Articles avec #de billy tag

Publié le 24 Juin 2024

La Vestale (Gaspare Spontini – 15 décembre 1807 – Opéra de Paris, salle Montansier)
Répétition générale du 10 juin et représentations des 15, 23 juin et 05 juillet 2024
Opéra Bastille

Licinius Michael Spyres
Cinna    Julien Behr
Le Souverain Pontife     Jean Teitgen (10 & 15)
                                       Nicolas Courjal (23)
Julia Elza van den Heever (10 & 23)
         Élodie Hache (15)
La Grande Vestale Eve-Maud Hubeaux
Le chef des Aruspices, un consul Florent Mbia

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Lydia Steier (2024)
Nouvelle Production

Retransmission en direct le 29 juin 2024 sur Paris Opera Play, la plateforme de diffusion de l’Opéra national de Paris, et diffusion entre le 06 septembre 2024 et le 06 mars 2025 sur OperaVision.
Diffusion sur France Musique le samedi 21 septembre 2024 à 20h dans l’émission ’Samedi à l’Opéra’ présentée par Judith Chaine

Au cours des 15 années qui précédèrent la Révolution Française, la nouvelle salle du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, inaugurée en 1770, fut le lieu de la révolution Gluck, où seront créés ‘Orphée et Eurydice’ (1774), ‘Alceste’ (1776), ‘Armide’ (1777) et ‘Iphigénie en Tauride’ (1779).

Ce théâtre s’enflamma à nouveau en 1781, et c’est à la salle de la Porte-Saint-Martin que la résistance des Italiens s’illustra par les créations de ‘Didon’ de Piccinni (1783), 'Renaud’ (1783) et ‘Oedipe à Colone’ (1787) de Sacchini, ‘Tarare’ (1787) de Salieri, en même temps que la veine comique gagnait ses plus grands succès avec ‘La Caravane du Caire’ (1784) et ‘Panurge dans l’Ile des Lanternes’ (1785) de Grétry, et ‘Les Prétendus’ de Lemoyne (1789).

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

La Révolution marqua un arrêt net à cette profusion de créations et de genres qui dépassèrent tous très largement la centaine de représentations, et au cours des 15 ans qui suivirent, aucun ouvrage ne fut créé qui puisse remporter un succès durable. 

Mademoiselle Montansier fit construire en 1793 un vaste théâtre, rue de la Loi – l’actuelle rue Richelieu -, qui deviendra un lieu de culte impérial sous le contrôle de Napoléon Ier

L’Opéra devint ainsi un lieu de propagande, et les ouvrages qui y furent créés ‘Astyanax’ (1801), ‘Sémiramis' (1802), ‘Le Triomphe de Trajan’ (1807), ne resteront pas plus de 20 ans au répertoire.

La Vestale (van den Heever Hache Spyres Hubeaux de Billy Steier) Opéra de Paris

La véritable renaissance artistique de l’Opéra de Paris fut cependant marquée par une date, celle du 15 décembre 1807.
Ce soir là, en présence de l’Impératrice Joséphine qui avait œuvré afin que les répétitions se maintiennent malgré les réticences des musiciens, ‘La Vestale’ de Gaspare Spontini remporta un triomphe retentissant, si bien que l’Académie des Beaux-Arts lui décerna le prix décennal du Grand Opéra en 1810.

Grand admirateur de l’œuvre, Hector Berlioz considérait que ‘La Vestale’ laissait loin derrière la ‘Didon’ de Piccinni, et que la peinture des sentiments n’avait jamais connu auparavant une telle vérité. L’ouvrage connut un immense succès à Paris, où elle sera jouée jusqu’au 12 juin 1854, mais aussi à Naples et dans toute l’Allemagne. Richard Wagner dirigea lui même l'ouvrage à Dresde en présence du compositeur, le 15 octobre 1844.

Le retour au répertoire de l’Opéra de Paris de ‘La Vestale’, après 170 ans d’absence, est donc un évènement qui vise à faire redécouvrir un opéra charnière qui annonce le Grand Opéra français, genre qui n’émergera que 20 ans plus tard, tout en conservant l’esprit des tragédies de Gluck, et où poignent également les qualités belcantistes enflammées que déploiera avec force le romantisme italien grâce à Vincenzo Bellini.

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Pour sa seconde production parisienne après la biblique ‘Salomé’ d’Oscar Wilde et Richard Strauss (2022),  Lydia Steier aborde le sujet des abus de pouvoir spirituels et despotiques.

En s’appuyant sur une reproduction inspirée et finement détaillée du grand amphithéâtre de la Sorbonne – ses dimensions sont proches de celles de la scène Bastille -, elle inscrit la maison des Vestales au tournant du XXe siècle, dans un temple de la science où l’on brûle les livres du savoir. Et au second acte, le feu de Vesta devient même l’émanation d’un autodafé clairement organisé .

Au cours de la longue introduction qui met en scène le serment d’amitié entre le général romain Licinius et son ami Cinna, des corps suspendus par les pieds payent durement leur dénonciation de la devise du pouvoir ‘Talis est ordo Deorum’ (‘Tel est l’ordre divin’). Ce général porté sur la bouteille n’apparaît pas particulièrement sympathique, et le final du premier acte met en scène son triomphe à partir d’un film de propagande évoquant le culte du chef des grands régimes autoritaires du XXe siècle, non sans friser volontairement le kitsch.

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Ce premier acte, le plus long de l’œuvre, conçu initialement comme un hommage flatteur au Sacre de l’Empereur Napoléon Ier victorieux, montre les travers de l’association des pouvoirs militaires et religieux qui s’appuient sur la terreur et la violence vis à vis des populations faibles et minoritaires.

La Grande Vestale n’hésite pas à violenter les réfractaires, le cortège de gladiateurs et d’esclaves ressemble à une parade de l’Inquisition où des corps sont ensanglantés et même gazés aux yeux de tous, et le peuple apparaît comme un groupe conditionné prompt à juger et à devenir lui même tortionnaire.

C’est toute une mise en scène de la déshumanisation qui est dépeinte ici – les Vestales sont départies de leur chevelure dès leur entrée dans les ordres - avec force de détails et une lisible organisation des mouvements de la foule, de la cour et des exécutants. La musique, y compris chorale, respecte un certain formalisme académique qui permet de suivre assez froidement le rituel quelque peu artificiel de ce monde révulsant, surtout que les emblèmes du pouvoir (drapeaux, décorations, teintes pourpres) sont volontairement ostentatoires.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Au second acte, cœur palpitant de l’ouvrage qui emportera l’adhésion du public dès sa création, des livres en flamme créent une lumière pénombrale tout en donnant un aspect intime à la bibliothèque. Le délire et les souffrances de la Vestale, qui n’en peut plus de vivre contre ses désirs, se projettent sous forme d’ombre sur l’un des murs, et la scène de retrouvailles avec Licinius montre un peu maladroitement les désirs des corps.

Mais du haut d’un passage invisibilisé en arrière scène, le Souverain Pontife a été alerté et observe la scène. L’autodafé s’est éteint. A son retour, la Grande Vestale s’en prend à Julia sans retenue, avant d’être elle-même désignée par le Souverain comme responsable de l’extinction du feu.

Michael Spyres (Licinius)

Michael Spyres (Licinius)

Enfin, le dernier acte montre l’arrestation de Licinius, ainsi qu’une très belle scène de La Vestale chantant son air d’adieux ‘Toi que je laisse sur la terre’ attachée à un poteau, mais sur un fond galactique poétique qui est aussi l’évocation d’une vision de l’univers opposée à celle d’un Dieu incarné. Nous assistons finalement à l’avènement de Cinna en tant que véritable traître conspirateur qui recherche la reconnaissance du Souverain Pontife désormais affaibli. 

Le couple semble sauvé par le coup d’éclat final, mais lorsque la grande Vestale est emmenée de force hors de la salle, les tirs de mitraillettes des trois sbires du nouveau tyran concluent à une issue fatale pour tous.

Lydia Steier fait ainsi d’une fable antique monolithique, marquée par l’intervention divine, une analyse très maîtrisée des mécanismes de durcissement et d’adaptations comportementales induits par l’installation d’un pouvoir dictatorial.

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

A l’origine, elle prévoyait de conclure les dernières notes sur un texte rappelant que près des 3/4 des habitants de la planète vivent sous des régimes autocratiques, mais c’est finalement la citation de Voltaire ‘Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion’ (1774) qu’elle retient pour signifier son inquiétude face à l’instrumentalisation de la religion par les fanatiques.

Étrangement, en accentuant l’ambiance oppressive de cette façon là, dans un ouvrage qui annonce le belcanto, se crée un lien évident avec ‘Beatrice di Tenda, œuvre de Bellini que le public parisien a découvert sur cette même scène quelques mois auparavant, sur le thème de la torture d’État.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Pour faire vivre ce drame lyrique et lui donner une unité, Bertrand de Billy est de retour dans la fosse de Bastille, après avoir dirigé ‘La Vestale’ cinq ans auparavant au Theater an der Wien, dans une mise en scène de Johannes Erath.

D’un geste très enveloppant, ornant la moindre coda d’un récitatif, il obtient de beaux volumes fluides au son dense et lumineux auxquels il insuffle une théâtralité souple et raisonnée, tel un artiste peignant une grande fresque par des mouvements de respirations développés avec assurance. Il en résulte un très grand sentiment de confort et d’osmose avec tous les solistes.

Élodie Hache (Julia)

Élodie Hache (Julia)

Il retrouve dans les rôles principaux deux grands artistes de l’aventure spontinienne à Vienne en 2019, Michael Spyres et Elza van den Heever. Le bariténor américain est absolument somptueux, d’une parfaite clarté d’élocution, avec ce timbre résonnant au toucher de velours qui transmet une tendresse ombreuse, la marque de ce grand interprète du répertoire français. Il serait un Enée idéal à l’occasion d’une reprise du monument homérique de Berlioz, ‘Les Troyens’.

Ayant le physique d’un grand personnage classique, la soprano sud-africaine caractérise la Vestale par un chant d’une très longue portée de souffle, usant d’un art de la modulation qui lui permette de varier les nuances et les effets d’intensité tout en maintenant une ligne vibrante continuement musicale.

Expressions désespérées de grande ampleur, très touchante par la profondeur de son imploration envers Vesta ‘Mon trouble, mes combats, mes remords, ma douleur’, elle offre un mélange de sensibilité et de solidité fort saisissant.

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Souffrante cependant lors des deux premières représentations, c’est Elodie Hache qui la remplace ces deux premiers soirs, un impressionnant défi que la soprano française relève en réussissant à imposer une présence qui se manifestera par une forte intensité au célèbre second acte.

Elle bénéficie d’une diction parfaite rendant tout intelligible, et dramatise aussi les effets théâtraux afin d’appuyer les sentiments d’urgence avec véhémence. De par sa plus petite taille, elle peut décrire une personnalité plus immédiate et naturelle, avec une projection bien canalisée qui soutient la largeur de la salle.

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

En Cinna, Julien Behr chante avec un engagement infaillible, ses expressions de voix restant assez monochromes et portées par un flux inaltérable dont l’impact est renforcé, en ouverture, par la présence du mur des suppliciés.

Et dans le rôle de la Grande Vestale dont la méchanceté est nettement appuyée, Eve-Maud Hubeaux fait entendre des accents fauves et une impétuosité décomplexée qui rend sa personnalité très entière, son jeu ayant toujours une expressivité efficace. Mais elle devient aussi très émouvante quand la situation se retourne contre elle, en bouleversant totalement sa position de tortionnaire à celle de victime.

Enfin, Jean Teitgen assure toujours une noblesse de ligne qui, même dans les instants de colère, diffuse un fond humain qui se ressent immédiatement. Souffrant lors de la représentation du 23 juin, c’est le chant de Nicolas Courjal qui vient l’appuyer pour brosser un Souverain Pontife tout aussi saisissant et d’une excellente diction, mais d’une noirceur plus farouche.

Par ailleurs, chaque intervention de Florent Mbia s'impose par sa droiture accomplie.

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Chœur très bien intégré à la mise en scène, toutes les nuances de ses personnalités se distinguent dans les scènes de stupeurs et de jugements qui caractérisent les deux derniers actes.

Lorsque l’on connaît bien les œuvres qui émergeront à Paris tout au long du XIXe siècle, ‘Guillaume Tell’, ‘Faust’, ‘Don Carlos’, ‘Les Troyens’, on peut, au premier abord, trouver ‘La Vestale’ moins consistante, mais en se mettant dans l’esprit de la période de création, et avec une distribution d’un tel niveau, il devient possible de se laisser immerger par une musique qui imprègne le caractère principal avec passion.

Voir les commentaires

Publié le 1 Février 2022

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – Prague 29 octobre 1787 – Vienne 07 mai 1788)
Version de Vienne
Répétition générale du 29 janvier et représentation du 16 février 2022
Opéra Bastille

Don Giovanni Christian Van Horn
Il Commendatore Alexander Tsymbalyuk
Donna Anna Adela Zaharia
Don Ottavio Pavel Petrov
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Krzysztof Bączyk
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Christina Gansch

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve                                       
    Nicole Car (Donna Elvira)
Coproduction Metropolitan Opera, New-York

La nouvelle production de ‘Don Giovanni’ qui fut intégrée au Palais Garnier en juin 2019, dans un très impressionnant décor de ruelles et escaliers tortueux construit comme un abîme, se substitue à celle de Michael Haneke (2006) qui ciblait  le milieu de l’entreprise avec une acuité redoutable. Ses lignes de forces reposent sur un pressentiment d’inéluctable qui couve sous les pas de Don Giovanni, et sur une mise en valeur très esthétique des héroïnes et de leurs sentiments.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Mais pour son transfert à la scène Bastille, la dramaturgie du chef-d’œuvre de Mozart a été retravaillée en s’appuyant exclusivement sur la seule version de Vienne au lieu de la version habituellement jouée qui mixe les versions de Prague et Vienne. Et le fait que Bertrand de Billy soit à la direction musicale a certainement du influer sur ce choix, lui qui a si souvent interprété la seconde version de cet opéra au Theater an der Wien ou au Wiener Staatsoper.

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Alexander Tsymbalyuk (Il Commendatore)

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Alexander Tsymbalyuk (Il Commendatore)

Ce passage de la version mixte à la version purement viennoise a en effet pour conséquence de substituer au récitatif et à l’air de Don Ottavio ‘Il mio tesoro’ une scène et un duo entre Leporello et Zerlina ‘Per queste tue manime’ qui voit Zerline se déchaîner sur le valet de Don Giovanni. La détermination de Zerline est ainsi amplifiée, alors que la faiblesse de Don Ottavio et la lâcheté de Leporello sont mis en exergue.

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Or, Ivo Van Hove et Jan Vandenhouve ont visiblement repris certains détails dans la direction d’acteurs qui renforcent l’impression qu’ils mettent en scène des femmes qui se révoltent contre un monde d’hommes. Et cela se voit dès la première séquence quand Donna Anna poursuit Don Giovanni et le saisit à la gorge, effet plus saisissant qu’à la création peut-être du aussi à l’interprète.

Christian Van Horn (Don Giovanni) et Mikhail Timoshenko (Masetto)

Christian Van Horn (Don Giovanni) et Mikhail Timoshenko (Masetto)

Cette violence intérieure se lit dans l’incarnation d’Adela Zaharia, dont on avait bien senti en septembre dans ‘Seven deaths of Maria Callas qu’elle serait vocalement à la hauteur du rôle mais sans que l’on ne sache quel rendu psychologique elle saurait dépeindre. Sa Donna Anna est en fait très impressionnante, d’une part car elle a dans la voix un dramatisme fort avec un mélange d’aigus prégnants et de couleurs en clair-obscur chargés d’émotions renforcés par une diction acérée, et d’autre part car elle ne joue pas en position de victime mais avec une prestance moderne bien affirmée et une élégance magnifique. Nul doute qu’elle sera amenée à personnifier d’autres grands rôles tragiques mais non défaitistes au cours des prochaines saisons.

Adela Zaharia (Donna Anna)

Adela Zaharia (Donna Anna)

Nicole Car, qui interprétait déjà Donna Elvira lors de la première de cette production, est toujours aussi ravissante avec ce timbre de voix brun dans le médium qui gagne en puissance, et étincelance tout en transmettant comme un trouble d’urgence au cœur qui la rend poignante. Elle se départit de toute surcharge pathétique et prend même une dimension qui tend au tragique dans ‘Mi tradi’ qu’elle chante au pied du décor monumental qui, par une mise en relief de ses ombres et anfractuosités grâce à une mise en œuvre plus saisissante des éclairages de la scène Bastille, évoque spectaculairement le gouffre fatal dont elle semble être l’annonciatrice impuissante, telle une Cassandre. Plus globalement, ce renforcement des contrastes et de la puissance du décor est un des points forts de cette reprise.

Nicole Car (Donna Elvira)

Nicole Car (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve en Christina Gansch une épatante artiste capable de lui donner du corps avec son timbre pulpeux mais aussi un peu corsé qui forge un tempérament de femme sensible douée d’une forte personnalité dominatrice. Et évidemment, comme souligné un peu plus haut, la scène supplémentaire que lui dédit la version de Vienne ne fait qu’accroître cette impression de hardiesse et de détermination qu’elle inspire, une fois passée la tentative d’emprise du manipulateur sur elle. 

Christina Gansch (Zerlina)

Christina Gansch (Zerlina)

Ces trois personnages féminins doivent cependant composer avec un Leporello et un Don Giovanni d’une sévère noirceur au point que le premier semble être le double de son maître qu’il s’apprête à dépasser. Krzysztof Bączyk offre en effet un portrait contrasté entre sa jeunesse séduisante et les accents sombres inhérents à sa tessiture basse qui expriment une personnalité bien plus sournoise que narquoise. Il est d’ailleurs étonnant de le voir révéler les immaturités de Leporello dans le même temps qu’il fait entendre des résonances de monarque.

Mikhail Timoshenko (Masetto), Krzysztof Bączyk  (Leporello), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Adela Zaharia (Donna Anna)

Mikhail Timoshenko (Masetto), Krzysztof Bączyk (Leporello), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Adela Zaharia (Donna Anna)

Et Christian Van Horn est absolument redoutable dans le costume de Don Giovanni dont plus aucun trait d’humour ne fait sourire. On sent si souvent poindre chez lui l’ombre de Méphistophélès qu’il évoque le danger permanent, ce que d’aucun pourrait trouver trop radical. L’image de séducteur s’efface, même dans la sérénade ‘Deh, vieni alla finestra’, et c’est toujours avec un mordant farouche qu’il s’adresse à tout son monde. 

Nicole Car (Donna Elvira)

Nicole Car (Donna Elvira)

Cette violence est renforcée par le traitement de Masetto – interprété avec mesure et authenticité par Mikhail Timoshenko - qui se trouve encore plus ensanglanté pour cette reprise après qu'il soit agressé par Don Giovanni. On peut contester ce parti pris trop obscur dans le choix des tessitures, mais il faut reconnaître qu’il y a là une vision d’une grande force lorsque tout l’aspect badin de la pièce est gommé pour véritablement raconter un roman noir. Mis en scène comme un homme déchu se confrontant par sa simple présence humaine à la conscience de son assassin et de son complice, le commandeur d' Alexander Tsymbalyuk est absolument somptueux, et Pavel Petrov, bien que privé de ‘Il mio tesoro’, est attachant  par son souffle infiniment homogène, toutefois moins puissant que ses partenaires, qui dépeint un cœur pur et chaleureux mais impuissant à agir.

Christian Van Horn, Bertrand de Billy et Nicole Car

Christian Van Horn, Bertrand de Billy et Nicole Car

Complètement dans son élément lorsqu’il a en main l’esprit de Mozart,  Bertrand de Billy conduit cette histoire avec un sens des lignes de vie d’une captivante finesse tout en maintenant un rythme délié qui porte les artistes avec beaucoup de naturel. Il cherche à faire vivre un tissu fluide, nimbé des colorations chaudes et mélancoliques des bois, qui imprègne l’auditeur sans qu'il ne rompe cette emprise par des effets théâtraux trop appuyés. Il est ainsi le contraire d’un Teodor Currentzis et de tous ses effets baroques et survoltés, ce qui n’empêche pas sa proposition d’être investie d’une présence bienveillante comme si elle invitait à garder sa sérénité face à l’inacceptable qui se joue sous nos yeux.

Ce spectacle retravaillé et renforcé dans sa noirceur, en partie grâce aux solistes, a donc gagné en intensité mais aussi en traits d’espoir.

Voir les commentaires

Publié le 19 Mars 2019

Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 07 et 16 mars 2019
Opéra Bastille

Otello Roberto Alagna (mars)
           Aleksandr Antonenko (avril)
Iago George Ganidze
Cassio Frédéric Antoun
Roderigo Alessandro Liberatore
Lodovico Paul Gay
Montano Thomas Dear
Desdemona Aleksandra Kurzak (mars)
                    Hibla Gerzmava (avril)
Emilia Maris Gautrot

Direction Musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Andrei Serban (2004)                                 
Frédéric Antoun (Cassio)

C’est dans une nouvelle production d’Otello par Andrei Serban que le public parisien découvrit, le 08 mars 2004, un jeune ténor fougueux, Jonas Kaufmann, incarner avec un jeu d’acteur inoubliablement éclatant le rôle de Cassio. Et peu soupçonnaient qu'il serait plus tard l'un des grands interprètes d'Otello de sa génération. 

Et au cours du mois d’avril qui suivit, le public de Bastille put assister à la prise de rôle du chevalier Des Grieux (Manon) par Roberto Alagna. Depuis, la voix du ténor sicilien dans l’âme s’est solidifiée d’un bronze doré chaleureux, si bien qu’il incarne le rôle du Maure de Venise avec un timbre vaillant et solaire qui montre des versants sombres et torturés quand la paranoïa prend possession de tout son corps.

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Nous en avons à nouveau la démonstration au cours de la représentation de ce soir dès l’’Esultate !’ chanté avec un rayonnement qui, progressivement, se gorge d’un son chaud et ambré alors que les aigus poursuivent leur émission ascendante avec un sentiment de plénitude absolument somptueux. Et l’on peut même dire que sa belle chevelure aux reflets cuivrés appariée au rouge profond de son long manteau est en harmonie avec cette émission mordante d’une présence insolente, présence aujourd’hui absolument inimitable par sa clarté d’élocution. Et il y a toujours ce timbre unique au chanteur qui exprime sa personnalité entière même dans la force de ses suraigus.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et avec son épouse, Aleksandra Kurzak, ils forment à eux deux le véritable pivot central du spectacle de par l’alchimie amoureuse naturelle en jeu, bien évidemment, mais aussi par une complémentarité de voix, subtile et finement filée de la part de la soprano polonaise, qui prend des accents plus corsés et réalistes dans les moments de grande tension qui font écho à cette entièreté unique que l’on retrouve dans les expressions de son homme

Roberto Alagna joue plutôt un être troublé et humain sans exagération animale, Aleksandra Kurzak se voue à un rôle fortement admiratif et soumis qui vire au mélodrame puccinien au dernier acte, et leur duo atteint un magnifique sommet fusionnel dans la première partie, lorsque l’ombre des voiles de scènes immatériels sublime une vision fortement classique de leur couple idéalisé.

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Dans le rôle du triste manipulateur, Iago, George Ganidze soigne particulièrement sa grande scène du ‘Credo’ jouée seul devant le rideau noir et soutenue par une appréciable homogénéité de timbre et de souffle. Il évite de forcer la caricature de son personnage, manque sans doute d’incisivité, mais ne peut imposer une stature à la hauteur de celle de Roberto Alagna, même si ce dernier dessine une faiblesse attachante.

En revanche, le Roderigo d’Alessandro Liberatore fait forte impression par son impact vocal, et dépasse même la présence un peu éteinte de Frédéric Antoun qui prête à Cassio une ligne vocale noble et fumée qui s’assourdit néanmoins dans les graves.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et l’Emilia de Maris Gautrot, quoique fortement conventionnelle par son jeu scénique, n’incite à aucune réserve si ce n’est une précaution inutile quand il s’agit d’incarner une révolte outrancière face à la folie d’Otello.

Quant à la mise en scène d’Andrei Serban, s’il ne reste plus grand-chose des incongruités des premières représentations, elle offre un cadre illustratif visuellement agréable, dont les plus belles images restent celles des voiles du dernier acte, flottant aux vents, ou recouvrant des paravents semi-transparents, autour d’un lit virginal glacial comme une tombe. 

La vidéographie de mers déchaînées illustre clairement l'agitation des débuts et fins d’actes, la perspective des arcades évoque le sentiment de solitude des tableaux de Chirico, les lumières délimitent les scènes d’intérêt et les zones d’ombre qui les entourent, et le tout enferme le drame passionnel dans une atmosphère neutre et énigmatique qui agit en filigrane de l’action scénique.

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Il faut dire aussi que Bertrand de Billy épouse une ligne dénuée de toute fulgurance, centre totalement sa direction sur le rythme des chanteurs principaux, comme si l’essentiel pour lui était de mettre à l’aise les solistes en renonçant à une interprétation engagée qui pourrait trop les contraindre, délaissant ainsi la force d’une ligne dramatique irréversible.

Et c’est bien dommage, car le chœur a un bel éclat qui ne demande qu’à être encore plus empreint d’urgence, mais l’on apprécie énormément le chœur d’enfant chantant ‘Dove guardi spiendono’ sur scène et non plus en coulisses comme lors de la création.

Voir les commentaires

Publié le 12 Mars 2017

Carmen (Georges Bizet)
Représentation du 10 mars 2017
Opéra Bastille

Carmen Clémentine Margaine
Don José Roberto Alagna
Micaela Aleksandra Kurzak
Escamillo Roberto Tagliavini
Frasquita Vannina Santoni
Mercédès Antoinette Dennefeld
Le Dancaïre Boris Grappe
Le Remendado François Rougier
Zuniga François Lis

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Calixto Bieito

Production du Festival Castell de Peralada (1999)

                                                                                                 Aleksandra Kurzak (Micaela)

Peu de spectateurs s’en rendent compte, probablement, mais représenter Carmen à l’Opéra Bastille symbolise, par essence, un acte de popularisation de l’Art lyrique venu que sur le tard à l’Opéra National de Paris.

En effet, alors que l’Opéra de New-York affichait le chef-d’œuvre de Bizet dès les années 1880, Paris ne l’accueillit sur la scène du Palais Garnier qu’à partir de 1959, dans un grand élan d’ouverture au répertoire populaire qui était jusque-là préservé par la salle Favart de l’Opéra-Comique.

L’année d’après, Tosca fit également son apparition sur la scène de l’Opéra.

Depuis, l’Opéra de Paris est ouvert à l’ensemble du répertoire lyrique et étend son emprise sur celui-ci à un rythme qui, pour l’instant, est plus soutenu que les principales maisons internationales.

Clémentine Margaine (Carmen)

Clémentine Margaine (Carmen)

Après 15 ans de mise en scène par Alfredo Arias, et un essai de mise en scène par Yves Beaunesne, en 2012, qui ne fut pas un succès, ne serait-ce que par le tort qu’il créa à la soprano Anna Caterina Antonacci, la production de Calixto Bieito imaginée pour le Festival Castell de Peralada, un petit village catalan situé au sud de Perpignan, fait son entrée sur la scène Bastille après 18 ans de voyage à travers le monde.

En le dépouillant du folklore hispanique habituellement associé à l’imagerie de Carmen, Calixto Bieito transpose l’univers de Mérimée dans une Espagne décadente des années 1970, pour en tirer une satire sociale et montrer sans tabou la violence interne et la puissance sexuelle inhérente qui sont les moteurs essentiels de la vie.

Détailler l’ensemble des facettes et les contradictions de l’héroïne l’intéresse moins que de reconstituer une époque dans son ensemble, cohérente, où les militaires dominent la vie politique et sociale – nous pouvons les voir distribuer de la nourriture au chœur d’enfants -, ce qui correspond à ce que fût l’Espagne franquiste.

Choeur d'enfants

Choeur d'enfants

Le décor repose sur un sol recouvert d'une spirale couleur sable andalou, au centre duquel un mât dresse un drapeau espagnol en berne. L’arrivée d’une Mercédès vient apporter un peu de distraction et de relief scénique au tableau de la taverne de Lillas Pastia, la silhouette du taureau Osborne, symbole commercial espagnol, figure les montagnes des contrebandiers – mais c’est un jeune militaire nu qui s’exhibe à ses pieds au cours d’une danse tauromachique plus poétique qu’érotique -, et, sous des éclairages vifs et lunaires, se conclue l’ultime confrontation entre Carmen et Don José.

La puissance de la lumière renvoie ainsi à l’éblouissante impression du sable du désert, sur lequel se détachent en contre-jour les ombres pathétiques des amants. ‘Duel au soleil’, pourrait-on penser…

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

La vulgarité du comportement brillamment désinhibé des hommes et des femmes présents sur scène sature cependant très vite le spectateur, mais nombre de petites saynètes font sourire, par exemple les selfies de Don José et Micaela qui traduisent le besoin de justification de leur couple, la solitude des personnages secondaires qui se rêvent toreros, ou bien les mimiques de corrida des manutentionnaires qui démontent l’effigie du taureau publicitaire au cours de l’entracte du quatrième acte.

Avec son tempérament sauvage et tonique, ses aigus soudains et saillants, un médium généreux et des inflexions parfois chaotiques, Clémentine Margaine, mezzo-soprano originaire d’une ville à forte personnalité catalane, Narbonne, offre un portrait ample et magnétique de cette femme qui vit librement dans un monde marginal régi par toutes sortes de trafics. 

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Par un effet galvanisant, l'excès de ce spectacle se prolonge dans l’agressivité noire de sa voix qui la rapproche du volontarisme masculin d'une Lady Macbeth, d’autant plus que ses sentiments sont moins nuancés que dans d’autres lectures.

Pour Roberto Alagna, la première parisienne de cette production ressemble à un rejeu de la première qu’il interpréta à Peralada avec son ex-épouse, Angela Gheorghiu, qui incarnait Micaela, puisque c’est sa nouvelle partenaire dans la vie, Aleksandra Kurzak, qui le rejoint pour cette reprise.

Souffrant, il renvoie une image exemplaire de professionnalisme, malgré la gêne que son timbre altéré occasionne. D’abord prudent, mais avec la même virilité solaire, certes vacillante, qui le rend unique, le chanteur français, conscient de ses limites dans les aigus, dépeint un Don José un peu gauche et neutre, avant de réaliser un superbe dernier acte.

Aleksandra Kurzak (Micaela) et Roberto Alagna (Don José)

Aleksandra Kurzak (Micaela) et Roberto Alagna (Don José)

Il fait alors des faiblesses de ce soir une force interprétative poignante où se mélangent troubles et sentiments passionnels, et réussit en conséquence à achever la représentation sur un effet admiratif splendide.

Ses duos avec Aleksandra Kurzak sont par ailleurs d’une très grande intensité, notamment parce que la soprano polonaise nourrit une sensibilité mature qui va au-delà de ce que le rôle de Micaela, souvent réservé, évoque. On sent une envie de donner une force à leur couple qui égale celle de Rodolfo et Mimi dans La Bohème.

Quant à Roberto Tagliavini, son Escamillo bien chanté ne recherche pas l’abattage scénique, mais les contraintes de Bieito pèsent vraisemblablement sur le rayonnement du personnage.

Dans les petits rôles, Vannina Santoni (Frasquita) et Antoinette Dennefeld (Mercédès) démontrent une complicité réjouissante jusqu’au salut final.

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Enfin, la ligne orchestrale conduite par Bertrand de Billy privilégie une noirceur austère, sans débordements ou effets ornementaux appuyés de la part des cuivres ou des cordes, et une rythmique vive qui cadence le drame tout en n’évitant pas les décalages dus, notamment, à la forte implication du chœur dans la dramaturgie scénique. Les plus beaux moments surviennent quand le son concentre harmoniques et couleurs des instruments pour donner de la profondeur aux duos. 

Le chœur, lui, est employé dans sa force un peu brute, mais ce sont les enfants qui emportent totalement l’adhésion, pour l’énergie et la vitalité qu’ils dissipent à tout-va, et pour la géniale envolée dans le défilé final interprété tout en rebondissant face à la salle.

Voir les commentaires

Publié le 5 Décembre 2016

Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck)
Représentations du 04 et 22 décembre 2016
Palais Garnier

Iphigénie Véronique Gens
Oreste Etienne Dupuis
Pylade Stanislas de Barbeyrac
Thoas Thomas Johannes Mayer
Diane Adriana Gonzalez
Une femme grecque Emanuela Pascu
Un Scythe Tomasz Kumiega
Iphigénie (rôle non chanté) Renate Jett
Oreste (rôle non chanté) Pablo Villaud-Vivien

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2006)
Décors, costumes Malgorzata Szczesniak
Direction musicale Bertrand de Billy                                
Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Après Alceste et Orphée et Eurydice, Iphigénie en Tauride fait partie des trois oeuvres de Christoph Willibald Gluck régulièrement représentées à l’Opéra National de Paris depuis 1973, date de l’arrivée de Rolf Liebermann à la direction de l’institution. Toutefois, elle est la seule créée particulièrement pour Paris, les deux autres étant des adaptations françaises des versions originales viennoises.

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens (Iphigénie)

Et autant cette Iphigénie mit fin à la querelle entre les défenseurs de l’italien Piccini et les défenseurs du protégé de Marie-Antoinette, autant la version scénique qui en fut donnée en 2006, avec le soutien de Gerard Mortier, ouvrit un nouveau débat autour de la confrontation entre interprétation métaphysique et fidélité à la littéralité de l’ouvrage.

Car Krzysztof Warlikowski, riche d’un passé théâtral précédemment développé en Pologne, et apparu quelques années auparavant au Festival d’Avignon, entend reprendre les mythes anciens pour nous parler de l’homme contemporain et de ses névroses.

Renate Jett (Iphigénie)

Renate Jett (Iphigénie)

Iphigénie est une femme sacrifiée par sa famille, n’ayant pas assisté aux massacres survenus à Mycènes, au retour d’Agamemnon de la guerre de Troie, mais qui en a le pressentiment à travers ses propres cauchemars.

Nous ne la retrouvons donc pas en toge blanche sur une île déserte stylisée telle qu’elle est représentée au Théâtre des Abbesses, au même moment, dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent, mais dans une maison de retraite, à la fin de sa vie.

Renate Jett (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas)

Renate Jett (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas)

Un dragon rouge serpente sur le fond de scène, signe que le metteur en scène va s’intéresser aux monstres qui hantent l’âme humaine, des vieilles dames déambulent dans cet espace clos, et une paroi semi-réfléchissante définit des espaces distincts afin de faire vivre en même temps le présent, pathétique, les souvenirs de l’enfance, en famille, et les mécanismes psychanalytiques qui régissent les êtres.

Véronique Gens apparaît soit dans son costume de vieille actrice, soit en robe rouge, au printemps de sa jeunesse, et une comédienne, Renate Jett, la double, aussi bien dans le passé que dans le présent.

Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Etienne Dupuis (Oreste)

Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Etienne Dupuis (Oreste)

Pour le public, le défi est d’arriver à saisir cette interpénétration de différentes réalités, portée par deux artistes distinctes, qui ne concerne pourtant qu’une seule et même personne.

Les relations affectives qui lient Oreste et Pylade, son ami de cœur, ainsi qu'Oreste et sa propre sœur, sont décrites avec une terrible vérité par la façon qu'ont les chanteurs de se toucher, se répondre, s’enlacer, et de vivre leurs souffrances respectives.

L’influence de la psychanalyse, à laquelle Warlikowski croit bien plus qu’en l’histoire elle-même, se perçoit dans la figure d’Oreste, les yeux ensanglantés, et par la pantomime jouée par deux acteurs qui revivent le crime d’Oreste envers Clytemnestre, tout en montrant un acteur nu (Pablo Pillaud-Vivien), désirant pour sa mère, qu’il assassine pourtant, titubant, de coups fulgurants. 

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste (Pablo Villaud-Vivien)

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste (Pablo Villaud-Vivien)

Les lumières, parfois blafardes, parfois d'un rouge sang, imprègnent la scène de mondes étranges, irréels et cauchemardesques, comme le livret le suggère. Thoas est de plus représenté en impuissant, et en séquestreur d’Iphigénie.

Enfin, les histoires de familles se devinent en arrière-plan, les images d’un mariage heureux conventionnel qui va être défait par l’horreur de la vie.

Les images parlent plus que le texte, et la beauté naît de la brutalité de cette souffrance exprimée par un chant intense et magnifique sous les lèvres de la nouvelle distribution réunie ce soir.

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens, qui fut elle-même Alceste sur ces planches à l’été 2015, incarne une Iphigénie immanente, digne à tous les âges de la vie, élégante actrice, elle qui est habituée à jouer avec des metteurs en scène tels Olivier Py, Ivo van Hove et Michael Haneke.

Son chant, haut et étiré, subtilement vibrant, suit de longues lignes fuyantes et dramatiques, dépouillées de tout effet réaliste et appuyé, qui préservent l’épure de sa stature, malgré l’immaturité affective qu’elle exprime. Son portrait, très différent de la femme-enfant de Maria Riccarda Wesseling, en 2006, est celui de la sérénité accomplie malgré le dolorisme le plus vif.

Elle est une des rares chanteuses françaises à pouvoir envelopper un personnage avec une profondeur qui ne trahit aucun faux-semblant.

Etienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Etienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Et elle est entourée par deux autres chanteurs francophones absolument fantastiques. Stanilas de Barbeyrac, ténor issu de l’atelier lyrique, prend à chaque nouveau rôle une dimension de plus en plus affirmée. Ici, il transmet toute la révolte passionnée de Pylade avec une clarté virile, présente, superbement déclamée, à laquelle un physique de jeune Siegmund romantique ne fait que renforcer le charme inhérent. Ses tressaillements, ses gestes d’affection et la gravité du regard le rendent très touchant car ils crédibilisent sa sensibilité.

Inconnu jusqu’à présent à l’Opéra de Paris, où il reviendra régulièrement au cours des futures saisons, la splendide révélation d’Etienne Dupuis ne peut que laisser abasourdi plus d’un spectateur.

Formidable par ses attaques vocales, la projection et la netteté, rien ne semble venir à bout de ce jeune baryton, franc et démonstratif, qui marque clairement son désir de s’ancrer sur la scène du Palais Garnier. Il veut toucher le public, et il y réussit pleinement.

Etienne Dupuis (Oreste) et Véronique Gens (Iphigénie)

Etienne Dupuis (Oreste) et Véronique Gens (Iphigénie)

Quant à Thomas Johannes Mayer, en Thoas, il démontre une éloquence inattendue dans la langue française, mais ne fait pas oublier la noirceur inhumaine que Franck Ferrari poussa à l’extrême lors de la création de ce spectacle.

Disposés dans la fosse d’orchestre, parmi les musiciens, les trois artistes de l’atelier lyrique, Adriana Gonzalez, Emanuela Pascu, Tomasz Kumiega ont la chance d’être très bien mis en valeur en participant à cette prestigieuse reprise, ce qui conforte la maison dans sa capacité à renforcer les distributions des ouvrages qu’elle représente.

Par contraste avec les Musiciens du Louvre qui avaient, sous la direction de Marc Minkowski, joué la musique de Gluck en la colorant de traits pathétiques et chaleureux, il y a dix ans, un orchestre aussi moderne que celui de l’Opéra de Paris ne peut recréer exactement ces sonorités baroques.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Au contraire, Bertrand de Billy lisse la pâte sonore de l’orchestre, étonnamment fluide, marine, sans aucun pathos, ce qui est inhabituel pour la musique de Gluck. Les détails des sonorités ne se perdent pas pour autant, mais ils semblent pris dans des nimbes obscurs et envoûtants, qui participent sans doute à une concordance entre la modernité du travail scénique et la qualité diluée du flot orchestral.

Les chœurs, dissimulés sous la scène, prennent ici une valeur subliminale.

Lire également le compte-rendu de la reprise du 11 et 14 septembre 2021 Iphigénie en Tauride (Erraught – Ott - Hengelbrock - Warlikowski) Garnier.

Voir les commentaires

Publié le 3 Novembre 2016

La Juive (Jacques Fromental Halévy)
Représentation du 30 octobre 2016
Bayerische Staatsoper, Munich

Eléazar Roberto Alagna
Rachel Aleksandra Kurzak
Princesse Eudoxie Vera-Lotte Böcker
Leopold Edgardo Rocha
Cardinal Brogni Ante Jerkunica
Ruggiero Johannes Kammier
Albert Andreas Wolf

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Calixto Bieito

Bayerisches Staatsorchester, Chorus of the Bayerische Staatsoper

Le retour de La Juive sur les scènes internationales est une bonne chose pour la culture européenne, mais est aussi un mauvais signe des temps, puisque cette œuvre emblématique du Grand Opéra Français pendant tout un siècle, de la Monarchie de Juillet jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, est réhabilitée dans un contexte de mondialisation qui englobe non seulement le monde marchand, mais également les religions.

Le Bayerische Staatsoper de Munich a ainsi saisi cette occasion pour réintroduire une autre œuvre de ce répertoire historique, La Favorite de Gaetano Donizetti, qui déclina elle aussi au début du XXième siècle.

Il était donc possible d’entendre ces deux opéras en langue française au cours du dernier week-end d’octobre, ce qui est un fait rare dans une maison qui, habituellement, n’accorde qu’une faible part de son répertoire à la langue de Molière ( 7% des représentations).

Mais malgré l’incarnation impressionnante de Leonore par Elina Garanca dans La Favorite, c’est l’interprétation du chef-d’œuvre de Jacques Fromental Halevy qui se révèle la plus saisissante, notamment parce le livret comprend une dramaturgie originelle plus puissante.

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Parmi les récentes productions de La Juive, celle d’Olivier Py à l’Opéra de Lyon était jusqu’à présent la plus évocatrice par la noirceur et la beauté de ses décors qui, clairement, opposaient un catholicisme violent et intolérant au judaïsme fondé sur une riche culture livresque.

A Munich, en revanche, Calixto Bieito ne prend parti pour aucune religion et uniformise les deux communautés religieuses en les caractérisant par quelques symboles de reconnaissance évidents, les rameaux pour les catholiques, le mur des lamentations pour les juifs.

Ce mur, épais et massif, semblant recouvert de bronze, constitue le seul élément de décor, omniprésent. Il déploiera toute sa force évocatrice au cours des trois derniers actes. Il symbolise l’incapacité des hommes à vivre avec leurs semblables, et une tendance qui s’étend dans notre monde contemporain.

Car dans les deux premiers actes, le metteur en scène avance de manière assez neutre, bien qu’il montre dans la scène d’ouverture qui célèbre la victoire – elle est jouée sans le prélude orchestral - de très jeunes garçons hussites poussés à une conversion violente par les catholiques. Rachel est la seule vêtue de vert, tous les autres protagonistes sont habillés en noir.

C’est à partir du troisième acte, après l’entracte, que le drame se densifie avec l’arrivée d’Eudoxie depuis l’arrière scène, adossée au mur monumental qui avance lentement vers la salle.

La Juive (Kurzak-Alagna-Böcker-Rocha-Jerkunica-Bieito-de Billy) Munich

Vera-Lotte Böcker n’a certes pas une voix très large, mais malgré la distance et le vide total sur scène, elle prend progressivement possession de l’espace sonore de son timbre très clair, expressif, aux accents pathétiques et agréablement modulés. La rencontre avec Rachel, séparées toutes deux par ce mur mis en travers comme s’il représentait, cette fois, les remparts du palais, révèle son excellente maitrise théâtrale à travers les jeux d’ombres scéniques. Bieito la rend plus séduite que méfiante de Rachel, au point d’en devenir suppliante et d’être finalement rejetée.

Et lors de la scène de condamnation par le Cardinal Brogni – on peut remarquer que l’autorité naturelle d’Ante Jerkunica est vocalement moins affirmée que dans ses récentes incarnations à Madrid (La Défense d’aimer, Parsifal) ou à Anvers (La Khovantchina) –, ce mur se sépare en plusieurs pans qui s’affaissent comme des ponts levis afin d’accentuer l’effroi du martyr que subit Rachel, assénée de coups de rameaux par la foule.

Une violence jamais vue dans ce passage dramatique qui s’achève par la transe exaltée du chœur.

On retrouvait à Paris, dans Lear mis en scène par Bieito,  cet effet de surprise engendré par une muraille en apparence statique qui se transformait en un élément de décor central, amovible et oppressant.

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Cette tension entre toutes les confrontations – De Brogni / Eleasar , De Brogni / Rachel, Rachel / Eudoxie – se ressent aussi bien entre protagonistes qui ne se voient pas, que par la prégnance de leurs ombres projetées sur le mur central.

Il en résulte une noirceur d’ensemble avec laquelle composent les rétro-éclairages de brumes mystérieuses et de parois d’apparence métalliques, qui ne fait qu’accentuer la froideur du décor et l’inhumanité engendrée par le broyage religieux des âmes.

Par ailleurs, le très spectaculaire tableau de la cage prenant feu avec Rachel à l’intérieur est un artifice réaliste qui clôt une représentation scénique aussi poignante que l’Elektra de Richard Strauss pourrait l’être.

Et quel inoubliable final glacial au troisième acte, suivi par un silence absolu alors que, dans d’autres théâtres, la scène sur le parvis de la cathédrale s’achève généralement sous les applaudissements électrisés du public.

Roberto Alagna (Eléazar)

Roberto Alagna (Eléazar)

Dans cet univers proche du sordide, Roberto Alagna est prenant et éblouissant. Son chant investit la salle avec une clarté d’élocution franche, superbement timbrée, qui renforce son caractère entier naturel. Il conserve une pose recueillie, sérieuse, à l’identique de son Werther à Bastille, et ne trahit que quelques limites dans l’air d’Eléazar ‘Rachel, grand du seigneur’.

Aleksandra Kurzak, en Rachel, impose elle aussi une grande force de caractère. Un chant richement coloré, puissant et complexe, des noirceurs tourmentées et des aigus larges, une aptitude à retourner des accents morbides sur elle-même, et un personnage crédible de bout-en-bout qui va compter parmi ses meilleurs rôles.

Enfin, Edgardo Rocha est un excellent Leopold, lumineux, jamais agressif dans ses aigus les plus pénétrants, et Johannes Kammier compose un Ruggiero généreusement sonore, plus noble que le cardinal De Brogni.

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

On pourrait s’attacher à préciser les imperfections du français des chanteurs, hormis, bien entendu, Roberto Alagna dont c’est la langue maternelle, mais le chœur est  d’une musicalité hautement spirituelle, doué d’une magnifique palette de couleurs fondues avec une harmonie surnaturelle digne des grands chœurs orthodoxes russes.

Ce spectacle ne serait évidemment pas aussi happant si la noirceur et la tension n’étaient pas dans la musique. Les couleurs du Bayerisches Staatsorchester sont nativement chaudes, les cuivres ayant une rondeur qui se coule dans la masse orchestrale en sublimant les teintes des cordes sans les recouvrir d’un éclat trop métallique. Bertrand de Billy manie ainsi cet ensemble avec une puissante fluidité et une théâtralité qui peuvent être autant explosives que poétiques pour faire écrin à l’intimité des personnages.

Ainsi, malgré les coupures, dont le ballet, il s’agit de la plus convaincante version scénique, musicale et vocale de La Juive entendue à ce jour.

Voir les commentaires

Publié le 2 Février 2016

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentation du 01 février 2016
Bayerishe Staatsoper

Marquis de la Force Laurent Naouri
Blanche de la Force Christiane Karg
Chevalier de la Force Stanislas de Barbeyrac
Madame de Croissy Sylvie Brunet-Grupposo
Madame Lidoine Anne Schwanewilms
Mère Marie Susanne Resmark
Soeur Constance Anna Christy
Mère Jeanne Heike Grötzinger
Soeur Mathilde Rachael Wilson
L'aumônier Alexander Kaimbacher
1er commissaire Ulrich Reß
2ème commissaire Tim Kuypers
L'officier Igor Tsarkov
Le geôlier Andrea Borghini

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2010)
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

                                                                                      Christiane Karg (Blanche de la Force)

Dans une lettre datée du 05 juillet 1955, l’écrivain Albert Beguin fait parvenir à Francis Poulenc un long compliment qui commence par ceci : "Permettez-moi de vous redire que vous paraissez avoir réussi un découpage parfait du texte de Bernanos. Vous savez combien, chargé par lui-même de veiller sur son œuvre après sa mort, je suis jaloux de tout usage et de toute interprétation qu'on en peut faire."

Pourtant, si le compositeur français a su brillamment restructurer un texte littéraire pour en faire un livret d'opéra sur lequel assoir une dramaturgie musicale convaincante, il s'est également concentré sur le personnage de Blanche de la Force pour en faire un portrait en lequel il puisse se reconnaître.

La révolution française n'est donc pas le sujet principal, mais un contexte historique qui permet d'opposer une population en furie à des femmes qui recherchent, dans la foi, la force de dépasser leurs propres peurs.

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Or, Dmitri Tcherniakov est aussi un metteur en scène qui aime défendre les héroïnes des opéras qu'il dirige, même si, comme nous pouvons le constater au même moment à Lyon, dans la reprise de son interprétation de 'Lady Macbeth de Mzensk', il peut y mettre des limites.

Avec son concept d'un Carmel transposé en une maison de bois qui évoque la vie des campagnes de Russie, il élimine radicalement toute référence à l'Histoire de France, et se rapproche de l'univers de 'La Légende de la ville invisible de Kitezh', qui débutait dans un environnement rural très éloigné des intrigues de la grande ville.

'Dialogues des Carmélites' s'ouvre donc par une brève scène d'une foule courant dans l'urgence et dans un brouhaha assourdissant, agitation insupportable pour la petite Blanche. Tout s'arrête d'un coup, dans le noir et le silence, et la musique peut alors commencer.

Les premiers échanges entre Blanche, son frère et son père - Laurent Naouri est étrangement sonorisé - se déroulent sur l'espace vide du plateau, comme le seront, en deuxième partie, ceux avec mère Marie, à nouveau à la bibliothèque du Marquis de la Force.

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force)

Par la suite, c'est le refuge des religieuses, de simples paysannes, qui vient à Blanche, et toute l'action va s'y dérouler. A peine verrons-nous la maison changer d'orientation et de positionnement au fil des scènes.

Dans toute cette première partie, Tcherniakov détaille méticuleusement les petits gestes du quotidien, soigneux et précis, que chacune exécute dans la vie de tous les jours, notamment dans la longue scène d'agonie de Madame de Croissy.

Un fin tissu ouateux recouvre les faces et le toit de cette maison, mais la structure en bois rend parfois faiblement visibles les chanteuses, selon le point de vue choisi dans la salle du théâtre.

La terreur s'entend soudainement dans le timbre sombrement noirci de troubles de Sylvie Brunet-Grupposo. Dans un dernier sursaut, la vieille prieure tente même de franchir, vers l'extérieur, le seuil de cette baraque, où elle suffoque, confinée au milieu du noir.

A l'opposé, Anna Christy chante comme un rossignol léger et piquant le rôle de Constance, avec un accent néanmoins assez marqué.

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Chevalier de la Force) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Et quand apparaît la nouvelle prieure, Madame Lidoine, la vision d'Anne Schwanewilms, semblant présider une grande table entourée des jeunes femmes chantant l'Ave Maria, prend d'emblée une valeur iconographique et virginale.

C'est dans la seconde partie qu'elle est en fait magnifique de simplicité et d'authenticité, généreuse dans ses longues effusions lumineuses, et entièrement touchante tant elle semble happer le cœur de l'auditeur avec les mots.

Les retrouvailles entre Blanche et le Chevalier de la Force sont poignantes par le désespoir affiché de la première. Car Stanilas de Barbeyrac impose un charme sombre et naturel qui s'exprime par des élans nobles de clarté du cœur, tout en entretenant une certaine distance émotionnelle.

Christiane Karg, elle, extériorise tous ses sentiments, et son héroïne rappelle beaucoup la Tatiana hypersensible qu'avait imaginée Tcherniakov dans 'Eugène Onéguine'. Spasmes de colère, torpeur, vérité de l'âme, terreur, elle réussit à montrer toutes les contradictions qui l’empêchent de vivre, saisissante image quand elle tente de s'évader, prise de panique, vers l'arrière scène dans le noir.

Elle n'est pas uniquement une attachante actrice, mais aussi une artiste totalement engagée qui défend l'humanité d'un texte chanté le cœur sur la main.

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

Anne Schwanewilms (Madame Lidoine)

En revanche, la Mère Marie de Susanne Resmark est rarement compréhensible et très sombre.

Mais petit à petit, la logique du travail de Dmitri Tcherniakov se révèle. Ces sœurs, qui avaient trouvé un lieu où vivre en paix retranchées du monde dans le plus pur dépouillement, sont retrouvées par le peuple ainsi que par des policiers qui leur notifient un avis d'expulsion.

La maison commence à être barricadée, et l'appel du Geôlier est lancé à travers des haut-parleurs, laissant planer l'imminence d'un assaut.

Mais préférant la mort, les sœurs se sont enfermées et ont débuté un suicide collectif par asphyxie. Un périmètre de sécurité est érigé par les forces de l'ordre, et la population, le chœur, vient l'entourer comme pour assister avec effarement à un spectacle, sans que personne ne bouge pour autant.

Susanne Resmark (Mère Marie) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Susanne Resmark (Mère Marie) et Christiane Karg (Blanche de la Force)

Soudain, surgit de la foule Blanche, qui défonce la porte de la maison, sur le premier coup de guillotine, et sauve chacune des sœurs, avant d'y retourner et de périr dans une explosion impressionnante, qui libère ainsi un nuage s’élevant merveilleusement, une montée de l’âme vers l'infini. Dernière image à nouveau sublime.

Cette scène, littéralement modifiée par rapport au livret, n'en est pas moins émouvante, car elle magnifie l'humanité de la jeune fille.

Tcherniakov révèle ainsi le courage et la grâce naturelle de Blanche, par contraste avec la lâcheté et l'incompréhension du peuple. Il reste en cela fidèle à l'esprit de Poulenc dans le dépassement de la peur, et dans sa méfiance des grands mouvements populaires destructeurs - le musicien s'était en effet engagé politiquement contre le Front Populaire, à la fin des années 30, par crainte pour les libertés individuelles.

Sylvie Brunet-Grupposo (Madame de Croissy) au salut final

Sylvie Brunet-Grupposo (Madame de Croissy) au salut final

Dans la fosse, la lecture épique de Bertrand de Billy est tellement riche de couleurs qu'elle jure avec l'austérité dramaturgique et visuelle de l'oeuvre.

De la chaleur des cordes dominent des frémissements scintillants, de ce flux généreux les teintes se glacent parfois ou prennent une pâte plus brute, et la beauté des timbres des bois permettent de laisser glisser les sonorités vers les ambiances immatérielles émanant de 'Tristan et Isolde'.

Mais cet allant ne lui laisse pas toujours le temps de déployer les plus beaux élans orchestraux. La tonalité est ample et douce, et rejette la sévérité.

Très beau chœur, fin et subtil, comme très souvent à Munich.

Voir les commentaires

Publié le 6 Juillet 2007

Don Giovanni (Version de Vienne)
Theater an der Wien (Vienne)

Représentation du 16 août 2006

Direction Musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Keith Warner

Don Giovanni Gerald Finley Donna Anna Myrto Papatanasiu
Leporello Hanno Müller-Brachmann Donna Elvira Heidi Brunner
Le Commandeur Attila Jun Zerlina Adriana Queiroz
Don Ottavio Mathias Zachariassen Masetto Markus Butter

Le mérite de cette production est de porter Don Giovanni à un niveau de drôlerie jamais vu pour ma part.
Nous sommes le 27 janvier 2006 à l’’Hôtel Universal’ où un bal masqué est donné le soir même.
Don Giovanni est le maître des lieux, Leporello le réceptionniste.
 
Le démarrage est époustouflant, Don Giovanni et Donna Anna débarquent à la réception par un premier ascenseur, l’impressionnant commandeur se présente par le second ascenseur, laissant juste à Donna Anna le temps de lancer une épée à son agresseur pour se défendre.
Myrto Papatanasiu est ici d’une agressivité remarquable pour le rôle.
Don Ottavio, venu pour la soutenir, est un homme de foi dépassé par l’action (c’est l’ impression qu’il donne en tout cas).
Mathias Zachariassen ne paraît pas dans son meilleur emploi, car c’est un ténor dont la solidité du timbre évoque plus l’héroïsme que la douceur rassurante.
L’arrivée de la très bourgeoise Donna Elvira est amusante avec son porte-bagages aussi haut qu’elle. Son intervention en costume d’escrimeur, pour sauver Zerline, est tout simplement hilarante. Heidi Brunner est d’un tempérament déterminé et ennobli par la qualité de ses graves.

Cependant, la palme de la musicalité va à Adriana Queiroz. Son duo avec Don Giovanni est délicieux.
Elle incarne une femme de ménage pleine de vitalité, espiègle, tendre : une véritable et réjouissante réussite scénique.
La jeune chanteuse brésilienne est particulèrement mise en valeur, car cette version lui accorde une scène complète avec Leporello au deuxième acte qui n’est pas reprise dans la version classique.
Markus Butter est un Masetto parfaitement à l’aise.

Gerald Finley n’avait pas spécialement marqué Bastille en Don Giovanni. Pourtant ses talents de comédien sont indéniables. Il joue avec une fausse innocence, à en devenir attachant, d’autant que son chant est très correct sans toutefois rendre ‘Deh, vieni a la finestra’ renversant.
Hanno Müller-Brachmann est un Leporello mince, juvénile, tout aussi bon acteur que Finley et qui chante avec soin.

Dans ce décor de couloirs d’hôtel, de salle de danse et de chambres construit en trompe l’œil (c'est-à-dire avec des effets de profondeurs), Keith Warner réalise un travail remarquable de comédie. Il associe autant que possible les moindres mouvements sur scène avec la musique afin d’en accentuer l’effet.
Bertrand de Billy dirige donc également avec cet esprit de coller au plus prêt, se permettant de petites fantaisies par ci par là (comme obtenir de l’orchestre de perturber l’harmonie pour souligner le désabusement de Leporello). L'ouverture surprend par son dramatisme.
Balcon du Théâtre au début de la représentation

Balcon du Théâtre au début de la représentation

On a beau connaître Don Giovanni, ici la comédie dure en réussissant à gommer l’inquiétude, même lors de la scène du cimetière (devenu le local à bagages de l’hôtel). Impossible de ne pas se demander comment cela va basculer.
 
La surprise est totale : la scène du dîner est propulsée dans le temps.
Dans un décor glacial et désolé évoquant les dernières minutes de ‘2001 l’odyssée de l’espace’, on retrouve le séducteur à la fin de sa vie. Elvire (également plus toute jeune) survient et blesse mortellement son ancien mari avant que le commandeur d’Attila Jun (surtout impressionnant par son physique) ne viennent l’emporter dans un bain de sang (sans doute excessif).
L’opéra se termine brutalement sur la mort du héros.

Voir les commentaires