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Publié le 2 Février 2025

Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Richard Wagner – Munich, le 22 septembre 1869)
Répétition générale du 21 janvier 2025 et représentations du 29 janvier, 11 et 19 février 2025
Opéra Bastille

Wotan Iain Paterson
Fricka Eve-Maud Hubeaux
Loge Simon O’Neill
Alberich Brian Mulligan
Mime Gerhard Siegel
Fasolt Kwangchul Youn
Fafner Mika Kares
Freia Eliza Boom
Erda Marie-Nicole Lemieux
Donner Florent Mbia
Froh Matthew Cairns
Woglinde Margarita Polonskaya
Wellgunde Isabel Signoret
Flosshilde Katharina Magiera

Direction Musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Calixto Bieito (2025)
Nouvelle production

Diffusion sur France Musique le 15 mars 2025 à 20h dans l’émission de Judith Chaîne ‘Samedi à l’Opéra’.

Synopsis                                                                      Marie-Nicole Lemieux (Erda)

Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.

Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.

La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda, mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis, il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt, et pour le garder, se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.

Iain Paterson (Wotan)

Iain Paterson (Wotan)

Après le Ring de Pierre Strosser, son préféré, donné au Théâtre du Châtelet en 1994, puis celui de Stéphane Braunschweig joué au Festival d’Aix-en-Provence de 2006 à 2009, et enfin celui de Guy Cassier créé pour La Scala de Milan de 2010 à 2013, le nouveau Ring de l’Opéra de Paris confié à Calixto Bieito aurait du être le quatrième monté par Stéphane Lissner au cours de sa carrière de directeur d’opéra.

La pandémie de 2020 ayant entraîné l’annulation scénique de cette nouvelle Tétralogie wagnérienne, Alexander Neef a toutefois réussi à le faire jouer en version de concert à huis clos fin 2020, puis a repris le flambeau en le déclinant sur trois saisons de 2025 à 2027, mais avec une distribution bien différente. Un Ring est toujours l’occasion de fédérer l’ensemble des énergies artistiques et techniques d’une maison lyrique autour d’un projet qui en vaille la peine.

Et à la vision du prologue présenté en ce mois d’hiver, la première question qui se pose est si elle correspond bien au projet initial élaboré par le metteur en scène catalan il y a six ou sept ans.

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Katharina Magiera (Flosshilde), Isabel Signoret (Wellgunde), Brian Mulligan (Alberich) et Margarita Polonskaya (Woglinde)

Calixto Bieito commence en effet ce Ring par une image assez confuse où l’on voit Alberich, traînant derrière lui un amalgame de câbles numériques et flirtant avec trois plongeuses devant un grand rideau où sont projetées des images fantasmées d’une luxueuse banque remplie de coffres de lingots d’or – la Banque de France a généreusement prêté ses locaux et son matériel de tournage pour monter cette vidéo -. 

Margarita Polonskaya, Isabel Signoret et Katharina Magiera dessinent toutes trois une peinture vocale jeune et lumineuse des ondines, avec une très harmonieuse homogénéité magnifiée par les coloris de l’orchestre.

Mais cette accumulation d’or disparaît subitement lorsque le Nibelung arrache ce rideau et fait tomber l’illusion qui berçait les trois filles, pour faire apparaître un immense monolithe froid et métallique.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Comprendre alors que le grand cube noir recouvert de plaques rectangulaires est un immense centre informatique sur lequel veille Wotan n’est pas forcément immédiat pour qui n’est pas suffisamment familiarisé avec les architectures informatiques, mais une fois ce point de vue accepté, la métaphore du pouvoir par l’accumulation du savoir devient évidente, car nous vivons à une époque où le contrôle de l’information est devenu un enjeu majeur de domination et de survie pour le sociétés.

Et à l’origine du mythe, Wotan perdit un œil pour paiement d’avoir bu à la source de la sagesse qui coule entre les racines du frêne sacré, pour en capter le savoir.

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Eliza Boom (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O’Neill (Loge) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

A travers une direction d’acteur très bien tenue et agressive, Calixto Bieito met en scène les relations entre Wotan et Fricka, hystérique, Freia et sa famille, violente et masochiste, Loge et Wotan, complice et presque fraternelle, et celle des géants avec leurs donneurs d’ordres, affairiste et sans loi. 

Ce qui frappe d’emblée est la façon dont tous les chanteurs sont investis à fond dans leur interprétation qui décrit un milieu de bandits violents et survoltés.

Dans ce décor noir, meublé uniquement d’un large canapé de salon, Iain Paterson - en remplacement de Ludovic Tézier qui n'a pu répéter car souffrant - incarne un homme de pouvoir sûr de lui et franchement vulgaire, et son Wotan, dont le chant se déploie facilement dans une tessiture dénuée toutefois de toute noirceur, montre une aisance dans la manière d’être et une véritable maîtrise théâtrale.

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eliza Boom (Freia) et Mika Kares (Fafner)

Eve-Maud Hubeaux est absolument fascinante de par la félinité gracile et outrancière avec laquelle elle oppose Fricka à un mari qui semble inébranlable, attitude déchaînée qui pourrait être perçue comme trop exagérée par certains spectateurs, mais dépasser ainsi les limites du comportement contrôlé permet aussi de montrer une personnalité qui ne supporte plus de voir la déconsidération des femmes dans ce milieu, et qui entend bien ne pas se laisser faire. Ses aigus sauvages sont d’ailleurs profilés avec une pleine netteté.

Autre chanteur épatant, malgré un timbre très nasal, Simon O’Neill est loin de décrire un Loge sensuel et amusant, mais bien une sorte de riche collaborateur en casquette de baseball, comme signe de réussite, décomplexé mais parfaitement crédible, qui cherche à tirer intelligemment son épingle du jeu. Ses couleurs de voix acérées et la clarté de son élocution contribuent ainsi à lui donner une nature très forte, et à en faire le véritable manipulateur de ce prologue.

Gerhard Siegel (Mime)

Gerhard Siegel (Mime)

Scéniquement, la première partie est une présentation condensée des protagonistes puisque tous les conflits s’étalent autour du grand canapé familial. Mais le basculement vers le Nibelheim – à ce moment, le plateau Bastille se surélève pour révéler l’antre d’Alberich – ouvre sur un large champ de questionnements, puisque l’on y voit le Nibelung maîtriser une importante installation informatique qui vise à instiller la vie à travers des humanoïdes féminins.

Nombre de câbles noirs sinueux, d’écrans colorés installés en forme de croix chrétienne et permettant d’observer l’intérieur du vivant reconstitué, et de bustes plus ou moins complets, font surgir toutes les angoisses contemporaines que générèrent aujourd'hui les recherches à base d’intelligence artificielle pour recréer la vie et lui donner une forme d’immortalité.

Nous sommes au cœur de la problématique soulevée récemment par Elon Musk, par exemple, avec son projet Neuralink d’implantation de puces dans le cerveau humain, qui peut être perçu comme une menace pour la vie en fonction de la nature des hommes qui exercent le pouvoir.

Ces technologies sont aujourd’hui poussées par des intérêts privés et des milliardaires mégalomaniaques, avec également tous les risques d’altération sur le vivant qu’elles font peser.

Brian Mulligan (Alberich)

Brian Mulligan (Alberich)

Au sein de ce laboratoire – un inextricable fatras de science numérique -, le métal de la voix de Brian Mulligan donne à Alberich un mordant saisissant, d’autant plus que l’acteur est prodigieux et que c’est lui qui tire la scène la plus forte de ce premier volet, car nous y voyons par quel moyen un Wotan pourrait, en s’emparant de ces moyens, réaliser son emprise sur le monde sans agir directement. 

L’apparition tourmentée de Fricka, en surplomb de cette scène, peut signifier qu’elle a perçu le danger pour elle et les autres femmes de ne plus être à l’origine naturelle du monde.
Mais cette grande scène du Nibelheim montre aussi le poids de multiples asservissements. Il y a d’abord celui de Mime, frère et manœuvre d’Alberich, violenté par ce dernier, qui a fabriqué le Tarnhelm, un casque humanoïde basé sur des technologies de réalité virtuelle, selon l’interprétation de cette production.

Eliza Boom (Freia)

Eliza Boom (Freia)

Non seulement Gerhard Siegel joue avec force la victimisation de Mime à travers toutes ses souffrances, mais il lui offre un rayonnement vocal très percutant avec une projection bien assurée et une plénitude de couleurs.

Il y a ensuite l’asservissement d’Alberich à l’anneau d’or qu’il porte autour du cou de façon pesante, et que Wotan aura encore plus de mal à soutenir quand il le portera devant Fricka, une fois de retour au pied du Walhalla.

Enfin, Loge se permet de tenir le Nibelung en laisse de façon très dominatrice pour lui substituer l’anneau.

C’est le risque de subordination de toute l’humanité qui est ici soulevé avec effroi, les manipulateurs pouvant eux-mêmes devenir les manipulés.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

La dernière partie reprend le cours des échanges conflictuels au sein du clan familial, mais l’on voit cette fois Wotan plier devant l’anneau et les injonctions de Fricka munie de la lance, en geste inversé, et Erda, incarnée par Marie-Nicole Lemieux grimée en mendiante et dont le style déclamatoire fier est étrangement clair pour une contralto, arbore une attitude caressante et séductrice vis-à-vis de celui qui sera le père de ses Walkyries.

C’est le moment où la nature féminine retrouve pour un instant sa place essentielle, car ensuite, Freia, inspirée par la fraîcheur dramatique d’Eliza Boom, s’infligera une automutilation en se recouvrant d’un fluide noir auquel Loge cherchera à mettre le feu, signant de fait la destruction de la vie et de la jeunesse, et la forte responsabilité de celui qui symbolise le mieux l’appât du gain et la destruction de l’environnement naturel.

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Iain Paterson (Wotan) et Eve-Maud Hubeaux (Fricka)

Et, auparavant, la scène de la montée au Walhalla se sera déployée avec l’émergence spectaculaire d’un immense pont recouvert de câbles noirs et tortueux qui permettra à Wotan de prendre le pouvoir sur le savoir universel au sein de son centre d’information.

Le meurtre de Fasolt par Fafner est, lui, joué par un geste d’étranglement afin de n’en faire qu’un acte gratuit et médiocre, les deux frères étant chantés respectivement par la belle prestance nobiliaire de Kwangchul Youn, et les inflexions mélancoliques de Mika Kares. Et même le rapport de Fasolt à Freia, pourtant doté d’un beau motif musical tristanesque, est traité de façon agressive.

Enfin, le baryton camerounais Florent Mbia, actuel membre de la troupe lyrique, développe une ligne très équilibrée ce qui pose un Donner bien présent et perméable à l’ambiance violente qui règne sur scène, alors que Matthew Cairns joue un discret Froh aux apparences de prophète, probablement parce qu’il ne souhaite pas renoncer à l’amour, dans un sens plus chrétien.

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Simon O’Neill (Loge) et Eliza Boom (Freia)

Cette première représentation de ‘L’Or du Rhin’ est aussi l’occasion d’assister aux débuts dans la fosse de l’Opéra Bastille de Pablo Heras Casado, principal directeur musical invité du Teatro Real de Madrid depuis 2014, où il a dirigé le Ring dans la production de Robert Carsen.

La scène d’ouverture avec les filles du Rhin est très réussie aussi bien pour la tension orchestrale que pour les flamboiements des motifs qui se mêlent à irradiance des trois chanteuses.

D’un geste qui s’avère fortement théâtralisant, riche en couleurs et en intensité, le chef d’orchestre andalou recherche l’effet en se mettant au service de la dramaturgie incisive de Calixto Bieito, avec une excellente précision rythmique.

Il se permet une certaine massivité du son sans sacrifier à la finesse des détails, impulse aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des mouvements galvanisants toujours bien timbrés, si bien que l’ensemble a déjà beaucoup d’allure et laisse penser que cette électrisation du discours risque de se renforcer aux représentations qui vont suivre.

Pablo Heras-Casado

Pablo Heras-Casado

Calixto Bieito achève ce prologue sur une image d’un jeune bébé dont le cerveau est déjà hérissé d’implants numériques, manière aussi bien de s’adresser au spectateur dans son rapport à la société de l’information, que de suggérer ce qui pourrait arriver à l’humanité qui va naître au cours des prochains volets d’un Ring qui intrigue par la ligne qu’il vient d’amorcer.

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

Mika Kares, Kwangchul Youn, Simon O’Neill, Iain Paterson, Brian Mulligan et Eve-Maud Hubeaux

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Publié le 2 Mars 2024

The Exterminating Angel (Thomas Adès – Festival de Salzburg, 28 juillet 2016)
Livret de Tom Cairns, d’après le film éponyme de Luis Buñuel (1962)
Répétition du 24 février et représentations du 29 février et 09 mars 2024
Opéra Bastille

Lucia de Nobile Jacquelyn Stucker
Leticia Maynar Gloria Tronel
Leonora Palma Hilary Summers
Silvia de Avila Claudia Boyle
Blanca Delgado Christine Rice
Beatriz Amina Edris
Edmundo de Nobile Nicky Spence
Comte Raul Yebenes Frédéric Antoun
Colonel Álvaro Gómez Jarrett Ott
Francisco de Ávila Anthony Roth Costanzo
Eduardo Filipe Manu
Señor Russell Philippe Sly
Alberto Roc Paul Gay
Doctor Carlos Conde Clive Bayley
Julio Thomas Faulkner
Enrique Nicholas Jones
Pablo Andres Cascante
Meni Ilanah Lobel-Torres
Camila Bethany Horak-Hallett
Lucas Julien Henric
Padre Sanson Régis Mengus
Yoli Arthur Harmonic / Artiste de la Maîtrise des Hauts-de-Seine

Direction musicale Thomas Adès (du 26/02 au 09/03) / Robert Houssart (du 13/03 au 23/03)
Mise en scène Calixto Bieito (2024)
Nouvelle production (Entrée au répertoire)

Diffusion en direct sur Paris Opera Play, la Plateforme de l’Opéra national de Paris, le samedi 09 mars à 20h00, puis à compter du vendredi 22 mars sur Medici.TV
Diffusion sur France Musique le samedi 20 avril 2024 à 20h00 dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Créé au Festival de Salzbourg en 2016 dans une coproduction de Tom Cairns qui l’a amené à Toronto (2016), New-York (2017) et Copenhague (2018), ‘The Exterminating Angel’ est le troisième opéra de Thomas Adès

L'arrivée des hôtes et invités

L'arrivée des hôtes et invités

L’œuvre est basée sur le film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’ (1962), qui se déroule dans les années 1960, au Mexique, après une représentation de l’opéra ‘Lucia di Lammermoor’, lorsque plusieurs couples de riches bourgeois, réunis dans une villa pour finir la soirée autour d’un dîner, se trouvent dans l’incapacité de sortir de la demeure.

Il s’agit d’une réflexion sur les barrières mentales, le conformisme, les artifices sociaux, et sur les travers d’une bourgeoisie, en apparence à l’aise, qui vont être révélés sous la pression d’un espace contraint.

Dans un contexte de ressentiment pour les riches drainé par certains mouvements extrémistes, ‘The Exterminating Angel’ apparaît donc comme un exutoire sans concession.

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

La production intégralement maison de cet opéra surréaliste, confiée au metteur en scène catalan Calixto Bieito qui est un grand admirateur du cinéaste aragonais, est donc la seconde au monde après celle montée par le librettiste, Tom Cairns, et est dirigée par Thomas Adès pour les premières représentations, puis par Robert Houssart qui avait assuré la première danoise en 2018.

Et pour mettre le spectateur dans l’ambiance, les sonneries des cloches se font entendre dans la salle Bastille pendant les 15 minutes qui précèdent le spectacle, manifestation malicieuse du metteur en scène au moment où le public rejoint ses places, et reflet mimétique des moutons se pressant à l’église dans la scène finale du film original.

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Le rideau se lève sur une immense nef blanche, espace unique où va se dérouler toute l’action, donnant ainsi une dimension monumentale à l’espace de la salle à manger qui ne comprend aucun recoin pour se soustraire au regard d’autrui. L’ambiance est chic mais froide, et, dès lors, l’intimisme et les obscurités du film de Buñuel ne sont pas recréés.

Les différents couples peuvent donc être librement scrutés, et les comportements de chacun peuvent être suivis sans discontinuité. La grande table longitudinale, perpendiculaire à la salle, permet un défilé frontal des participants, et seul un piano est ajouté en fond de scène.

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Calixto Bieito a soigneusement habillé les personnages avec goût et soin pour, par la suite, donner plus de force visuelle à leur déchéance spectaculaire.

La scène inaugurale fait intervenir des domestiques spasmodiques, Julio et Lucas, qui, sous les traits respectifs de Thomas Faulkner et Julien Henric d’une présence vocale bien accentuée, se préparent à fuir. Puis, leur succèdent Camilla et Meni, incarnées par Bethany Horak-Hallett et Ilanah Lobel-Torres, cette dernière affichant un dramatisme qui rappelle celui de Karine Deshayes à ses débuts.

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

La présentation des invités est marquée par la puissance percutante de Nicky Spence en Edmundo de Nobile, l’hôte principal qui finira par se proposer en sacrifice au final, et de Jacquelyn Stucker, qui va décrire tout au long de la soirée l’extraversion nymphomane de Lucia de Nobile avec un très beau galbe vocal, affûté et brillant. Son jeu décomplexé sera par ailleurs d’un primitivisme délirant jusqu’au-boutiste.

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Et impossible d’être insensible à la voix extrêmement aiguë et surnaturelle de Gloria Tronel, absolument charmante. La soprano bordelaise, dont la mère est une artiste du chœur de l’opéra de Bordeaux, fait vivre Leticia Maynar avec une agilité facétieuse. L’étrangeté des sons qu’elle obtient résonne d’ailleurs avec les ondes Mathenot qui évoquent les voix fantomatiques de l’Ange exterminateur.

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

C’est en fait une véritable décomposition humaine qui se déroule sur scène à travers un jeu déjanté qui, parfaitement allié à la musique, a quelque chose d’enivrant à la vue de ces artistes qui se donnent à fond pour faire se déchaîner exultations vocales et comportements fortement débridés et difficiles à crédibiliser.

A travers cette déliquescence, Calixto Bieito montre comment la perte de repères et de dignité ramène chacun à une sexualité primaire, tous les protagonistes étant pris dans une spirale de l’angoisse qui les anéantit.

The Exterminating Angel (Stucker Tronel Spence Adès Bieito) Opéra de Paris

Le baryton américain Jarrett Ott, qui s’était fortement fait remarquer la saison dernière à l’Opéra Comique dans ‘Breaking the waves’, un opéra de Missy Mazzoli créé 2 mois seulement après ‘The Exterminating Angel’, est très impressionnant autant par sa caractérisation vocale très soutenue que par son engagement physique, lui qui doit jouer avec force le Colonel amant de Lucia.

Christine Rice et Frédéric Antoun, deux interprètes des créations salzbourgeoise (2016) et new-yorkaise (2017) de l’œuvre, se retrouvent pour cette nouvelle production, la mezzo anglaise imposant, elle aussi, une forte personnalité, le ténor québecois ayant plus naturellement tendance à garder de l’allure même quand il doit se montrer violent.

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Les différents couples invités génèrent également des émotions très différentes, celui formé par le vieux docteur et Leonora - chanté par un Clive Bayley acéré et une Hilary Summers au timbre baillé et mélancolique - est sans doute le plus attendrissant, les jeunes fiancés un peu à part, incarnés par Amina Edris et Filipe Manu, obtiennent un magnifique duo ‘Fold your body’ avant de s’éteindre sous un beau jeu d’ombre à l’avant scène, mais le frère et la sœur de Ávila sont bien plus hystérisés, Anthony Roth Costanzo, contre-ténor nerveux et très percutant dans l’enceinte Bastille, poussant, en réalité, très loin la destructuration de sa personnalité, et Claudia Boyle lui donnant le change avant d'offrir une très touchante étreinte finale pour son enfant, Yoli, qu’elle ne peut atteindre.

Le metteur en scène rend plus claire la symbolique des moutons avec cet enfant qui se promène avec ses ballons en forme d’ovins, et la scène d'abattage des ovidés est adaptée pour faire surgir des murs des peaux de moutons dont se recouvriront les invités.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

La musique de Thomas Adès est d’un foisonnement sonore étourdissant mais, surtout, comprend un discours dramaturgique puissant, le compositeur se révélant un chef d’orchestre d’un punch implacable. 

La violence peut atteindre des moments paroxysmiques d’une même brutalité qu’’Elektra’ de Richard Strauss - voir la scène d'escamotage du plancher pour trouver de l'eau -, des tensions menaçantes sont par ailleurs entretenues pour ne pas lâcher l’auditeur, mais s’adjoint aussi une virtuose et pétaradante évocation de l’exotisme mexicain, jouée avec la rythmique et l’éclat d’un Chostakovitch, et, malgré le désastre humain, une lueur de poésie peut surgir sous forme de mélopées sensibles.

L’énergie saisissante qui s’en dégage, faisant toujours corps avec les expressions chevillées-au-corps des chanteurs, induit au fur et à mesure de la soirée un sentiment de débordement excessif qui ne peut se vivre que dans les conditions de la représentation.

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Sans oublier le chœur très élégiaque provenant des hauteurs et arrières de la salle au final, pour renforcer cette impression d’enfermement dans un crane humain suggérée par le décor - qui pivotera d’ailleurs au moment où les invités comprendront, peut-être, que ce sont leurs névroses qui les empêchaient de sortir -, c’est finalement un triomphe qui est réservé à toute l’équipe artistique à laquelle se joint même Tom Cairns

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Ce n’est en effet pas tous les jours que l’on assiste à un ouvrage du XXIe siècle dirigé par son compositeur en personne et qui, de plus, montre qu’il est capable d’accepter deux visions scéniques très différentes, celle de Cairns, assez littérale et proche de l’ambiance du film, et celle de Bieito, plus sévèrement psychologique et excessive, Alexander Neef étant le seul directeur d'opéra à avoir produit ou coproduit ces deux mises en scène.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

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Publié le 14 Avril 2018

The Exterminating Angel (Thomas Adès)
Représentation du 12 avril 2018
Royal Danish Opera - Copenhague

Leticia Maynar Kerstin Avemo (Soprano)
Lucia de Nobile Gisela Stille (Soprano)
Silvia de Ávila Sine Bundgaard (Soprano)
Beatriz Sofie Elkjær Jensen (Soprano)
Leonora Palma Randi Stene (Mezzo-soprano)
Blanca Delgado Hanne Fischer (Mezzo-soprano)
Francisco de Ávila Morten Grove Frandsen (Contreténor)
Edmundo de Nobile Gert Henning-Jensen (Ténor)
Raúl Yebenes Paul Curievici (Ténor)
Eduardo Alexander Sprague (Ténor)
Colonel Álvaro Gómez Jens Søndergaard (Baryton)
Alberto Roc David Kempster (Baryton)
Señor Russell Simon Wilding (Basse)
Julio Simon Duus (Baryton-basse)
Doctor Carlos Conde Sten Byriel (Basse) / Brian Bannatyne-Scott

Direction musicale Robert Houssart
Mise en scène Tom Cairns (2016)
Scénographie Hildegard Bechtler                                  
Kerstin Avemo (Leticia)

Coproduction Salzburg Festival, Royal Opera House Covent Garden, the Metropolitan Opera in New York

Représenter à l'opéra une œuvre cinématographique surréaliste telle que The Exterminating Angel c'est inévitablement se confronter à l'atmosphère froide et asphyxiante d'un film qu'il semble bien difficile à restituer sur scène.

Aussi, l'adaptation que Thomas Adès fait du chef-d'œuvre de Luis Buñuel est d’abord légitime pour son point de départ, une soirée d'opéra avec Lucia di Lammermoor qu'un groupe d'amis issus de la haute société achève en se retrouvant dans la même demeure, ce qui permet de créer un effet miroir immédiat avec la salle.

Il faut néanmoins assumer d'emblée le cliché élitiste inhérent à l'art lyrique qu’il comporte.

Kerstin Avemo (Leticia) et Hanne Fischer (Blanca)

Kerstin Avemo (Leticia) et Hanne Fischer (Blanca)

Et c'est ensuite à la musique et à l'écriture vocale d'apporter une originalité sensorielle qui puisse se substituer à l'art du cadrage, des répliques et du jeu d'acteur du cinéaste, pour en faire un nouvel ouvrage tout en suivant le déroulement du scénario d'origine.

Sur le premier point, le compositeur britannique réalise un impressionnant travail d'orchestration capable autant de sauvagerie que d'intimes et mystérieuses évocations obsédantes, continument lié par l'émergence de mouvements sombres et menaçants.

On pense régulièrement à la théâtralité des œuvres de la maturité de Richard Strauss, et, bien qu'elle n'en atteigne pas la savante luxuriance, la musique de Thomas Adès est riche en inventivité, changements permaments de couleurs, rythmes et textures sonores qui saisissent suffisamment l'auditeur pour l'attacher sans distraction possible à l'action scénique.

C'est sa grande force, et Robert Houssart lui rend justice tout en concentrant passionnément son soutien vers les solistes livrés du début à la fin au regard des spectateurs.

Gisela Stille (Lucia de Nobile)

Gisela Stille (Lucia de Nobile)

Car l'expressivité vocale de chaque rôle est le second élément important de la partition.

En effet, The Exterminating Angel s'appuie sur la caractérisation d'une quinzaine de rôles masculins et féminins ayant tous des moments lyriques bien à eux, allant de la joie et la légèreté aux tressaillements d'angoisses les plus rauques.

Et les timbres de chaque voix - confiés, et c'est l'originalité des représentations de Copenhague, à des chanteurs scandinaves – donnent l’impression d’entendre une polychromie de tessitures qui dépeignent crument chaque tempérament.

Alexander Sprague (Eduardo) et Sofie Elkjær Jensen (Beatriz)

Alexander Sprague (Eduardo) et Sofie Elkjær Jensen (Beatriz)

Kerstin Avemo, par exemple, pousse les aigus à des fréquences si cristallines que l’on finit par n'entendre que l’agressivité piquée de Leticia Maynar.

A l’inverse, le chant larmoyant de Morten Grove Frandsen rend profondément pathétique le personnage de Francisco de Ávila, et le chant mortifère de Randi Stene peut donner l’impression que Leonora est une réincarnation de la Comtesse de la Dame de Pique.

Toutefois, le magnétisme de Gisella Stille est inévitablement le point focal le plus fascinant de l'opéra, car elle pare l’hôtesse de la maison, Lucia, d’une somptueuse couleur vocale souple jusqu’au aigus les plus percutants, si bien que se reflète en elle l’ampleur de l’Impératrice de Die Frau Ohne Schatten.

Gisela Stille (Lucia de Nobile) et Gert Henning-Jensen (Edmundo de Nobile)

Gisela Stille (Lucia de Nobile) et Gert Henning-Jensen (Edmundo de Nobile)

Dans sa mise en scène, Tom Cairns reprend tous les éléments du film, les moutons – c'est-à-dire la classe opprimée -, l’ours – la brutalité de la classe dominante, mais également le symbole de ce qui terrorise cette classe qui ne se sent à l’abri que dans son salon surchargé de confort et de références artistiques et religieuses -, une main mystérieuse, et surtout une arche qui enserre la scène en écho à cette porte mentale qui empêche les invités de sortir du lieu où ils sont enfermés.

Le jeu d’acteur est naturellement convaincant, mais le directeur se permet d’aller plus loin que le film en montrant la scène d’amour de Beatriz et Eduardo à travers une petite pièce translucide, scène qui prend au Royal Danish Theater une tournure particulièrement sensuelle car les deux chanteurs jouent ce tableau fantastique totalement nus, ce qui n’étaient pas le cas avec les distributions internationales de Salzbourg, New-York et Londres.

Hanne Fischer (Blanca), Sine Bundgaard (Silvia) et Randi Stene (Leonora)

Hanne Fischer (Blanca), Sine Bundgaard (Silvia) et Randi Stene (Leonora)

L’Ange Exterminateur parle du désir de Luis Buñuel de voir une société de classe disparaître, une haute bourgeoisie qui n’existe que dans l’entre soi, traversée par le conditionnement des valeurs religieuses et des conventions qui l’ont abîmée. L’enfermement la met à l’épreuve et permet de révéler sa véritable nature.

S’il la laisse finalement s’en sortir à travers l’image d’un troupeau de mouton se rendant à la cathédrale, Tom Cairns préfère faire surgir sur scène une nouvelle classe bourgeoise, intermédiaire entre celle des serviteurs et de l’aristocratie, dont on ne sait s’il s’agit d’une conclusion qui constate la victoire de l’uniformité, ou bien s’il acte de l’émergence d’un nouveau groupe qui héritera des mêmes travers.

Quoi qu’il en soit, The Exterminating Angel dresse un pont marquant entre l’histoire du cinéma et l’évolution de l’opéra, et l’Opéra de Copenhague démontre qu’il est possible de lui rendre justice avec une solide troupe locale, engagée et attirée par les libertés que sa représentation permet.

Jens Søndergaard (Colonel Álvaro Gómez)

Jens Søndergaard (Colonel Álvaro Gómez)

Enfin, quelques mots sur le Royal Danish Opera pour louer l’élégance de la salle, sertie de magnifiques balcons en forme de fer à cheval aux couleurs boisées, la largeur de l’orchestre qui s’épanouit totalement sur l’auditorium sans être aucunement recouvert par la scène, la vue idyllique sur le canal qui sépare le théâtre du palais d’Amalienborg, les reflets magiques des trois luminaires de verre qui surplombent le foyer, et le public chaleureux et décontracté qui fréquente une maison ouverte sur le monde.

The Royal Danish Opera
The Royal Danish Opera
The Royal Danish Opera

The Royal Danish Opera

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