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Publié le 2 Février 2025

Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Richard Wagner – Munich, le 22 septembre 1869)
Répétition générale du 21 janvier 2025 et représentations du 29 janvier, 11 et 19 février 2025
Opéra Bastille

Wotan Iain Paterson
Fricka Eve-Maud Hubeaux
Loge Simon O’Neill
Alberich Brian Mulligan
Mime Gerhard Siegel
Fasolt Kwangchul Youn
Fafner Mika Kares
Freia Eliza Boom
Erda Marie-Nicole Lemieux
Donner Florent Mbia
Froh Matthew Cairns
Woglinde Margarita Polonskaya
Wellgunde Isabel Signoret
Flosshilde Katharina Magiera

Direction Musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Calixto Bieito (2025)
Nouvelle production

Diffusion sur France Musique le 15 mars 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.

Synopsis                                                                      Marie-Nicole Lemieux (Erda)

Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.

Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.

La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis, il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt, et pour le garder, se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.

Iain Paterson (Wotan)

Iain Paterson (Wotan)

Après le Ring de Pierre Strosser, son préféré, donné au Théâtre du Châtelet en 1994, puis celui de Stéphane Braunschweig joué au Festival d’Aix-en-Provence de 2006 à 2009, et enfin celui de Guy Cassier créé pour La Scala de Milan de 2010 à 2013, le nouveau Ring de l’Opéra de Paris confié à Calixto Bieito aurait du être le quatrième monté par Stéphane Lissner au cours de sa carrière de directeur d’opéra.

La pandémie de 2020 ayant entraîné l’annulation scénique de cette nouvelle Tétralogie wagnérienne, Alexander Neef a toutefois réussi à le faire jouer en version de concert à huis clos fin 2020, puis a repris le flambeau en le déclinant sur trois saisons de 2025 à 2027, mais avec une distribution bien différente. Un Ring est toujours l’occasion de fédérer l’ensemble des énergies artistiques et techniques d’une maison lyrique autour d’un projet qui en vaille la peine.

Et à la vision du prologue présenté en ce mois d’hiver, la première question qui se pose est si elle correspond bien au projet initial élaboré par le metteur en scène catalan il y a six ou sept ans.

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Calixto Bieito commence en effet ce Ring par une image assez confuse où l’on voit Alberich, traînant derrière lui un amalgame de câbles numériques et flirtant avec trois plongeuses devant un grand rideau où sont projetées des images fantasmées d’une luxueuse banque remplie de coffres de lingots d’or – la Banque de France a généreusement prêté ses locaux et son matériel de tournage pour monter cette vidéo -. 

Margarita Polonskaya, Isabel Signoret et Katharina Magiera dessinent toutes trois une peinture vocale jeune et lumineuse des ondines, avec une très harmonieuse homogénéité magnifiée par les coloris de l’orchestre.

Mais cette accumulation d’or disparaît subitement lorsque le Nibelung arrache ce rideau et fait tomber l’illusion qui berçait les trois filles, pour faire apparaître un immense monolithe froid et métallique.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Comprendre alors que le grand cube noir recouvert de plaques rectangulaires est un immense centre informatique sur lequel veille Wotan n’est pas forcément immédiat pour qui n’est pas suffisamment familiarisé avec les architectures informatiques, mais une fois ce point de vue accepté, la métaphore du pouvoir par l’accumulation du savoir devient évidente, car nous vivons à une époque où le contrôle de l’information est devenu un enjeu majeur de domination et de survie pour le sociétés.

Et à l’origine du mythe, Wotan perdit un œil pour paiement d’avoir bu à la source de la sagesse qui coule entre les racines du frêne sacré, pour en capter le savoir.

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

A travers une direction d’acteur très bien tenue et agressive, Calixto Bieito met en scène les relations entre Wotan et Fricka, hystérique, Freia et sa famille, violente et masochiste, Loge et Wotan, complice et presque fraternelle, et celle des géants avec leurs donneurs d’ordres, affairiste et sans loi. 

Ce qui frappe d’emblée est la façon dont tous les chanteurs sont investis à fond dans leur interprétation qui décrit un milieu de bandits violents et survoltés.

Dans ce décor noir, meublé uniquement d’un large canapé de salon, Iain Paterson - en remplacement de Ludovic Tézier qui n'a pu répéter car souffrant - incarne un homme de pouvoir sûr de lui et franchement vulgaire, et son Wotan, dont le chant se déploie facilement dans une tessiture dénuée toutefois de toute noirceur, montre une aisance dans la manière d’être et une véritable maîtrise théâtrale.

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eve-Maud Hubeaux est absolument fascinante de par la félinité gracile et outrancière avec laquelle elle oppose Fricka à un mari qui semble inébranlable, attitude déchaînée qui pourrait être perçue comme trop exagérée par certains spectateurs, mais dépasser ainsi les limites du comportement contrôlé permet aussi de montrer une personnalité qui ne supporte plus de voir la déconsidération des femmes dans ce milieu, et qui entend bien ne pas se laisser faire. Ses aigus sauvages sont d’ailleurs profilés avec une pleine netteté.

Autre chanteur épatant, malgré un timbre très nasal, Simon O’Neill est loin de décrire un Loge sensuel et amusant, mais bien une sorte de riche collaborateur en casquette de baseball, comme signe de réussite, décomplexé mais parfaitement crédible, qui cherche à tirer intelligemment son épingle du jeu. Ses couleurs de voix acérées et la clarté de son élocution contribuent ainsi à lui donner une nature très forte, et à en faire le véritable manipulateur de ce prologue.

Gerhard Siegel (Mime)

Gerhard Siegel (Mime)

Scéniquement, la première partie est une présentation condensée des protagonistes puisque tous les conflits s’étalent autour du grand canapé familial. Mais le basculement vers le Nibelheim – à ce moment, le plateau Bastille se surélève pour révéler l’antre d’Alberich – ouvre sur un large champ de questionnements, puisque l’on y voit le Nibelung maîtriser une importante installation informatique qui vise à instiller la vie à travers des humanoïdes féminins.

Nombre de câbles noirs sinueux, d’écrans colorés installés en forme de croix chrétienne et permettant d’observer l’intérieur du vivant reconstitué, et de bustes plus ou moins complets, font surgir toutes les angoisses contemporaines que générèrent aujourd'hui les recherches à base d’intelligence artificielle pour recréer la vie et lui donner une forme d’immortalité.

Nous sommes au cœur de la problématique soulevée récemment par Elon Musk, par exemple, avec son projet Neuralink d’implantation de puces dans le cerveau humain, qui peut être perçu comme une menace pour la vie en fonction de la nature des hommes qui exercent le pouvoir.

Ces technologies sont aujourd’hui poussées par des intérêts privés et des milliardaires mégalomaniaques, avec également tous les risques d’altération sur le vivant qu’elles font peser.

Brian Mulligan (Alberich)

Brian Mulligan (Alberich)

Au sein de ce laboratoire – un inextricable fatras de science numérique -, le métal de la voix de Brian Mulligan donne à Alberich un mordant saisissant, d’autant plus que l’acteur est prodigieux et que c’est lui qui tire la scène la plus forte de ce premier volet, car nous y voyons par quel moyen un Wotan pourrait, en s’emparant de ces moyens, réaliser son emprise sur le monde sans agir directement. 

L’apparition tourmentée de Fricka, en surplomb de cette scène, peut signifier qu’elle a perçu le danger pour elle et les autres femmes de ne plus être à l’origine naturelle du monde.
Mais cette grande scène du Nibelheim montre aussi le poids de multiples asservissements. Il y a d’abord celui de Mime, frère et manœuvre d’Alberich, violenté par ce dernier, qui a fabriqué le Tarnhelm, un casque humanoïde basé sur des technologies de réalité virtuelle, selon l’interprétation de cette production.

Eliza Boom (Freia)

Eliza Boom (Freia)

Non seulement Gerhard Siegel joue avec force la victimisation de Mime à travers toutes ses souffrances, mais il lui offre un rayonnement vocal très percutant avec une projection bien assurée et une plénitude de couleurs.

Il y a ensuite l’asservissement d’Alberich à l’anneau d’or qu’il porte autour du cou de façon pesante, et que Wotan aura encore plus de mal à soutenir quand il le portera devant Fricka, une fois de retour au pied du Walhalla.

Enfin, Loge se permet de tenir le Nibelung en laisse de façon très dominatrice pour lui substituer l’anneau.

C’est le risque de subordination de toute l’humanité qui est ici soulevé avec effroi, les manipulateurs pouvant eux-mêmes devenir les manipulés.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

La dernière partie reprend le cours des échanges conflictuels au sein du clan familial, mais l’on voit cette fois Wotan plier devant l’anneau et les injonctions de Fricka munie de la lance, en geste inversé, et Erda, incarnée par Marie-Nicole Lemieux grimée en mendiante et dont le style déclamatoire fier est étrangement clair pour une contralto, arbore une attitude caressante et séductrice vis-à-vis de celui qui sera le père de ses Walkyries.

C’est le moment où la nature féminine retrouve pour un instant sa place essentielle, car ensuite, Freia, inspirée par la fraîcheur dramatique d’Eliza Boom, s’infligera une automutilation en se recouvrant d’un fluide noir auquel Loge cherchera à mettre le feu, signant de fait la destruction de la vie et de la jeunesse, et la forte responsabilité de celui qui symbolise le mieux l’appât du gain et la destruction de l’environnement naturel.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Et, auparavant, la scène de la montée au Walhalla se sera déployée avec l’émergence spectaculaire d’un immense pont recouvert de câbles noirs et tortueux qui permettra à Wotan de prendre le pouvoir sur le savoir universel au sein de son centre d’information.

Le meurtre de Fasolt par Fafner est, lui, joué par un geste d’étranglement afin de n’en faire qu’un acte gratuit et médiocre, les deux frères étant chantés respectivement par la belle prestance nobiliaire de Kwangchul Youn, et les inflexions mélancoliques de Mika Kares. Et même le rapport de Fasolt à Freia, pourtant doté d’un beau motif musical tristanesque, est traité de façon agressive.

Enfin, le baryton camerounais Florent Mbia, actuel membre de la troupe lyrique, développe une ligne très équilibrée ce qui pose un Donner bien présent et perméable à l’ambiance violente qui règne sur scène, alors que Matthew Cairns joue un discret Froh aux apparences de prophète, probablement parce qu’il ne souhaite pas renoncer à l’amour, dans un sens plus chrétien.

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Cette première représentation de ‘L’Or du Rhin’ est aussi l’occasion d’assister aux débuts dans la fosse de l’Opéra Bastille de Pablo Heras Casado, principal directeur musical invité du Teatro Real de Madrid depuis 2014, où il a dirigé le Ring dans la production de Robert Carsen.

La scène d’ouverture avec les filles du Rhin est très réussie aussi bien pour la tension orchestrale que pour les flamboiements des motifs qui se mêlent à irradiance des trois chanteuses.

D’un geste qui s’avère fortement théâtralisant, riche en couleurs et en intensité, le chef d’orchestre andalou recherche l’effet en se mettant au service de la dramaturgie incisive de Calixto Bieito, avec une excellente précision rythmique.

Il se permet une certaine massivité du son sans sacrifier à la finesse des détails, impulse aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des mouvements galvanisants toujours bien timbrés, si bien que l’ensemble a déjà beaucoup d’allure et laisse penser que cette électrisation du discours risque de se renforcer aux représentations qui vont suivre.

Pablo Heras-Casado

Pablo Heras-Casado

Calixto Bieito achève ce prologue sur une image d’un jeune bébé dont le cerveau est déjà hérissé d’implants numériques, manière aussi bien de s’adresser au spectateur dans son rapport à la société de l’information, que de suggérer ce qui pourrait arriver à l’humanité qui va naître au cours des prochains volets d’un Ring qui intrigue par la ligne qu’il vient d’amorcer.

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

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Publié le 16 Octobre 2022

Salomé (Richard Strauss – 1905)
Prégénérale du 10 octobre et représentations du 15, 27 octobre et 05 novembre 2022
Opéra Bastille

Salomé Elza van den Heever
Herodes John Daszak
Herodias Karita Mattila
Jochanaan Iain Paterson
Narraboth Tansel Akzeybek
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Mathias Vidal
Fünfter Jude Sava Vemić
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Marion Grange

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Lydia Steier (2022)
Nouvelle production

Diffusion en direct sur L’Opéra chez soi et medici.tv le jeudi 27 octobre 2022
Diffusion sur France Musique le samedi 19 novembre 2022 à 20h

Bien qu’écrite en 1891, en langue originale française, la pièce ‘Salomé’ d’Oscar Wilde dut affronter la censure lors des premières répétitions londoniennes, si bien qu’elle ne fut créée que cinq ans plus tard au Théâtre de la Comédie-Parisienne, l’actuel Théâtre de l’Athénée, le 11 février 1896.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

Fasciné par ‘Salomé’, Richard Strauss composa parallèlement deux versions lyriques musicalement très différentes, l’une authentiquement française dans le style debussyste qu’il acheva le 13 septembre 1905 et qui sera créée à Bruxelles le 25 mars 1907, avant d’être oubliée jusqu’à ce que l’Institut Richard Strauss de Munich ne reconstitue la partition en 1990, et l’une en allemand qui connaîtra sa première à Dresde le 09 décembre 1905.

Par la suite, la création française aura lieu au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande sous la direction de Richard Strauss, et la création à l’Opéra de Paris se déroulera trois ans plus tard, le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, sous la direction d’André Messager.

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Il faudra finalement attendre le 26 octobre 1951 pour que ‘Salomé’ connaisse sa première au Palais Garnier en langue originale allemande. Et depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, tous les directeurs de l’Opéra de Paris ont programmé les deux premiers chefs-d’œuvre de Richard Strauss, ‘Salomé’ et ‘Elektra’, au cours de leur mandat, à l’exception notable de Stéphane Lissner.

Ainsi, après ‘Elektra’ repris au printemps dernier, Alexander Neef offre à ‘Salomé’ la première nouvelle production de sa seconde saison qu’il confie à Lydia Steier, metteuse en scène américaine qui travaille principalement en Allemagne et en Autriche depuis 20 ans, et qui fait ses débuts au sein de l’institution parisienne.

L’enjeu de cette réalisation est important, car le niveau de violence qui est montré est supérieur à ce qui est généralement accepté sur une scène connue pour être habituellement très consensuelle. 

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

La cour d’Hérode Antipas est ainsi dépeinte dans tout ce qu’elle pouvait avoir de sordide et de dépravé au sein d’un imposant décor, unique, qui représente une cour de palais profonde dominée par une large baie laissant entrevoir une salle où le tétrarque et son épouse, Hérodias, se livrent avec leur cour à des scènes de débauche d’un malsain extrême. 

Un simple escalier latéral permet de passer de la cour extérieure à cette salle, et Jokanaan se trouve enfermé dans une cage enfoncée dans le sous-sol de cette cour, seule convention en apparence respectée.

Le spectacle du défilé des corps des jeunes hommes et jeunes femmes violés et assassinés au sein du palais, pour ensuite être jetés dans une fosse commune, se développe de manière répétitive. Et au fur et à mesure que le temps s'écoule, ce qui se déroule en hauteur se trouve relégué au second plan, l’attention se recentrant dorénavant sur l’action menée à l’avant-scène.

Il faut dire que ce décor massif d’apparence minérale, illuminé par des éclairages bleu-vert, est fort beau.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Dans cet univers qui reconstitue une époque romaine décadente, mais dans des costumes tout à fait fantaisistes et délirants, et avec une maitrise des éclairages qui peuvent tout autant suggérer la présence de la lune glaciale que cerner les personnages dans leur solitude, on pense beaucoup à la cruauté de l’Empereur Caligula, même s’il on reste bien loin de l’horreur du célèbre film baroque et sulfureux de Tinto Brass.

Cheveux longs et noirs, habits blancs, allure terne, Salomé ressemble beaucoup plus à Elektra. Il s’agit d’une jeune femme vierge qui ne s’est pas compromise. Parfaitement représenté comme le livret le décrit, sale et souillé - les soldats carapacés en noir lui infligent des coups de décharges électriques blessants -, Jokanaan est effrayant et plus menaçant que moralisateur.

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

Ensuite, Salomé découvre le pouvoir de la sexualité, non comme une fin mais comme un moyen, d’abord à travers une scène masturbatoire jouée au moment où le prophète retourne dans les entrailles souterraines – le rapport à la musique est assez convaincant et fait écho aux allusions érotiques que Chostakovitch décrira plus tard avec force dans ‘Lady Macbeth de Mzensk’ -, puis lors de la danse des sept voiles où elle offre délibérément son corps d’abord à Hérode puis à toute sa cour, non par plaisir – elle n’y accorde aucune importance en soi -, mais parce qu’elle a compris que c’est par le sexe qu’elle pourra obtenir ce qu’elle souhaite de la part de ceux qui en dépendent.

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

Mais quel magnifique coup de théâtre lors de la scène finale où émerge d'abord la crainte, lorsque le bourreau se présente en contrejour dans l’interstice d’une porte, qu’elle soit jouée classiquement !

Pourtant, dans un effet de surprise saisissant, Salomé disparaît subitement avec lui et réapparaît en un double qui se dissocie entre une actrice rampant au sol tout en protégeant progressivement la tête de Jokanaan, alors qu’Elza van den Heever reste dans l’ombre avant de rejoindre le prophète dans la cage et s’élever dans une étreinte amoureuse splendide.

Karita Mattila (Hérodias)

Karita Mattila (Hérodias)

La force théâtrale de ce moment est de distinguer d’un côté l’acte écœurant, et de l’autre l’illusion que vit Salomé qui souffrait tant de ne pouvoir embrasser cette figure emblématique, ce qui permet d’avoir accès à l’âme de l’héroïne.

Aller au-delà des apparences est l’une des forces de l’opéra en tant que forme artistique, et la luxuriance finale de la musique trouve dans cette représentation d’une élévation, une concordance, voir une justification, qui n’était pas évidente à priori.

Hérode, horrifié par le massacre d’un homme qu’il sait adulé par un peuple qu’il craint, comprend que pour lui-même tout est fini.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On aperçoit ainsi, au début de cette scène, le page se précipiter vers les marches du palais, armé pour détruire la cour royale et Hérode en personne. Ce page, incarné avec force par le timbre puissamment noir de Katharina Magiera, est omniprésent et très bien mis en valeur, d’autant plus que cela permet de donner aux femmes, dans ce monde masculin cruel et finissant, une fonction déterminante, même si elles n’évitent pas la catastrophe finale.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Face à une telle dramaturgie, Simone Young tire de l’orchestre de l’Opéra de Paris une interprétation tout aussi abrupte et alignée sur la direction de la mise en scène. Déluge sonore exacerbé, cuivres agressifs et éclatants, la musique de Richard Strauss est entraînée dans une outrance démonstrative comme s’il s’agissait de suggérer une situation de guerre. Ce choix tranché est à apprécier par chaque auditeur, mais quand un parti pris choisit une voix radicale, il semble opportun de l’assumer totalement - ce qui est le cas ici - et de ne pas l’affadir par un esprit de contre-pied ou de compris. 

La sensualité orientalisante de la musique n’est donc pas l’élément fondamental qui est développé, et il règne un esprit de décision, voir de prise de liberté sans état d’âme qui a de quoi impressionner. L’orchestre est somptueux, mais peu invité à la nuance, et sans discours instrumental sous-jacent (Harmut Haenchen, en 2006, avait mieux dessiné des ondes insidieuses incrustées dans la luxuriance orchestrale).

Et rarement aura-t-on ressenti à quel point cette représentation, dans son ensemble, symbolise à tous les niveaux la prise en main par les femmes d’une histoire dont elles entendent maîtriser le langage.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On ne peut ainsi qu’admirer d’avantage les solistes qui sont fatalement repoussés dans leur absolus retranchements. Elza van den Heever, pour qui il s’agit d’une prise de rôle ardue, s’en tire remarquablement. De ses moirures fantomatiques, elle laisse surgir une vaillance expressive sensationnelle qui atteint son paroxysme à la scène finale vécue comme un grand réveil qui va tout bouleverser.

John Daszak s’affiche également dans une forme éblouissante. Sous ses traits, Hérode ne déroge pas à l’esprit d’abus exubérant qui parcoure la représentation, son style de déclamation retentissant lui donnant une présence implacable. Karita Mattila, elle qui fut Salomé sur cette même scène 19 ans plus tôt, se régale à jouer dans une mise en scène qui la maintient présente en permanence. Elle en fait des tonnes sans limites pour montrer l’esprit de jouissance d’Hérodias, et sa voix est un univers de chaleur feutrée inimitable.

Simone Young

Simone Young

S’il est physiquement fort marquant, le Jochanaan de Iain Paterson affiche un mordant et une rudesse expressive engagés qui, toutefois, pourraient être portés par une plus grande ampleur afin de surpasser la galvanisation orchestrale.

Le très bon Narraboth de Tansel Akzeybek, entendu dans ‘Wozzeck’ la saison dernière, excelle par sa viscéralité dramatique, et l’on ne peut que rappeler à quel point Katharina Magiera fait forte impression dans le rôle du page, de par sa noirceur et son appropriation de l’espace sonore.

Lydia Steier et son équipe artistique

Lydia Steier et son équipe artistique

Il ne faut pas s’y tromper, l’approche de cette production, que Lydia Steier a fortement enrichi d'une foule d'acteurs aux costumes bigarrés, est de s’élever contre la violence du monde sans lui chercher la moindre indulgence. Mais il y a un fatalisme très clair : cette violence ne peut être annihilée que par la violence.

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

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Publié le 14 Janvier 2021

L’Anneau du Nibelung (Richard Wagner, 1849-1876)

Version de concert du 24 novembre (Die Walküre), 26 novembre (Das Rheingold), 28 novembre 2020 (Götterdämmerung) à l’Opéra Bastille et du 06 décembre 2020 (Siegfried) à l’auditorium de Radio France, diffusée sur France Musique les 26, 28, 30 décembre 2020 et 02 janvier 2021.

L’Anneau du Nibelung (Philippe Jordan - Cycle Ring - Opéra de Paris 2020) Bastille et Auditorium de Radio France

Wotan Iain Paterson, Fricka Ekaterina Gubanova, Siegfried Andreas Schager, Mime Gerhard Siegel
Brünnhilde Martina Serafin (Die Walküre), Ricarda Merbeth (Siegfried / Götterdämmerung)
Waltraute Ricarda Merbeth (Die Walküre) / Michaela Schuster (Götterdämmerung)
Siegmund Stuart Skelton, Sieglinde Lise Davidsen, Alberich Jochen Schmeckenbecher
Loge Norbert Ernst, Hunding Günther Groissböck, Hagen Ain Anger, Froh Matthew Newlin
Fasolt Wilhelm Schwinghammer, Fafner Dimitry Ivashchenko, Gunter Johannes Martin Kränzle
Freia Anna Gabler, Gutrune Anna Gabler, Ortlinde Anna Gabler, Donner Lauri Vasar,
Erda Wiebke Lehmkuhl, Première Norme Wiebke Lehmkuhl, Woglinde Tamara Banješević
Waldwogel Tamara Banješević, Wellgunde Christina Bock, Flosshilde Claudia Huckle,
Gerhilde Sonja Šarić, Schwertleite Katharina Magiera, Helmwige Regine Hangler,
Siegrune Julia Rutigliano, Grimgerde Noa Beinart, Rossweisse Marie-Luise Dressen

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Philippe Jordan.

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

Jean-Yves Kaced (Directeur de l'Arop), Stéphane Lissner (Directeur général de l'Opéra de Paris) et Aurélie Dupont (Directrice de la Danse à l'Opéra de Paris) - Présentation de la saison 2019/2020 de l'Opéra national de Paris du 11 mars 2019

A l’occasion des fêtes de fin d’année, la diffusion sur France Musique du Ring de Richard Wagner enregistré à l’Opéra de Paris quelques semaines auparavant fut un évènement dont même les habitués de la grande maison parisienne, et les wagnériens les plus aguerris, n’avaient peut-être pas imaginé l’importance après la série d’altérations qu’il dut subir confronté aux lames imparables générées  par la crise sanitaire mondiale de 2020

A l’origine, Stéphane Lissner avait eu comme projet de monter ce grand cycle comme il l’avait toujours fait au cours de ses précédents mandats, que ce soit au Théâtre du Châtelet en 1996 dans la mise en scène de Pierre Strosser, au Festival d’Aix en Provence de 2006 à 2009 sous le regard de Stéphane Braunschweig, ou bien à la Scala de Milan de 2010 à 2013 dans la production de Guy Cassier enrichie par la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui.

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

Die Walküre - ms Günter Krämer - Opéra Bastille 2010

L’Opéra national de Paris avait bien bénéficié d’une nouvelle production de la tétralogie confiée à Günter Krämer de 2010 et 2013, mais ses références trop allemandes avaient peu convaincu la critique ainsi qu’une partie du public. Philippe Jordan trouvait cependant un vaste champ pour se mesurer une première fois à une telle construction sonore, et après une première lecture d’une très belle clarté qui recherchait le plus grand raffinement dans l’exaltation de l’écriture des lignes orchestrales, il reprit la Tétralogie au cours de la saison 2012/2013 en renforçant ses colorations et sa puissance expressive qu’il augmenta de ses réflexions et de sa première expérience au Festival de Bayreuth 2012, où il avait pu diriger l’ultime reprise de Parsifal dans la mise en scène de Stefan Herheim à travers un spectacle d’une intelligence humaine rare mêlant brillamment imaginaire et références à l’histoire du siècle précédent. Nous étions déjà trente ans après qu’Armin Jordan, le père de ce jeune wagnérien, ait dirigé la version de Parsifal filmée par Hans Jurgen Sybergerg pour le grand écran.

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Susan Maclean (Kundry) et Philippe Jordan - Parsifal - Festival de Bayreuth, le 29 juillet 2012

Puis, au printemps 2014, Philippe Jordan embrasa l’Opéra Bastille en offrant une prodigieuse peinture aux mille reflets de Tristan und Isolde au cours d’une série de représentations qui furent dédiées à un homme qui aimait tant cet ouvrage, Gerard Mortier, directeur hors du commun par sa passion du drame, et qui avait su écouter le metteur en scène Peter Sellars pour réaliser ce projet qui intégrait à la scénographie les splendides vidéographies de Bill Viola.

Et c’est un autre hommage que ce chef d’orchestre amoureux wagnérien eut l’honneur de conduire l’année d’après, en plein milieu du Festival ensoleillé de l’Opéra de Munich, quand le 12 juillet 2015 Waltraud Meier fit ses adieux au rôle d’Isolde. Philippe Jordan semblait un adolescent jouant avec la volubilité musicale d’un poème créé 150 ans plus tôt au cœur de cette même cité.

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Discours en hommage à Waltraud Meier à la fin de la représentation de Tristan und Isolde dirigée par Philippe Jordan au Festival d'Opéra de Munich, le 12 juillet 2015

Vint ensuite la grande aventure des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, d’abord à l’opéra Bastille à la fin de l’hiver 2016, quand Philippe Jordan retrouva Stefan Herheim dans une production haut-en-couleur où le chef d’orchestre insuffla un opulent courant symphonique parcouru d’une irrésistible finesse de traits, sans oublier d’adoucir le bref passage aux réminiscences du motif de Tristan und Isolde, puis au Festival de Bayreuth 2017 qui lui offrit la chance de diriger la meilleure production du festival depuis le Parsifal d’Herheim. Ainsi, associé au génie de Barrie Kosky, Philippe Jordan devient le maître des Meistersinger von Nürnberg trois ans d’affilée.

Mais entre temps, il dut également parfaire son sens de la théâtralité à travers une œuvre à la violence exacerbée, Lohengrin, qui salua sur la scène Bastille le retour sur scène de Jonas Kaufmann début 2017, chanteur qui avait du s’arrêter plusieurs mois d’affilée suite à une blessure vocale accidentelle.

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Philippe Jordan - Die Meistersinger von Nürnberg - Festival de Bayreuth, le 28 juillet 2018

Et après une nouvelle production de Parsifal et une dernière reprise toujours aussi musicalement fabuleuse de Tristan und Isolde en 2018, le projet d’un nouveau Ring à l’Opéra de Paris fut enfin initié, avec Calixto Bieito à la mise en scène, un créateur à qui l’opéra de Stuttgart dut un impressionnant Parsifal apocalyptique inspiré de la littérature de science fiction. Connaissant l’esthétique et la sensibilité politique d’un des hommes de théâtre qu’il apprécie énormément, Stéphane Lissner eut grand soin de lui suggérer de prendre en compte la valeur poétique du monument wagnérien. Philippe Jordan venait par ailleurs de faire ses débuts au Metropolitan Opéra de New-York au cours du printemps 2019, le prolongement d’un rêve que son père n’eut pas le temps de réaliser, pour diriger la reprise du Ring du canadien Robert Lepage.

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Philippe Jordan, Martina Serafin, Andreas Schager, Ekaterina Gubanova, Matthias Goerne - Répétition générale de Tristan und Isolde du 07 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Les malheurs du nouveau Ring parisien ne tardèrent pas à poindre. Les annulations de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, en plein confinement, ne découragèrent pourtant pas Stéphane Lissner qui imagina pour un temps bousculer son planning afin de les reprogrammer en septembre 2020, avant que le projet ne paraisse plus possible. Et suite à l’accélération de son départ pour le San Carlo de Naples, à l’acceptation de sa proposition de débuter immédiatement les travaux de rénovation des scènes du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille, et à la précipitation de l’arrivée d’Alexander Neef, son successeur à la direction de l’Opéra de Paris, deux cycles complets furent finalement programmés en version de concert, sous l’impulsion d’un Philippe Jordan qui ne pouvait imaginer quitter ainsi une maison qu’il avait tant aimé pendant onze ans, avec un premier cycle joué à Bastille fin novembre, et un second cycle interprété à l’auditorium de Radio France début décembre 2020. Le second confinement vint fatalement dissoudre l’espoir de représentation de ce cycle en public, mais pas la formidable détermination du chef d’orchestre dont l’énergie pouvait encore porter à son terme un projet qui restait possible même en absence du public, les artistes étant cette fois autorisés à répéter sous contrainte confinatoire. Le Ring serait joué à l’Opéra Bastille et diffusé en direct sur France Musique du 23 au 28 novembre 2020.

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Martina Serafin (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Mais en plein milieu du second confinement, l’un des solistes fut atteint par le covid ce qui entraîna l’interruption de toutes les répétitions pendant sept jours, mais toujours pas la pugnacité de la maison qui réussit à reprogrammer et enregistrer les quatre épisodes dans le désordre, La Walkyrie, L’Or du Rhin et Le Crépuscule des Dieux à Bastille, et Siegfried à l’auditorium de Radio France, tout en devant remplacer Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek, les deux interprètes de Siegmund et Sieglinde, par Stuart Skelton et Lise Davidsen. Et afin de respecter l’ordre chronologique de l’Anneau du Nibelung, le cycle serait finalement diffusé en différé au cours de la période de Noël, du 26 décembre 2020 au 02 janvier 2021.

Au delà de cette remarquable leçon d’organisation, d’adaptabilité et de volonté de tous les acteurs, le résultat dépassa probablement toutes les attentes, et le documentaire de Jérémie Cuvillier, Une odyssée du Ring, prépara les esprits en ouvrant une fenêtre intime sur l’univers des répétitions, en dévoilant ses aléas, et en brossant un portrait attachant des principaux chanteurs amenés à présenter de manière très naturelle chacun des personnages qu’ils incarnaient. Même l’ambiance concentrée du studio où opérait l’équipe de prise de son, l’œil à la fois sur les partitions, la scène et les ordinateurs, fut restituée. L’imaginaire pouvait à présent prendre toute sa place et laisser le visuel s’effacer pour quinze heures de musique d’affilée.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Ekaterina Gubanova (Brangäne) - dm Philippe Jordan - Tristan und Isolde, le 11 septembre 2018 à l'Opéra Bastille

Le soir de la diffusion de l’Or du Rhin, c’est d’abord l’impressionnante sensation de proximité qui saisit les auditeurs, alors que le système de diffusion de France Musique tend à densifier le son issu de l’enregistrement initial qui avait pris soin en amont de détailler les instants les plus murmurés, rendant l’expérience passionnante à vivre. D’autant plus que Philippe Jordan offre une version bien différente de celle de 2010. De deux heures et trente minutes, le prologue ne dure plus que deux heures et seize minutes, et le drame se révèle retravaillé, gorgé d’influx sanguins et bardé de cuivres clairs, alors que le rendu sonore de la première version avait laissé des évocations de paysages un peu lointains. Fort impressives,  les voix des premiers artistes conviés à ce prologue se correspondent  parfaitement, du mordant un peu carnivore de Jochen Schmeckenbecher (Alberich) au Mime extraordinairement expressif et carnassier de Gerhard Siegel, deux interprètes coutumiers non sans raison des œuvres d’Alban Berg, donnant la réplique à un Wotan dont les nuances soignées par Iain Paterson ont tendance à le rajeunir et lui rendre un visage insolent. Et avec un Loge chanté par Norbert Ernst qui a la naïveté du David des Meistersinger von Nürnberg, une Fricka à la véhémence teintée de noirceur morbide par la rage aristocratique d’ Ekaterina Gubanova, et enfin une Erda dominante au langage à la fois sauvage et raffiné sous les lèvres Wiebke Lehmkuhl, l’ensemble recrée un monde profondément vivant et humain avec lequel l’auditeur n’a plus qu’à faire corps et âme en se laissant porter par l’écoute.

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

Günther Groissböck (Hunding) - Die Walküre - dm Philippe Jordan, le 17 février 2013 à l'Opéra Bastille

La Walkyrie, première journée qui est la plus célèbre et la plus attendue, bénéfice d’une présentation par Philippe Jordan qui fut diffusée quelques heures auparavant à la radio, où le grand orchestrateur de ce projet fou exhorta les auditeurs à pousser le volume à fond dès l’ouverture afin de vibrer au souffle en furie de la tempête qui s’y déploie majestueusement, quitte à devoir gérer de possibles problèmes de voisinage. Probablement, beaucoup suivirent la consigne et retrouvèrent la douceur de ce polissage parfait qui est l’un des savoir-faire du chef d’orchestre autant que la magnifique instillation des différentes strates orchestrales s’échelonnant et s’emballant dans une urgente ivresse sonore. Stuart Skelton, au timbre chaleureux et intimement bienveillant, n’a pas moins la robustesse de Siegmund, et Lise Davidsen, une poigne de fer aux tendres inflexions mâtinées d’angoisse, laisse transparaître de grands arcs de vaillance qui s’épanouiront totalement aux deux actes suivants où son caractère puissant mais introspectif rejoint pleinement celui de Sieglinde. L’époux de cette dernière, Hunding, est un homme fort et âpre dont Günther Groissböck maîtrise instinctivement les amalgames de noirceur qui en font un personnage toujours inquiétant. Il incarnait déjà ce personnage il y a sept ans, et faisait aussi partie de la distribution de 2010 où il jouait le rôle de Fafner dans L'Or du Rhin auprès de Iain Paterson qui, lui, était Fasolt .

Après une exaltante fuite orchestrale à travers de sombres forêts, la charge annonçant l’arrivée de Wotan et de sa fille préférée, Brünnhilde, porte au premier plan Martina Serafin, elle qui incarnait Sieglinde auprès de Stuart Skelton et Günther Groissböck sept ans auparavant sur la même scène. Certes, ses extrêmes aigus ne peuvent se départir d’un fort caractère naturaliste, mais son art de la déclamation des élans du cœur ne sera autant touchant que lors de ses adieux à son père au moment de rejoindre le grandiose bûcher final. Et quel déchaînement orchestral dans un tonnerre à pas de géant s’accélérant sur la monté de la colère de Wotan, comme si Philippe Jordan réveillait un dieu incontrôlable!
Cette épisode surprit aussi l’auditeur car la dynamique étrange du système de transmission de Radio France amplifiait à certains moments les effets de rapprochement et d’éloignement vis-à-vis des chanteurs, tout en créant une impression de mouvements dans la scène qui amenait parfois l’oreille de chacun au bord des lèvres des chanteurs.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) - Parsifal - dm Philippe Jordan, le 13 mai 2018 à l'Opéra Bastille

La seconde journée, Siegfried, va ensuite révéler que la prise de son au sein de l’auditorium de Radio France, qui est un amphithéâtre totalement circulaire qui ne peut accueillir que 1400 personnes en temps normal, ne laisse transparaître aucun déséquilibre dans la restitution orchestrale et vocale par rapport à l’enregistrement des autres volets, bien au contraire. Andreas Schager, chanteur qui s’est fait remarqué en 2009 au Festival d’Erl lors de son interprétation du David des Meistersinger von Nürnberg, est merveilleux par la clarté poétique avec laquelle il fait vivre les images qu’évoque Siegfried, et Gerhard Siegel simule les faux sentiments d’amour que Mime lui porte avec un piqué et une précision d’inflexion extrêmement délicate. L’orchestre de l’Opéra de Paris est une merveille de limpidité et d’entrelacs excellemment contrastés tout en donnant l’impression que l’on navigue dans l’atmosphère dense et légère d’une planète gigantesque. Et il y a aussi l’espièglerie aiguë d’une très grande netteté de l’oiseau  de la forêt incarné par Tamara Banješević, le métal sensuel de Wiebke Lehmkuhl, et la présence au dernier acte d’une nouvelle Brünnhilde, Ricarda Merbeth, qui, à l’instar de Martina Serafin, fut elle aussi une vaillante Sieglinde à l’Opéra de Paris en 2010. Son timbre se reconnaît parmi tant d’autres de par ses vibrations au velours éthéré que l’on identifiait déjà à la fin de la première journée où elle chantait Waltraute.

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

De gauche à droite et de haut en bas : Etienne Pipard (Musicien metteur en onde à Radio France), Martina Serafin (Brünnhilde), Stuart Skelton (Siegmund), Iain Paterson (Wotan), Philippe Jordan (Directeur musical), Andreas Schager (Siegfried), Ekaterina Gubanova (Fricka), Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra de Paris), Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Mais c’est bien entendu au cours de la dernière journée, Götterdämmerung, que son chant et son souffle puissant s’épanouissent à travers une tessiture claire et ouateuse, une vigueur sans le moindre durcissement métallique qui peint une figure hautement féminine à cœur battant de Brünnhilde. L’enchaînement des confrontations baigne dans un océan de lumière au moelleux d’une finesse dont on ne cesse de s’émerveiller, comme au cours des sombres avertissements de Michaela Schuster (Waltraude) envers Brunnïlde ou des ruminations de l’impressionnant Hagen de Ain Anger et de l’Alberich torturé de Jochen Schmeckenbecher, et la dernière partie du second acte offre enfin au choeur de l'Opéra de Paris l'occasion de se fondre à l'unité orchestrale. La tendresse qui émane d’Andreas Schager au dernier acte achève aussi de parfaire une attache affective à ce cycle dont beaucoup souhaitent qu’il ne soit pas perdu et fasse l’objet d’une édition discographique de référence qui serait aussi le témoignage d’une époque exceptionnelle, en attendant de découvrir la version scénique de ce cycle complet sur la scène Bastille à partir de 2023 et jusqu'en 2026, année qui célèbrera les 150 ans de la création de l'Anneau du Nibelung au Festival de Bayreuth.

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Publié le 31 Janvier 2016

Salomé (Richard Strauss)
Représentation du 30 janvier 2016
Opéra de Stuttgart

Herodes Matthias Klink
Herodias Claudia Mahnke
Salome Simone Schneider
Jochanaans Stimme Iain Paterson
Jochanaans Körper Yasin El Harrouk
Narraboth Gergely Németi
Ein Page Idunnu Münch

Direction musicale Georg Fritzsch
Mise en scène Kirill Serebrennikov

 

                                                                                             Simone Schneider (Salomé)

La place exceptionnelle laissée à l'Opéra dans la culture germanique - une représentation sur trois, dans le monde, est jouée en Allemagne -, ne découle pas exclusivement de son goût pour la musique chorale et symphonique, mais également de son besoin d'en exploiter la puissance théâtrale pour poser sur scène des problématiques du monde contemporain.

Nombres d’œuvres sont donc détournées par certains metteurs en scène avec une radicalité qui ne les serve pas toujours.

La mise en scène de Salomé par Kirill Serebrennikov n'échappe pas à cette logique, et le spectacle se transforme en une analyse sociale sur la relation des Allemands aux migrants des zones de conflits du Moyen-Orient, et de l'influence des vidéos de propagandes violentes terroristes sur le mental des jeunes.

Claudia Mahnke (Hérodias)

Claudia Mahnke (Hérodias)

Nous y voyons, en fond de scène, pléthore de vidéos des chaînes d'information internationales,  les discours d'Angela Merkel, les flux de migrants, les massacres terroristes.

Et dans un décor noir et blanc d'une riche famille décadente d'aujourd'hui, un migrant est arrêté et séquestré - il est ainsi la doublure de Jochanaan -, sous le regard de Salomé, une jeune fille rebelle gothique, qui va se laisser conditionner par des images violentes, devant les divers écrans de la maison, pour en venir à désirer la cruauté de la décollation du Prophète.

Le cinéaste russe pointe ainsi du doigt une obsession médiatique, et invite à ne pas laisser la propagande terroriste perturber le regard de notre société sur les réfugiés.

L'intention est louable, dans un pays qui a accueilli près d'un million de migrants l'année dernière, et dans un théâtre situé à quelques mètres de la Schlossplatz où, tous les jours, de nombreux réfugiés viennent expliquer le monde d'où ils viennent.

Simone Schneider (Salomé)

Simone Schneider (Salomé)

Seulement, la force du livret de Salomé, la description de la montée d'un désir intrinsèquement monstrueux et la beauté des vers d'Oscar Wilde sont totalement éludées au seul profit de ce parti-pris théâtral.

Reste un excellent travail de direction d'acteurs, et certaines scènes montrent parfois avec justesse certains aspects de la dégénérescence du couple royal évoqués dans le livret - la nymphomanie d'Hérodias par exemple.

On déplore, certes, un tel écart avec l'histoire, mais Kirill Serebrennikov suit cependant la musique, qu'il utilise pour sa teneur dramatique, instrumentalisée néanmoins comme un support de film à suspens.

Les artistes s'investissent à fond dans ce concept, Matthias Klink étant celui qui en tire le maximum de profit. Jeu terrifiant, proche de la folie, chant déclamatoire puissant et d'une agressivité saisissante, son incarnation d'Hérodes est extraordinairement nerveuse et théâtrale.

Salomé (Klink-Mahnke-Schneider-Serebrennikov-Fritzsch) Stuttgart

Simone Schneider, en Salomé, laisse tomber, elle aussi, toute retenue pour se vouer à cette petite fille dont le timbre de voix rappelle beaucoup celui de Natalie Dessay, mais avec une toute autre couleur vocale dans les graves. Ce sont ces inflexions noires qui suggèrent le monstre sous l'apparence juvénile, et rendent ainsi crédible une vie capable d'afficher des incantations puissantes et longues de souffle.

Claudia Mahnke, Fricka de la nouvelle production du Ring de Bayreuth, est plus réservée, mais aligne quelques injonctions mémorables.

En revanche, Iain Paterson est desservi par la production , puisqu'il est à plusieurs reprises sonorisé hors de scène. Et quand il y est présent, c'est pour chanter en retrait, alors que son double, Yasin El Harrouk, est le véritable acteur et la victime sur scène.

Très bon Narraboth, fier et doué d'une excellente projection, Gergely Németi forme avec le page de Idunnu Münch un couple qui va durer tout au long de la soirée - le Jeune Syrien ne se suicide finalement pas - et suivre le sens décadent de ce milieu riche mais sans âme.

Matthias Klink (Hérodes)

Matthias Klink (Hérodes)

Enfin, l'interprétation orchestrale est comme soulevée en permanence par un courant violent sur lequel la scène pourrait presque se briser, telle un bateau au bord du naufrage. Les chanteurs n'en émergent pas toujours, d'autant plus que les cuivres sont particulièrement insolents, surprenants par la fulgurance de leurs attaques, et que les percussions entretiennent un tumulte très présent bardé d'éruptions éclatantes.

Georg Fritzsch joue le drame théâtral et cinématographique, les cordes, elles, sont comme prises par un mouvement de fond qui ne leur permet pas toujours de faire entendre leurs chatoyances mystérieuses et glacées.

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Publié le 27 Juillet 2015

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 25 juillet 2015
Bayeurther Festspiele

König Marke Georg Zeppenfeld
Isolde Evelyn Herlitzius
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Ein Hirte Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Ein junger Seemann Tansel Akzeybek
Tristan Stephen Gould
Brangäne Christa Mayer

Mise en scène Katharina Wagner
Direction musicale Christian Thielemann
Orchestre du Festival de Bayreuth 2015

                                                              Stephen Gould (Tristan) et Evelyn Herlitzius (Isolde)

Après une édition 2014 sans nouvelle production, l’ouverture du Festival de Bayreuth 2015 retrouve une force émotionnelle particulière par la présentation d’une proposition scénique de Tristan et Isolde dirigée par Katharina Wagner, et par le retour d’Angela Merkel qui n’avait pu être présente à l’inauguration l’année précédente.

C’est même une sensation étrange que d’apercevoir depuis le parterre du Festspielhaus la chancelière présider en joie cette ouverture depuis sa loge centrale, et de vivre cette rencontre avec une des œuvres mythiques de l’Art Lyrique en ayant conscience que l’une des dirigeants les plus influents de ce monde s’apprête à accueillir cet ouvrage avec la même plénitude.

Angela Merkel et son époux Joachim Sauer samedi 25 juillet à l’ouverture du Festival de Bayreuth 2015

Angela Merkel et son époux Joachim Sauer samedi 25 juillet à l’ouverture du Festival de Bayreuth 2015

Plénitude ? Ce terme s’appliquera sans doute au dernier acte, mais beaucoup moins aux deux premiers actes conçus pour évoquer la contrainte d’une société oppressive, oppression que l’auditeur peut lui même ressentir devant un tel décor.

En effet, un ensemble de hauts murs gris-bleutés encadre la scène du premier acte, et grimpent et descendent de ces murs une multitude d’escaliers labyrinthiques le long desquels Tristan et Isolde se cherchent. Il y a dans cette vision de passages sombres et tortueux comme des réminiscences de l’univers gothique du cinéma allemand des années 20, mais ramenées à la froideur de l’architecture de notre monde contemporain.

Et quand ils se rejoignent, une passerelle glisse tandis que la musique vire à l’urgence – un effet théâtral qui utilise de manière prosaïque la musique de Wagner comme moteur d’action -, retardant d’autant plus l’instant de leurs retrouvailles. C’est véritablement à ce point de rencontre que le drame prend corps, moins par l’expressivité sommaire du jeu d’acteur imprimée par Katharina Wagner, que par la signifiance des deux interprètes principaux.

Stephen Gould (Tristan)

Stephen Gould (Tristan)

Tristan et Isolde ne boivent pas le filtre – ils le déversent du haut d’une passerelle – et prennent le risque de vivre leur amour préexistant sans artifice, sans anesthésie si l’on peut dire.

Si dans ce premier acte on comprend que de vaques obstacles cherchent à empêcher cette union, le second acte est une allégorie étouffante d’une société sécuritaire qui piège et surveille cette relation passionnelle au fond d’une cour dont il est impossible de s’échapper. Même s’il s’agit de décrire une prison dont le Roi Marke en est le maître, cette image nous renvoie à celle de notre société où la surveillance de l’autre est un principe diffus, dissimulé dans le regard inquisiteur de notre entourage.

Il y a dans cette vision sociétale sombre une défiance à toute philanthropie.

Un fatras d’arceaux en aluminium décrit autant de faux passages que des restes squelettiques, des projecteurs suivent en permanence tout mouvement, et Katharina Wagner ose faire chanter Tristan et Isolde dos à la salle – ce que l’acoustique permet -, ceux-ci ne pouvant vivre leur amour que de façon symbolique à travers une projection en fond de scène des ombres de leurs propres êtres, au point d’en devenir suicidaires.

Evelyn Herlitzius (Isolde)

Evelyn Herlitzius (Isolde)

L’arrivée du roi Marke, en sorte de maître mafieux, n’est pas une interprétation nouvelle, mais elle a le pouvoir de transformer toute la profondeur de son intervention en une scène haineuse dont la fin devient tout à fait prévisible.

La caractérisation de ce petit monde, et de l’entourage de Marke, reste pourtant sommaire.
Après ces deux actes qui mettent mal à l’aise, le troisième représente de façon symbolique et très esthétique le délire dans lequel est tombé Tristan. Un voile sépare la salle de la scène plongée dans l’obscurité afin de créer une atmosphère irréelle et hallucinatoire.

Tristan et ses compagnons sont regroupés dans un coin à peine éclairé par quelques lueurs, et les visions du chevalier se matérialisent par des icônes triangulaires et fantomatiques où apparait le spectre d’Isolde, bleu, pris dans des images mortuaires signifiant l’impossibilité à la rejoindre.

Stephen Gould (Tristan)

Stephen Gould (Tristan)

La multiplication de ces spectres évoque naturellement le même délire solitaire de Macbeth – quand il se retrouve face aux fantômes des descendants de Banco dans la pièce de Shakespeare -, rapprochant ainsi l’essence mortifère de leurs âmes.
Scène finale vide et sans espoir, Isolde quitte Tristan – épuisé par ses pensées imaginaires – sous les lueurs crues, avant que Marke ne l’entraîne dans son monde sans amour.
Rarement aura-t-on vu interprétation aussi noire de ce mythe.

L’interprétation musicale est, elle, accomplie malgré le remplacement in extrémis d’Anja Kampe par Evelyn Herlitzius.

Celle-ci a eu à peine le temps de s’approprier la mise en scène, et sa force de caractère a sans nul doute pu compléter les indications scéniques.
Pour décrire l’impression que laisse cette immense soprano allemande immédiatement différenciable, il faut imaginer le tempérament d’une amazone, guerrière et hautaine, des inflexions agressives laissant transparaître de la peine, une projection d’aigus intenses et perçants, aigus mêmes qu’elle limite cependant fortement lorsqu’ils surviennent dans le prolongement d’une longue ligne vocale.

Iain Paterson (Kurwenal) et Stephen Gould (Tristan)

Iain Paterson (Kurwenal) et Stephen Gould (Tristan)

On ressent aussi beaucoup de droiture, même dans le Liebestod, comme si elle retenait ses émotions profondes et ne souhaitait pas laisser filer ses expressions de tendresse, alors que l’on attendrait, parfois, une noblesse de ligne plus naturelle, une ouverture du cœur plus ample. Elle parait sans véritable faille affective.

Stephen Gould, lui, est un immense Tristan de bout en bout, d’une totale signifiance, avec ses parts d’ombre. Chant lui aussi intense, variant ses couleurs des graves aux aigus sans amoindrir l’homogénéité du timbre, impossible d’oublier la noirceur désespérée, véritable cri de souffrance dans la nuit, qu’est sa longue plainte du troisième acte.

Et quand surgit le Roi Marke de Georg Zeppenfeld, la sensible âpreté du timbre du chanteur semble, dans un premier temps, déshumaniser le monarque. Mais progressivement, il s’accorde à l’évidence avec l’image de truand voulue par Katharina Wagner, et son personnage s’impose musicalement par la rancœur haineuse qu’il dégage.

Evelyn Herlitzius (Isolde)

Evelyn Herlitzius (Isolde)

Dans cette mise en scène, les deux personnages complices de Tristan et Isolde, Kurwenal et Brangäne, sont réduits à des rôles d’impuissants observateurs, plus serviteurs malhabiles que conseillers éclairés. Iain Paterson et Christa Mayer les incarnent tous deux avec les mêmes expressions sonores, imparfaites et donc plus humbles.

Étonnamment discrète, la direction de Christian Thielemann est d’une belle élégance chambriste, magnifiée par de superbes motifs solitaires et ensorcelants, mais nous entraîne peu vers les insondables abysses que cette musique embrasse. Même les passages qui entrent en résonance avec les agitations du cœur vibrent de tempérance.

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Publié le 17 Septembre 2014

Daphné (Richard Strauss)
Représentation du 14 septembre 2014
Théâtre Royal de la Monnaie

Peneios Iain Paterson
Gaea Birgit Remmert
Daphne Sally Matthews
Leukippos Peter Lodahl
Apollo Eric Cutler
Erste Magd Tineke Van Ingelgem
Zweite Magd Maria Fiselier

Mise en scène Guy Joosten
Décors Alfons Flores
Video Franc Aleu

Direction Musicale Lothar Koenigs

Orchestre et chœur de la Monnaie
                                                                                  Sally Matthews (Daphné)

 

Plus rarement représentée que Salomé, Ariane à Naxos, Der Rosenkavalier ou Elektra, Daphné fut pourtant composée plus d’un quart de siècle après les premiers chefs-d’œuvre de Richard Strauss. Sa musique est d’une luxuriance envahissante, peu dramatique, et d’une luminosité vivifiante.


Et cette lumière s’apprécie d’autant mieux, quand on la vit en ayant une vue large sur l’impressionnante phalange de musiciens baignée par les lueurs chaudes de leurs pupitres.

Birgit Remmert (Gaea) et Iain Paterson (Peneios)

Birgit Remmert (Gaea) et Iain Paterson (Peneios)

Lothar Koenigs réussit à saisir la finesse du tissu musical, en tenant sous contrôle l’ondoyance diffuse et sensuelle d’un orchestre dont il polit méticuleusement les moindres clivages de couleurs.

Nous sommes ainsi pris dans un flot sonore généreux - parcellé de quelques incertitudes instrumentales isolées – qui ne cède pas aux débordements que l’ampleur orchestrale suggère pourtant.

L’interprétation scénique qu’en réalise Guy Joosten oppose, dans notre monde d’aujourd’hui, l’univers dématérialisé des salles de marchés où coulent des fleuves charriant d'innombrables valeurs numériques, et la Nature originelle de l’homme symbolisée par un gigantesque arbre déployé sur un tronc massif qui en perfore le cœur glacé. Un conflit intérieur de la vie moderne qui paraît bien réel.

Sally Matthews (Daphné)

Sally Matthews (Daphné)

Un immense escalier conçu selon une architecture qui rappelle celle de l’Opéra Garnier devient alors le théâtre des rapports intimes entre les principaux protagonistes.

Et les chanteurs sont tous contraints à incarner fortement leurs rôles.

Magnifique et émouvante Daphné aux inflexions d’oiseau sauvage, Sally Matthews se distancie avec bonheur d’une incarnation simplement précieuse et délicate, pour faire ressortir l’originalité de son timbre animal. Son souffle long s’épanouit naturellement avec une homogénéité sensible qui préserve toute la fragilité de son personnage.

Eric Cutler (Apollon)

Eric Cutler (Apollon)

Eric Cutler, en splendide Apollon, est également très convaincant par les détails expressifs qu’il accorde pour traduire les émotions légères, la détermination, la montée de la colère jusqu’aux emportements passionnels qui le poussent au meurtre. Sa voix est franche, mature et virile, et nous tenons là une vision de l’Amour non idéalisée, puisqu’il tue.

A ses côtés, le Leukippos de Peter Lodahl semble plus pâle, mais l’homme est touchant et très impliqué dans ce rôle dévalorisé.

Iain Paterson et Birgit Remmert forment enfin un couple très bien assorti, drôlement décadent, elle ivre et sans barrière apparente, et douée d’un jeu parfois physiquement périlleux – la chute dans l’escalier -, lui tout autant bouffi d’orgueil mais au timbre plus séducteur.

Eric Cutler (Apollon)

Eric Cutler (Apollon)

Restant relativement fidèles au texte du livret sans chercher à en élargir la vision symbolique – une réflexion sur l’Art et la Société -, Guy Joosten et Franc Aleu – le vidéaste de La Fura Dels Baus – ont ainsi composé des palettes d’images dynamiques qui incluent le flux coloré des valeurs financières, les ondes qui glissent sur le grand escalier, et l’incendie final, rougeoyant et grandiose, du grand arbre.

Et lorsqu’on l’associe à la scène allégorique et dionysiaque des bergers, très vite lassante après le premier effet de surprise à la vue des satyres à têtes de béliers – le chœur est par ailleurs moins saisissant dans cette scène que dans l’introduction élégiaque -, on ne peut s’empêcher d’y voir une allusion inconsciente au Buisson Ardent, l’expression d’un Dieu impuissant face à la décadence de ses fidèles.

Daphné (S.Matthews-E.Cutler-L.Koenigs-G.Joosten) La Monnaie

Cette image est en fait fortement revitalisante, combinée au postlude orchestral, et le Théâtre de La Monnaie débute donc sa saison sur une rareté musicale incontournable et visuellement impressive.

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