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Publié le 2 Mars 2024

The Exterminating Angel (Thomas Adès – Festival de Salzburg, 28 juillet 2016)
Livret de Tom Cairns, d’après le film éponyme de Luis Buñuel (1962)
Répétition du 24 février et représentations du 29 février et 09 mars 2024
Opéra Bastille

Lucia de Nobile Jacquelyn Stucker
Leticia Maynar Gloria Tronel
Leonora Palma Hilary Summers
Silvia de Avila Claudia Boyle
Blanca Delgado Christine Rice
Beatriz Amina Edris
Edmundo de Nobile Nicky Spence
Comte Raul Yebenes Frédéric Antoun
Colonel Álvaro Gómez Jarrett Ott
Francisco de Ávila Anthony Roth Costanzo
Eduardo Filipe Manu
Señor Russell Philippe Sly
Alberto Roc Paul Gay
Doctor Carlos Conde Clive Bayley
Julio Thomas Faulkner
Enrique Nicholas Jones
Pablo Andres Cascante
Meni Ilanah Lobel-Torres
Camila Bethany Horak-Hallett
Lucas Julien Henric
Padre Sanson Régis Mengus
Yoli Arthur Harmonic / Artiste de la Maîtrise des Hauts-de-Seine

Direction musicale Thomas Adès (du 26/02 au 09/03) / Robert Houssart (du 13/03 au 23/03)
Mise en scène Calixto Bieito (2024)
Nouvelle production (Entrée au répertoire)

Diffusion en direct sur Paris Opera Play, la Plateforme de l’Opéra national de Paris, le samedi 09 mars à 20h00, puis à compter du vendredi 22 mars sur Medici.TV
Diffusion sur France Musique le samedi 20 avril 2024 à 20h00 dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Créé au Festival de Salzbourg en 2016 dans une coproduction de Tom Cairns qui l’a amené à Toronto (2016), New-York (2017) et Copenhague (2018), ‘The Exterminating Angel’ est le troisième opéra de Thomas Adès

L'arrivée des hôtes et invités

L'arrivée des hôtes et invités

L’œuvre est basée sur le film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’ (1962), qui se déroule dans les années 1960, au Mexique, après une représentation de l’opéra ‘Lucia di Lammermoor’, lorsque plusieurs couples de riches bourgeois, réunis dans une villa pour finir la soirée autour d’un dîner, se trouvent dans l’incapacité de sortir de la demeure.

Il s’agit d’une réflexion sur les barrières mentales, le conformisme, les artifices sociaux, et sur les travers d’une bourgeoisie, en apparence à l’aise, qui vont être révélés sous la pression d’un espace contraint.

Dans un contexte de ressentiment pour les riches drainé par certains mouvements extrémistes, ‘The Exterminating Angel’ apparaît donc comme un exutoire sans concession.

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

Claudia Boyle (Silvia), Filipe Manu (Eduardo), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Clive Bayley (Le docteur) et Gloria Tronel (Leticia)

La production intégralement maison de cet opéra surréaliste, confiée au metteur en scène catalan Calixto Bieito qui est un grand admirateur du cinéaste aragonais, est donc la seconde au monde après celle montée par le librettiste, Tom Cairns, et est dirigée par Thomas Adès pour les premières représentations, puis par Robert Houssart qui avait assuré la première danoise en 2018.

Et pour mettre le spectateur dans l’ambiance, les sonneries des cloches se font entendre dans la salle Bastille pendant les 15 minutes qui précèdent le spectacle, manifestation malicieuse du metteur en scène au moment où le public rejoint ses places, et reflet mimétique des moutons se pressant à l’église dans la scène finale du film original.

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) et Christine Rice (Blanca Delgado)

Le rideau se lève sur une immense nef blanche, espace unique où va se dérouler toute l’action, donnant ainsi une dimension monumentale à l’espace de la salle à manger qui ne comprend aucun recoin pour se soustraire au regard d’autrui. L’ambiance est chic mais froide, et, dès lors, l’intimisme et les obscurités du film de Buñuel ne sont pas recréés.

Les différents couples peuvent donc être librement scrutés, et les comportements de chacun peuvent être suivis sans discontinuité. La grande table longitudinale, perpendiculaire à la salle, permet un défilé frontal des participants, et seul un piano est ajouté en fond de scène.

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Gloria Tronel (Leticia Maynar) et Philippe Sly (Señor Russell)

Calixto Bieito a soigneusement habillé les personnages avec goût et soin pour, par la suite, donner plus de force visuelle à leur déchéance spectaculaire.

La scène inaugurale fait intervenir des domestiques spasmodiques, Julio et Lucas, qui, sous les traits respectifs de Thomas Faulkner et Julien Henric d’une présence vocale bien accentuée, se préparent à fuir. Puis, leur succèdent Camilla et Meni, incarnées par Bethany Horak-Hallett et Ilanah Lobel-Torres, cette dernière affichant un dramatisme qui rappelle celui de Karine Deshayes à ses débuts.

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

Anthony Roth Costanzo (Francisco de Ávila) et Hilary Summers (Leonora Palma)

La présentation des invités est marquée par la puissance percutante de Nicky Spence en Edmundo de Nobile, l’hôte principal qui finira par se proposer en sacrifice au final, et de Jacquelyn Stucker, qui va décrire tout au long de la soirée l’extraversion nymphomane de Lucia de Nobile avec un très beau galbe vocal, affûté et brillant. Son jeu décomplexé sera par ailleurs d’un primitivisme délirant jusqu’au-boutiste.

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Claudia Boyle (Silvia), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Hilary Summers (Leonora), Nicky Spence (Edmundo), Thomas Faulkner (Julio), Gloria Tronel (Leticia Maynar), Jarrett Ott (Le Colonel) et Paul Gay (Alberto)

Et impossible d’être insensible à la voix extrêmement aiguë et surnaturelle de Gloria Tronel, absolument charmante. La soprano bordelaise, dont la mère est une artiste du chœur de l’opéra de Bordeaux, fait vivre Leticia Maynar avec une agilité facétieuse. L’étrangeté des sons qu’elle obtient résonne d’ailleurs avec les ondes Mathenot qui évoquent les voix fantomatiques de l’Ange exterminateur.

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

Amina Edris (Beatriz) et Filipe Manu (Eduardo)

C’est en fait une véritable décomposition humaine qui se déroule sur scène à travers un jeu déjanté qui, parfaitement allié à la musique, a quelque chose d’enivrant à la vue de ces artistes qui se donnent à fond pour faire se déchaîner exultations vocales et comportements fortement débridés et difficiles à crédibiliser.

A travers cette déliquescence, Calixto Bieito montre comment la perte de repères et de dignité ramène chacun à une sexualité primaire, tous les protagonistes étant pris dans une spirale de l’angoisse qui les anéantit.

The Exterminating Angel (Stucker Tronel Spence Adès Bieito) Opéra de Paris

Le baryton américain Jarrett Ott, qui s’était fortement fait remarquer la saison dernière à l’Opéra Comique dans ‘Breaking the waves’, un opéra de Missy Mazzoli créé 2 mois seulement après ‘The Exterminating Angel’, est très impressionnant autant par sa caractérisation vocale très soutenue que par son engagement physique, lui qui doit jouer avec force le Colonel amant de Lucia.

Christine Rice et Frédéric Antoun, deux interprètes des créations salzbourgeoise (2016) et new-yorkaise (2017) de l’œuvre, se retrouvent pour cette nouvelle production, la mezzo anglaise imposant, elle aussi, une forte personnalité, le ténor québecois ayant plus naturellement tendance à garder de l’allure même quand il doit se montrer violent.

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Clive Bayley (Le Docteur) et Jarrett Ott (Le Colonel)

Les différents couples invités génèrent également des émotions très différentes, celui formé par le vieux docteur et Leonora - chanté par un Clive Bayley acéré et une Hilary Summers au timbre baillé et mélancolique - est sans doute le plus attendrissant, les jeunes fiancés un peu à part, incarnés par Amina Edris et Filipe Manu, obtiennent un magnifique duo ‘Fold your body’ avant de s’éteindre sous un beau jeu d’ombre à l’avant scène, mais le frère et la sœur de Ávila sont bien plus hystérisés, Anthony Roth Costanzo, contre-ténor nerveux et très percutant dans l’enceinte Bastille, poussant, en réalité, très loin la destructuration de sa personnalité, et Claudia Boyle lui donnant le change avant d'offrir une très touchante étreinte finale pour son enfant, Yoli, qu’elle ne peut atteindre.

Le metteur en scène rend plus claire la symbolique des moutons avec cet enfant qui se promène avec ses ballons en forme d’ovins, et la scène d'abattage des ovidés est adaptée pour faire surgir des murs des peaux de moutons dont se recouvriront les invités.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Thomas Adès et Jacquelyn Stucker

La musique de Thomas Adès est d’un foisonnement sonore étourdissant mais, surtout, comprend un discours dramaturgique puissant, le compositeur se révélant un chef d’orchestre d’un punch implacable. 

La violence peut atteindre des moments paroxysmiques d’une même brutalité qu’’Elektra’ de Richard Strauss - voir la scène d'escamotage du plancher pour trouver de l'eau -, des tensions menaçantes sont par ailleurs entretenues pour ne pas lâcher l’auditeur, mais s’adjoint aussi une virtuose et pétaradante évocation de l’exotisme mexicain, jouée avec la rythmique et l’éclat d’un Chostakovitch, et, malgré le désastre humain, une lueur de poésie peut surgir sous forme de mélopées sensibles.

L’énergie saisissante qui s’en dégage, faisant toujours corps avec les expressions chevillées-au-corps des chanteurs, induit au fur et à mesure de la soirée un sentiment de débordement excessif qui ne peut se vivre que dans les conditions de la représentation.

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Ching-Lien Wu (Cheffe de choeur)

Sans oublier le chœur très élégiaque provenant des hauteurs et arrières de la salle au final, pour renforcer cette impression d’enfermement dans un crane humain suggérée par le décor - qui pivotera d’ailleurs au moment où les invités comprendront, peut-être, que ce sont leurs névroses qui les empêchaient de sortir -, c’est finalement un triomphe qui est réservé à toute l’équipe artistique à laquelle se joint même Tom Cairns

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Amina Edris, Jarrett Ott, Jacquelyn Stucker, Gloria Tronel, Claudia Boyle, Anthony Roth Costanzo, Nicky Spence, Frédéric Antoun et Hilary Summers

Ce n’est en effet pas tous les jours que l’on assiste à un ouvrage du XXIe siècle dirigé par son compositeur en personne et qui, de plus, montre qu’il est capable d’accepter deux visions scéniques très différentes, celle de Cairns, assez littérale et proche de l’ambiance du film, et celle de Bieito, plus sévèrement psychologique et excessive, Alexander Neef étant le seul directeur d'opéra à avoir produit ou coproduit ces deux mises en scène.

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

Arthur Harmonic, Claudia Boyle, Calixto Bieito, Tom Cairns, Anna-Sofia Kirsch, Ingo Krügler, Thomas Adès, Bettina Auer et Jacquelyn Stucker

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Publié le 2 Janvier 2022

Don Quichotte (Marius Petipa / Ludwig Minkus – 1869)
Représentation du 31 décembre 2021
Opéra Bastille

Kitri (et Dulcinée) Sae Eun Park
Basilio Hugo Marchand
Espada Thomas Docquir
La danseuse de rue Célia Drouy
Don Quichotte Yann Chailloux
Sancho Pança Aurélien Gay
Gamache Cyril Chokroum
Lorenzo Mathieu Contat
Le gitan Antonio Conforti
La Reine des Dryades Camille Bon
Cupidon Marine Ganio

Corps de ballet de l’Opéra national de Paris

Chorégraphie Rudolf Noureev (1966) d’après Marius Petipa et Alexander Gorski
Décors Alexander Beliaev
Costumes Elene Rivkina

Musique Ludwig Minkus dans l’orchestration de John Lanchbery
Direction musicale Valery Ovsyanikov
Orchestre de l’Opéra national de Paris (Musique enregistrée)

Après Le Lac des Cygnes et La Belle au bois dormant montés respectivement pour l’Opéra de Vienne le 15 octobre 1964 et le 22 septembre 1966 pour la Scala de Milan, Don Quichotte est le troisième ballet de Marius Petipa que Rudolf Noureev adapta en s’inspirant principalement de la version d’Alexander Gorski (maître de ballet au Bolchoï en 1900) sur laquelle il avait dansé au Théâtre Mariinsky en 1959 et 1960, et qui avait pour point fort de développer la théâtralité de tous les danseurs plutôt que de miser principalement sur les effets visuels. 

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et Yann Chailloux (Don Quichotte)

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et Yann Chailloux (Don Quichotte)

Il ramena les cinq actes à trois actes et un prologue, et demanda au chef et compositeur anglo-australien John Lanchbery de réorchestrer la partition en même temps que l’argumentation était révisée. C’est cette version qui remporta un immense succès public à l’Opéra de Vienne le 01 décembre 1966, puis à l’Australian Ballet en 1970 avec lequel Rudolf Noureev réalisa une version filmée de son Don Quichotte. Ses talents de cinéaste se révélèrent, et ce goût pour le récit par le théâtre et le cinéma imprègnera plus tard ses futurs ballets tels Roméo et Juliette ou Cendrillon de Prokofiev.

Sae Eun Park (Kitri)

Sae Eun Park (Kitri)

C’est à l’invitation de Rosella Hightower, directrice de la danse à l’Opéra et fondatrice d’un centre de danse international à Cannes, que la production de Don Quichotte par Rudolf Noureev fait son entrée au Palais Garnier le 06 mars 1981 avec Elisabeth Platel dans le rôle de la Reine des Dryades, et Rudolf Noureev en Basilio lors de la seconde représentation.

Et à l’issue de la soirée du 31 décembre 1998, Aurélie Dupont est nommée danseuse étoile à l’âge de 25 ans dans le rôle de Kitri avec pour partenaire un autre danseur étoile nommé dix ans plus tôt par Rudolf Noureev, Manuel Legris.

Hugo Marchand (Basilio)

Hugo Marchand (Basilio)

Enfin, lors du transfert de la production sur la scène Bastille le 15 avril 2002, les décors inspirés de Cervantès et Goya conçus par Nicholas Georgiadis sont remplacés par les nouveaux décors d’Alexander Beliaev et les costumes d’Elene Rivkina qui mêlent réalisme et raffinement des architectures du passé sous des lumières souvent plus sombres et intériorisées. Il s’agit toujours de la représentation d’une Espagne exotique, mais un peu moins artificielle que la version russe du Mariinski.

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris

La représentation de ce 31 décembre 2021 relève du miracle, car en pleine dégradation de la situation sanitaire, quatre représentations (les 14, 24, 25 et 28 décembre) ont du être annulées ainsi que celle du 02 janvier 2022.

Et l’orchestre ayant connu trop de cas contacts, il est remplacé par un enregistrement sonore réalisé quelques jours auparavant.

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

La première surprise est que du point de vue de l’auditeur la restitution a un effet remarquablement naturel dans la salle, depuis le premier balcon en tout cas, et préserve très bien l’immersivité musicale du spectacle. Le moelleux et la fluidité de la direction orchestrale s’apprécient pleinement, mais les danseurs ne peuvent plus compter sur la présence d’un chef pour contrôler le rythme des musiciens et doivent donc en permanence rester caler sur la bande son.

Don Quichotte (Yann Chailloux), Aurélien Gay (Sancho Pança) et Cyril Chokroum (Gamache)

Don Quichotte (Yann Chailloux), Aurélien Gay (Sancho Pança) et Cyril Chokroum (Gamache)

La vitalité de la musique de Ludwig Minkus, descriptive et facile d’imprégnation, associée à une trame narrative compréhensible même pour les plus jeunes, et qui ne comprend qu’un seul tableau à la rigueur géométrique et formelle, en font un spectacle tout public au sens le plus large possible, et l’engouement de tous les danseurs et danseuses de l’Opéra à faire vivre un esprit festif et spontané contribue grandement à sa réussite. Les coloris des costumes extrêmement variés, verts flashy pour les toréadors, rouges, bleus, dorés, avec un esprit de fantaisie, révèlent aussi un goût pour les feux d’artifice, mais avec quand même des zones d’ombre lorsque le personnage de Don Quichotte, pur rêveur et observateur, survient. 

Sae Eun Park (Kitri)

Sae Eun Park (Kitri)

Nommée danseuse étoile le 10 juin 2021 à l’issue de la première représentation de Roméo et Juliette, Sae Eun Park a également réalisé sa prise de rôle de Kitri deux jours auparavant, le 29 décembre, et pour cette seconde soirée elle s’approprie un personnage avec une maîtrise éblouissante et une intrépidité souriante qui atteignent leur paroxysme lors de la dernière variation du troisième acte dansée avec une verticalité parfaite et des effets d’accélérations saisissants.

Subtilement taquine avec un très fort sens de son axe de vie, elle rivalise d’impétuosité sans donner le moindre sentiment de fragilité, et pourrait bien devenir une figure iconique de ce ballet.

Hugo Marchand (Basilio) et Alexandre Boccara et Milo Avêque (Les pêcheurs)

Hugo Marchand (Basilio) et Alexandre Boccara et Milo Avêque (Les pêcheurs)

Son partenaire, Hugo Marchand, majestueux par son envergure et l’ampleur de ses sauts, renvoie aussi une image de solidité souveraine et enjouée sur la scène. Il y a en lui comme une envie d’emmener l’autre dans sa vision d’un monde où tout est possible et rien n’est une menace, car lui même dégage un sentiment de sécurité et de confiance palpable.

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

La relation avec les danseurs qui incarnent les pêcheurs, comme Milo Avêque ou Alexandre Boccara – ce jeune danseur était l’enfant de Butterfly sur la scène Bastille en 2009 -, est aussi intéressante à suivre car ils jouent un rôle d’impulseurs et d’admirateurs du personnage de Basilio dans lesquels le spectateur peut se projeter.

Antonio Conforti (Le gitan)

Antonio Conforti (Le gitan)

Par ailleurs, si les personnages de Don Quichotte (Yann Chailloux) et Sancho Pança (Aurélien Gay) ne sont que des rôles secondaires, ils sont incarnés avec une vitalité assez rustique, et l’autre duo caricatural formé par Mathieu Contat et Cyril Chokroum en Lorenzo et Gamache s’inscrit dans ce même esprit, ce qui, évidemment, instaure encore plus le couple formé par Hugo Marchand et Sae Eun Park sur un piédestal.

Camille Bon (La Reine des Dryades)

Camille Bon (La Reine des Dryades)

Et lors de la fête sur la place publique, Célia Drouy est charmante de fluidité et idéale de douceur dans les danses espagnoles face à un partenaire, Thomas Docquir, qui campe un Espada fier et volontaire.

L’impression que reflète Antonio Conforti dans la scène des Gitans est tout autre. Ténébreux, tendu comme un arc en mouvement, il est un combattant flamboyant et solennel qui sculpte sa propre poésie intime.

Sae Eun Park (Dulcinée), Marine Ganio (Cupidon) et Camille Bon (La Reine des Dryades)

Sae Eun Park (Dulcinée), Marine Ganio (Cupidon) et Camille Bon (La Reine des Dryades)

Le Rêve de Don Quichotte et ses teintes bleu-violacées est ensuite un moment plus académique et délicat qui permet d’apprécier non seulement la technique précise de Sae Eun Park, quand elle apparaît en Dulcinée, mais aussi son rapport attentif aux autres danseuses aux personnalités très différentes, que ce soit la présence éthérée de Camille Bon en Reine des Dryades ou bien le piquant offensif de Marine Ganio en Cupidon.

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Et le retour au démonstratif athlétique lors de la scène de la taverne, et surtout celle du mariage, ouvre à nouveau sur une ambiance fougueuse dont Hugo Marchand et Sae Eun Park sont le puissant couple moteur, mélange d’aisance et de tension sans relâche qui tient le spectateur captif jusqu'au bouquet final. Ils seront la plus belle des images des dernières minutes de cette année 2021.

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

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Publié le 14 Septembre 2021

Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck - 1779)
Répétition générale du 11 septembre et représentations du 14 et 29 septembre 2021

Palais Garnier

Iphigénie Tara Erraught
Oreste Jarrett Ott
Pylade Julien Behr
Thoas Jean‑François Lapointe
Diane Marianne Croux
Une femme grecque Jeanne Ireland
Un Scythe Christophe Gay
Iphigénie (comédienne) Agata Buzek

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2006)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak

Lumière Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Immense succès dès sa création à l’Académie royale de musique le 18 mai 1779, la version d’Iphigénie en Tauride par Christoph Willibald Gluck fit partie des 3 titres les plus joués de l’institution française jusqu’à la Révolution pour atteindre sa 400e représentation au bout de 50 ans.

Puis, elle s’effaça du répertoire pendant un siècle.

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

C’est au directeur Georges Auric qu’Iphigénie en Tauride doit son retour durable sur la scène de l’Opéra de Paris lorsqu’il donna l’ouvrage en 1965 avec de prestigieux artistes français, Régine Crespin, Robert Massard et Guy Chauvet.

Puis, en 2006, la production confiée par Gerard Mortier à Krzysztof Warlikowski devint un marqueur important de l’institution car elle introduisait nombre d’éléments contemporains pour raconter de façon poignante et horrifique l’histoire d’une femme qui avait perdu sa famille à en souffrir de solitude.

Iphigénie en Tauride (Erraught – Ott - Hengelbrock - Warlikowski) Garnier

Mais alors que seuls des ensembles sur instruments anciens tels Les Musiciens du Louvre-Grenoble, le Balthasar Neumann Ensemble ou bien le Freiburger Barockorchester interprétaient régulièrement à Garnier les œuvres de Gluck, c’est lors de la reprise d'Iphigénie en Tauride en décembre 2016 que l’on entendit à nouveau le son de l’Orchestre de l’Opéra de Paris dans un opéra du compositeur allemand, sous la direction de Bertrand de Billy.

C’est encore le cas pour la reprise de ce soir qui est confiée à un chef d’orchestre spécialiste du répertoire baroque et classique, Thomas Hengelbrock.

Tara Erraught et Agata Buzek (Iphigénie)

Tara Erraught et Agata Buzek (Iphigénie)

Dès l’entrée dans la salle, la présence du rideau semi-réfléchissant, derrière lequel vont être rejoués les souvenirs enfouis du passé d’Iphigénie, permet de créer des points de vue inédits sur les loges du Palais Garnier qui se réfléchissent à sa surface. A l’arrière scène, des zones d’ombres se devinent, et les décorations des balcons sont rehaussées par des lumières chaudes pour mieux se refléter dans le grand miroir.

Et à l’occasion de cette nouvelles séries de représentations, deux grands artistes internationaux font leurs débuts sur la scène de l’Opéra des Paris, Tara Erraught et Jarrett Ott.

Tara Erraught (Iphigénie)

Tara Erraught (Iphigénie)

La mezzo-soprano irlandaise est déjà bien connue au Bayerische Staatsoper et au Metropolitan Opera où elle a incarné Angelina dans La Cenerentola de Rossini, personnage de Conte de fées qu’elle aura l’occasion d’incarner à Bastille au printemps prochain, dans une autre vision de Cendrillon, celle de Jules Massenet.

Portée par une direction musicale qui se révèle d’emblée enjôleuse, puis tonique, et qui engendre un tapis musical progressivement souple et tendu vers le le déroulé de l’action, elle dépeint la personnalité d’Iphigénie à travers une intense ligne de chant mélodramatique dont le soyeux des tissures, aérées et énergiques, s’allient naturellement aux timbres orchestraux.

Agata Buzek (Iphigénie)

Agata Buzek (Iphigénie)

Et tout, dans l’émotion du regard, renvoie une image tendre, empathique et généreuse dans son rapport à ses partenaires.

C’est donc quand elle incarne l’Iphigénie jeune – la production fait jouer à Iphigénie deux âges très différents de sa vie – qu’elle crée instinctivement une totale concordance avec l’être qu’elle joue sans la moindre froideur.

L’attention portée au phrasé est sensible, mais le maintien harmonieux du souffle et les variations de couleurs ont la primauté.

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste

Et elle s’approprie complètement l’univers complexe et exigeant créé par Krzysztof Warlikowski, même si elle n’a pas le détachement dépressif qu’exprime par effet miroir Agata Buzek – une actrice de confiance, compatriote du metteur en scène, qui apparaît régulièrement dans plusieurs de ses pièces de théâtre, Phèdre(s), Les Français, On s’en va – avec laquelle elle partage les inversions de rôles entre Iphigénie et son double.

Car la force de cette production est d’entrelacer différents univers temporels et de dégager une beauté visuelle fantasmatique même pour les scènes les plus perverses.

Le rideau semi-transparent permet de créer des reliefs ombrés sur le corps de l’acteur qui rejoue le matricide de Clytemnestre par Oreste, le souvenir du sacrifice d’Iphigénie en Aulide refait surface sous forme de scène quasi-subliminale, et la vidéo finale qui domine le geste sacrificiel d’Iphigénie est fascinante avec ce corps de dragon qui s’imprime en serpent sur le visage projeté de le jeune femme au moment où Diane s’apprête à pardonner à Oreste son crime.

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

L’Oreste de Jarrett Ott est par ailleurs absolument splendide, un mordant de fauve redoutable, une fougue virile qui dramatise sa présence tout en préservant l’intégrité vocale et ses clartés suaves. Il n‘est pas étranger à cette production, car Viktor Schoner, intendant de l’opéra de Stuttgart et ancien adjoint de Gerard Mortier, l’a aussi intégrée à son répertoire, ce qui a permis au chanteur américain de s’y confronter.

Et même si Alexander Neef reprend la production que Stéphane Lissner avait programmée il y a un an en pleine expansion de la pandémie avant d’être finalement reportée, nul doute qu’il soit particulièrement fier et heureux de débuter son mandat avec pareil symbole.

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Auprès de Jarrett Ott, Julien Behr est un fort touchant Pylade. Doué d’une sincérité et d’une finesse de timbre mozartienne, ombrée et légèrement voilée, d’une parfaite unité même dans les passages les plus tendus, il est moins puissant que son partenaire, mais pas moins présent et expressif y compris dans les silences.

« Unis dès la plus tendre enfance » est chanté avec profondeur et retenue dans les sentiments, mais le sens de sa projection s’amenuise trop au dernier acte.

Le duo fonctionne avec bonheur parfaitement, et les sentiments d’affection entre les deux cousins en sont renforcès.

Agata Buzek (Iphigénie) et Jean-François Lapointe (Thoas)

Agata Buzek (Iphigénie) et Jean-François Lapointe (Thoas)

Et Jean‑François Lapointe offre sur la scène du Palais Garnier un Thoas d’une très belle tenue, nullement caricatural, avec de la poigne dans les aigus, auquel il laisse transparaître une faille humaine malgré la dureté du personnage. Globalement, il y a dans cette reprise une forme d’attendrissement diffus qui semble saisir tous les protagonistes et qui engendre ce subtil sentiment de cohérence d’ensemble.

Enfin, les chanteurs qui font vivre les personnages secondaires sont tous trois bien mis en valeur. Christophe Gay imprime de son timbre franc une jeunesse sûre et affirmée, Jeanne Ireland apporte des couleurs gorgées de noirceurs et donc une forme de maturité sensuelle, et Marianne Croux fait vibrer un optimisme lumineux et malicieux.

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

La réalisation orchestrale révèle également des surprises. Thomas Hengelbrock ne cherche nullement le flamboiement dramatique – alors qu’il sait parfaitement le faire -, les cuivres sont particulièrement domptés pour n’en conserver que leur souffle d’or, car il transpose l’intimité concise des dialogues chantés dans la musique pour faire vivre les respirations cristalline, pulsantes et caressantes d’une humanité souterraine.

Cette logique atteint son paroxysme dans sa rencontre avec le chœur, présenté cette année dans les loges de côté, et non sous la scène, et dont la fusion irrésistiblement murmurante avec les voix féminines donne l’illusion pour un moment qu’une grâce divine reste possible.

Krzyzstof Warlikowski entouré des artistes d'Iphigénie en Tauride

Krzyzstof Warlikowski entouré des artistes d'Iphigénie en Tauride

15 ans après la première, les huées n’ont pas totalement disparu au rideau final, mais elles sont dorénavant refoulées, voir honteuses, et quel ravissement à voir la nature boute-en-train de Claude Bardouil, le chorégraphe, inciter les bravi à monter en puissance pour les couvrir dans une joie légère, alors que le regard perçant de Krzysztof Warlikowski reste posé là.

 

A écouter sur France Culture :

Krzysztof Warlikowski : "Être artiste sur cette planète aide à comprendre ce qu'est une liberté."

A lire également :

Iphigénie en Tauride - Palais Garnier (2008)

Iphigénie en Tauride - Palais Garnier (2016)

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Publié le 19 Mars 2019

Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 07 et 16 mars 2019
Opéra Bastille

Otello Roberto Alagna (mars)
           Aleksandr Antonenko (avril)
Iago George Ganidze
Cassio Frédéric Antoun
Roderigo Alessandro Liberatore
Lodovico Paul Gay
Montano Thomas Dear
Desdemona Aleksandra Kurzak (mars)
                    Hibla Gerzmava (avril)
Emilia Maris Gautrot

Direction Musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Andrei Serban (2004)                                 
Frédéric Antoun (Cassio)

C’est dans une nouvelle production d’Otello par Andrei Serban que le public parisien découvrit, le 08 mars 2004, un jeune ténor fougueux, Jonas Kaufmann, incarner avec un jeu d’acteur inoubliablement éclatant le rôle de Cassio. Et peu soupçonnaient qu'il serait plus tard l'un des grands interprètes d'Otello de sa génération. 

Et au cours du mois d’avril qui suivit, le public de Bastille put assister à la prise de rôle du chevalier Des Grieux (Manon) par Roberto Alagna. Depuis, la voix du ténor sicilien dans l’âme s’est solidifiée d’un bronze doré chaleureux, si bien qu’il incarne le rôle du Maure de Venise avec un timbre vaillant et solaire qui montre des versants sombres et torturés quand la paranoïa prend possession de tout son corps.

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Nous en avons à nouveau la démonstration au cours de la représentation de ce soir dès l’’Esultate !’ chanté avec un rayonnement qui, progressivement, se gorge d’un son chaud et ambré alors que les aigus poursuivent leur émission ascendante avec un sentiment de plénitude absolument somptueux. Et l’on peut même dire que sa belle chevelure aux reflets cuivrés appariée au rouge profond de son long manteau est en harmonie avec cette émission mordante d’une présence insolente, présence aujourd’hui absolument inimitable par sa clarté d’élocution. Et il y a toujours ce timbre unique au chanteur qui exprime sa personnalité entière même dans la force de ses suraigus.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et avec son épouse, Aleksandra Kurzak, ils forment à eux deux le véritable pivot central du spectacle de par l’alchimie amoureuse naturelle en jeu, bien évidemment, mais aussi par une complémentarité de voix, subtile et finement filée de la part de la soprano polonaise, qui prend des accents plus corsés et réalistes dans les moments de grande tension qui font écho à cette entièreté unique que l’on retrouve dans les expressions de son homme

Roberto Alagna joue plutôt un être troublé et humain sans exagération animale, Aleksandra Kurzak se voue à un rôle fortement admiratif et soumis qui vire au mélodrame puccinien au dernier acte, et leur duo atteint un magnifique sommet fusionnel dans la première partie, lorsque l’ombre des voiles de scènes immatériels sublime une vision fortement classique de leur couple idéalisé.

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Aleksandra Kurzak (Desdemone)

Dans le rôle du triste manipulateur, Iago, George Ganidze soigne particulièrement sa grande scène du ‘Credo’ jouée seul devant le rideau noir et soutenue par une appréciable homogénéité de timbre et de souffle. Il évite de forcer la caricature de son personnage, manque sans doute d’incisivité, mais ne peut imposer une stature à la hauteur de celle de Roberto Alagna, même si ce dernier dessine une faiblesse attachante.

En revanche, le Roderigo d’Alessandro Liberatore fait forte impression par son impact vocal, et dépasse même la présence un peu éteinte de Frédéric Antoun qui prête à Cassio une ligne vocale noble et fumée qui s’assourdit néanmoins dans les graves.

Roberto Alagna (Otello)

Roberto Alagna (Otello)

Et l’Emilia de Maris Gautrot, quoique fortement conventionnelle par son jeu scénique, n’incite à aucune réserve si ce n’est une précaution inutile quand il s’agit d’incarner une révolte outrancière face à la folie d’Otello.

Quant à la mise en scène d’Andrei Serban, s’il ne reste plus grand-chose des incongruités des premières représentations, elle offre un cadre illustratif visuellement agréable, dont les plus belles images restent celles des voiles du dernier acte, flottant aux vents, ou recouvrant des paravents semi-transparents, autour d’un lit virginal glacial comme une tombe. 

La vidéographie de mers déchaînées illustre clairement l'agitation des débuts et fins d’actes, la perspective des arcades évoque le sentiment de solitude des tableaux de Chirico, les lumières délimitent les scènes d’intérêt et les zones d’ombre qui les entourent, et le tout enferme le drame passionnel dans une atmosphère neutre et énigmatique qui agit en filigrane de l’action scénique.

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)

Il faut dire aussi que Bertrand de Billy épouse une ligne dénuée de toute fulgurance, centre totalement sa direction sur le rythme des chanteurs principaux, comme si l’essentiel pour lui était de mettre à l’aise les solistes en renonçant à une interprétation engagée qui pourrait trop les contraindre, délaissant ainsi la force d’une ligne dramatique irréversible.

Et c’est bien dommage, car le chœur a un bel éclat qui ne demande qu’à être encore plus empreint d’urgence, mais l’on apprécie énormément le chœur d’enfant chantant ‘Dove guardi spiendono’ sur scène et non plus en coulisses comme lors de la création.

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Publié le 30 Septembre 2018

Les Huguenots (Giacomo Meyerbeer)
Répétition générale du 21 septembre et représentation du 28 septembre 2018
Opéra Bastille

Marguerite de Valois Lisette Oropesa
Raoul de Nangis Yosep Kang
Valentine Ermonela Jaho
Urbain Karine Deshayes
Marcel Nicolas Testé
Le Comte de Saint-Bris Paul Gay
La dame d’honneur Julie Robard Gendre
Une bohémienne Julie Robard Gendre
Cossé, un étudiant catholique François Rougier
Le Comte de Nevers Florian Sempey
Tavannes, premier moine Cyrille Dubois
Méru, deuxième moine Michal Partyka
Thoré, Maurevert Patrick Bolleire
Retz, troisième moine Tomislav Lavoie
Coryphée, une jeune fille catholique, une bohémienne Élodie Hache
Bois-Rosé, valet Philippe Do
Un archer du guet Olivier Ayault
Quatre seigneurs John Bernard, Cyrille Lovighi, Bernard Arrieta, Fabio Bellenghi

Direction musicale Michele Mariotti                              Karine Deshayes (Urbain)
Mise en scène Andreas Kriegenburg (2018)

Entré le 29 février 1836 au répertoire de l’Académie Royale de Musique, et joué pour la dernière fois le 28 novembre 1936 après 1118 représentations, Les Huguenots est le plus grand succès de l’Opéra Paris en nombre de représentations après Faust de Charles Gounod.

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois)

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois)

Mais à l’instar de Robert le diable, La Juive, Guillaume Tell ou Le Prophète, ce chef d’œuvre du  grand opéra français, un genre apparu dans les années 1830 à la salle Le Peletier, avec ses 4 à 5 actes, son ballet élaboré, l’absence de dialogues parlés, et une aspiration à la noblesse dans le traitement de l’histoire, a subitement disparu du répertoire au cours de l’entre-deux-guerres, le romantisme italien (Verdi) et le romantisme allemand (Wagner) s’étant imposés aux quatre coins du monde.

Pourtant, la longévité exceptionnelle des Huguenots est certes liée au rituel bourgeois de la société parisienne issue de la Restauration, mais elle révèle également à quel point sa musique fut une référence pour nombre de compositeurs tels Wagner ou Offenbach.

Couverture de la partition d'un musicien de l'orchestre de l'Opéra de Paris

Couverture de la partition d'un musicien de l'orchestre de l'Opéra de Paris

Car à défaut de reposer sur une architecture dramaturgique tendue de bout en bout, la richesse mélodique et la poésie qui émergent de chaque acte distillent un charme attachant, dont on peut comprendre qu’il représente à lui seul un univers affectif inflexible accentué par l’endurance qu’il requière de la part des interprètes.

La fresque historique et religieuse n’est alors plus qu’un fond de toile diffus prétexte aux conflits entre clans et aux intrigues amoureuses, et c’est la réalité des tensions entre religions de notre monde contemporain qui donne encore l’occasion de redécouvrir ces grands monuments du répertoire.

Chœur et Cyrille Dubois (Tavannes) au Château de Chaumont-sur-Loire du Comte de Nevers

Chœur et Cyrille Dubois (Tavannes) au Château de Chaumont-sur-Loire du Comte de Nevers

La dernière production mémorable des Huguenots date de 2011, lorsqu' Olivier Py et Marc Minkowski prirent à bras le corps de représenter sur scène à La Monnaie de Bruxelles le premier grand opéra français de leur carrière. Ce fut une réussite absolue tant sur le plan musical que théâtral, aidée par des chanteurs-acteurs de tout premier ordre, Mireille Delunsch en tête.

Pour ce retour après 82 ans d’absence, l’Opéra de Paris choisit de monter une version proche de celle de la création parisienne, donc sans le second air d’Urbain « Non, non, non, vous n’avez jamais, je gage » qui fut écrit pour Marietta Alboni lors de la création londonienne de 1848.

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Les coupures sont cependant nombreuses et présentes à tous les actes, mais on sait que Meyerbeer recommandait lui-même les passages qui pouvaient être supprimés.

Les plus importantes touchent une partie de la chanson Huguenote de Marcel et du morceau d'ensemble « L’aventure est singulière » de la fin de l'acte I, le chœur des étudiants, des promeneurs et des soldats, la danse bohémienne,  la moitié du monologue de Marcel et le cortège et ballet de l’acte III, le ballet initial et une partie du le trio Marcel, Raoul, Valentine de l’acte V.

Nicolas testé (Marcel)

Nicolas testé (Marcel)

En revanche, l’air «Ô beau pays de la Touraine » de Marguerite qui introduit l’acte II est chanté sans coupure, bien que Meyerbeer recommandait d’en faire, par une Lisette Oropesa irrésistiblement lumineuse et rayonnante de joie, qui s’abandonne à des ornements de colorature enchanteurs, une ivresse de voix riante et flamboyante qui lui vaut un accueil dithyrambique de la part du public.

L’acte des jardins de Chenonceau est d’ailleurs le plus réussi de la part d’Andreas Kriegenburg, car son procédé de stylisation anonyme et tout de blanc, qui plante quelques troncs d’arbres effilés au milieu d’un décor subtilement éclairé afin de réfléchir les jeux d’eau, laisse l’espace entier pour la reine.

Ailleurs, une structure sur trois étages permet de faire jouer le chœur en frontal avec la salle, et par un mécanisme de dégagement latéral révèle d’autres pièces des palais où l’intrigue se noue.

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Urbain) et Ermonela Jaho (Valentine)

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Urbain) et Ermonela Jaho (Valentine)

Mais dans l’ensemble, en occultant toute référence architecturale à une époque connue, et en s’en tenant à un jeu conventionnel, il prive de force la progression dramatique qui se réssout aux deux derniers actes. Le prétexte du massacre de la Saint-Barthélemy comme événement faisant écho aux fanatismes religieux d'aujourd’hui est ainsi peu mis en exergue.

En revanche, tous les chanteurs sont parfaitement mis en valeur, ce qui leur permet de se concentrer sur leurs airs sans avoir à éprouver un engagement scénique complexe et assumer une mise en scène Kitsch. Les costumes sont agréables à regarder, le noir pour les protestants, des dégradés de rose, rouge et mauve pour les catholiques, un rouge sang pour la garde royale, le spectacle se veut neutre et voué à l’écoute de l’écriture musicale de Meyerbeer.

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Lisette Oropesa fait donc sensation de bout en bout, mais les qualités de ses partenaires n’en pâtissent pas pour autant.

Arrivé seulement dix jours avant la première en remplacement de Bryan Hymel, le ténor coréen Yosep Kang reprend courageusement le rôle de Raoul qu’il a déjà éprouvé au Deutsch Oper de Berlin en 2016 sous la direction de Michele Mariotti.

Chevaleresque et classique d’allure, il chante dans un français soigné la naïveté touchante du gentilhomme protestant avec un timbre généreux et une puissance à la mesure de la salle, une endurance qui fait ressentir des fragilités dans certains aigus dont il minimise l’éclat afin de préserver le soyeux, mais qui ne peut importer que pour une fraction du public fanatique qui résume volontiers des pages de chant à quelles notes poussées à l’extrême.

Soutenir un chanteur comme lui afin qu’il renforce sa confiance au fil des représentations est une chose importante pour l’opéra de Paris, car on ne peut qu’être admiratif devant un artiste venu du bout du monde pour rendre hommage à la langue française et au personnage d’une œuvre où quasiment aucun chanteur national ne se confronte sur scène.

Ermonela Jaho (Valentine)

Ermonela Jaho (Valentine)

Ermonela Jaho, en Valentine, joue comme à son habitude la carte du mélodrame tourmenté avec une finesse qui n’est pas que physique. Les graves s’estompent parfois dans un flou nébuleux, mais elle a une façon stupéfiante de donner à ses aigus une pénétrance surhumaine. On retrouve d’ailleurs une même différenciation vocale dans la caractérisation de Saint-Bris par Paul Gay, car ce baryton charismatique a une étonnante capacité à subitement clarifier et magnifier le haut de sa tessiture qui crée un sentiment d’urgence saisissant.

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et François Rougier (Cossé)

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et François Rougier (Cossé)

Plus jeune, fier et vaillant, Florian Sempey dépeint un Comte de Nevers enjoué et doué d’un beau chant homogène qui fuse avec cœur et autorité. Qu’il soit celui qui refuse d’être mêlé au massacre n’étonne guerre, mais l’on se fait moins à l’idée de voir Cyrille Dubois dans le camp diabolique, lui si gentil, tant il met une vitalité souriante à incarner les bassesses de Tavannes.

Et même si elle ne chante que le premier air d’Urbain, Karine Deshayes fait une apparition retentissante lors de la fête donnée au Château de Chaumont-sur-Loire au premier acte, car c’est avec elle que le drame semble s’allumer. Fulgurance d’aigus de feu, son page est une tornade, et non un enfant aux coloratures précieuses, un véritable rôle de meneuse qu’elle joue dans toute sa fougue.

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et Ermonela Jaho (Valentine)

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et Ermonela Jaho (Valentine)

Enfin, Nicolas Testé tient la noblesse un peu sombre de Marcel avec constance, un chant beau et chaleureux qui doit pourtant composer avec les coupures assez importantes réalisées sur sa partition.

Si les chœurs subissent eux-aussi plusieurs coupures, leur cohésion est sans faille, ce qui se vérifie dans tous les ensembles achevant chaque acte avec force et exaltation.

Ermonela Jaho, Michele Mariotti, José Luis Basso, Yosep Kang et Lisette Oropesa

Ermonela Jaho, Michele Mariotti, José Luis Basso, Yosep Kang et Lisette Oropesa

Michele Mariotti a à cœur de restituer l’énergie de Meyerbeer sans toutefois entraîner rythmiquement l’orchestre dans un jeu exagérément spontané et débridé. On ressent chez lui le même amour que Philippe Jordan pour le lustre des couleurs et le délié des motifs mélodiques dans une approche esthétique et sensuelle qui soutient tous les chanteurs dans leur recherche de perfection artistique. Les Huguenots sont ainsi interprétés avec la même considération belcantiste des opéras de Bellini.

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Publié le 28 Mars 2013

Roméo et Juliette (Charles Gounod)
Version de concert du 24 mars 2013

Palais des Beaux-Arts (Bruxelles)
Théâtre Royal de la Monnaie

Juliette           Nino Machaidze
Stéphano      Angélique Noldus
Gertrude       Carole Wilson
Roméo         John Osborn
Tybalt           Tansel Akzeybek
Benvolio       Stefan Cifolelli
Mercutio      Lionel Lhote
Pâris            Alexandre Duhamel
Grégorio      Nabil Suliman
Capulet        Paul Gay
Frère Laurent Jérôme Varnier
Duc de Vérone Patrick Bolleire
Manuela      Amalia Avilán
Pepita          Kinga Borowska
Angelo         Marc Coulon
Frère Jean    Pascal Macou

Direction musicale         Evelino Pidò                              Tansel Akseybek (Tybalt)
Direction des chœurs    Martino Faggiani                       

Bozar, ou le Palais des Beaux-Arts, possède une salle magnifique pour y représenter Roméo et Juliette en version de concert, car elle abrite, au fond de la scène, un orgue au son somptueux.
La cérémonie de mariage de Juliette et Pâris en est le meilleur instant pour profiter de cette richesse sonore.
Dans cet opéra, la musique de Charles Gounod prend des accents épiques, dès l’ouverture, et elle décrit le drame avec des effets virtuoses et des climats intemporels entre lesquels viennent se glisser des passages plus pompeux et triviaux.
 

Orchestre Symphonique et choeurs de la Monnaie, direction Evelino Pido

Orchestre Symphonique et choeurs de la Monnaie, direction Evelino Pido

En tout cas, son énergie théâtrale est nimbée d’un sentimentalisme délicat pour lequel Evelino Pidò n’est peut être pas le meilleur défenseur. Sa rythmique tonique est une force qui place l’orchestre en principal acteur dramatique, mais la tonalité légère et pastel de cette musique s’évanouit dans un premier temps, et ne réapparaît, avec tout son mystère, que lors de la scène nocturne du balcon, le premier grand moment d’inspiration et d’évasion vers les rêves.

On retrouve de très beaux moments quand les chœurs fusionnent avec la masse orchestrale créant ainsi une harmonie d’ensemble souple et forte à la fois. D’autres passages perdront en revanche toute la fragilité allante et fluide que l’on voudrait entendre.

Nino Machaidze (Juliette)

Nino Machaidze (Juliette)

Même si l’on peut trouver qu’un opéra donné sans un minimum de mise en espace réduit considérablement son pouvoir émotionnel, à moins que l’interprétation musicale ne soit exceptionnelle, c’est pourtant l’occasion de révéler des chanteurs, parfois peu ou pas assez connus.

Ce n’est évidemment pas le cas de la soprano géorgienne Nino Machaidze qui avait déjà chanté le rôle de Juliette à Salzbourg, en 2008, avec Rolando Villazon. Belle femme pleine d’énergie, elle ne peut à aucun moment faire croire à une Juliette adolescente et sensible. Lumineuse et spectaculaire dans les aigus, elle use avec une joie évidente du pouvoir rayonnant de sa voix, mais tous les sentiments complexes et noirs, désespérés de la vie, que l’on devrait ressentir quand elle s’exprime dans les tonalités plus graves sont négligés.

Lionel Lhote (Mercutio) et John Osborn (Roméo)

Lionel Lhote (Mercutio) et John Osborn (Roméo)

John Osborn, bien plus précis que sa partenaire quant à la diction stylisée qu’exige la poésie du texte, réussit à rendre à la fois l’innocente adolescence de Roméo et l’héroïsme vital sans la moindre défaillance. Mais, comme à son habitude, il donne cette impression de grande fierté, que l’on retrouve chez un chanteur wagnérien actuel, Simon O’Neill, qui s’oppose au romantisme noir et éperdu des personnages qu’il interprète. C’était déjà le cas pour Hoffmann (Offenbach), et, là aussi, le démonstratif l’emporte sur la sensibilité.

Plus dense et imposant que Paul Gay, père Capulet touchant mais écourtant tous les aigus,  Jérôme Varnier est un très beau Frère Laurent, humain mais inflexible, une voix un peu grisonnante qui rejette tout affect pour rester sur une ligne bienveillante.
 

Parmi les émouvantes surprises, Tansel Akzeybek dessine un Tybalt superbe d’éloquence avec une beauté tendre qui contraste avec le caractère de ce personnage que Shakespeare n’idéalise surement pas. Il conquière les cœurs, là où il devrait être perçu comme le pire des destructeurs.
On découvre une chanteuse souriante et charmante, Angélique Noldus, présente seulement pour quelques minutes dans le rôle de Stéphano, nous enchantant d’un timbre boisé plein d’éclat, inhabituellement baroque.

Lionel Lhote et Carole Wilson, respectivement Mercutio et Gertrude, se répondent sur scène par leur jovialité, mais l’on attend plus de juvénilité chez le premier, et plus de maternalisme chez la seconde.

                                                                                         Angélique Noldus (Stéphano)

Alors, quand l’unité du drame n’est pas vraiment là, ce sont tous ces moments éphémères de vérité et d’émerveillement qui font la joie que l'on garde en soi.

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