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Publié le 9 Juin 2025

Tannhäuser (Richard Wagner – 19 octobre 1845, Dresde)
Version de Vienne 1875
Représentation du 01 juin 2025
Wiener Staatsoper

Landgraf Hermann Günther Groissböck
Tannhäuser Clay Hilley
Wolfram von Eschenbach Martin Gantner
Walther von der Volgelweide Daniel Jenz
Biterof Simon Neal
Heinrich der Schreiber Lucas Schmidt
Reinmar von Zweter Marcus Pelz
Elisabeth Malin Byström
Venus Ekaterina Gubanova
Ein Juger Hirt Ilia Staple

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Lydia Steier (2025)

Après dix ans d’absence, ‘Tannhäuser und der Sängerkrieg auf Wartburg’ est de retour au répertoire du Wiener Staatsoper dans la version de Vienne (1875), la précédente production de Claus Guth ayant défendu la version de Dresde sur un temps assez court de 2010 à 2014.

A cette occasion, Lydia Steier fait ses débuts à l’Opéra d’État de Vienne, elle qui a commencé sa carrière à l’opéra de Stuttgart en 2008, et qui a depuis pris depuis une envergure internationale. A Paris, personne n’a oublié sa vision extrême de ‘Salomé’ de Richard Strauss (2022), et les Viennois ont pu la découvrir début 2024 au Theater an der Wien où elle mit en scène ‘Candide’ de Leonard Bernstein.

'Tannhäuser' (ms Lydia Steier) - Photo Ashley Taylor

'Tannhäuser' (ms Lydia Steier) - Photo Ashley Taylor

La lecture qu’elle propose de l’œuvre ne renouvelle pas le propos, mais comporte au début et à la fin des images très fortes. Elle présente en effet une succession de plusieurs tableaux qui juxtaposent au cours des deux premiers actes la représentation de l’art libre et amoral, d’une part, à l’art néoclassique et conservateur, d’autre part, pour aboutir finalement à un dernier acte sombre et désespéré.

Il faut dire que la scène d’ouverture en met plein la vue au centre d’un immense hall extravagant et surchargé de décorations type ‘Art nouveau’, embrumé par des lumières ambrées sous lesquelles une foule de figurants se livre à des danses et swing de l’entre deux-guerres, tels le Charleston, dans des habits à demi-nus, les gestes pouvant êtres sexualisés mais sans excès, l’ivresse provenant ainsi de cette débauche d’énergie scintillant sous des pluies de paillettes disséminées par plusieurs acrobates aériennes.

Il serait possible de réutiliser cette scène pour le bal des Capulets de ‘Roméo et Juliette’ exactement dans le même esprit.

'Tannhäuser' (ms Lydia Steier) - Photo Ashley Taylor

'Tannhäuser' (ms Lydia Steier) - Photo Ashley Taylor

Mais ensuite, une fois quitté ce Vénusberg fortement impressif, la scène de la rencontre avec le jeune berger évoque plutôt les décors naïfs fin XVIIe siècle des opéras baroques, ce qui crée un écrin décalé qui met en valeur la claire pureté de chant angélique d’Ilia Staple que l’on pourrait confondre avec celle de la soprano française Sabine Devieilhe.

En revanche, la rencontre avec les chevaliers de la Wartburg assimilés devant le rideau de scène à des chasseurs bavarois, elle-même liée au précédent tableau du berger, génère une étrange association d’idée avec le philosophe Martin Heidegger qui n’augure rien de bon.

Le second acte se déroule de façon écrasante dans un grand décor fastueux étagé sur plusieurs niveaux qui respire l’ordre, la puissance et le temps figé. Bourgeois et officiers s’y rencontrent, conversent et dinent, et la scène du concours de chant représente de façon conventionnelle les participants grimés en anciens maîtres-chanteurs moyenâgeux. Quelques réminiscences du monde luxuriant du Vénusberg viennent animer ce monde ennuyeux, et l’on ne rêve que de revenir au premier acte.

Malin Bÿstrom y est superbe en Elisabeth prise entre deux monde qu’elle ne peut concilier.

Malin Bÿstrom (Elisabeth) - Photo Ashley Taylor

Malin Bÿstrom (Elisabeth) - Photo Ashley Taylor

Puis, le dernier acte se déroule dans un sorte d’arrière scène ou de hangar abandonné, très beau par la manière dont les éclairages extérieurs créent une sensation de réalisme mystérieux.

On pourrait même se croire dans une sorte d’arrière musée où des chercheurs analysent l’art derrière des téléviseurs, alors que, côté cour, une Madone est reconstituée de façon virtuelle par une superposition d’écrans, comme si Lydia Steier voulait exprimer sa crainte devant un monde totalement dématérialisé. Vainement, cette vision n’apporte que peu à la dramaturgie, et le défilé du chœur des pèlerins a beau drainer une image d’errance un peu trop parachutée, c’est surtout l’apparition finale d’Elizabeth, ressuscitée et descendant les marches vers Tannhäuser, qui nous laisse sur l’image impressionnante et quelque peu cinématographique d’un amour bienveillant transcendant.

Martin Gantner et Philippe Jordan

Martin Gantner et Philippe Jordan

Pour Philippe Jordan, il s’agit de sa dernière nouvelle production en tant que directeur musical du Wiener Staatsoper avant de prendre la direction de l’Orchestre National de France en septembre 2027. Les Viennois le regrettent déjà si l’on s’en tient à l’accueil dithyrambique qu’il a reçu à l’issue de cette soirée où il a œuvré en grand artiste incendiaire à la tête d’un Philharmonique de Vienne massif et flamboyant, maîtrisant avec diligence la puissance tellurique de l’orchestre tout en soignant les ornements mélodiques avec une superbe chaleur poétique.

Seule l’ouverture, jouée de façon très présente, n’a pas la faculté d’emport de la version jouée à Bayreuth, mais peut-être est-ce du à l’acoustique de l’Opéra de Vienne, ce qui permet aussi de jauger les différences de perception selon les théâtres pris entre les impressions d’infinis et la précision de détail des écritures orchestrales.

Günther Groissböck, Ekaterina Gubanova et Clay Hilley

Günther Groissböck, Ekaterina Gubanova et Clay Hilley

On pourrait penser que Malin Byström apprécie ce style que l’on n’avait pas entendu aussi affirmé de la part du chef suisse au milieu des années 2010, car elle fait vivre Elisabeth d’un feu passionnel intense et incisif mais aussi avec des noirceurs nocturnes dans la voix qui donnent une image complexe et névrosée de la nièce du Landgrave. Son incarnation est totale et d’une grande intégrité, ce qui permet de traverser le second acte avec une figure haut en couleur qui tranche au milieu de cette architecture trop pesante.

Doté de la clarté mature d’un Tristan, Clay Hilley dépeint un Tannhäuser solide au souffle vigoureux avec des accents très classiques par la coloration qu’il affecte à son personnage, et qu’il défend avec générosité. Ses expressions sont par ailleurs très justes et parfois très vives ce qui donne une image vivante et désireuse du héros wagnérien.

Günther Groissböck est une très bonne surprise en Landgrave, retrouvant une sérénité expressive et une unité de noirceur de timbre qui avaient sembler se dissoudre ces derniers temps, une approche très posée qui lui convient bien.

Philippe Jordan et Malin Byström

Philippe Jordan et Malin Byström

Remplaçant Ludovic Tézier toujours en convalescence, Martin Gantner dessine quant à lui un Hermann loin de l’image dépressive qui lui est associée, avec une forme de vaillance expansive qui fait sensation dans sa romance à l'étoile.

Et en grande artiste scénique qu’elle a toujours été, Ekaterina Gubanova donne un éclat rayonnant et assuré à Vénus même si les couleurs paraissent un peu plus corsées que dans d'autres de ses incarnations.

Grand élan du chœur, second rôles tout aussi engagés, une interprétation musicale galvanisante qui ne lâche à aucun moment la tension de l’auditeur.

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Publié le 24 Juin 2024

La Vestale (Gaspare Spontini – 15 décembre 1807 – Opéra de Paris, salle Montansier)
Répétition générale du 10 juin et représentations des 15, 23 juin et 05 juillet 2024
Opéra Bastille

Licinius Michael Spyres
Cinna    Julien Behr
Le Souverain Pontife     Jean Teitgen (10 & 15)
                                       Nicolas Courjal (23)
Julia Elza van den Heever (10 & 23)
         Élodie Hache (15)
La Grande Vestale Eve-Maud Hubeaux
Le chef des Aruspices, un consul Florent Mbia

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Lydia Steier (2024)
Nouvelle Production

Retransmission en direct le 29 juin 2024 sur Paris Opera Play, la plateforme de diffusion de l’Opéra national de Paris, et diffusion entre le 06 septembre 2024 et le 06 mars 2025 sur OperaVision.
Diffusion sur France Musique le samedi 21 septembre 2024 à 20h dans l’émission ’Samedi à l’Opéra’ présentée par Judith Chaine

Au cours des 15 années qui précédèrent la Révolution Française, la nouvelle salle du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, inaugurée en 1770, fut le lieu de la révolution Gluck, où seront créés ‘Orphée et Eurydice’ (1774), ‘Alceste’ (1776), ‘Armide’ (1777) et ‘Iphigénie en Tauride’ (1779).

Ce théâtre s’enflamma à nouveau en 1781, et c’est à la salle de la Porte-Saint-Martin que la résistance des Italiens s’illustra par les créations de ‘Didon’ de Piccinni (1783), 'Renaud’ (1783) et ‘Oedipe à Colone’ (1787) de Sacchini, ‘Tarare’ (1787) de Salieri, en même temps que la veine comique gagnait ses plus grands succès avec ‘La Caravane du Caire’ (1784) et ‘Panurge dans l’Ile des Lanternes’ (1785) de Grétry, et ‘Les Prétendus’ de Lemoyne (1789).

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

La Révolution marqua un arrêt net à cette profusion de créations et de genres qui dépassèrent tous très largement la centaine de représentations, et au cours des 15 ans qui suivirent, aucun ouvrage ne fut créé qui puisse remporter un succès durable. 

Mademoiselle Montansier fit construire en 1793 un vaste théâtre, rue de la Loi – l’actuelle rue Richelieu -, qui deviendra un lieu de culte impérial sous le contrôle de Napoléon Ier

L’Opéra devint ainsi un lieu de propagande, et les ouvrages qui y furent créés ‘Astyanax’ (1801), ‘Sémiramis' (1802), ‘Le Triomphe de Trajan’ (1807), ne resteront pas plus de 20 ans au répertoire.

La Vestale (van den Heever Hache Spyres Hubeaux de Billy Steier) Opéra de Paris

La véritable renaissance artistique de l’Opéra de Paris fut cependant marquée par une date, celle du 15 décembre 1807.
Ce soir là, en présence de l’Impératrice Joséphine qui avait œuvré afin que les répétitions se maintiennent malgré les réticences des musiciens, ‘La Vestale’ de Gaspare Spontini remporta un triomphe retentissant, si bien que l’Académie des Beaux-Arts lui décerna le prix décennal du Grand Opéra en 1810.

Grand admirateur de l’œuvre, Hector Berlioz considérait que ‘La Vestale’ laissait loin derrière la ‘Didon’ de Piccinni, et que la peinture des sentiments n’avait jamais connu auparavant une telle vérité. L’ouvrage connut un immense succès à Paris, où elle sera jouée jusqu’au 12 juin 1854, mais aussi à Naples et dans toute l’Allemagne. Richard Wagner dirigea lui même l'ouvrage à Dresde en présence du compositeur, le 15 octobre 1844.

Le retour au répertoire de l’Opéra de Paris de ‘La Vestale’, après 170 ans d’absence, est donc un évènement qui vise à faire redécouvrir un opéra charnière qui annonce le Grand Opéra français, genre qui n’émergera que 20 ans plus tard, tout en conservant l’esprit des tragédies de Gluck, et où poignent également les qualités belcantistes enflammées que déploiera avec force le romantisme italien grâce à Vincenzo Bellini.

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Julien Behr (Cinna) et Michael Spyres (Licinius)

Pour sa seconde production parisienne après la biblique ‘Salomé’ d’Oscar Wilde et Richard Strauss (2022),  Lydia Steier aborde le sujet des abus de pouvoir spirituels et despotiques.

En s’appuyant sur une reproduction inspirée et finement détaillée du grand amphithéâtre de la Sorbonne – ses dimensions sont proches de celles de la scène Bastille -, elle inscrit la maison des Vestales au tournant du XXe siècle, dans un temple de la science où l’on brûle les livres du savoir. Et au second acte, le feu de Vesta devient même l’émanation d’un autodafé clairement organisé .

Au cours de la longue introduction qui met en scène le serment d’amitié entre le général romain Licinius et son ami Cinna, des corps suspendus par les pieds payent durement leur dénonciation de la devise du pouvoir ‘Talis est ordo Deorum’ (‘Tel est l’ordre divin’). Ce général porté sur la bouteille n’apparaît pas particulièrement sympathique, et le final du premier acte met en scène son triomphe à partir d’un film de propagande évoquant le culte du chef des grands régimes autoritaires du XXe siècle, non sans friser volontairement le kitsch.

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Elza van den Heever (Julia) et Eve-Maud Hubeaux (La Grande Vestale)

Ce premier acte, le plus long de l’œuvre, conçu initialement comme un hommage flatteur au Sacre de l’Empereur Napoléon Ier victorieux, montre les travers de l’association des pouvoirs militaires et religieux qui s’appuient sur la terreur et la violence vis à vis des populations faibles et minoritaires.

La Grande Vestale n’hésite pas à violenter les réfractaires, le cortège de gladiateurs et d’esclaves ressemble à une parade de l’Inquisition où des corps sont ensanglantés et même gazés aux yeux de tous, et le peuple apparaît comme un groupe conditionné prompt à juger et à devenir lui même tortionnaire.

C’est toute une mise en scène de la déshumanisation qui est dépeinte ici – les Vestales sont départies de leur chevelure dès leur entrée dans les ordres - avec force de détails et une lisible organisation des mouvements de la foule, de la cour et des exécutants. La musique, y compris chorale, respecte un certain formalisme académique qui permet de suivre assez froidement le rituel quelque peu artificiel de ce monde révulsant, surtout que les emblèmes du pouvoir (drapeaux, décorations, teintes pourpres) sont volontairement ostentatoires.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Au second acte, cœur palpitant de l’ouvrage qui emportera l’adhésion du public dès sa création, des livres en flamme créent une lumière pénombrale tout en donnant un aspect intime à la bibliothèque. Le délire et les souffrances de la Vestale, qui n’en peut plus de vivre contre ses désirs, se projettent sous forme d’ombre sur l’un des murs, et la scène de retrouvailles avec Licinius montre un peu maladroitement les désirs des corps.

Mais du haut d’un passage invisibilisé en arrière scène, le Souverain Pontife a été alerté et observe la scène. L’autodafé s’est éteint. A son retour, la Grande Vestale s’en prend à Julia sans retenue, avant d’être elle-même désignée par le Souverain comme responsable de l’extinction du feu.

Michael Spyres (Licinius)

Michael Spyres (Licinius)

Enfin, le dernier acte montre l’arrestation de Licinius, ainsi qu’une très belle scène de La Vestale chantant son air d’adieux ‘Toi que je laisse sur la terre’ attachée à un poteau, mais sur un fond galactique poétique qui est aussi l’évocation d’une vision de l’univers opposée à celle d’un Dieu incarné. Nous assistons finalement à l’avènement de Cinna en tant que véritable traître conspirateur qui recherche la reconnaissance du Souverain Pontife désormais affaibli. 

Le couple semble sauvé par le coup d’éclat final, mais lorsque la grande Vestale est emmenée de force hors de la salle, les tirs de mitraillettes des trois sbires du nouveau tyran concluent à une issue fatale pour tous.

Lydia Steier fait ainsi d’une fable antique monolithique, marquée par l’intervention divine, une analyse très maîtrisée des mécanismes de durcissement et d’adaptations comportementales induits par l’installation d’un pouvoir dictatorial.

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

Michael Spyres (Licinius) et Elza van den Heever (Julia)

A l’origine, elle prévoyait de conclure les dernières notes sur un texte rappelant que près des 3/4 des habitants de la planète vivent sous des régimes autocratiques, mais c’est finalement la citation de Voltaire ‘Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion’ (1774) qu’elle retient pour signifier son inquiétude face à l’instrumentalisation de la religion par les fanatiques.

Étrangement, en accentuant l’ambiance oppressive de cette façon là, dans un ouvrage qui annonce le belcanto, se crée un lien évident avec ‘Beatrice di Tenda, œuvre de Bellini que le public parisien a découvert sur cette même scène quelques mois auparavant, sur le thème de la torture d’État.

Elza van den Heever (Julia)

Elza van den Heever (Julia)

Pour faire vivre ce drame lyrique et lui donner une unité, Bertrand de Billy est de retour dans la fosse de Bastille, après avoir dirigé ‘La Vestale’ cinq ans auparavant au Theater an der Wien, dans une mise en scène de Johannes Erath.

D’un geste très enveloppant, ornant la moindre coda d’un récitatif, il obtient de beaux volumes fluides au son dense et lumineux auxquels il insuffle une théâtralité souple et raisonnée, tel un artiste peignant une grande fresque par des mouvements de respirations développés avec assurance. Il en résulte un très grand sentiment de confort et d’osmose avec tous les solistes.

Élodie Hache (Julia)

Élodie Hache (Julia)

Il retrouve dans les rôles principaux deux grands artistes de l’aventure spontinienne à Vienne en 2019, Michael Spyres et Elza van den Heever. Le bariténor américain est absolument somptueux, d’une parfaite clarté d’élocution, avec ce timbre résonnant au toucher de velours qui transmet une tendresse ombreuse, la marque de ce grand interprète du répertoire français. Il serait un Enée idéal à l’occasion d’une reprise du monument homérique de Berlioz, ‘Les Troyens’.

Ayant le physique d’un grand personnage classique, la soprano sud-africaine caractérise la Vestale par un chant d’une très longue portée de souffle, usant d’un art de la modulation qui lui permette de varier les nuances et les effets d’intensité tout en maintenant une ligne vibrante continuement musicale.

Expressions désespérées de grande ampleur, très touchante par la profondeur de son imploration envers Vesta ‘Mon trouble, mes combats, mes remords, ma douleur’, elle offre un mélange de sensibilité et de solidité fort saisissant.

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Ching-Lien Wu, Élodie Hache et Michael Spyres

Souffrante cependant lors des deux premières représentations, c’est Elodie Hache qui la remplace ces deux premiers soirs, un impressionnant défi que la soprano française relève en réussissant à imposer une présence qui se manifestera par une forte intensité au célèbre second acte.

Elle bénéficie d’une diction parfaite rendant tout intelligible, et dramatise aussi les effets théâtraux afin d’appuyer les sentiments d’urgence avec véhémence. De par sa plus petite taille, elle peut décrire une personnalité plus immédiate et naturelle, avec une projection bien canalisée qui soutient la largeur de la salle.

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

Elza van den Heever, Bertrand de Billy, Ching-Lien Wu, Michael Spyres et Eve-Maud Hubeaux

En Cinna, Julien Behr chante avec un engagement infaillible, ses expressions de voix restant assez monochromes et portées par un flux inaltérable dont l’impact est renforcé, en ouverture, par la présence du mur des suppliciés.

Et dans le rôle de la Grande Vestale dont la méchanceté est nettement appuyée, Eve-Maud Hubeaux fait entendre des accents fauves et une impétuosité décomplexée qui rend sa personnalité très entière, son jeu ayant toujours une expressivité efficace. Mais elle devient aussi très émouvante quand la situation se retourne contre elle, en bouleversant totalement sa position de tortionnaire à celle de victime.

Enfin, Jean Teitgen assure toujours une noblesse de ligne qui, même dans les instants de colère, diffuse un fond humain qui se ressent immédiatement. Souffrant lors de la représentation du 23 juin, c’est le chant de Nicolas Courjal qui vient l’appuyer pour brosser un Souverain Pontife tout aussi saisissant et d’une excellente diction, mais d’une noirceur plus farouche.

Par ailleurs, chaque intervention de Florent Mbia s'impose par sa droiture accomplie.

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Lydia Steier entourée de son équipe créative

Chœur très bien intégré à la mise en scène, toutes les nuances de ses personnalités se distinguent dans les scènes de stupeurs et de jugements qui caractérisent les deux derniers actes.

Lorsque l’on connaît bien les œuvres qui émergeront à Paris tout au long du XIXe siècle, ‘Guillaume Tell’, ‘Faust’, ‘Don Carlos’, ‘Les Troyens’, on peut, au premier abord, trouver ‘La Vestale’ moins consistante, mais en se mettant dans l’esprit de la période de création, et avec une distribution d’un tel niveau, il devient possible de se laisser immerger par une musique qui imprègne le caractère principal avec passion.

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Publié le 19 Mai 2024

Salomé (Richard Strauss – Dresde, le 09 décembre 1905)
Répétition générale du 6 mai et représentations du 12, 18 et 22 mai 2024
Opéra Bastille

Salomé Lise Davidsen
Herodes Gerhard Siegel
Herodias Ekaterina Gubanova
Jochanaan Johan Reuter
Narraboth Pavol Breslisk
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Tobias Westman
Fünfter Jude Florent Mbia
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Ilanah Lobel-Torres

Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Lydia Steier (2022)

Œuvre créée à Dresde le 09 décembre 1905, puis au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande et sous la direction de Richard Strauss, ‘Salomé’ est entrée au Palais Garnier le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, mais n’y a connu sa première en langue originale que le 26 octobre 1951.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

L’adaptation lyrique de la pièce d’Oscar Wilde, dont le livret est très proche du texte de la pièce française originale, s’est maintenue avec une grande constance au répertoire, et la reprise de la production de Lydia Steier lui permet, pour la première fois, de s’inscrire parmi les 25 titres les plus régulièrement joués de l’Opéra de Paris des 50 dernières années – elle a atteint sa 200e représentation le dimanche 12 mai 2024 -, devant ‘Le Chevalier à la rose’.

Pavol Breslisk (Narraboth)

Pavol Breslisk (Narraboth)

Il est assez fascinant de voir comment cette nouvelle production née à l’automne 2022, certes sanglante et dépravée, est reçue de façon très diverse, entre des spectateurs qui trouvent que cela va trop loin, et d’autres qui sont sensibles aux ambiances toujours changeantes des lumières – jeux d’ombres avec la cage de Jochanaan, teintes aurorales lorsque Salomé tente de séduire le prophète -, à la minéralité du décor, et surtout au travail de direction d’acteur lié en permanence au sens musical, souvent dans une perspective sadique et sexualisée, ou bien de grotesque débridé.

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Mais la beauté de cette représentation réside véritablement dans la grande scène finale qui dissocie merveilleusement l’amour que porte Salomé pour Jochanaan du geste horrible porté envers le prophète. Se révèlent ainsi de façon stupéfiante les contradictions de la musique qui mêlent luxuriance et noirceur obsédante. 

Et la morale est sauve lorsque le page d’Hérodias élimine tout ce monde dans un ultime et brutal coup de théâtre.

Ekaterina Gubanova (Herodias)

Ekaterina Gubanova (Herodias)

A l’occasion de cette première reprise, Lise Davidsen fait enfin ses débuts scéniques en public à l’Opéra de Paris, plus de 3 ans après son interprétation de Sieglinde dans une version de concert de ‘La Walkyrie’ dirigée par Philippe Jordan à théâtre fermé.

La soprano norvégienne en est à sa quatrième prise de rôle straussienne depuis 2017, après La prima Donna (Ariane à Naxos), Chrysothémis (Elektra) et La Maréchale (Le Chevalier à la rose), et du haut de ses 1m 88, elle impose une puissante caractérisation qui transmet des émotions profondes de par son esthétique de geste recherchée pour traduire le désir d’épanouissement, malgré un environnement fortement malsain.

Et au cours de son tête-à-tête avec Herodes, elle induit une gradation de tonalité et de couleurs vocales très descriptive et vivante, afin d’extérioriser l’évolution névrotique de la jeune princesse.

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Mais c’est bien entendu sa puissance inflexible, qu’elle module sur un souffle inépuisable, son large et perçant champ de rayonnement vocal, et sa capacité à nuancer les noirceurs les plus insidieuses avec des reflets d’acier, qui rendent ce portrait - sous lequel couve également l’impertinence adolescente – constamment fascinant.

Par ailleurs, elle laisse échapper une certaine candeur sensible dans l’expression de son amour pour Jochanaan, au moment de sa requête infâme, et l’entière scène d’extase finale est d’une beauté suffocante absolument fantastique lorsque sa voix envahit d’une intensité dominante tout l’espace sonore, alors que Salomé et Jochanaan s'élèvent spectaculairement vers les cintres du théâtre, rivalisant ainsi avec l’orchestre au moment où il atteint le climax de sa surnaturelle exubérance.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

Car Mark Wigglesworth, bien qu’il ne joue pas le jeu d’une théâtralité trop brutale, fait vivre la complexité des différents espaces de la musique en faisant ressortir des beautés flamboyantes mais aussi des évanescences subtiles évoquant des mystères lointains. Il étire souvent le temps pour mieux ensorceler l’auditeur, et sait qu’il dispose d’un plateau vocal suffisamment impactant qui lui permette de libérer une grande intensité toujours bien contrôlée. 

Les effets telluriques sont ainsi très réussis, mais également les tissures diaphanes des cordes et la souplesse des lignes de fuite des cuivres. La respiration orchestrale s’en trouve approfondie et mue par un mouvement de fond majestueux.

Final de la danse des sept voiles

Final de la danse des sept voiles

Confronté à Lise Davidsen, le baryton-basse danois Johan Reuter ne dépareille pas en expressivité vocale, pouvant compter sur une excellente imprégnation du texte et des contrastes prononcés qui donnent beaucoup de réalisme, voir de sarcastisme, aux mises en garde du prophète vis-à-vis de la colère divine, même s’il n’a pas la même extension de souffle que sa partenaire.

Gerhard Siegel (Herodes)

Gerhard Siegel (Herodes)

Et c’est un Herodes finalement plutôt sympathique que Gerhard Siegel dessine dans son allume de maître vaudou travesti, car le ténor allemand possède une plénitude vocale homogène, subtilement ambrée, qui lui apporte de la rondeur de caractère, et lui permet aussi de dépeindre des failles et des sentiments qui peuvent paraître très délicats.

Il forme ainsi un couple bien assorti avec l’Hérodias d’Ekaterina Gubanova aux aigus chaleureux et incisifs, dénués de tout effet d'usure, ce qui est rare dans ce rôle, qui joue avec beaucoup d’assurance, sans en faire plus que de raison, le caractère hystérisant de la femme du tétrarque. Et quels beaux graves lorsqu’elle les accentue pour asseoir son impulsivité!

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Son page, chanté par Katharina Magiera, est toujours aussi ampli de noble noirceur, et Pavol Brelisk fait ressortir de Narraboth beaucoup de charme et d’humanité.

L’ensemble des rôles secondaires, en grande majorité chantés par des membres de la troupe et d’anciens chanteurs de l’académie, sont enfin tous totalement engagés dans leurs personnages respectifs avec vitalité et une apparente liberté qui témoigne de la crédibilité de leur jeu. Le mélange de timbres participe à la coloration de leurs interventions, surtout dans la scène du débat théologique entre juifs.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

A la création, il y a un an et demi, une partie du public avait fraîchement accueilli ce spectacle et même hué des figurants. Mais en ce week-end de printemps 2024, ce sont une ovation méritée et de vibrantes manifestations d’enthousiasme qui attendent toute l’équipe artistique, ce qui prouve qu’il y a un public ouvert à ces œuvres fortes, éloigné des spectateurs traditionnels, et qui ne demande qu’à être attiré dans les salles lyriques pour les vivre.

Très grand frisson pour un des grands spectacles de l’opéra Bastille!

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

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Publié le 16 Octobre 2022

Salomé (Richard Strauss – 1905)
Prégénérale du 10 octobre et représentations du 15, 27 octobre et 05 novembre 2022
Opéra Bastille

Salomé Elza van den Heever
Herodes John Daszak
Herodias Karita Mattila
Jochanaan Iain Paterson
Narraboth Tansel Akzeybek
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Mathias Vidal
Fünfter Jude Sava Vemić
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Marion Grange

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Lydia Steier (2022)
Nouvelle production

Diffusion en direct sur L’Opéra chez soi et medici.tv le jeudi 27 octobre 2022
Diffusion sur France Musique le samedi 19 novembre 2022 à 20h

Bien qu’écrite en 1891, en langue originale française, la pièce ‘Salomé’ d’Oscar Wilde dut affronter la censure lors des premières répétitions londoniennes, si bien qu’elle ne fut créée que cinq ans plus tard au Théâtre de la Comédie-Parisienne, l’actuel Théâtre de l’Athénée, le 11 février 1896.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

Fasciné par ‘Salomé’, Richard Strauss composa parallèlement deux versions lyriques musicalement très différentes, l’une authentiquement française dans le style debussyste qu’il acheva le 13 septembre 1905 et qui sera créée à Bruxelles le 25 mars 1907, avant d’être oubliée jusqu’à ce que l’Institut Richard Strauss de Munich ne reconstitue la partition en 1990, et l’une en allemand qui connaîtra sa première à Dresde le 09 décembre 1905.

Par la suite, la création française aura lieu au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande sous la direction de Richard Strauss, et la création à l’Opéra de Paris se déroulera trois ans plus tard, le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, sous la direction d’André Messager.

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Il faudra finalement attendre le 26 octobre 1951 pour que ‘Salomé’ connaisse sa première au Palais Garnier en langue originale allemande. Et depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, tous les directeurs de l’Opéra de Paris ont programmé les deux premiers chefs-d’œuvre de Richard Strauss, ‘Salomé’ et ‘Elektra’, au cours de leur mandat, à l’exception notable de Stéphane Lissner.

Ainsi, après ‘Elektra’ repris au printemps dernier, Alexander Neef offre à ‘Salomé’ la première nouvelle production de sa seconde saison qu’il confie à Lydia Steier, metteuse en scène américaine qui travaille principalement en Allemagne et en Autriche depuis 20 ans, et qui fait ses débuts au sein de l’institution parisienne.

L’enjeu de cette réalisation est important, car le niveau de violence qui est montré est supérieur à ce qui est généralement accepté sur une scène connue pour être habituellement très consensuelle. 

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

La cour d’Hérode Antipas est ainsi dépeinte dans tout ce qu’elle pouvait avoir de sordide et de dépravé au sein d’un imposant décor, unique, qui représente une cour de palais profonde dominée par une large baie laissant entrevoir une salle où le tétrarque et son épouse, Hérodias, se livrent avec leur cour à des scènes de débauche d’un malsain extrême. 

Un simple escalier latéral permet de passer de la cour extérieure à cette salle, et Jokanaan se trouve enfermé dans une cage enfoncée dans le sous-sol de cette cour, seule convention en apparence respectée.

Le spectacle du défilé des corps des jeunes hommes et jeunes femmes violés et assassinés au sein du palais, pour ensuite être jetés dans une fosse commune, se développe de manière répétitive. Et au fur et à mesure que le temps s'écoule, ce qui se déroule en hauteur se trouve relégué au second plan, l’attention se recentrant dorénavant sur l’action menée à l’avant-scène.

Il faut dire que ce décor massif d’apparence minérale, illuminé par des éclairages bleu-vert, est fort beau.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Dans cet univers qui reconstitue une époque romaine décadente, mais dans des costumes tout à fait fantaisistes et délirants, et avec une maitrise des éclairages qui peuvent tout autant suggérer la présence de la lune glaciale que cerner les personnages dans leur solitude, on pense beaucoup à la cruauté de l’Empereur Caligula, même s’il on reste bien loin de l’horreur du célèbre film baroque et sulfureux de Tinto Brass.

Cheveux longs et noirs, habits blancs, allure terne, Salomé ressemble beaucoup plus à Elektra. Il s’agit d’une jeune femme vierge qui ne s’est pas compromise. Parfaitement représenté comme le livret le décrit, sale et souillé - les soldats carapacés en noir lui infligent des coups de décharges électriques blessants -, Jokanaan est effrayant et plus menaçant que moralisateur.

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

Ensuite, Salomé découvre le pouvoir de la sexualité, non comme une fin mais comme un moyen, d’abord à travers une scène masturbatoire jouée au moment où le prophète retourne dans les entrailles souterraines – le rapport à la musique est assez convaincant et fait écho aux allusions érotiques que Chostakovitch décrira plus tard avec force dans ‘Lady Macbeth de Mzensk’ -, puis lors de la danse des sept voiles où elle offre délibérément son corps d’abord à Hérode puis à toute sa cour, non par plaisir – elle n’y accorde aucune importance en soi -, mais parce qu’elle a compris que c’est par le sexe qu’elle pourra obtenir ce qu’elle souhaite de la part de ceux qui en dépendent.

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

Mais quel magnifique coup de théâtre lors de la scène finale où émerge d'abord la crainte, lorsque le bourreau se présente en contrejour dans l’interstice d’une porte, qu’elle soit jouée classiquement !

Pourtant, dans un effet de surprise saisissant, Salomé disparaît subitement avec lui et réapparaît en un double qui se dissocie entre une actrice rampant au sol tout en protégeant progressivement la tête de Jokanaan, alors qu’Elza van den Heever reste dans l’ombre avant de rejoindre le prophète dans la cage et s’élever dans une étreinte amoureuse splendide.

Karita Mattila (Hérodias)

Karita Mattila (Hérodias)

La force théâtrale de ce moment est de distinguer d’un côté l’acte écœurant, et de l’autre l’illusion que vit Salomé qui souffrait tant de ne pouvoir embrasser cette figure emblématique, ce qui permet d’avoir accès à l’âme de l’héroïne.

Aller au-delà des apparences est l’une des forces de l’opéra en tant que forme artistique, et la luxuriance finale de la musique trouve dans cette représentation d’une élévation, une concordance, voir une justification, qui n’était pas évidente à priori.

Hérode, horrifié par le massacre d’un homme qu’il sait adulé par un peuple qu’il craint, comprend que pour lui-même tout est fini.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On aperçoit ainsi, au début de cette scène, le page se précipiter vers les marches du palais, armé pour détruire la cour royale et Hérode en personne. Ce page, incarné avec force par le timbre puissamment noir de Katharina Magiera, est omniprésent et très bien mis en valeur, d’autant plus que cela permet de donner aux femmes, dans ce monde masculin cruel et finissant, une fonction déterminante, même si elles n’évitent pas la catastrophe finale.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Face à une telle dramaturgie, Simone Young tire de l’orchestre de l’Opéra de Paris une interprétation tout aussi abrupte et alignée sur la direction de la mise en scène. Déluge sonore exacerbé, cuivres agressifs et éclatants, la musique de Richard Strauss est entraînée dans une outrance démonstrative comme s’il s’agissait de suggérer une situation de guerre. Ce choix tranché est à apprécier par chaque auditeur, mais quand un parti pris choisit une voix radicale, il semble opportun de l’assumer totalement - ce qui est le cas ici - et de ne pas l’affadir par un esprit de contre-pied ou de compris. 

La sensualité orientalisante de la musique n’est donc pas l’élément fondamental qui est développé, et il règne un esprit de décision, voir de prise de liberté sans état d’âme qui a de quoi impressionner. L’orchestre est somptueux, mais peu invité à la nuance, et sans discours instrumental sous-jacent (Harmut Haenchen, en 2006, avait mieux dessiné des ondes insidieuses incrustées dans la luxuriance orchestrale).

Et rarement aura-t-on ressenti à quel point cette représentation, dans son ensemble, symbolise à tous les niveaux la prise en main par les femmes d’une histoire dont elles entendent maîtriser le langage.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On ne peut ainsi qu’admirer d’avantage les solistes qui sont fatalement repoussés dans leur absolus retranchements. Elza van den Heever, pour qui il s’agit d’une prise de rôle ardue, s’en tire remarquablement. De ses moirures fantomatiques, elle laisse surgir une vaillance expressive sensationnelle qui atteint son paroxysme à la scène finale vécue comme un grand réveil qui va tout bouleverser.

John Daszak s’affiche également dans une forme éblouissante. Sous ses traits, Hérode ne déroge pas à l’esprit d’abus exubérant qui parcoure la représentation, son style de déclamation retentissant lui donnant une présence implacable. Karita Mattila, elle qui fut Salomé sur cette même scène 19 ans plus tôt, se régale à jouer dans une mise en scène qui la maintient présente en permanence. Elle en fait des tonnes sans limites pour montrer l’esprit de jouissance d’Hérodias, et sa voix est un univers de chaleur feutrée inimitable.

Simone Young

Simone Young

S’il est physiquement fort marquant, le Jochanaan de Iain Paterson affiche un mordant et une rudesse expressive engagés qui, toutefois, pourraient être portés par une plus grande ampleur afin de surpasser la galvanisation orchestrale.

Le très bon Narraboth de Tansel Akzeybek, entendu dans ‘Wozzeck’ la saison dernière, excelle par sa viscéralité dramatique, et l’on ne peut que rappeler à quel point Katharina Magiera fait forte impression dans le rôle du page, de par sa noirceur et son appropriation de l’espace sonore.

Lydia Steier et son équipe artistique

Lydia Steier et son équipe artistique

Il ne faut pas s’y tromper, l’approche de cette production, que Lydia Steier a fortement enrichi d'une foule d'acteurs aux costumes bigarrés, est de s’élever contre la violence du monde sans lui chercher la moindre indulgence. Mais il y a un fatalisme très clair : cette violence ne peut être annihilée que par la violence.

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

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