Paris de ‘La Vestale’, après 170 ans d’absence, est donc un évènement qui vise à faire redécouvrir un opéra charnière qui annonce le Grand Opéra français, genre qui n’émergera que 20 ans plus tard, tout en conservant l’esprit des tragédies de Gluck, et où poignent également les qualités belcantistes enflammées que déploiera avec force le romantisme italien grâce à Vincenzo Bellini.

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Pour sa seconde production parisienne après la biblique ‘Salomé’ d’Oscar Wilde et Richard Strauss (2022),  Lydia Steier aborde le sujet des abus de pouvoir spirituels et despotiques.

En s’appuyant sur une reproduction inspirée et finement détaillée du grand amphithéâtre de la Sorbonne – ses dimensions sont proches de celles de la scène Bastille -, elle inscrit la maison des Vestales au tournant du XXe siècle, dans un temple de la science où l’on brûle les livres du savoir. Et au second acte, le feu de Vesta devient même l’émanation d’un autodafé clairement organisé .

Au cours de la longue introduction qui met en scène le serment d’amitié entre le général romain Licinius et son ami Cinna, des corps suspendus par les pieds payent durement leur dénonciation de la devise du pouvoir ‘Talis est ordo Deorum’ (‘Tel est l’ordre divin’). Ce général porté sur la bouteille n’apparaît pas particulièrement sympathique, et le final du premier acte met en scène son triomphe à partir d’un film de propagande évoquant le culte du chef des grands régimes autoritaires du XXe siècle, non sans friser volontairement le kitsch.

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Ce premier acte, le plus long de l’œuvre, conçu initialement comme un hommage flatteur au Sacre de l’Empereur Napoléon Ier victorieux, montre les travers de l’association des pouvoirs militaires et religieux qui s’appuient sur la terreur et la violence vis à vis des populations faibles et minoritaires.

La Grande Vestale n’hésite pas à violenter les réfractaires, le cortège de gladiateurs et d’esclaves ressemble à une parade de l’Inquisition où des corps sont ensanglantés et même gazés aux yeux de tous, et le peuple apparaît comme un groupe conditionné prompt à juger et à devenir lui même tortionnaire.

C’est toute une mise en scène de la déshumanisation qui est dépeinte ici – les Vestales sont départies de leur chevelure dès leur entrée dans les ordres - avec force de détails et une lisible organisation des mouvements de la foule, de la cour et des exécutants. La musique, y compris chorale, respecte un certain formalisme académique qui permet de suivre assez froidement le rituel quelque peu artificiel de ce monde révulsant, surtout que les emblèmes du pouvoir (drapeaux, décorations, teintes pourpres) sont volontairement ostentatoires.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Au second acte, cœur palpitant de l’ouvrage qui emportera l’adhésion du public dès sa création, des livres en flamme créent une lumière pénombrale tout en donnant un aspect intime à la bibliothèque. Le délire et les souffrances de la Vestale, qui n’en peut plus de vivre contre ses désirs, se projettent sous forme d’ombre sur l’un des murs, et la scène de retrouvailles avec Licinius montre un peu maladroitement les désirs des corps.

Mais du haut d’un passage invisibilisé en arrière scène, le Souverain Pontife a été alerté et observe la scène. L’autodafé s’est éteint. A son retour, la Grande Vestale s’en prend à Julia sans retenue, avant d’être elle-même désignée par le Souverain comme responsable de l’extinction du feu.

Michael Spyres (Licinius)

Michael Spyres (Licinius)

Enfin, le dernier acte montre l’arrestation de Licinius, ainsi qu’une très belle scène de La Vestale chantant son air d’adieux ‘Toi que je laisse sur la terre’ attachée à un poteau, mais sur un fond galactique poétique qui est aussi l’évocation d’une vision de l’univers opposée à celle d’un Dieu incarné. Nous assistons finalement à l’avènement de Cinna en tant que véritable traître conspirateur qui recherche la reconnaissance du Souverain Pontife désormais affaibli. 

Le couple semble sauvé par le coup d’éclat final, mais lorsque la grande Vestale est emmenée de force hors de la salle, les tirs de mitraillettes des trois sbires du nouveau tyran concluent à une issue fatale pour tous.

Lydia Steier fait ainsi d’une fable antique monolithique, marquée par l’intervention divine, une analyse très maîtrisée des mécanismes de durcissement et d’adaptations comportementales induits par l’installation d’un pouvoir dictatorial.

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

A l’origine, elle prévoyait de conclure les dernières notes sur un texte rappelant que près des 3/4 des habitants de la planète vivent sous des régimes autocratiques, mais c’est finalement la citation de Voltaire ‘Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion’ (1774) qu’elle retient pour signifier son inquiétude face à l’instrumentalisation de la religion par les fanatiques.

Étrangement, en accentuant l’ambiance oppressive de cette façon là, dans un ouvrage qui annonce le belcanto, se crée un lien évident avec ‘Beatrice di Tenda, œuvre de Bellini que le public parisien a découvert sur cette même scène quelques mois auparavant, sur le thème de la torture d’État.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Pour faire vivre ce drame lyrique et lui donner une unité, Bertrand de Billy est de retour dans la fosse de Bastille, après avoir dirigé ‘La Vestale’ cinq ans auparavant au Theater an der Wien, dans une mise en scène de Johannes Erath.

D’un geste très enveloppant, ornant la moindre coda d’un récitatif, il obtient de beaux volumes fluides au son dense et lumineux auxquels il insuffle une théâtralité souple et raisonnée, tel un artiste peignant une grande fresque par des mouvements de respirations développés avec assurance. Il en résulte un très grand sentiment de confort et d’osmose avec tous les solistes.

Élodie Hache (Julia)

Élodie Hache (Julia)

Il retrouve dans les rôles principaux deux grands artistes de l’aventure spontinienne à Vienne en 2019, Michael Spyres et Elza van den Heever. Le bariténor américain est absolument somptueux, d’une parfaite clarté d’élocution, avec ce timbre résonnant au toucher de velours qui transmet une tendresse ombreuse, la marque de ce grand interprète du répertoire français. Il serait un Enée idéal à l’occasion d’une reprise du monument homérique de Berlioz, ‘Les Troyens’.

Ayant le physique d’un grand personnage classique, la soprano sud-africaine caractérise la Vestale par un chant d’une très longue portée de souffle, usant d’un art de la modulation qui lui permette de varier les nuances et les effets d’intensité tout en maintenant une ligne vibrante continuement musicale.

Expressions désespérées de grande ampleur, très touchante par la profondeur de son imploration envers Vesta ‘Mon trouble, mes combats, mes remords, ma douleur’, elle offre un mélange de sensibilité et de solidité fort saisissant.

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Souffrante cependant lors des deux premières représentations, c’est Elodie Hache qui la remplace ces deux premiers soirs, un impressionnant défi que la soprano française relève en réussissant à imposer une présence qui se manifestera par une forte intensité au célèbre second acte.

Elle bénéficie d’une diction parfaite rendant tout intelligible, et dramatise aussi les effets théâtraux afin d’appuyer les sentiments d’urgence avec véhémence. De par sa plus petite taille, elle peut décrire une personnalité plus immédiate et naturelle, avec une projection bien canalisée qui soutient la largeur de la salle.

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

En Cinna, Julien Behr chante avec un engagement infaillible, ses expressions de voix restant assez monochromes et portées par un flux inaltérable dont l’impact est renforcé, en ouverture, par la présence du mur des suppliciés.

Et dans le rôle de la Grande Vestale dont la méchanceté est nettement appuyée, Eve-Maud Hubeaux fait entendre des accents fauves et une impétuosité décomplexée qui rend sa personnalité très entière, son jeu ayant toujours une expressivité efficace. Mais elle devient aussi très émouvante quand la situation se retourne contre elle, en bouleversant totalement sa position de tortionnaire à celle de victime.

Enfin, Jean Teitgen assure toujours une noblesse de ligne qui, même dans les instants de colère, diffuse un fond humain qui se ressent immédiatement. Souffrant lors de la représentation du 23 juin, c’est le chant de Nicolas Courjal qui vient l’appuyer pour brosser un Souverain Pontife tout aussi saisissant et d’une excellente diction, mais d’une noirceur plus farouche.

Par ailleurs, chaque intervention de Florent Mbia s'impose par sa droiture accomplie.

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Chœur très bien intégré à la mise en scène, toutes les nuances de ses personnalités se distinguent dans les scènes de stupeurs et de jugements qui caractérisent les deux derniers actes.

Lorsque l’on connaît bien les œuvres qui émergeront à Paris tout au long du XIXe siècle, ‘Guillaume Tell’, ‘Faust’, ‘Don Carlos’, ‘Les Troyens’, on peut, au premier abord, trouver ‘La Vestale’ moins consistante, mais en se mettant dans l’esprit de la période de création, et avec une distribution d’un tel niveau, il devient possible de se laisser immerger par une musique qui imprègne le caractère principal avec passion.

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Publié le 15 Juin 2024

Dream Requiem (Rufus Wainwright – Lord Byron – Paris, le 14 juin 2024)
Concert du 14 juin 2024
Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

Dream Requiem (2024) – Création mondiale
Pour narrateur, soprano solo, chœur d’enfants, chœur et orchestre, sur le poème « Darkness » de Lord Byron et la messe de Requiem.
1. Darkness I, 2. Requiem aeternam, 3. Lux perpetua, 4. Kyrie, eleison!, 5. Sequentia I: Dies irae, 6. Darkness II, 7. Sequentia II: Mors stupebit, 8. Sequentia III: Rex tremendae, 9. Sequentia IV: Ingemisco,  10. Sequentia V: Confutatis, 11. Darkness III, 12. Offertorium, 13. Sanctus, 14. Agnus Dei, 15. Lux Aeterna, 16. Darkness IV, 17. In paradisum

Direction musicale Mikko Franck
Orchestre Philharmonique de Radio France
Chœur et Maîtrise de Radio France
Violon Solo Nathan Mierdl
Récitante Meryl Streep
Soprano Anna Prohaska

Commande de Radio France, Royal Ballet London, Los Angeles Master Chorale, Palau de la Música Catalana Barcelona, RTÉ Concert Orchestra, Helsinki Philharmonic Orchestra, Nederlands Philharmonisch Orkest

Depuis son passage à Paris en octobre 2003 lors d'une soirée unique passée sur le Batofar, une péniche branchée flottante au pied de la Grande Bibliothèque de Paris, pour y interpréter au piano des mélodies de ses trois premiers albums, ‘Rufus Wainwright’ (1998), ‘Poses’ (2001) et ‘Want One’ (2003), la carrière de Rufus Wainwright a atteint un rayonnement inimaginable au cours des 20 ans qui suivirent.

Mikko Franck, Meryl Streep et Rufus Wainwright

Mikko Franck, Meryl Streep et Rufus Wainwright

Fortement imprégné de l’univers de l’opéra, le chanteur canadien a créé son premier ouvrage lyrique ‘Prima Donna’, en langue française, au Palace Theatre de Manchester, le 10 juillet 2009, puis un second opéra, ‘Hadrian’, à la Canadian Opera Company le 13 octobre 2018, sous la direction d’Alexander Neef.

‘Dream Requiem’ est donc sa troisième composition lyrique qui reprend la structure d’une messe liturgique en y insérant des extraits du poème de Lord Byron ‘Darkness’, écrit en 1816 suite à l’éruption du Mont Tambora (Indonésie), dont la violence entraîna un hiver volcanique pendant 3 ans, au point de provoquer des baisses de température de 3°C en moyenne en Europe.

Philharmonique et Chœur de Radio France à l'Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

Philharmonique et Chœur de Radio France à l'Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique

Le lancinant et sombre déroulé introductif des cordes donne l’impression de survoler un paysage lunaire évoquant le désastre humain après un cataclysme, et la voix narrative de Meryl Streep, simplement posée sur le souffle avec une diction très précise et accrocheuse, s’allie à l’ensemble et à la ligne mortuaire d’une clarinette avec beaucoup de naturel.

La voix d’Anna Prohaska appelle à la lumière, et l’élan extatique de l’orchestre explose et porte le chœur, surélevé en arrière scène sous la sculpture monumentale de l’orgue, avec une vigueur qui semble virer à la transe. La musique devient très rythmée et dansante, comme une mécanique en marche.

Anna Prohaska

Anna Prohaska

On reconnaît par la suite des motifs de cordes oscillants emblématiques de la musique de Philip Glass, ainsi que le chant allant sautillant de l’écriture vocale de John Adams, jusqu’à ce magnifique moment d’évasion joué à l’alto par Marc Desmons en plein milieu de l’ouvrage avec le soutien des cordes, qui nous emmène dans l’univers onirique de ‘La Femme sans ombre’ de Richard StraussMikko Franck est d'une implication impeccable.

Le retour sur terre est vif avec une reprise grandiose du chœur, des passages a cappella, le chant de l'ensemble coulant sur un seul souffle sans discontinuité cette fois, l’atmosphère sombre et dévastée du début est à nouveau rappelée, et le chœur d’enfants conclut la pièce par une évocation de l’espoir, de l’apaisement, et un retour à une certaine pureté.

Meryl Streep

Meryl Streep

Salle comble devant un public très jeune que l’on ne voit pas habituellement à l’occasion des concerts classiques, car Rufus Wainwright, plus connu pour ses ballades, soit intimes et uniquement accompagnées au piano, soit enveloppées d’une orchestration sophistiquée et baroque, a ainsi le pouvoir de capter ses admirateurs et de les inviter à le suivre dans ses incursions lyriques et symphoniques.

Marc Desmons (Alto)

Marc Desmons (Alto)

Standing ovation nourrie pour tous les artistes, Rufus Wainwright compris, cela va sans dire!

A revoir sur Arte Concert ici jusqu'au 13 juin 2028.

Maîtrise de Radio France

Maîtrise de Radio France

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Publié le 7 Juin 2024

Don Quichotte (Jules Massenet –
Opéra de Monte-Carlo, le 24 février 1910)
Représentations du 14, 29 mai et 05 juin 2024
Opéra Bastille

Don Quichotte Christian Van Horn (14&29/05)
                         Gábor Bretz            (05/06)
Dulcinée Gaëlle Arquez
Sancho Étienne Dupuis
Pedro Emy Gazeilles
Garcias Marine Chagnon
Rodriguez Samy Camps
Juan Nicholas Jones
Deux serviteurs Young-Woo Kim, Hyunsik Zee
Chef des bandits Nicolas Jean-Brianchon
Quatre bandits Pierre André, Bastien Darmon, Gabriel Paratian, Joan Payet

Direction musicale Patrick Fournillier
Mise en scène Damiano Michieletto (2024)

Retransmission en direct sur France TV / Culture Box le 23 mai 2024 à 19h30
Diffusion sur France Musique le samedi 29 juin 2024 à 20h dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaîne

Présenté au Palais Garnier pour la première fois dans son intégralité le 16 avril 1974 – il y eut auparavant une production à l’Opéra Comique en 1945 sous l’égide de la R.T.L.N –, ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet a connu plusieurs mises en scène successives à l’Opéra national de Paris de la part de Peter Ustinov (1974), Piero Faggioni (1986) puis Gilbert Deflo (2000 et 2002).

Le livret n’est pas une adaptation directe du roman de Cervantès, mais celle du drame héroïque de Jacques Le Lorrain ‘Le Chevalier de la longue figure’, qui fut créé au Théâtre Victor Hugo (l’actuel Trianon situé sur le boulevard Marguerite-de-Rochechouart à Paris) le 30 avril 1904.

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

A l’instar de ‘Werther’ et ‘Manon’, l’ouvrage s’est imposé au répertoire de l’institution alors qu’il n’y a pas été créé – c’est la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo qui en eut le privilège, le 24 février 1910 – au point de faire partie des 60 ouvrages régulièrement repris ces dernières années, loin devant les opéras du compositeur stéphanois écrits spécifiquement pour l’Opéra, ‘Le Roi de Lahore’, ‘Le Cid’, ‘Le Mage’, ‘Thaïs’ ou ‘Ariane’.

Et pour cette nouvelle production, l’Opéra de Paris fait appel à l’un des directeurs scéniques les plus prolixes du moment, Damiano Michieletto.

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Les incursions du metteur en scène vénitien dans les ouvrages en langue française sont d’ailleurs de plus en plus fréquentes depuis ‘Roméo et Juliette’ (Venise, 2009) jusqu’à ‘Carmen’ (Londres, 2024), en passant par 'Guillaume Tell’ (Londres, 2015), ‘Samson et Dalila’ (Opéra de Paris, 2016), ‘Cendrillon’ (Berlin, 2018) ou bien ‘Les Contes d’Hoffmann’ (Sydney, 2023).

Pour ce ‘Don Quichotte’, il reste sans surprise à distance de tout contexte historique ou folklorique, ce qui se révèle d’emblée frustrant dans l’ouverture Flamenco menée sans danse, avant de laisser place à la peinture d'un portrait intérieur d’une très grande sensibilité.

Il a conçu un décor modulable qui, en situation de repli, représente un salon d’intérieur simple et décoré d’un vert mélancolique, avec en arrière plan une petite cuisine, le plafond étant relativement bas afin de donner une impression panoramique et d’enfermement.

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Don Quichotte est un poète en mal d’inspiration, les chants de la foule résonnent dans sa tête, et les quatre amoureux surgissent des meubles pour moquer son amour passé pour Dulcinée, une sorte de maîtresse d’école dont le souvenir est projeté en vidéo sur le mur longitudinal.

Et lorsque ses pensées s’ouvrent sur ce passé et ses scènes imaginaires, les murs s’élargissent pour révéler un vaste espace en forme de chambre photographique qui s’étire et se rétrécit de manière circulaire comme pour donner une impression de puits sans fond. On assiste ainsi à une alternance entre le monde mental et la condition d’un homme seul, simplement accompagné par son serviteur.

Un amateur d’opéra pourrait faire une analogie avec la condition que connut Maria Callas en fin de carrière, vivant seule à Paris avec ses domestiques et revivant intérieurement son passé.

Don Quichotte (Van Horn Bretz Arquez Dupuis Fournillier Michieletto) Opéra de Paris

Les variations de lumières passant du blanc-vert franc aux teintes plus sombres et chaleureuses permettent d’amener doucement les transitions entre les différents niveaux d’états d’âme et de faire ressentir intuitivement au spectateur les changements d’état psychique.

Le lever d’aurore où apparaît dans les airs Dulcinée parmi des chevaux de manège est l'un des magnifiques moments de cette production, poésie qui se retrouve également dans la scène de fête chez la jeune femme où la musique invisible devient celle qu’écoute seul Don Quichotte, enivré par la magie d’une mélodie issue d’un casque.

Le metteur en scène a ensuite recours à des personnages vêtus de noirs pour imager les symptômes dépressifs qui envahissent la tête de celui qui se vit comme un chevalier. La lutte avec les géants devient ainsi une manifestation maladive de son cerveau perturbé, la vidéo venant y superposer des images de nuées de mouches noires pour accentuer ce mal-être intérieur. 

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

La scène clé se situe cependant très clairement au moment où le héros réussit à récupérer le collier pour sa belle, toujours dans une imagerie mentale, où sa foi chrétienne est simplement soulignée par une lumière jetée sur lui quand il tend la main vers le ciel, sur une musique d’orgue et sous la pression des bandits. Aucune main ne descend pour soulager sa douleur, et un des voleurs lui rend le bijou, illusion d’un sens déique. 

On peut alors se demander si la foi de Don Quichotte n’est pas une émanation visant à contrer son obscurité et ses tortures intérieures, et à lui rendre la vie plus supportable, tout simplement.

Et toutes ces questions sur la maladie mentale, les doutes de la foi, et la créativité que soulève la mise en scène de Damiano Michieletto en font véritablement un spectacle très attachant, d’autant plus que le burlesque de situation n’est pas oublié avec le personnage de Sancho Panza qu’il travestit amusement au second acte.

Reste que ce délire ‘sublime’ s’achève par un dur retour à la réalité et à la solitude humaine.

Patrick Fournillier

Patrick Fournillier

Ce spectacle ne doit pas seulement sa force à la puissance de la mise en scène, mais aussi à la manière dont Patrick Fournillier fait vivre la musique de Jules Massenet avec une passion généreuse et une somptuosité grisante. Hormis la direction d’un ‘Casse-Noisette’ au Palais Garnier en 1988, le chef d’orchestre français n’était plus revenu à l’Opéra de Paris, ce qui ne l’a pas empêché de développer une carrière internationale qui l’a amené de l’Opéra de Saint-Étienne à la direction musicale du Teatr Wielki de Varsovie.

Plusieurs enregistrements d’opéras rares de Jules Massenet détiennent sa signature, ‘Griselidis’, ‘La Vierge’, ‘Amadis’, ‘Esclarmonde’, ‘Cléopâtre’, et cet amour pour le compositeur s’entend par la manière dont le chef enlace l’orchestre de l’Opéra de Paris pour en tirer des sonorités gorgées de chaleur, un éclat opulent, des volumes sensuels et charnels, et une plasticité volubile inouïe qui a une grande capacité à envelopper l’auditeur dans une sensation de bien-être difficile à se défaire.

Et en même temps, tout est mené avec un art poétique ardent qui se retrouve même dans les beaux passages intimes qui singularisent l’art de chaque musicien, que ce soit à l’alto où à la harpe.

On sent qu’il s’agit probablement d’un grand moment de reconnaissance pour Patrick Fournillier qui suscite l’envie de le retrouver prochainement dans ce répertoire.

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Les solistes disposant ainsi d’un cadre avantageux pour faire vivre cet ouvrage avec soin et vitalité, on retrouve en alternance dans le rôle de Don Quichotte deux interprètes, Christian Van Horn et Gábor Bretz.

Le premier, taillé aux dimensions d’un Méphisto, possède une très grande résonance et une noirceur caverneuse qui ancrent solidement la présence du héros, et le chanteur américain, bon acteur par nature, rend émouvante sa déchéance mentale.

Son élocution manque cependant de définition, tant la largeur vocale est prédominante, et c’est donc Gábor Bretz, l’actuel Wotan du ‘Ring’ de La Monnaie, qui offre un timbre fumé et plus raffiné et une excellente élocution, mais sans la profondeur de basse qui caractérise si bien son confrère.

Sa projection dans la salle Bastille est très bonne, et son portrait retrouve une jeunesse qui est très bien mise en valeur au moment des retrouvailles douloureuses avec Dulcinée.

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Dans ce personnage de maîtresse d’école un peu étrange pour l’ouvrage, Gaëlle Arquez est très à l’aise avec un timbre vibrant qui rend son chant vivant, ses couleurs vocales qui tirent vers le crème brillant, mais une certaine sévérité en émane aussi, car elle n’est pas dans un rapport de séduction avec son entourage. Le regard de Don Quichotte, tourné vers un portrait d’elle, influence aussi le regard porté sur cette Dulcinée ordinaire.

Quant à Étienne Dupuis, son élocution franche et la noblesse verdienne de son chant rehaussent le caractère de Sancho Panza en le distanciant d’une caricature bourrue, et le rajeunissent également, surtout lorsqu’il donne de grands coups d’éclat qui montrent la portée que peut avoir ce grand chanteur.

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Les rôles secondaires sont très bien incarnés, Samy Camps particulièrement très charmeur, et parmi les figurants qui font vivre les bandits avec des allures de mauvais garçons contemporains, Nicolas Jean-Brianchon ne manque pas de se distinguer par son élocution très narquoise.

Chœur très bien dirigé et très impliqué scéniquement pour décrire ce monde conformiste et moderne qui se moque à outrance de Don Quichotte, l’ensemble contribue lui aussi à rendre ce spectacle tragique en accentuant la pression que subit une âme tourmentée poussée à la désocialisation.

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

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