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Publié le 2 Février 2025

Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Richard Wagner – Munich, le 22 septembre 1869)
Répétition générale du 21 janvier 2025 et représentations du 29 janvier, 11 et 19 février 2025
Opéra Bastille

Wotan Iain Paterson
Fricka Eve-Maud Hubeaux
Loge Simon O’Neill
Alberich Brian Mulligan
Mime Gerhard Siegel
Fasolt Kwangchul Youn
Fafner Mika Kares
Freia Eliza Boom
Erda Marie-Nicole Lemieux
Donner Florent Mbia
Froh Matthew Cairns
Woglinde Margarita Polonskaya
Wellgunde Isabel Signoret
Flosshilde Katharina Magiera

Direction Musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Calixto Bieito (2025)
Nouvelle production

Diffusion sur France Musique le 15 mars 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.

Synopsis                                                                      Marie-Nicole Lemieux (Erda)

Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.

Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.

La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis, il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt, et pour le garder, se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.

Iain Paterson (Wotan)

Iain Paterson (Wotan)

Après le Ring de Pierre Strosser, son préféré, donné au Théâtre du Châtelet en 1994, puis celui de Stéphane Braunschweig joué au Festival d’Aix-en-Provence de 2006 à 2009, et enfin celui de Guy Cassier créé pour La Scala de Milan de 2010 à 2013, le nouveau Ring de l’Opéra de Paris confié à Calixto Bieito aurait du être le quatrième monté par Stéphane Lissner au cours de sa carrière de directeur d’opéra.

La pandémie de 2020 ayant entraîné l’annulation scénique de cette nouvelle Tétralogie wagnérienne, Alexander Neef a toutefois réussi à le faire jouer en version de concert à huis clos fin 2020, puis a repris le flambeau en le déclinant sur trois saisons de 2025 à 2027, mais avec une distribution bien différente. Un Ring est toujours l’occasion de fédérer l’ensemble des énergies artistiques et techniques d’une maison lyrique autour d’un projet qui en vaille la peine.

Et à la vision du prologue présenté en ce mois d’hiver, la première question qui se pose est si elle correspond bien au projet initial élaboré par le metteur en scène catalan il y a six ou sept ans.

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Calixto Bieito commence en effet ce Ring par une image assez confuse où l’on voit Alberich, traînant derrière lui un amalgame de câbles numériques et flirtant avec trois plongeuses devant un grand rideau où sont projetées des images fantasmées d’une luxueuse banque remplie de coffres de lingots d’or – la Banque de France a généreusement prêté ses locaux et son matériel de tournage pour monter cette vidéo -. 

Margarita Polonskaya, Isabel Signoret et Katharina Magiera dessinent toutes trois une peinture vocale jeune et lumineuse des ondines, avec une très harmonieuse homogénéité magnifiée par les coloris de l’orchestre.

Mais cette accumulation d’or disparaît subitement lorsque le Nibelung arrache ce rideau et fait tomber l’illusion qui berçait les trois filles, pour faire apparaître un immense monolithe froid et métallique.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Comprendre alors que le grand cube noir recouvert de plaques rectangulaires est un immense centre informatique sur lequel veille Wotan n’est pas forcément immédiat pour qui n’est pas suffisamment familiarisé avec les architectures informatiques, mais une fois ce point de vue accepté, la métaphore du pouvoir par l’accumulation du savoir devient évidente, car nous vivons à une époque où le contrôle de l’information est devenu un enjeu majeur de domination et de survie pour le sociétés.

Et à l’origine du mythe, Wotan perdit un œil pour paiement d’avoir bu à la source de la sagesse qui coule entre les racines du frêne sacré, pour en capter le savoir.

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

A travers une direction d’acteur très bien tenue et agressive, Calixto Bieito met en scène les relations entre Wotan et Fricka, hystérique, Freia et sa famille, violente et masochiste, Loge et Wotan, complice et presque fraternelle, et celle des géants avec leurs donneurs d’ordres, affairiste et sans loi. 

Ce qui frappe d’emblée est la façon dont tous les chanteurs sont investis à fond dans leur interprétation qui décrit un milieu de bandits violents et survoltés.

Dans ce décor noir, meublé uniquement d’un large canapé de salon, Iain Paterson - en remplacement de Ludovic Tézier qui n'a pu répéter car souffrant - incarne un homme de pouvoir sûr de lui et franchement vulgaire, et son Wotan, dont le chant se déploie facilement dans une tessiture dénuée toutefois de toute noirceur, montre une aisance dans la manière d’être et une véritable maîtrise théâtrale.

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eve-Maud Hubeaux est absolument fascinante de par la félinité gracile et outrancière avec laquelle elle oppose Fricka à un mari qui semble inébranlable, attitude déchaînée qui pourrait être perçue comme trop exagérée par certains spectateurs, mais dépasser ainsi les limites du comportement contrôlé permet aussi de montrer une personnalité qui ne supporte plus de voir la déconsidération des femmes dans ce milieu, et qui entend bien ne pas se laisser faire. Ses aigus sauvages sont d’ailleurs profilés avec une pleine netteté.

Autre chanteur épatant, malgré un timbre très nasal, Simon O’Neill est loin de décrire un Loge sensuel et amusant, mais bien une sorte de riche collaborateur en casquette de baseball, comme signe de réussite, décomplexé mais parfaitement crédible, qui cherche à tirer intelligemment son épingle du jeu. Ses couleurs de voix acérées et la clarté de son élocution contribuent ainsi à lui donner une nature très forte, et à en faire le véritable manipulateur de ce prologue.

Gerhard Siegel (Mime)

Gerhard Siegel (Mime)

Scéniquement, la première partie est une présentation condensée des protagonistes puisque tous les conflits s’étalent autour du grand canapé familial. Mais le basculement vers le Nibelheim – à ce moment, le plateau Bastille se surélève pour révéler l’antre d’Alberich – ouvre sur un large champ de questionnements, puisque l’on y voit le Nibelung maîtriser une importante installation informatique qui vise à instiller la vie à travers des humanoïdes féminins.

Nombre de câbles noirs sinueux, d’écrans colorés installés en forme de croix chrétienne et permettant d’observer l’intérieur du vivant reconstitué, et de bustes plus ou moins complets, font surgir toutes les angoisses contemporaines que générèrent aujourd'hui les recherches à base d’intelligence artificielle pour recréer la vie et lui donner une forme d’immortalité.

Nous sommes au cœur de la problématique soulevée récemment par Elon Musk, par exemple, avec son projet Neuralink d’implantation de puces dans le cerveau humain, qui peut être perçu comme une menace pour la vie en fonction de la nature des hommes qui exercent le pouvoir.

Ces technologies sont aujourd’hui poussées par des intérêts privés et des milliardaires mégalomaniaques, avec également tous les risques d’altération sur le vivant qu’elles font peser.

Brian Mulligan (Alberich)

Brian Mulligan (Alberich)

Au sein de ce laboratoire – un inextricable fatras de science numérique -, le métal de la voix de Brian Mulligan donne à Alberich un mordant saisissant, d’autant plus que l’acteur est prodigieux et que c’est lui qui tire la scène la plus forte de ce premier volet, car nous y voyons par quel moyen un Wotan pourrait, en s’emparant de ces moyens, réaliser son emprise sur le monde sans agir directement. 

L’apparition tourmentée de Fricka, en surplomb de cette scène, peut signifier qu’elle a perçu le danger pour elle et les autres femmes de ne plus être à l’origine naturelle du monde.
Mais cette grande scène du Nibelheim montre aussi le poids de multiples asservissements. Il y a d’abord celui de Mime, frère et manœuvre d’Alberich, violenté par ce dernier, qui a fabriqué le Tarnhelm, un casque humanoïde basé sur des technologies de réalité virtuelle, selon l’interprétation de cette production.

Eliza Boom (Freia)

Eliza Boom (Freia)

Non seulement Gerhard Siegel joue avec force la victimisation de Mime à travers toutes ses souffrances, mais il lui offre un rayonnement vocal très percutant avec une projection bien assurée et une plénitude de couleurs.

Il y a ensuite l’asservissement d’Alberich à l’anneau d’or qu’il porte autour du cou de façon pesante, et que Wotan aura encore plus de mal à soutenir quand il le portera devant Fricka, une fois de retour au pied du Walhalla.

Enfin, Loge se permet de tenir le Nibelung en laisse de façon très dominatrice pour lui substituer l’anneau.

C’est le risque de subordination de toute l’humanité qui est ici soulevé avec effroi, les manipulateurs pouvant eux-mêmes devenir les manipulés.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

La dernière partie reprend le cours des échanges conflictuels au sein du clan familial, mais l’on voit cette fois Wotan plier devant l’anneau et les injonctions de Fricka munie de la lance, en geste inversé, et Erda, incarnée par Marie-Nicole Lemieux grimée en mendiante et dont le style déclamatoire fier est étrangement clair pour une contralto, arbore une attitude caressante et séductrice vis-à-vis de celui qui sera le père de ses Walkyries.

C’est le moment où la nature féminine retrouve pour un instant sa place essentielle, car ensuite, Freia, inspirée par la fraîcheur dramatique d’Eliza Boom, s’infligera une automutilation en se recouvrant d’un fluide noir auquel Loge cherchera à mettre le feu, signant de fait la destruction de la vie et de la jeunesse, et la forte responsabilité de celui qui symbolise le mieux l’appât du gain et la destruction de l’environnement naturel.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Et, auparavant, la scène de la montée au Walhalla se sera déployée avec l’émergence spectaculaire d’un immense pont recouvert de câbles noirs et tortueux qui permettra à Wotan de prendre le pouvoir sur le savoir universel au sein de son centre d’information.

Le meurtre de Fasolt par Fafner est, lui, joué par un geste d’étranglement afin de n’en faire qu’un acte gratuit et médiocre, les deux frères étant chantés respectivement par la belle prestance nobiliaire de Kwangchul Youn, et les inflexions mélancoliques de Mika Kares. Et même le rapport de Fasolt à Freia, pourtant doté d’un beau motif musical tristanesque, est traité de façon agressive.

Enfin, le baryton camerounais Florent Mbia, actuel membre de la troupe lyrique, développe une ligne très équilibrée ce qui pose un Donner bien présent et perméable à l’ambiance violente qui règne sur scène, alors que Matthew Cairns joue un discret Froh aux apparences de prophète, probablement parce qu’il ne souhaite pas renoncer à l’amour, dans un sens plus chrétien.

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Cette première représentation de ‘L’Or du Rhin’ est aussi l’occasion d’assister aux débuts dans la fosse de l’Opéra Bastille de Pablo Heras Casado, principal directeur musical invité du Teatro Real de Madrid depuis 2014, où il a dirigé le Ring dans la production de Robert Carsen.

La scène d’ouverture avec les filles du Rhin est très réussie aussi bien pour la tension orchestrale que pour les flamboiements des motifs qui se mêlent à irradiance des trois chanteuses.

D’un geste qui s’avère fortement théâtralisant, riche en couleurs et en intensité, le chef d’orchestre andalou recherche l’effet en se mettant au service de la dramaturgie incisive de Calixto Bieito, avec une excellente précision rythmique.

Il se permet une certaine massivité du son sans sacrifier à la finesse des détails, impulse aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des mouvements galvanisants toujours bien timbrés, si bien que l’ensemble a déjà beaucoup d’allure et laisse penser que cette électrisation du discours risque de se renforcer aux représentations qui vont suivre.

Pablo Heras-Casado

Pablo Heras-Casado

Calixto Bieito achève ce prologue sur une image d’un jeune bébé dont le cerveau est déjà hérissé d’implants numériques, manière aussi bien de s’adresser au spectateur dans son rapport à la société de l’information, que de suggérer ce qui pourrait arriver à l’humanité qui va naître au cours des prochains volets d’un Ring qui intrigue par la ligne qu’il vient d’amorcer.

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

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Publié le 19 Mai 2024

Salomé (Richard Strauss – Dresde, le 09 décembre 1905)
Répétition générale du 6 mai et représentations du 12, 18 et 22 mai 2024
Opéra Bastille

Salomé Lise Davidsen
Herodes Gerhard Siegel
Herodias Ekaterina Gubanova
Jochanaan Johan Reuter
Narraboth Pavol Breslisk
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Tobias Westman
Fünfter Jude Florent Mbia
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Ilanah Lobel-Torres

Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Lydia Steier (2022)

Œuvre créée à Dresde le 09 décembre 1905, puis au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande et sous la direction de Richard Strauss, ‘Salomé’ est entrée au Palais Garnier le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, mais n’y a connu sa première en langue originale que le 26 octobre 1951.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

L’adaptation lyrique de la pièce d’Oscar Wilde, dont le livret est très proche du texte de la pièce française originale, s’est maintenue avec une grande constance au répertoire, et la reprise de la production de Lydia Steier lui permet, pour la première fois, de s’inscrire parmi les 25 titres les plus régulièrement joués de l’Opéra de Paris des 50 dernières années – elle a atteint sa 200e représentation le dimanche 12 mai 2024 -, devant ‘Le Chevalier à la rose’.

Pavol Breslisk (Narraboth)

Pavol Breslisk (Narraboth)

Il est assez fascinant de voir comment cette nouvelle production née à l’automne 2022, certes sanglante et dépravée, est reçue de façon très diverse, entre des spectateurs qui trouvent que cela va trop loin, et d’autres qui sont sensibles aux ambiances toujours changeantes des lumières – jeux d’ombres avec la cage de Jochanaan, teintes aurorales lorsque Salomé tente de séduire le prophète -, à la minéralité du décor, et surtout au travail de direction d’acteur lié en permanence au sens musical, souvent dans une perspective sadique et sexualisée, ou bien de grotesque débridé.

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Lise Davidsen (Salomé) et Johan Reuter (Jochanaan)

Mais la beauté de cette représentation réside véritablement dans la grande scène finale qui dissocie merveilleusement l’amour que porte Salomé pour Jochanaan du geste horrible porté envers le prophète. Se révèlent ainsi de façon stupéfiante les contradictions de la musique qui mêlent luxuriance et noirceur obsédante. 

Et la morale est sauve lorsque le page d’Hérodias élimine tout ce monde dans un ultime et brutal coup de théâtre.

Ekaterina Gubanova (Herodias)

Ekaterina Gubanova (Herodias)

A l’occasion de cette première reprise, Lise Davidsen fait enfin ses débuts scéniques en public à l’Opéra de Paris, plus de 3 ans après son interprétation de Sieglinde dans une version de concert de ‘La Walkyrie’ dirigée par Philippe Jordan à théâtre fermé.

La soprano norvégienne en est à sa quatrième prise de rôle straussienne depuis 2017, après La prima Donna (Ariane à Naxos), Chrysothémis (Elektra) et La Maréchale (Le Chevalier à la rose), et du haut de ses 1m 88, elle impose une puissante caractérisation qui transmet des émotions profondes de par son esthétique de geste recherchée pour traduire le désir d’épanouissement, malgré un environnement fortement malsain.

Et au cours de son tête-à-tête avec Herodes, elle induit une gradation de tonalité et de couleurs vocales très descriptive et vivante, afin d’extérioriser l’évolution névrotique de la jeune princesse.

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Lise Davidsen (Salomé) et Pavol Breslisk (Narraboth)

Mais c’est bien entendu sa puissance inflexible, qu’elle module sur un souffle inépuisable, son large et perçant champ de rayonnement vocal, et sa capacité à nuancer les noirceurs les plus insidieuses avec des reflets d’acier, qui rendent ce portrait - sous lequel couve également l’impertinence adolescente – constamment fascinant.

Par ailleurs, elle laisse échapper une certaine candeur sensible dans l’expression de son amour pour Jochanaan, au moment de sa requête infâme, et l’entière scène d’extase finale est d’une beauté suffocante absolument fantastique lorsque sa voix envahit d’une intensité dominante tout l’espace sonore, alors que Salomé et Jochanaan s'élèvent spectaculairement vers les cintres du théâtre, rivalisant ainsi avec l’orchestre au moment où il atteint le climax de sa surnaturelle exubérance.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

Car Mark Wigglesworth, bien qu’il ne joue pas le jeu d’une théâtralité trop brutale, fait vivre la complexité des différents espaces de la musique en faisant ressortir des beautés flamboyantes mais aussi des évanescences subtiles évoquant des mystères lointains. Il étire souvent le temps pour mieux ensorceler l’auditeur, et sait qu’il dispose d’un plateau vocal suffisamment impactant qui lui permette de libérer une grande intensité toujours bien contrôlée. 

Les effets telluriques sont ainsi très réussis, mais également les tissures diaphanes des cordes et la souplesse des lignes de fuite des cuivres. La respiration orchestrale s’en trouve approfondie et mue par un mouvement de fond majestueux.

Final de la danse des sept voiles

Final de la danse des sept voiles

Confronté à Lise Davidsen, le baryton-basse danois Johan Reuter ne dépareille pas en expressivité vocale, pouvant compter sur une excellente imprégnation du texte et des contrastes prononcés qui donnent beaucoup de réalisme, voir de sarcastisme, aux mises en garde du prophète vis-à-vis de la colère divine, même s’il n’a pas la même extension de souffle que sa partenaire.

Gerhard Siegel (Herodes)

Gerhard Siegel (Herodes)

Et c’est un Herodes finalement plutôt sympathique que Gerhard Siegel dessine dans son allume de maître vaudou travesti, car le ténor allemand possède une plénitude vocale homogène, subtilement ambrée, qui lui apporte de la rondeur de caractère, et lui permet aussi de dépeindre des failles et des sentiments qui peuvent paraître très délicats.

Il forme ainsi un couple bien assorti avec l’Hérodias d’Ekaterina Gubanova aux aigus chaleureux et incisifs, dénués de tout effet d'usure, ce qui est rare dans ce rôle, qui joue avec beaucoup d’assurance, sans en faire plus que de raison, le caractère hystérisant de la femme du tétrarque. Et quels beaux graves lorsqu’elle les accentue pour asseoir son impulsivité!

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Gerhard Siegel (Herodes) et Ekaterina Gubanova (Herodias)

Son page, chanté par Katharina Magiera, est toujours aussi ampli de noble noirceur, et Pavol Brelisk fait ressortir de Narraboth beaucoup de charme et d’humanité.

L’ensemble des rôles secondaires, en grande majorité chantés par des membres de la troupe et d’anciens chanteurs de l’académie, sont enfin tous totalement engagés dans leurs personnages respectifs avec vitalité et une apparente liberté qui témoigne de la crédibilité de leur jeu. Le mélange de timbres participe à la coloration de leurs interventions, surtout dans la scène du débat théologique entre juifs.

Lise Davidsen (Salomé)

Lise Davidsen (Salomé)

A la création, il y a un an et demi, une partie du public avait fraîchement accueilli ce spectacle et même hué des figurants. Mais en ce week-end de printemps 2024, ce sont une ovation méritée et de vibrantes manifestations d’enthousiasme qui attendent toute l’équipe artistique, ce qui prouve qu’il y a un public ouvert à ces œuvres fortes, éloigné des spectateurs traditionnels, et qui ne demande qu’à être attiré dans les salles lyriques pour les vivre.

Très grand frisson pour un des grands spectacles de l’opéra Bastille!

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

Pavol Breslisk, Johan Reuter, Mark Wigglesworth, Lise Davidsen, Gerhard Siegel et Ekaterina Gubanova

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Publié le 16 Octobre 2022

Salomé (Richard Strauss – 1905)
Prégénérale du 10 octobre et représentations du 15, 27 octobre et 05 novembre 2022
Opéra Bastille

Salomé Elza van den Heever
Herodes John Daszak
Herodias Karita Mattila
Jochanaan Iain Paterson
Narraboth Tansel Akzeybek
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Mathias Vidal
Fünfter Jude Sava Vemić
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Marion Grange

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Lydia Steier (2022)
Nouvelle production

Diffusion en direct sur L’Opéra chez soi et medici.tv le jeudi 27 octobre 2022
Diffusion sur France Musique le samedi 19 novembre 2022 à 20h

Bien qu’écrite en 1891, en langue originale française, la pièce ‘Salomé’ d’Oscar Wilde dut affronter la censure lors des premières répétitions londoniennes, si bien qu’elle ne fut créée que cinq ans plus tard au Théâtre de la Comédie-Parisienne, l’actuel Théâtre de l’Athénée, le 11 février 1896.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

Fasciné par ‘Salomé’, Richard Strauss composa parallèlement deux versions lyriques musicalement très différentes, l’une authentiquement française dans le style debussyste qu’il acheva le 13 septembre 1905 et qui sera créée à Bruxelles le 25 mars 1907, avant d’être oubliée jusqu’à ce que l’Institut Richard Strauss de Munich ne reconstitue la partition en 1990, et l’une en allemand qui connaîtra sa première à Dresde le 09 décembre 1905.

Par la suite, la création française aura lieu au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande sous la direction de Richard Strauss, et la création à l’Opéra de Paris se déroulera trois ans plus tard, le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, sous la direction d’André Messager.

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Il faudra finalement attendre le 26 octobre 1951 pour que ‘Salomé’ connaisse sa première au Palais Garnier en langue originale allemande. Et depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, tous les directeurs de l’Opéra de Paris ont programmé les deux premiers chefs-d’œuvre de Richard Strauss, ‘Salomé’ et ‘Elektra’, au cours de leur mandat, à l’exception notable de Stéphane Lissner.

Ainsi, après ‘Elektra’ repris au printemps dernier, Alexander Neef offre à ‘Salomé’ la première nouvelle production de sa seconde saison qu’il confie à Lydia Steier, metteuse en scène américaine qui travaille principalement en Allemagne et en Autriche depuis 20 ans, et qui fait ses débuts au sein de l’institution parisienne.

L’enjeu de cette réalisation est important, car le niveau de violence qui est montré est supérieur à ce qui est généralement accepté sur une scène connue pour être habituellement très consensuelle. 

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

La cour d’Hérode Antipas est ainsi dépeinte dans tout ce qu’elle pouvait avoir de sordide et de dépravé au sein d’un imposant décor, unique, qui représente une cour de palais profonde dominée par une large baie laissant entrevoir une salle où le tétrarque et son épouse, Hérodias, se livrent avec leur cour à des scènes de débauche d’un malsain extrême. 

Un simple escalier latéral permet de passer de la cour extérieure à cette salle, et Jokanaan se trouve enfermé dans une cage enfoncée dans le sous-sol de cette cour, seule convention en apparence respectée.

Le spectacle du défilé des corps des jeunes hommes et jeunes femmes violés et assassinés au sein du palais, pour ensuite être jetés dans une fosse commune, se développe de manière répétitive. Et au fur et à mesure que le temps s'écoule, ce qui se déroule en hauteur se trouve relégué au second plan, l’attention se recentrant dorénavant sur l’action menée à l’avant-scène.

Il faut dire que ce décor massif d’apparence minérale, illuminé par des éclairages bleu-vert, est fort beau.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Dans cet univers qui reconstitue une époque romaine décadente, mais dans des costumes tout à fait fantaisistes et délirants, et avec une maitrise des éclairages qui peuvent tout autant suggérer la présence de la lune glaciale que cerner les personnages dans leur solitude, on pense beaucoup à la cruauté de l’Empereur Caligula, même s’il on reste bien loin de l’horreur du célèbre film baroque et sulfureux de Tinto Brass.

Cheveux longs et noirs, habits blancs, allure terne, Salomé ressemble beaucoup plus à Elektra. Il s’agit d’une jeune femme vierge qui ne s’est pas compromise. Parfaitement représenté comme le livret le décrit, sale et souillé - les soldats carapacés en noir lui infligent des coups de décharges électriques blessants -, Jokanaan est effrayant et plus menaçant que moralisateur.

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

Ensuite, Salomé découvre le pouvoir de la sexualité, non comme une fin mais comme un moyen, d’abord à travers une scène masturbatoire jouée au moment où le prophète retourne dans les entrailles souterraines – le rapport à la musique est assez convaincant et fait écho aux allusions érotiques que Chostakovitch décrira plus tard avec force dans ‘Lady Macbeth de Mzensk’ -, puis lors de la danse des sept voiles où elle offre délibérément son corps d’abord à Hérode puis à toute sa cour, non par plaisir – elle n’y accorde aucune importance en soi -, mais parce qu’elle a compris que c’est par le sexe qu’elle pourra obtenir ce qu’elle souhaite de la part de ceux qui en dépendent.

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

Mais quel magnifique coup de théâtre lors de la scène finale où émerge d'abord la crainte, lorsque le bourreau se présente en contrejour dans l’interstice d’une porte, qu’elle soit jouée classiquement !

Pourtant, dans un effet de surprise saisissant, Salomé disparaît subitement avec lui et réapparaît en un double qui se dissocie entre une actrice rampant au sol tout en protégeant progressivement la tête de Jokanaan, alors qu’Elza van den Heever reste dans l’ombre avant de rejoindre le prophète dans la cage et s’élever dans une étreinte amoureuse splendide.

Karita Mattila (Hérodias)

Karita Mattila (Hérodias)

La force théâtrale de ce moment est de distinguer d’un côté l’acte écœurant, et de l’autre l’illusion que vit Salomé qui souffrait tant de ne pouvoir embrasser cette figure emblématique, ce qui permet d’avoir accès à l’âme de l’héroïne.

Aller au-delà des apparences est l’une des forces de l’opéra en tant que forme artistique, et la luxuriance finale de la musique trouve dans cette représentation d’une élévation, une concordance, voir une justification, qui n’était pas évidente à priori.

Hérode, horrifié par le massacre d’un homme qu’il sait adulé par un peuple qu’il craint, comprend que pour lui-même tout est fini.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On aperçoit ainsi, au début de cette scène, le page se précipiter vers les marches du palais, armé pour détruire la cour royale et Hérode en personne. Ce page, incarné avec force par le timbre puissamment noir de Katharina Magiera, est omniprésent et très bien mis en valeur, d’autant plus que cela permet de donner aux femmes, dans ce monde masculin cruel et finissant, une fonction déterminante, même si elles n’évitent pas la catastrophe finale.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Face à une telle dramaturgie, Simone Young tire de l’orchestre de l’Opéra de Paris une interprétation tout aussi abrupte et alignée sur la direction de la mise en scène. Déluge sonore exacerbé, cuivres agressifs et éclatants, la musique de Richard Strauss est entraînée dans une outrance démonstrative comme s’il s’agissait de suggérer une situation de guerre. Ce choix tranché est à apprécier par chaque auditeur, mais quand un parti pris choisit une voix radicale, il semble opportun de l’assumer totalement - ce qui est le cas ici - et de ne pas l’affadir par un esprit de contre-pied ou de compris. 

La sensualité orientalisante de la musique n’est donc pas l’élément fondamental qui est développé, et il règne un esprit de décision, voir de prise de liberté sans état d’âme qui a de quoi impressionner. L’orchestre est somptueux, mais peu invité à la nuance, et sans discours instrumental sous-jacent (Harmut Haenchen, en 2006, avait mieux dessiné des ondes insidieuses incrustées dans la luxuriance orchestrale).

Et rarement aura-t-on ressenti à quel point cette représentation, dans son ensemble, symbolise à tous les niveaux la prise en main par les femmes d’une histoire dont elles entendent maîtriser le langage.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On ne peut ainsi qu’admirer d’avantage les solistes qui sont fatalement repoussés dans leur absolus retranchements. Elza van den Heever, pour qui il s’agit d’une prise de rôle ardue, s’en tire remarquablement. De ses moirures fantomatiques, elle laisse surgir une vaillance expressive sensationnelle qui atteint son paroxysme à la scène finale vécue comme un grand réveil qui va tout bouleverser.

John Daszak s’affiche également dans une forme éblouissante. Sous ses traits, Hérode ne déroge pas à l’esprit d’abus exubérant qui parcoure la représentation, son style de déclamation retentissant lui donnant une présence implacable. Karita Mattila, elle qui fut Salomé sur cette même scène 19 ans plus tôt, se régale à jouer dans une mise en scène qui la maintient présente en permanence. Elle en fait des tonnes sans limites pour montrer l’esprit de jouissance d’Hérodias, et sa voix est un univers de chaleur feutrée inimitable.

Simone Young

Simone Young

S’il est physiquement fort marquant, le Jochanaan de Iain Paterson affiche un mordant et une rudesse expressive engagés qui, toutefois, pourraient être portés par une plus grande ampleur afin de surpasser la galvanisation orchestrale.

Le très bon Narraboth de Tansel Akzeybek, entendu dans ‘Wozzeck’ la saison dernière, excelle par sa viscéralité dramatique, et l’on ne peut que rappeler à quel point Katharina Magiera fait forte impression dans le rôle du page, de par sa noirceur et son appropriation de l’espace sonore.

Lydia Steier et son équipe artistique

Lydia Steier et son équipe artistique

Il ne faut pas s’y tromper, l’approche de cette production, que Lydia Steier a fortement enrichi d'une foule d'acteurs aux costumes bigarrés, est de s’élever contre la violence du monde sans lui chercher la moindre indulgence. Mais il y a un fatalisme très clair : cette violence ne peut être annihilée que par la violence.

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

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