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Publié le 15 Février 2025

Onéguine (John Cranko – Stuttgart Staatstheater,
le 13 avril 1965)
Représentation du 12 février 2025
Palais Garnier

Eugène Onéguine Hugo Marchand
Tatiana Dorothée Gilbert
Lenski Guillaume Diop
Olga Aubane Philbert
Le Prince Antonio Conforti

Direction musicale Vello Pähn
Chorégraphie John Cranko (1965)
Décors et costumes Jürgen Rose

Musique Piotr Ilytch Tchaïkovski (Les Saisons op. 37, Ouverture de Roméo et Juliette, Les Caprices d’Oxane / Tcherevitchki, Six pièces pour piano op.19, Romance pour piano op. 51, Ouverture de Francesca da Rimini)
Orchestration Kurt-Heinz Stolze

Depuis sa création au Staatstheater de Stuttgart le 13 avril 1965, et après deux ans de remaniements ayant abouti à sa version définitive en octobre 1967, la version du roman d’Alexandre Pouchkine chorégraphiée par John Cranko s’est installée au répertoire des plus grandes scènes du monde, Munich (1972), l’Australian Ballet (1976), Toronto (1984), La Scala (1993), le Metropolitan Opera de New-York (2001), le Royal Opera House Covent Garden (2001), le Staatsoper de Berlin (2003), l’Opéra de Vienne (2008), l’Opéra national de Paris (2009) et même le Teatro Colon (2022).

Dorothée Gilbert (Tatiana) et Hugo Marchand (Onéguine)

Dorothée Gilbert (Tatiana) et Hugo Marchand (Onéguine)

‘Onegin’ est en effet un ballet narratif d’une excellente lisibilité qui raconte l’influence néfaste du jeune et cynique pétersbourgeois au creux d’une succession de décors évoquant la vie champêtre et pittoresque russe, la sobre et spacieuse chambre de Tatiana – avec un fort contraste entre la petitesse de son lit à baldaquin et l’espace de son imaginaire ouvert face à un faux miroir -, la fastueuse salle de bal et sa cour conventionnelle, et la lugubre clairière témoin du duel funeste par une nuit de pleine lune.

Dorothée Gilbert (Tatiana)

Dorothée Gilbert (Tatiana)

Et à l’Opéra de Paris, en particulier, ces éléments scéniques sont sensiblement mis en valeur dans leur partie supérieure en trompe l’œil par le soin qui est dévoué aux lumières qui donnent de l’effet aux lignes de fuite et une saisissante impression de profondeur. Une finesse visuelle se dégage également par des ornements décoratifs en dentelles dont la transparence permet d’alléger la scénographie.

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Dans ce cadre raffiné, la chorégraphie de John Cranko peut s’épanouir à travers ses charmants ensembles folkloriques et ses pas de deux néoclassiques qui animent de leurs lignes graciles l’environnement humain de Tatiana et Onéguine.

Mais c’est bien évidemment la dynamisation de la relation entre les deux protagonistes principaux qui fait l’intérêt du spectacle, car, si elle repose en partie sur un ressort théâtral réaliste, le chorégraphe sud-africain lui profile de superbes élans et accélérations qui mettent au défi la souplesse des corps.

Dans cette version, les deux personnages féminins, Olga et Tatiana, ont une personnalité moins consistante que dans l’opéra de Tchaïkovski, le lien entre Lenski et Onéguine en paraissant rehaussé, mais tout dépend de la personnalité des danseurs à enrichir les personnages qu’ils font vivre pour donner une tonalité particulière à la représentation.

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Et à l’Opéra de Paris nous avons Hugo Marchand (danseur étoile depuis le 03 mars 2017) et Dorothée Gilbert (danseuse étoile depuis le 19 novembre 2007), un couple dont l’alchimie va se montrer prodigieuse en ce mercredi 12 février soir.

Car tous deux, doués d’une expressivité dramatique hors du commun et enflammés par une verve chorégraphique au geste magnifiquement élancé, vont démontrer comment leur immense confiance en l’autre et leur propre vécu intérieur peuvent donner un relief inouï à une incarnation .

Dorothée Gilbert (Tatiana)

Dorothée Gilbert (Tatiana)

Il faut voir comment Dorothée Gilbert - elle qui était déjà Tatiana en avril 2009 - raconte le vécu intime de la jeune fille par la simple force du regard et du laisser-aller des bras. On peut y lire la joie un peu feinte, ou bien l’ennui, notamment lors de la première rencontre avec Le Prince Grémine, puis l’abandon romantique dans les bras d’Onéguine avec une impulsivité maîtrisée à la perfection qui vous prend au cœur tant se lit en elle, comme en son partenaire, une assurance qui vous fait ressentir la part de mystère qui transcende son art, tout en donnant en même temps, et c’est le plus fort, une impression de fragilité quand ses bras ondoient avec une grâce aussi lascive. Mais l’on verra aussi l’âpre désillusion et la froideur outrée se figer au moment de la mort scandaleuse de Lenski.

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Et Hugo Marchand, qui avait interprété quelques jours auparavant un irrésistible et conquérant ‘Boléro’ de Ravel lors du Gala des 150 ans du Palais Garnier, joue de son dramatisme tourmenté avec une ampleur et une apparente gracilité qui semblent métamorphoser sa puissance en une fougue juvénile fulgurante. Il privilégie la sincérité des tendances inconséquentes d’Onéguine à trop de froideur calculatrice, et laisse transparaître une complexité qui rend difficile de condamner unilatéralement son personnage. 

Voir ainsi Hugo Marchand et Dorothée Gilbert raconter cet enchevêtrement sentimental avec une telle force vous donne la sensation privilégiée d’assister au plus beau de l’art humain, et d’avoir une chance unique de vivre rien que pour contempler ce concentré d’absolu.

Hugo Marchand (Onéguine), Antonio Conforti (Le Prince Grémine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Hugo Marchand (Onéguine), Antonio Conforti (Le Prince Grémine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Autour d’eux, Guillaume Diop (jeune danseur étoile depuis le 11 mars 2023) signe un Lenski lumineux d’une magnifique élégance, mais sa transformation psychologique face au jeu dangereux entre Olga et d’Onéguine manque encore de noirceur et de perte de contrôle, son sens de l’honneur bafoué étant plus mis en avant que les tressaillements du cœur qui devraient plus déstabiliser sa personnalité pour en faire ressortir toute sa violence.

Quant à Aubane Philbert, elle dépeint une Olga enjouée et volontaire au charme délicat, et la jeunesse d'Antonio Conforti détonne dans le rôle du Prince tout en faisant très bonne figure.

Aubane Philbert (Olga) et Guillaume Diop (Lenski)

Aubane Philbert (Olga) et Guillaume Diop (Lenski)

Mais loin de simplement assurer une solide direction d’accompagnement musical, il faut dire aussi que Vello Pähn entraîne ce soir les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris dans un déploiement dramatique d’une grande intensité, en parfaite osmose avec le rendu émotionnel des danseurs. Il extirpe de la musique de Tchaïkovski - un assemblage d’œuvres parfois peu connues mais qui décrivent avec justesse le climat des différents tableaux - un éclat somptueux et généreux en vibrations pénétrantes, les méandres du mouvement musical se muant perpétuellement avec une netteté des lignes qui donne beaucoup de présence à la personnalité du compositeur.

Dorothée Gilbert (Tatiana) et Hugo Marchand (Onéguine)

Dorothée Gilbert (Tatiana) et Hugo Marchand (Onéguine)

C’est cette convergence de forces destinées à chambouler l’intériorité du spectateur et à le mettre sous tension qui fait la valeur d’une telle soirée marquée du sceau du surpassement.

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

Hugo Marchand (Onéguine) et Dorothée Gilbert (Tatiana)

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Publié le 2 Janvier 2022

Don Quichotte (Marius Petipa / Ludwig Minkus – 1869)
Représentation du 31 décembre 2021
Opéra Bastille

Kitri (et Dulcinée) Sae Eun Park
Basilio Hugo Marchand
Espada Thomas Docquir
La danseuse de rue Célia Drouy
Don Quichotte Yann Chailloux
Sancho Pança Aurélien Gay
Gamache Cyril Chokroum
Lorenzo Mathieu Contat
Le gitan Antonio Conforti
La Reine des Dryades Camille Bon
Cupidon Marine Ganio

Corps de ballet de l’Opéra national de Paris

Chorégraphie Rudolf Noureev (1966) d’après Marius Petipa et Alexander Gorski
Décors Alexander Beliaev
Costumes Elene Rivkina

Musique Ludwig Minkus dans l’orchestration de John Lanchbery
Direction musicale Valery Ovsyanikov
Orchestre de l’Opéra national de Paris (Musique enregistrée)

Après Le Lac des Cygnes et La Belle au bois dormant montés respectivement pour l’Opéra de Vienne le 15 octobre 1964 et le 22 septembre 1966 pour la Scala de Milan, Don Quichotte est le troisième ballet de Marius Petipa que Rudolf Noureev adapta en s’inspirant principalement de la version d’Alexander Gorski (maître de ballet au Bolchoï en 1900) sur laquelle il avait dansé au Théâtre Mariinsky en 1959 et 1960, et qui avait pour point fort de développer la théâtralité de tous les danseurs plutôt que de miser principalement sur les effets visuels. 

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et Yann Chailloux (Don Quichotte)

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et Yann Chailloux (Don Quichotte)

Il ramena les cinq actes à trois actes et un prologue, et demanda au chef et compositeur anglo-australien John Lanchbery de réorchestrer la partition en même temps que l’argumentation était révisée. C’est cette version qui remporta un immense succès public à l’Opéra de Vienne le 01 décembre 1966, puis à l’Australian Ballet en 1970 avec lequel Rudolf Noureev réalisa une version filmée de son Don Quichotte. Ses talents de cinéaste se révélèrent, et ce goût pour le récit par le théâtre et le cinéma imprègnera plus tard ses futurs ballets tels Roméo et Juliette ou Cendrillon de Prokofiev.

Sae Eun Park (Kitri)

Sae Eun Park (Kitri)

C’est à l’invitation de Rosella Hightower, directrice de la danse à l’Opéra et fondatrice d’un centre de danse international à Cannes, que la production de Don Quichotte par Rudolf Noureev fait son entrée au Palais Garnier le 06 mars 1981 avec Elisabeth Platel dans le rôle de la Reine des Dryades, et Rudolf Noureev en Basilio lors de la seconde représentation.

Et à l’issue de la soirée du 31 décembre 1998, Aurélie Dupont est nommée danseuse étoile à l’âge de 25 ans dans le rôle de Kitri avec pour partenaire un autre danseur étoile nommé dix ans plus tôt par Rudolf Noureev, Manuel Legris.

Hugo Marchand (Basilio)

Hugo Marchand (Basilio)

Enfin, lors du transfert de la production sur la scène Bastille le 15 avril 2002, les décors inspirés de Cervantès et Goya conçus par Nicholas Georgiadis sont remplacés par les nouveaux décors d’Alexander Beliaev et les costumes d’Elene Rivkina qui mêlent réalisme et raffinement des architectures du passé sous des lumières souvent plus sombres et intériorisées. Il s’agit toujours de la représentation d’une Espagne exotique, mais un peu moins artificielle que la version russe du Mariinski.

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris

Hugo Marchand (Basilio), Sae Eun Park (Kitri) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris

La représentation de ce 31 décembre 2021 relève du miracle, car en pleine dégradation de la situation sanitaire, quatre représentations (les 14, 24, 25 et 28 décembre) ont du être annulées ainsi que celle du 02 janvier 2022.

Et l’orchestre ayant connu trop de cas contacts, il est remplacé par un enregistrement sonore réalisé quelques jours auparavant.

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

La première surprise est que du point de vue de l’auditeur la restitution a un effet remarquablement naturel dans la salle, depuis le premier balcon en tout cas, et préserve très bien l’immersivité musicale du spectacle. Le moelleux et la fluidité de la direction orchestrale s’apprécient pleinement, mais les danseurs ne peuvent plus compter sur la présence d’un chef pour contrôler le rythme des musiciens et doivent donc en permanence rester caler sur la bande son.

Don Quichotte (Yann Chailloux), Aurélien Gay (Sancho Pança) et Cyril Chokroum (Gamache)

Don Quichotte (Yann Chailloux), Aurélien Gay (Sancho Pança) et Cyril Chokroum (Gamache)

La vitalité de la musique de Ludwig Minkus, descriptive et facile d’imprégnation, associée à une trame narrative compréhensible même pour les plus jeunes, et qui ne comprend qu’un seul tableau à la rigueur géométrique et formelle, en font un spectacle tout public au sens le plus large possible, et l’engouement de tous les danseurs et danseuses de l’Opéra à faire vivre un esprit festif et spontané contribue grandement à sa réussite. Les coloris des costumes extrêmement variés, verts flashy pour les toréadors, rouges, bleus, dorés, avec un esprit de fantaisie, révèlent aussi un goût pour les feux d’artifice, mais avec quand même des zones d’ombre lorsque le personnage de Don Quichotte, pur rêveur et observateur, survient. 

Sae Eun Park (Kitri)

Sae Eun Park (Kitri)

Nommée danseuse étoile le 10 juin 2021 à l’issue de la première représentation de Roméo et Juliette, Sae Eun Park a également réalisé sa prise de rôle de Kitri deux jours auparavant, le 29 décembre, et pour cette seconde soirée elle s’approprie un personnage avec une maîtrise éblouissante et une intrépidité souriante qui atteignent leur paroxysme lors de la dernière variation du troisième acte dansée avec une verticalité parfaite et des effets d’accélérations saisissants.

Subtilement taquine avec un très fort sens de son axe de vie, elle rivalise d’impétuosité sans donner le moindre sentiment de fragilité, et pourrait bien devenir une figure iconique de ce ballet.

Hugo Marchand (Basilio) et Alexandre Boccara et Milo Avêque (Les pêcheurs)

Hugo Marchand (Basilio) et Alexandre Boccara et Milo Avêque (Les pêcheurs)

Son partenaire, Hugo Marchand, majestueux par son envergure et l’ampleur de ses sauts, renvoie aussi une image de solidité souveraine et enjouée sur la scène. Il y a en lui comme une envie d’emmener l’autre dans sa vision d’un monde où tout est possible et rien n’est une menace, car lui même dégage un sentiment de sécurité et de confiance palpable.

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

Hugo Marchand (Basilio) et Sae Eun Park (Kitri)

La relation avec les danseurs qui incarnent les pêcheurs, comme Milo Avêque ou Alexandre Boccara – ce jeune danseur était l’enfant de Butterfly sur la scène Bastille en 2009 -, est aussi intéressante à suivre car ils jouent un rôle d’impulseurs et d’admirateurs du personnage de Basilio dans lesquels le spectateur peut se projeter.

Antonio Conforti (Le gitan)

Antonio Conforti (Le gitan)

Par ailleurs, si les personnages de Don Quichotte (Yann Chailloux) et Sancho Pança (Aurélien Gay) ne sont que des rôles secondaires, ils sont incarnés avec une vitalité assez rustique, et l’autre duo caricatural formé par Mathieu Contat et Cyril Chokroum en Lorenzo et Gamache s’inscrit dans ce même esprit, ce qui, évidemment, instaure encore plus le couple formé par Hugo Marchand et Sae Eun Park sur un piédestal.

Camille Bon (La Reine des Dryades)

Camille Bon (La Reine des Dryades)

Et lors de la fête sur la place publique, Célia Drouy est charmante de fluidité et idéale de douceur dans les danses espagnoles face à un partenaire, Thomas Docquir, qui campe un Espada fier et volontaire.

L’impression que reflète Antonio Conforti dans la scène des Gitans est tout autre. Ténébreux, tendu comme un arc en mouvement, il est un combattant flamboyant et solennel qui sculpte sa propre poésie intime.

Sae Eun Park (Dulcinée), Marine Ganio (Cupidon) et Camille Bon (La Reine des Dryades)

Sae Eun Park (Dulcinée), Marine Ganio (Cupidon) et Camille Bon (La Reine des Dryades)

Le Rêve de Don Quichotte et ses teintes bleu-violacées est ensuite un moment plus académique et délicat qui permet d’apprécier non seulement la technique précise de Sae Eun Park, quand elle apparaît en Dulcinée, mais aussi son rapport attentif aux autres danseuses aux personnalités très différentes, que ce soit la présence éthérée de Camille Bon en Reine des Dryades ou bien le piquant offensif de Marine Ganio en Cupidon.

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Et le retour au démonstratif athlétique lors de la scène de la taverne, et surtout celle du mariage, ouvre à nouveau sur une ambiance fougueuse dont Hugo Marchand et Sae Eun Park sont le puissant couple moteur, mélange d’aisance et de tension sans relâche qui tient le spectateur captif jusqu'au bouquet final. Ils seront la plus belle des images des dernières minutes de cette année 2021.

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

Sae Eun Park (Kitri) et Hugo Marchand (Basilio)

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