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Publié le 1 Janvier 2024

Casse-Noisette (Piotr Ilitch Tchaïkovski – Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, le 18 décembre 1892)
Représentation du 31 décembre 2023
Opéra Bastille

Clara Sae Eun Park
Drosselmeyer / Le Prince Germain Louvet
Luisa Bianca Scudamore
Fritz Antoine Kirscher
La Mère Anémone Arnaud
Le Père Sébastien Bertaud
La Grand-Mère Ninon Raux
Le Grand-Père Cyril Chokroun

Direction musicale Andrea Quinn
Chorégraphie Rudolf Noureev (19 décembre 1985), d’après Marius Petipa et Lev Ivanov

Avec les Étoiles, les Premières danseuses, les Premiers danseurs, le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris et la participation des élèves de l’École de danse.
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœurs d’enfants de l’Opéra national de Paris.

Le 1er septembre 1983, alors âgé de 45 ans, Rudolf Noureev devient directeur de la plus ancienne compagnie de danse au monde, celle de l’Opéra de Paris fondée par Louis XIV en mars 1661. Une première proposition lui avait bien été faite en 1973, mais il souhaitait à cette époque poursuivre sa carrière de danseur international.

Sae Eun Park (Clara) et Germain Louvet (Le Prince)

Sae Eun Park (Clara) et Germain Louvet (Le Prince)

Au moment de sa nomination, l’institution ne connaît de lui, en tant que chorégraphe, que le 3e acte de ‘La Bayadère (Les Ombres)' et ‘Don Quichotte’, tous deux inspirés de Marius Petipa.

Viendront au Palais Garnier ‘Raymonda’ (novembre 1983), ‘La Tempête’ (mars 1984) sur une musique de Tchaïkovski, ‘Bach suite’ (avril 1984) en collaboration avec Francine Lancelot, ‘Roméo et Juliette’ (octobre 1984) sur une musique de Prokofiev, ‘Le Lac des Cygnes’ (décembre 1984), et ‘Washington Square’ (juin 1985) en association avec Jean-Claude Carrière.

Casse-Noisette (Eun Park Louvet Quinn Noureev) Opéra de Paris

L’opposition de culture entre son niveau d’exigence et sa dureté, d’une part, et le rythme encadré des artistes de la maison, d’autre part, sera source de fortes tensions, mais une adaptation réciproque entre son caractère et la mentalité administrative du système va se faire jour au début de la saison 1985-1986.

Cette confrontation au réel se retrouve ainsi en filigrane dans la nouvelle version de ‘Casse-Noisette’ qu’il présente en décembre 1985 à la veille de Noël, version retravaillée de ses précédentes productions créées successivement à Stockholm (1967), Londres (1968), Milan (1969), Buenos Aires (1971) et Berlin (1979).

Sae Eun Park (Clara), Antoine Kirscher (Fritz) et les enfants (Ecole de danse)

Sae Eun Park (Clara), Antoine Kirscher (Fritz) et les enfants (Ecole de danse)

Dans ce conte adapté par Alexandre Dumas de l’œuvre de E.T.A Hoffmann, Clara subit le soir de Noël les comportements et réflexions oppressants des adultes et enfants de son entourage qui l’empêchent de profiter naturellement de la joie qu’apporte Drosselmeyer avec ses cadeaux.

Et la nuit, la jeune fille en fait des cauchemars sous forme de rats, de chauve-souris et de danses, jusqu’à ce que son chevalier, l'incarnation de celui qui rend les choses possibles en écartant le monde bourgeois et son besoin de contrôle sur les autres, intervienne pour la rendre à ses rêves, une aspiration que vit en lui-même Noureev à travers l'élaboration de son art.

Un miroir, relativement adouci, est donc tendu à la société.

Sae Eun Park (Clara)

Sae Eun Park (Clara)

Pour cette 144e représentation jouée dans cette chorégraphie, nous retrouvons Germain louvet en Drosselmeyer et en Prince, un rôle qu’il avait dansé lors de la dernière reprise en décembre 2014, et Sae Eun Park qui se voit interpréter à Paris, avec une technique française, le premier ballet qu’elle vit sur scène grâce à son grand-père, où elle fait vivre avec beaucoup de vérité la lassitude d’un monde cloisonné, et l’idéal d’un autre monde plus beau et plus vaste.

La danseuse étoile coréenne est en effet de bout un bout un modèle de légèreté, une Clara intelligente par son sens de l’observation, par sa précision de geste, par l’extension des bras et des jambes mus avec une douceur caressante fortement attendrissante.

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

Elle trouve en Germain Louvet un partenaire fiable et très stable, en belle harmonie avec la ligne de mouvement de sa partenaire, dans un rôle où il fait preuve d’une certaine abnégation pour laisser Sae Eun Park exprimer en profondeur la grâce et le désir de bonheur de Clara.

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

En première partie, et avant que les solistes ne passent au premier plan, les grands ensembles menés par les élèves de l’École de danse, dans les rôles des enfants comme ceux des soldats et des rats, sont réjouissants par leur vitalité, et l’arrivée des chevaux-jupons conserve, malgré les ans, une magie souriante irrésistible

Florimond Lorieux et Camille Bon (Danse arabe)

Florimond Lorieux et Camille Bon (Danse arabe)

Au second acte, les danses arabes (excellents Camille Bon et Florimond Lorieux!), espagnoles et russes ont un pouvoir sensuel et des traits de vivacité toujours aussi prégnants, même si leur nature folklorique date beaucoup aujourd’hui, et les trois acrobates, Micah Levine (nouvel entrant dans le Corps de ballet), Samuel Akins (artiste invité) et Ryosuke Miwa (issu du CNDMSP), sont tous trois reliés par une bonne cohésion à travers leur chorégraphie impulsive et enjouée.

Les grands ensembles complexes et formels, ‘Les flocons’ et ‘La valse des fleurs’, sont eux aussi réussis avec ce pouvoir d’illustrer la magie de la musique qui est un grand moment de détente de l’esprit pour l’auditeur.

Les flocons

Les flocons

Mais le plus saisissant réside probablement dans la direction d’Andrea Quinn, cheffe britannique indépendante, ancienne directrice musicale du Royal Ballet de Londres et du New-York City Ballet, qui, avec beaucoup d’inspiration, insuffle de l’élan aussi bien aux danseurs qu’aux musiciens en déployant un formidable relief orchestral riche en contrastes et couleurs, tirant des traits d’une vivacité bien marquée et une souplesse de mouvement fastueuse, tout en faisant vivre une intensité en fosse d’une splendide sensualité.

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

Germain Louvet (Le Prince) et Sae Eun Park (Clara)

Avec un grand sens de la vibration à fleur de peau elle ne lâche rien en tension scénique et musicale, mais elle sait aussi poser une solide assise dans les grands ensembles pour maintenir l’homogénéité collective, et une telle réussite que l’on ne rencontre pas toujours à l’occasion des ballets classiques, donne énormément envie de la réentendre à l’occasion d’une éventuelle reprise du diptyque 'Iolanta / Casse-Noisette' imaginé par Dmitri Tcherniakov pour le Palais Garnier en 2016.

Car revoir la conception de Noureev permet aussi de mesurer à quel point le travail de Tcherniakov avec cinq chorégraphes contemporains rend beaucoup plus de force au monde ‘petit-bourgeois’ de Clara, ainsi qu’au romantisme de sa relation au Prince, et cela avec beaucoup plus d’humour.

Andrea Quinn

Andrea Quinn

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Publié le 28 Novembre 2023

Concours international Grand Prix Long-Thibaud 2023
Concert du 26 novembre 2023
Université Paris II Panthéon-Assas

Les lauréats
Miyu Kitsuwa (Concerto pour violon en ré majeur de Tchaïkovski)
Vikram Francesco Sedona (Concerto pour violon en ré majeur de Brahms)
Bohdan Luts (Concerto pour violon en ré majeur de Sibelius)
Koshiro Takeuchi (Concerto pour violon en ré majeur de Brahms)
Dayoon You (Concerto pour violon en ré majeur de Sibelius)

Direction musicale François Boulanger
Orchestre Symphonique de la Garde Républicaine

Jury
Sarah Nemtanu, Jean-Jacques Kantorow, Akiko Suwanai, Silvia Marcovici, Boris Kuschnir, Sergey Khachatryan, Marc Laforet, Jean-Claude Casadesus

Pour ses 80 ans d’existence, et sa 42e édition consacrée cette année au violon, le Concours Long-Thibaud a reçu 106 candidats originaires de 32 pays différents, mais seuls 21 artistes ont pu participer aux éliminatoires à partir du 22 novembre, et seuls 5 se sont retrouvés en finale ce dimanche après-midi.

Bohdan Luts

Bohdan Luts

Ce concours initié par la pianiste Marguerite Long (1874-1966) et le violoniste Jacques Thibaud (1880-1953) a accueilli de grands interprètes tels Samson François (1er prix en 1943), Aldo Ciccolini (1er prix en 1949), Ivry Gitllis (5e prix en 1951), Elisabeth Leonskaïa (3e prix en 1965), Cédric Tiberghien  (1er prix en 1998) ou Deborah Nemtanu (4e prix en 2002).

Le jury est composé cette année de 6 violonistes, Sarah Nemtanu, Jean-Jacques Kantorow, Akiko Suwanai, Silvia Marcovici, Boris Kuschnir, Sergey Khachatryan, un pianiste, Marc Laforet, et un chef d’orchestre et compositeur, Jean-Claude Casadesus.

 Marc Laforet, Sergey Khachatryan, Jean-Jacques Kantorow, Jean-Claude Casadesus, Akiko Suwanai, Sarah Nemtanu et Silvia Marcovici

Marc Laforet, Sergey Khachatryan, Jean-Jacques Kantorow, Jean-Claude Casadesus, Akiko Suwanai, Sarah Nemtanu et Silvia Marcovici

La finale se déroule au sein du grand amphithéâtre de l'université Paris 2 Panthéon-Assas, d’une capacité de 1800 places, qui a repris depuis 2015 ses activités de concerts classiques interrompues pendant 40 ans. De nombreux étudiants, mais également des musiciens professionnels, des mécènes, des politiques, la presse, et bien sûr les organisateurs, sont réunis à cette occasion.

Miyu Kitsuwa

Miyu Kitsuwa

Au cours d’un programme qui dura de 14h à 18h30, sous la conduite de François Boulanger à la direction de l’Orchestre Symphonique de La Garde Républicaine, jury et spectateurs ont ainsi pu apprécier la technicité et la personnalité de chacun des violonistes, que ce soit la vivacité exacerbée de Miyu Kitsuwa dans le ‘Concerto pour violon en ré majeur’ de Tchaïkovski, le baume du toucher doucereux et séducteur de Vikram Francesco Sedona dans le ‘Concerto pour violon en ré majeur’ de Brahms que le très jeune Koshiro Takeuchi, d’allure réservée, reprendra avec une souplesse très fine, puis deux interprétations du ‘Concerto pour violon en ré majeur’ de Sibelius, l’une d’abord exécutée par Bohdan Luts, la posture fière et arquée évoquant une grande puissance intérieure, les vibrations de l’archet d’une forte densité donnant le sentiment d’un jeu très engagé, farouche et maîtrisé, et l’autre jouée par Dayoon You dont on entend la teneur démonstrative s’affirmer avec un superbe travail sur les nuances et la flexibilité.

Koshiro Takeuchi

Koshiro Takeuchi

C’est uniquement à 20h que les 5 finalistes seront invités à revenir ensemble sur la scène de l’amphithéâtre pour l’annonce du palmarès, alors qu’au même moment, Gerard Bekerman, économiste, pianiste et président de la fondation Long-Thibaud depuis mai 2021, soulignera avec beaucoup de bienveillance l’importance de leur talent pour la musique et son lien à la société.

Miyu Kitsuwa, Vikram Francesco Sedona, Bohdan Luts, Koshiro Takeuchi et Dayoon You

Miyu Kitsuwa, Vikram Francesco Sedona, Bohdan Luts, Koshiro Takeuchi et Dayoon You

Étudiante originaire de Yokohama, Miyu Kitsuwa, 22 ans, remporte le 5e prix, prix SAS Le prince Albert II de Monaco d’une valeur de 6.000 €.

Vikram Francesco Sedona, né à Trévise en 2000, remporte le 4e prix, prix de la Ville de Paris d’une valeur de 8.000 €.

Koshiro Takeuchi, 18 ans, étudiant au Tokyo College of Music High School, décroche le 3e prix, prix de la Fondation Michelin d’une valeur de 12.000 €.

Dayoon You, 22 ans, obtient le 2e prix, prix de la Fondation BNP Parisbas d’une valeur de 20.000 €, 9 ans après le 4e prix de la violoniste sud-coréenne Kyung Ji Min.

Et c’est donc l'impressionnant ukrainien Bohdan Luts, né à Lviv le 28 novembre 2005, qui remporte le 1er prix du Concours international Long-Thibaud 2023 d’une valeur de 35.000 €, mais également le prix de la presse et le prix du public d’une valeur de 8.000 €.

Bohdan Luts

Bohdan Luts

Ce jeune violoniste, qui a donné son premier concert au Lviv Philharmonic Hall en 2012, suit actuellement l’enseignement de Renaud Capuçon, Guillaume Chilemme et Oleg Kaskiv à l’International Menuhin Music Academy à Rolle en Suisse.

Vikram Francesco Sedona, Bohdan Luts et Koshiro Takeuchi

Vikram Francesco Sedona, Bohdan Luts et Koshiro Takeuchi

Il a tenu, ce soir, à dire quelques mots en anglais en invitant chacun d’entre nous à n’avoir de pensées que pour ceux qui vivent des moments difficiles dans le monde, puis il a réinterprété le ‘Concerto pour violon en ré majeur’ de Sibelius avec une approche plus posée mais toujours avec la même fascinante détermination.

Il le rejouera également le lendemain au Théâtre des Champs-Elysées avec l'Orchestre symphonique de la Garde républicaine, la veille de la célébration de ses 19 ans.

L'intégralité de la finale du concours Long-Thibaud 2023

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Publié le 1 Janvier 2023

Le Lac des Cygnes (Tchaïkovski – Bolshoi de Moscou, 4 mars 1877) 
Représentations du 22 et 31 décembre 2022
Opéra Bastille
Première historique le 15 octobre 1964 à l’Opéra de Vienne 
Production remaniée pour le ballet de l’Opéra National de Paris le 20 décembre 1984

Odette/Odile Valentine Colasante
Le Prince Siegfried Paul Marque
Rothbart Jérémy-Loup Quer
La Reine Lucie Fenwick 
Le pas de trois Bianca Scudamore
                        Naïs Duboscq
                        Andrea Sarri

Chorégraphie de Rudolf Noureev 
d’après Marius Petipa et Lev Ivanov
Décors Ezio Frigerio
Costumes Franca Squarciapino
Lumières Vinicio Cheli
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Vello Pähn

 

 

Le 'Lac des cygnes' est la première musique de ballet commandée à Tchaïkovski. Elle fut donnée pour la première fois au Théâtre Bolchoï de Moscou le 4 mars 1877 dans une chorégraphie de Julius Wenzel Reisinger
La création véritable du 'Lac des cygnes' dans la chorégraphie de Marius Petipa et Lev Ivanov – devenue la version de référence – date cependant du 27 janvier 1895, soit deux ans après la disparition du compositeur. 

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Comme pour 'La Belle au bois dormant', ce sont les Ballets Russes de Diaghilev qui montrèrent pour la première fois – à Londres, en 1911 – la version de Petipa-Ivanov revue par Fokine, avec Mathilda Kschessinksa et Vaslav Nijinski
Le 'Lac des cygnes', dans sa version intégrale, n’entrera d’ailleurs au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris qu’en 1960, dans la version de Vladimir Bourmeister que le Théâtre du Châtelet avait accueilli en 1956.

Jérémy-Loup Quer (Rothbart) et Paul Marque (Siegfried)

Jérémy-Loup Quer (Rothbart) et Paul Marque (Siegfried)

Quand Noureev entreprend sa propre version de l’ouvrage intégral (créée en octobre 1964 à l’Opéra de Vienne), il se base sur la chorégraphie de Marius Petipa et Lev Ivanov, étoffe le rôle du Prince, et surtout développe sa psychologie par des fantasmes qui l’entraînent à sa perte, en courant éperdument après l’illusion d’une femme-cygne. Il ajoute également au premier acte une variation pour Siegfried sur la musique de l’adante sostenuto du pas-de-trois.

Valentine Colasante (Odette)

Valentine Colasante (Odette)

Vingt ans plus tard, il améliore à nouveau cette version à l’occasion de son entrée au Palais Garnier, le 20 décembre 1984, en renforçant le personnage de Rothbart dans le pas de trois du troisième acte, et dans le duo final avec le Prince. L’éclairage est également mis sur la ‘Danse des coupes’ du premier acte interprétée uniquement par 16 garçons dont l’esprit de liberté inspire Siegfried.

Pour cette première, Charles Jude remplace Rudolf Noureev, souffrant d’une fatigue musculaire.

Paul Marque (Siegfried)

Paul Marque (Siegfried)

Enfin, après un bref retour de la version Bourmeister à l’Opéra Bastille en 1992, la version Noureev est adaptée au vaste espace de cette scène et connaît une première resplendissante le 09 décembre 1994 avec Charles Jude en Prince.

A cette occasion, José Martinez incarne pour la première fois ce noble romantique lors de deux soirées, à l’âge de 25 ans.

Paul Marque (Siegfried) et Jérémy-Loup Quer (Rothbart)

Paul Marque (Siegfried) et Jérémy-Loup Quer (Rothbart)

25 ans, c’est aussi l’âge de Paul Marque qui incarne le Prince en ce soir de Réveillon du Nouvel An 2023. L’unique danseur étoile prévu pour cette reprise est absolument magnifique, mû par une douceur caressante qui insuffle tous ses gestes, y compris en fin de soubresauts ou bien lorsqu’il relève les cygnes un par un au dernier acte. 

Paul Marque (Siegfried)

Paul Marque (Siegfried)

Très bel artiste à l’élégance classique d’une harmonie très émouvante, ses tours en l’air s’achèvent avec un panache splendide et toujours avec une souplesse de mouvement qui touche au cœur tant il porte en lui l’inspiration romantique dont il a toujours rêvé.

Audace et poésie, Paul Marque fait honneur à l’esprit ce de grand ballet auquel il unit une vitalité mélancolique poignante.

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odile)

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odile)

Le duo qu’il forme avec Valentine Colasante est d’une très grande maturité, et il règne entre eux-deux, dans la rencontre au bord du Lac, une attention à la subtilité des signes et aux traits de douceurs qui rend très humaine leur relation idéalisée. Mouvements des bras à la légèreté gracieuse, sentiment d’intériorité très marqué, la danseuse étoile aux origines italiennes fait vivre un vrai portrait de femme très concentrée, sûre de sa technique et de la profondeur qu’elle exprime.

Jérémy-Loup Quer (Rothbart) et Paul Marque (Siegfried)

Jérémy-Loup Quer (Rothbart) et Paul Marque (Siegfried)

Il est alors passionnant de voir comment ce naturel se transforme, dans le rôle du Cygne noir, en tempérament joueur, plus virtuose et athlétique, et comment elle s’allie au personnage de Rothbart pour entrer dans un rôle de séduction provocante, mais sans introduire une rupture trop nette entre ses deux personnalités de femmes. Lorsqu’elle est Odile dans les bras de Siegfried, on retrouve aussi un vrai personnage entier et éclatant. Mais le grand éclat de rire dans un impressionnant mouvement de courbure est impitoyable pour le Prince.

Jérémy-Loup Quer (Rothbart)

Jérémy-Loup Quer (Rothbart)

Avec son allure très effilée, Jérémy-Loup Quer, tout juste nommé premier danseur en novembre dernier, impressionne par la célérité de sa danse, notamment dans le grand pas de trois du troisième acte. Sous ses traits, Rothbart est d’une grande jeunesse, et c’est donc le faux-ami du Prince qui est ici mis en avant. Car ce personnage complexe intègre de nombreuses facettes construites au fur et à mesure que Rudolf Noureev a développé sa chorégraphie. Il peut apparaître comme une figure paternaliste dominante, ou comme un être au caractère aiguisé avec des lignes de fuites très aériennes tel que le dessine ce jeune danseur gracile.

La danse des coupes

La danse des coupes

Mais le ‘Lac des Cygnes’ c’est aussi des danses entraînantes, polonaise, mazurka, valse, très bien rendues par le corps de ballet, avec beaucoup d’allant, des ensembles de cygnes aux grandes gestes synchronisés et qui inspirent un très grand sentiment de sérénité dans une lueur bleutée prégnante, ainsi que des pas de trois où Andrea Sarri se fait remarquer par sa robustesse et la solidité de sa technique qui lui permettent une impétuosité alerte fort accrocheuse.

Andrea Sarri

Andrea Sarri

Il y a exactement 30 ans que Vello Pähn a dirigé son premier ‘Lac des Cygnes’, version Bourmeister, sur la scène Bastille. En ce soir de 31 décembre, il imprègne la musique d’un très agréable moelleux, sans perdre en tonicité, qui s’allie à merveille au duo formé par Paul Marque et Valentine Colasante. Très attentif aux nuances, au mariages des teintes cuivrées et des cordes, sa lecture draine un éclat crépusculaire d’une grande profondeur sur une rythmique mesurée. 

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Les cors sont légèrement couverts, les vents subliment la poésie qui émane de la délicatesse des danseurs solistes, et il y a aussi ce magnifique passage du premier violon, aux vibrations irrésistiblement déchirantes qui se muent ensuite en une brillante virtuosité céleste. Un frémissement inoubliable, qui montre comment ce grand spectacle livré aux mains de grands artistes peut préserver toute sa force émotionnelle à travers des décennies. 

Jérémy-Loup Quer (Rothbart), Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Jérémy-Loup Quer (Rothbart), Paul Marque (Siegfried) et Valentine Colasante (Odette)

Charles Jude expliquait ainsi, en 1997, qu’il avait considéré dès le départ que la version du ‘Lac des Cygnes’ de Rudolf Noureev était la meilleure – il ne faut pas oublier qu’en 1984 certains artistes ne croyaient pas qu’elle pourrait s’imposer face à la version Bourmeister -, et le temps lui donne aujourd’hui à nouveau raison avec une évidence incontestable.

La salle de l'Opéra Bastille à l'issue de la représentation du 31 décembre 2022

La salle de l'Opéra Bastille à l'issue de la représentation du 31 décembre 2022

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Publié le 7 Décembre 2022

Mendelssohn, Mozart, Fauré, Poulenc, Castelnuovo-Tedesco, Boccherini, Dvořák, Attahir, Tchaïkovski, Satie
Concert du 04 décembre 2022
Théâtre des Bouffes du Nord

Felix Mendelssohn : Quatuor à cordes en fa mineur op. 80 – Leipzig, 5 octobre 1847 (en privé)
Wolfgang Amadeus Mozart : Quatuor pour flûte et cordes n°1 en ré majeur K. 285 (extrait : 1er mouvement Allegro) – Mannheim, 25 décembre 1777
Gabriel Fauré : Après un rêve* - Paris, 1877
Gabriel Fauré : Les Berceaux* - Paris, 1879
Francis Poulenc : Les Chemins de l’amour* - Paris, 1940
Mario Castelnuovo-Tedesco : Quintette pour guitare et quatuor à cordes op. 143 (extrait : 2ème mouvement Andante mesto) – Los Angeles, 1951
Luigi Boccherini : Quintette pour guitare et cordes Fandango’ en ré majeur G. 448 – Madrid, 1788
Antonín Dvořák : Quintette pour piano n°2 en la majeur op. 81 (extrait : 1er mouvement Allegro ma non tanto) – Prague – 6 janvier 1888
Benjamin Attahir : Al Dhikrâ (extrait) – Cité de la Musique (Paris), 20 janvier 2022
Wolfgang Amadeus Mozart : Quintette à cordes n°4 en sol mineur K. 516 (extrait : 4ème mouvement Adagio - Allegro) – Vienne , 16 mai 1787
Piotr Ilitch Tchaïkovski : Sextuor à cordes ‘Souvenir de Florence’ op. 70 (extrait : 4ème mouvement Allegro Vivace) – Saint-Pétersbourg, 6 décembre 1892

* Mélodies transcrites pour quatuor à cordes par Jean-Christophe Masson

Erik Satie : Je te veux (Paris, 1902)

Quatuor Van Kuijk
Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle (violons), Emmanuel François (alto) et Anthony Kondo (violoncelle)

et Éva-Nina Kozmus (flûte), Sean Shibe (guitare), Adrien La Marca (alto), Grégoire Vecchioni (alto), François Robin (violoncelle), Ludmila Berlinskaïa (piano)

Le Quatuor Van Kuijk est né de la passion que partagent dès octobre 2011 quatre musiciens issus des conservatoires nationaux supérieurs de Lyon et de Paris. L’année suivante, ils fondent leur ensemble à Paris et remportent l’année d’après les Premier Prix et Prix du Public au 7e Concours international de Musique de Chambre de Trondheim en Norvège (24-29 septembre 2013).

Nicolas Van Kuijk, Ludmila Berlinskaïa, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François et Anthony Kondo

Nicolas Van Kuijk, Ludmila Berlinskaïa, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François et Anthony Kondo

A cette époque, Nicolas Van Kuijk (violon), Sylvain Favre (violon), Grégoire Vecchioni (alto) et Sébastien Van Kuijk (violoncelle) font partie de la formation initiale, puis, au fil des projets de vie personnels, le quatuor va renouveler ses talents à l’alto et au violoncelle.

En 2016, ils débutent leur collaboration avec le label Alpha Classics qui leur permet d’éditer cinq albums, dont trois dédiés à Mozart, et, six ans plus tard, le 28 octobre 2022, ils sortent leur 6e enregistrement ‘Mendelssohn : Complete String Quartets, Vol. 1.’ qui initie une intégrale des quatuors à cordes de Felix Mendelssohn.

Sylvain Favre-Bulle

Sylvain Favre-Bulle

C’est donc par le dernier 'quatuor à cordes en fa mineur' du compositeur allemand, dédié à sa sœur Fanny sous forme de Requiem, que débute ce concert anniversaire. L’interprétation, drainée par une détermination tragique, est d’une très grande nervosité, et le premier violon agit comme un baume au geste vif mais doué d’un touché souple et chaleureux.

Le troisième mouvement, bien plus calme, est le moment de recueillement attendu pour récupérer d’une telle intensité et profiter des jeux d’alliages entre les différentes vibrations et couleurs des cordes sur une tonalité assombrie. Mais c’est bien par une impulsivité acharnée que s’achève ce quatuor très sérieux jusqu’au bout.

Éva-Nina Kozmus

Éva-Nina Kozmus

Le Quatuor propose ensuite un florilège d’extraits de divers pièces qui vont nous faire voyager à travers les époques, et faire revivre des instants partagés avec plusieurs jeunes artistes rencontrés à l’occasion de tournées internationales.
Sylvain Favre-Bulle annonce ainsi qu’il s’éclipse momentanément afin de laisser la place à Éva-Nina Kozmus, actuellement flûtiste solo à l’Opéra de Limoges, avec laquelle les trois autres musiciens vont reprendre le premier mouvement du 'Quatuor pour flûte et cordes n°1 en ré majeur' de Mozart qu’ils ont interprété à Ljubljana il y a tout juste un an.

Il s’agit d’un morceau de charme virevoltant mené selon un tempo vif mais sans empressement. La jeune artiste slovène tire des sonorités pleines qui développent une douce sensualité réconfortante, et ce moment permet d’alléger l’atmosphère musicale qui succède à Mendelssohn.

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Suivent deux transpositions pour quatuor à cordes de mélodies de Gabriel Fauré composées un siècle plus tard, ‘Après un rêve’ et ‘Les Berceaux’, et dont le sentiment mélancolique est ici approfondi. La différence avec l’interprétation chantée se fait particulièrement ressentir pour le second air où l’écriture aiguë, splendide de geste, ne peut toutefois rendre la même éloquence dramatique que la version vocale, surtout s’il s’agit d’un baryton.

Et avec ‘Les Chemins de l’amour’ de Francis Poulenc, que le Quatuor a présenté en bis nombre de fois, c’est une avancée encore plus proche de nous dans le temps, juste avant la Seconde Guerre mondiale, qui est opérée au rythme d’une valse nostalgique et souriante qui est devenue un des morceaux de charme de l’ensemble.

Sean Shibe

Sean Shibe

Puis, changement d’évocation lorsque Sean Shibe, jeune guitariste classique et électrique, se joint à l’ensemble pour interpréter le second mouvement de la 'Quintette pour guitare et quatuor à cordes op. 143' de Mario Castelnuovo-Tedesco, suivie de la 'Quintette pour guitare et cordes - Fandango ' de Luigi Boccherini. Près de deux cent ans séparent ces deux pièces hispanisantes. 

L’Andante mesto met en valeur la fluidité et la délicatesse nuancée du musicien écossais à travers des réminiscences qui proviennent des souvenirs de la vie du compositeur quand il vivait en Europe.

Et dans la fraîcheur du ‘Fandango’ de Boccherini, la virtuosité saillante des musiciens s’épanouit dans un sentiment de complicité fortement visible. Anthony Kondo quittera même son violoncelle temporairement pour jouer des castagnettes sur un rythme très entraînant.

Pour retrouver Sean Shibe et le Quatuor van Kuijk, il faudra se rendre le 10 février prochain au Herbst Theatre de San Francisco, où la guitare sera classique mais aussi électrique dans ‘Physical Property’ de Steven Mackey.

Emmanuel François et Anthony Kondo

Emmanuel François et Anthony Kondo

En seconde partie du concert, c’est une pianiste russe, installée en France depuis plus de 30 ans, Ludmila Berlinskaïa, qui est accueillie par les musiciens. Ils se sont rencontrés il y a un peu plus de deux ans au Festival ‘La Clé des Portes’ qu’elle a créé dans le Val-de-Loire entre Orléans et Blois.

Ils reprennent ensemble le premier mouvement de la 'Quintette pour piano n°2 en la majeur' d’Antonín Dvořák dans un style vigoureux très caractéristique du quatuor. Les passages les plus lyriques permettent de dessiner nettement les couleurs vibrantes de chaque instrument qui se répondent, et une forme de détente semble s’être emparée des artistes qui ne les quittera plus.

Ludmila Berlinskaïa et Sylvain Favre-Bulle

Ludmila Berlinskaïa et Sylvain Favre-Bulle

En début d’année, à la Cité de la Musique, le Quatuor Van Kuijk avait interprété en première mondiale la nouvelle création de Benjamin Attahir, ‘Al Dhikrâ’. Seul un extrait est présenté ce soir afin d’en faire découvrir les nervures vives et les inflexions orientales dans une tessiture aiguë qui nous amène vers un autre monde, comme s’il s’agissait d’évoquer le son d’anciens instruments d'une autre culture.

Adrien La Marca

Adrien La Marca

Puis, l’arrivée d’Adrien La Marca, altiste à l’optimisme rayonnant, annonce un fort moment de complicité, car c’est avec lui qu’ils ont enregistré leur dernier disque dédié à deux quintettes à cordes de Mozart.

L’extrait choisi du dernier mouvement de la 4e quintette permet d’apprécier leur brillance de son, et d'admirer cette forme de conversation riante par laquelle les musiciens se renvoient les uns les autres leurs phrases musicales d’un élégant geste d’accompagnement, ce qui illumine sans la moindre fatigue apparente une soirée qui dure déjà depuis plus de deux heures, 

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, Anthony Kondo et François Robin

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François, Grégoire Vecchioni, Anthony Kondo et François Robin

Mais le plus émouvant est de voir soudainement surgir Grégoire Vecchioni, le premier altiste à l’origine du Quatuor qui fait dorénavant partie de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris en tant que premier alto solo, et François Robin, qui a participé aux cinq premiers enregistrements de l’ensemble, avant qu’ Anthony Kondo ne le remplace au violoncelle. 

Ces séparations ne sont dues qu’à des projets de vie qui les ont éloignés, et retrouver six membres du Quatuor pour interpréter le dernier mouvement endiablé du Sextuor à cordes de Tchaïkovski, avec un son dense et nourri, est absolument irrésistible et réjouissant à entendre.

Emmanuel François, Adrien La Marca et Grégoire Vecchioni

Emmanuel François, Adrien La Marca et Grégoire Vecchioni

Et pour finir, les dix musiciens se réunissent avec leurs instruments à cordes, piano, flûte et guitare pour jouer une valse sentimentale d’Erik Satie, ‘Je te veux’, qui remémore un vieux Paris bohème en faisant écho aux ‘Chemins de l’amour’ chantés en première partie, le tout avec beaucoup de joie et d’humilité après ce premier bout de chemin si bien parcouru.

Air final ‘Je te veux’ d'Erik Satie

Air final ‘Je te veux’ d'Erik Satie

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Publié le 12 Septembre 2022

Pikovaïa dama (Piotr Ilitch Tchaïkovski - 1890)
Représentation du 11 septembre 2022
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Hermann Dmitry Golovnin
Count Tomsky / Zlatogor Laurent Naouri
Prince Yeletsky Jacques Imbrailo
Countess Anne Sofie von Otter
Lisa Anna Nechaeva
Polina / Milovzor Charlotte Hellekant
Chekalinsky Alexander Kravets
Surin Mischa Schelomianski
Chaplitsky / Master of Ceremony Maxime Melnik
Narumov Justin Hopkins
Governess Mireille Capelle
Masha / Prilepa Emma Posman

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène David Marton (2022)
Pianiste sur scène Alfredo Abbati
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie                
Nathalie Stutzmann
Académie des chœurs & Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie

Si, plus que d’autres grandes institutions internationales, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles met en avant régulièrement des compositeurs tels Leos Janácek et Igor Stravinsky, les opéras de Piotr Ilitch Tchaïkovski y apparaissent beaucoup plus rarement à l’affiche.

La saison 2022/2023 fait donc honneur au compositeur russe en lui consacrant deux nouvelles productions de ses deux opéras les plus célèbres, ‘Eugène Onéguine’, prévue à l’hiver prochain, et ‘La Dame de Pique’ qui n’a bénéficié depuis le demi-siècle écoulé que d’une seule série de représentations dans une coproduction mis en scène par Richard Jones en 2005.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Il s’agit cette fois d’une production maison, et la vision que donne David Marton de l’ouvrage élabore tout un contexte qui communique à la fois un sentiment de désespoir latent et un sens de la dérision qui apparaît comme une échappatoire afin de survivre. 

Le livret de Modest Ilitch Tchaïkovski n’est certes pas fidèle à la nouvelle d’Alexandre Pouchkine, puisque que, notamment, le frère du musicien imagine une passion sombrement romantique entre Hermann et Lisa, mais les traits qu’il décrit d’une société russe finissante peuvent très bien se transformer aujourd’hui en une conscience d’un passé grandiose qui survit au milieu d’une réalité désenchantée.

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Le décor de Christian Friedländer représente un enchevêtrement de passerelles de béton telles qu’elles étaient conçues dans les années 70, ensemble mobile qui peut changer de configuration afin de créer toutes sortes de ruelles aux façades tristes et défraichies, des cours sombres ou des passages surélevés.  

A cette dimension dure et concrète, d’autres éléments de décor viennent s’ajouter pour traduire les déformations induites par le regard illusoire d’Hermann. Les vagues en noir et blanc dessinent au sol de fausses impressions de relief, et cet effet est ensuite accentué dans la chambre de la comtesse lorsque les murs se recouvrent de motifs géométriques à base de losanges agencés en formes d’étoiles subliminales, également en noir et blanc, les couleurs mortelles de la Dame de Pique.

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Et à ce travail visuel fort impressif se combine une intrigante dramaturgie fort bien dirigée par David Marton qui crée un univers de personnages liés entre eux par une inertie sociale mystérieuse et parfois absurde comme dans les films surréalistes de Buñuel

La scène la plus emblématique se déroule lors du bal déguisé qui suit le moment où Lisa tombe dans les bras d’Hermann. Tout un jeu de transmission d’une couronne entre les invités défile de façon à la fois loufoque – Laurent Naouri est impayable en chevalier à l’armure dorée qui cherche à séduire un Daphnis métamorphosé en une possible Lady Macbeth sous les traits de Charlotte Hellekant – qu'interrogative pour finir, de la main d’un prêtre orthodoxe, sur la tête de la Comtesse. 

On ne peut s’empêcher d’y voir, sous couvert de légèreté, une obsession religieuse du pouvoir et une nostalgie de la Russie de Catherine II qui, comme nous pouvons encore le constater aujourd’hui de façon dramatique, est un moteur puissant d'une partie de la société russe qui vit dans le passé sans se soucier de l'avenir de sa jeunesse.

Anna Nechaeva (Lisa)

Anna Nechaeva (Lisa)

Dans cet univers décrépi, Hermann et Lisa sont atteints du même mal. Ils sont sensibles et manipulés par un entourage fou, et David Marton fait revenir à deux reprises la bande de fêtards du bal masqué pour emporter les âmes de la Comtesse et de Lisa au moment de leur disparition. La vie est bien peu de chose.

Il s’agit d’une société qui se masque et veut même masquer les morts qu’elle engendre.
Entre chaque changement de décor conséquent, de petits sketchs sont joués devant le rideau, ce qui est rendu possible par l’esprit loufoque qui imprègne les différents tableaux, et la scène finale où le piano, présent depuis le début, se transforme en tapis de jeu est un concentré de vie renforcé par l’impression confinée que les éclairages produisent.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Pour que cet univers soit intéressant, il est nécessaire que les chanteurs jouent le jeu, et c’est assurément le cas, car tous développent un excellent sens de l’interaction avec leurs protagonistes, à commencer par Dmitry Golovnin qui s’est montré fort sonné par l’accueil chaleureux du public au rideau final.  

Le ténor russe, qui fréquente tous les scènes du monde de l’Opéra de Paris au Metropolitan Opera, possède une voix endurante qui exprime les déchirements intérieurs, une détresse aiguë sans fard, si bien que le rendu dépressif d’Hermann chevillé au corps dont il nourrit au fil de la représentation la tension intérieure finit par le dépasser. Réussir cela c’est donner à l’Art ses plus belles lettres.

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Sa principale partenaire, Anna Nechaeva, s’inscrit dans la même texture de voix, tendue mais vibrante, ce qui lui permet de miser aussi sur un dramatisme viscéral marqué par de subtiles noirceurs. Lisa paraît ainsi comme une jeune femme moderne qui est victime de l’insensé et de l’indifférence tout autour d’elle.

Le Prince Yeletsky, son promis au début de l’histoire, n’est d’ailleurs pas présenté comme un homme d’une stature fiable. C’est plutôt un jeune homme complice de ceux qui jouent la vie avec légèreté, et Jacques Imbrailo, la voix la plus souple de la distribution avec celle d’Emma Posman, charmante et enjoleuse, l’incarne avec beaucoup de naturel dans une tessiture plus claire que d’autres interprètes du même rôle.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Par contraste, Charlotte Hellekant fait vivre la complainte de Pauline avec un bariolé de couleurs et une complexité harmonique assez déroutante, tout en lui donnant, grâce à un jeu d’une fascinante fluidité et d’une grande précision, une forte personnalité à l’opposé d’autres interprétations au galbe noir et taciturne. 

Laurent Naouri, parfaitement identifiable à sa noirceur joyeuse et facétieuse, est comme toujours doté d’une excellente présence scénique, et c’est avec beaucoup d’émotion que l’on retrouve Anne Sofie von Otter, avec son art de l’élocution, son intériorité âcre et tourmentée et toute la charge affective qu’elle induit naturellement chez ceux qui la connaissent depuis si longtemps, engagée à développer un portrait profondément attachant de la Comtesse qui semble s’accrocher à Hermann comme pour y chercher les derniers souffles de la vie.

Les autres seconds rôles sont scéniquement très bien tenus, même si certains timbres tendent surtout  à peindre avec un fort effet naturaliste le petit milieu où se déroule le drame.

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Enfin, les chœurs, des enfants aux grands ensembles, font briller leur plénitude avec une belle unité , et c’est avec une grande impatience que Nathalie Stutzmann était attendue pour ses débuts à la Monnaie en tant que chef d’orchestre, elle qui achèvera cette saison 2022/2023 à Bayreuth en reprenant la production de ‘Tannhaüser’ mis en scène par Tobias Kratzer.

Elle démontre, cet après-midi, une excellente capacité à théâtraliser tout en maintenant la cohésion d’ensemble des musiciens. Le son gagne en chaleur et fluidité sans verser dans la noirceur mate, les pulsations ont de la légèreté et se révèlent même diaphanes, et si l’orchestre ne peut créer la même sensation nostalgique que les cordes des grands orchestres russes, la verve d’ensemble, rythmiquement bien assurée, emporte aisément l'auditeur dans l’action scénique. 

Cette ouverture de saison réussie fait chaud au cœur pour cette institution si ouverte au monde qu’est le Théâtre Royal de La Monnaie.

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Publié le 25 Juillet 2022

Beethoven, Schubert ... Zemlinsly, Mahler & Liszt  - Lieder allemands
Récital du 23 juillet 2022
Bayerische Staatsoper

Ludwig van Beethoven Adelaide
Franz Schubert Der Musenshon
Felix Mendelssohn-Bartholdy Auf Flügeln des Gesanges
Edward Grieg Ich liebe dich
Robert Schumann Wirdmung
Johannes Brahms In Waldeseinsamkeit
Antonín Dvořák Als die alte Mutter
Piotr Ilitch Tchaïkovski Nur wer die Sehnsucht kennt
Richard Strauss Allerseelen
Hugo Wolf Verborgenheit
Alexander von Zemlinsky Selige Stunde
Gustav Mahler Ich bin der Welt abhanden gekommen

Franz Liszt
Vergiftet sind meine Lieder
Im rhein, im Schönen Strome
Freudvoll und leidvoll (2 Fassungen)
O lieb, solang du lieben kannst
Es war ein König in Thule
Die drei Zigeuner
Ihr Glocken von Marling
Die Loreley

Ténor Jonas Kaufmann
Piano Helmut Deutsch

Ayant du annuler, pour cause de symptômes covid prononcés, sa participation aux représentations de 'Cavalleria Rusticana' et 'Pagliacci' prévues au Royal Opera House de Londres au cours du mois de juillet, Jonas Kaufmann a toutefois maintenu sa présence au récital du 23 juillet proposé par le Bayerische Staatsoper. 

Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann

La soirée est intégralement dédiée à l'art du lied allemand avec, en première partie, 12 mélodies de 12 compositeurs différents que l'on peut retrouver sur le disque édité en 2020 chez Sony, 'Selige Stunde', hormis 'In Waldeseinsamkeit' de Johannes Brahms qu'il interprétait en concert cette saison auprès de Diana Damrau, et, en seconde partie, 9 lieder de Franz Liszt que l'on peut réécouter sur l'enregistrement 'Freudvoll und leidvoll' édité également chez Sony en 2021, aboutissement du regard sur un répertoire que l'artiste ravive régulièrement en public depuis une décennie.

Des microfailles se sont bien manifestées dans les passages les plus sensibles des premières mélodies, mais elles se sont totalement estompées à l'approche des compositions fin XIXe et début XXe siècles les plus profondes et les plus délicates d'écriture. 

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Le coulant mélodique de 'Auf Flügeln des Gesanges', 'Ich liebe dich' et 'Wirdmung' est assurément celui que l'on associe le plus facilement au charisme du chanteur car il draine un charme nostalgique qui lui colle à la peau avec une évidence confondante.

Puis, 'Als die alte Mutter' et 'Nur wer die Sehnsucht kennt' s'imprègnent d'une tristesse slave si bien dépeinte par la gravité d'un timbre de voix sombre et doux. Cet art de la nuance, des teintes ombrées et des tissures fines et aérées si 'hors du temps' de par leur immatérialité, s'épanouit ainsi dans un cisellement hautement escarpé comme pour décrire avec la précision la plus acérée les cimes des sentiments enfermés sur eux-mêmes qui parcourent avec une lenteur dépressive les trois lieder composés respectivement par Hugo Wolf, Alexander von Zemlinsky et Gustav Mahler.

Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann

Les lieder de Franz Liszt poursuivent ce mouvement introspectif sans se départir d'une écriture qui permette au chanteur d'exprimer une volonté rayonnante. 'O lieb, solang du lieben kannst' est dans cet esprit l'un des sommets de cette seconde partie à propos d'un amour qui doit savoir surmonter les blessures des mots les plus durs, une exhortation à la sagesse que l'on retrouve dans 'Die drei Zigeuner' Jonas Kaufmann semble discourir plus que jamais au creux de l'oreille de l'auditeur.

La beauté contemplative d''Ihr Glocken von Marling' et ses subtils murmures en forme de berceuse qui glissent sur les perles rêveuses du piano d'Helmut Deutsch ne font que précipiter une émotion intérieure subjugée par le sentiment d'une perfection humaine miraculeuse.

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Tout au long de ce récital qui se conclura pas 5 bis choisis dans la même tonalité et par un "Heureux d'être de retour à la maison!" de la part du chanteur, son compagnon au piano aura émerveillé tant par la clarté lumineuse et son touché soyeux que par une attitude qui veille à ne laisser aucun épanchement dévier d'une ligne lucide et rigoureuse magnifiquement mêlée au phrasé de Jonas Kaufmann

L'acoustique de la grande salle du Bayerische Staatsoper offre en supplément une enveloppe sublime à une expression intimiste totalement vouée au recueillement.

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Publié le 11 Octobre 2021

Quatuor Van Kuijk & Adrien et Christian Pierre La Marca
Concert du 10 octobre 2021
Journées Ravel de Montfort l’Amaury – Orangerie du Château de Breteuil

Ravel Quatuor à cordes en fa majeur M. 35 (1904)
Tchaïkovski Sextuor à cordes opus 70 « Souvenir de Florence » (1892)

Quatuor Van Kuijk
Violon Nicolas Van Kuijk
Violon Sylvain Favre-Bulle
Alto Emmanuel François
Violoncelle Anthony Kondo

Alto Adrien La Marca
Violoncelle Christian-Pierre La Marca

Pour la 25e édition des Journées Ravel de Montfort l’Amaury, et les 100 ans de l’acquisition par Maurice Ravel de la maison dite « du Belvédère » où le compositeur habitera jusqu’à sa mort en 1937, le Festival qui lui est dédié propose de retrouver le Quatuor Van Kuijk et les frères La Marca (Adrien et Christian-Pierre) à 35 km de Paris, à l’Orangerie du Château de Breteuil, propriété d’une grande famille aristocrate depuis 1712 située au coeur de la vallée de Chevreuse.

Le Quatuor Van Kuijk, Adrien et Christian-Pierre La Marca

Le Quatuor Van Kuijk, Adrien et Christian-Pierre La Marca

L’arrivée par l’allée couverte du Jardin des Princes magnifiquement illuminée par le Soleil sorti des brumes de ce dimanche matin aboutit à un amusant labyrinthe en buis dont le pavillon central abrite un personnage, la Mère l’Oye, en hommage à Charles Perrault, qui se trouve aussi être une œuvre de Maurice Ravel.

L’Orangerie résonne des accords des musiciens qui répètent leur concert, ce qui ajoute un charme irrésistible à ce lieu si verdoyant sous un ciel bleu clair.

Allée couverte du Jardin des Princes du Château de Breteuil

Allée couverte du Jardin des Princes du Château de Breteuil

Et en choisissant deux œuvres empreintes de joie et de gaîté, on ne peut trouver plus belle adéquation avec les états d’âmes inspirés par une telle ambiance matinale.

D’autant plus que l’acoustique de la grande salle est d’une remarquable qualité pour faire ressentir à l’auditeur l’authenticité du corps vibrant de chaque instrument, sans réverbération ni sécheresse, si ce n’est une légère tendance à amplifier la partie basse de leur tessiture.

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Le son du Quatuor est gorgé d’une chaleur généreuse, et entendre vibrionner les premières mesures du quatuor à cordes de Ravel, comme pour accompagner d’une extrême délicatesse un charmant réveil dans cette enceinte éclairée d’une lumière vive qui traverse une large rangée de fenêtres tournées vers l’astre solaire aveuglant, donne l’impression de vivre un rêve éveillé.

L'Orangerie du Château de Breteuil

L'Orangerie du Château de Breteuil

La fraîcheur directe du jeu, les balancements ludiques avec des effets de densité et une coloration clair-obscur parfaitement homogène, même dans l’affinement des nuances, donnent un Ravel juvénile, voir taquin, et on retrouve avec plaisir les abandons malicieux d’Anthony Kondo qui, au violoncelle, se trouve aussi en situation d’avoir à équilibrer un trio pour lequel l’écriture musicale permet d’apprécier la virtuosité de chacun des musiciens.

On comprend que ce quatuor soit l’un des tout premiers que les Van Kuijk ait enregistré chez Alpha il y a 5 ans, tant il parait si immédiat, présente un excellent équilibre, et est empreint de traits romantiques dont les effusions s’épanchent ardemment dans les moments les plus langoureux.

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François et Anthony Kondo

Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, Emmanuel François et Anthony Kondo

A l'opposé du quatuor à cordes de Gabriel Fauré que les quatre musiciens venaient d’interpréter 3 semaines auparavant à l’Orangerie de Sceaux, une œuvre véritablement crépusculaire, le quatuor à cordes de Maurice Ravel apparaît avec plus évidence comme l’expression d’une admiration pleine d’espérance pour le compositeur de 30 ans son aîné auquel il est dédié.

Et lorsqu’Adrien et Christian-Pierre se joignent au quatuor, la disposition de l’ensemble avec en partie centrale les deux altistes flanqués respectivement, côté cour et côté jardin, des deux violoncellistes et des deux violonistes se faisant face, donne l’impression que l’on va assister à un véritable débat musical.

Emmanuel François et Adrien La Marca

Emmanuel François et Adrien La Marca

« Souvenir de Florence » est une dédicace à Nadejda von Meck, une femme fortunée qui fut mécène de Piotr Ilitch Tchaikovski, mais aussi de Claude Debussy, avec pour seule condition qu’ils ne se rencontrent pas.

Créé dans un cadre privé en décembre 1890, le sextuor à cordes est remanié et exécuté en public le 06 décembre 1892 à Saint-Pétersbourg, 12 jours seulement avant la création de Iolanta et Casse-Noisette au Théâtre Mariinsky.

La joie de cette composition se lit dans les regards des musiciens, elle qui met à l’épreuve leur engagement vigoureux et leur art de l’harmonisation brillamment manié ce matin au point de créer des instants d’intenses frémissements.

Il y a aussi ce passage au début du premier mouvement où les six musiciens se jettent dans un courant d’une épaisseur rougeoyante envoutante comme si la formation était décuplée pour faire ressentir la passion des grands élans slaves.

Adrien La Marca

Adrien La Marca

C’est également un véritable travail d’équipe qui s’expose de manière très inspirée, et l’attention d’Adrien La Marca au rythme de ses partenaires s’extériorise avec beaucoup d’expressivité. 

Entendre et aussi voir un sextuor en mouvement avec un tel sens de la pulsation permet enfin d’apprécier du regard le jeu des corps et de donner une matérialité à la puissance d’une musique restituée ici dans toute sa fougue qui s’échappe dans une plénitude abrupte et surprenante lors du dénouement final.

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle

Et en bis, l’habituel arrangement de la fort nostalgique mélodie pour voix et piano composée par Francis Poulenc, « Les Chemins de l’amour », est cette fois ci joué à six instruments avec une richesse harmonique plus ombreuse.

Anthony Kondo et Sylvain Favre-Bulle

Anthony Kondo et Sylvain Favre-Bulle

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Publié le 15 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 13 janvier 2019
Royal Opera House Covent Garden - Londres

Herman Aleksandrs Antonenko
Le Comte Tomski John Lundgren
Le Prince Eletski Vladimir Stoyanov
Tchekalinski Alexander Kravets
Sourine Tigran Martirossian
Tchaplitski Konu Kim
Naroumov Michael Mofidian
La Comtesse Felicity Palmer
Lisa Eva-Maria Westbroek
Pauline Anna Goryachova
Primera Jacquelyn Stucker
La Gouvernante Louise Winter

Direction musicale Antonio Pappano
Mise en scène Stefan Herheim (2016)                     
Aleksandrs Antonenko (Hermann)
Orchestre du Royal Opera House
Coproduction Dutch National Opera - Amsterdam

Une semaine jour pour jour après la première de la reprise de La Dame de pique à l'opéra de Stuttgart, Londres ouvre l'année 2019 avec la reprise de la version scénique créée à Amsterdam deux ans plus tôt.

Dans cette interprétation, Stefan Herheim centre l'oeuvre sur le rapport entre Tchaïkovski et le ténor Nikolay Figner pour lequel il créa, ainsi que pour sa femme, Medea, les rôles principaux de La Dame de Pique et de Iolanta.
Il lui dédia également six romances, et le chanteur resta proche de lui jusqu'à sa mort.

Aleksandrs Antonenko (Hermann) et Felicity Palmer (La Comtesse)

Aleksandrs Antonenko (Hermann) et Felicity Palmer (La Comtesse)

Une brève introduction rappelle que Tchaïkovski devait vivre avec une homosexualité difficilement acceptée à son époque, bien que tolérée dans son milieu, et le propos du metteur en scène est de faire revivre le compositeur dans les situations sociales et spirituelles qui entourèrent la création de La Dame de pique.

Vladimir Stoyanov, relayé sur scène par un acteur, se glisse aisément dans cette incarnation omniprésente, et chante le rôle d‘ Eletski qui peut être vu comme un versant adapté, mais faux, de l'artiste en société.

Et Stefan Herheim démultiplie Tchaïkovski à travers le chœur masculin, le fait interagir avec Hermann, comme s'il était une créature issue de son génie qu'il aime, mais ne rend pas forcément sensible sa psychologie.

Duo de Daphnis et Chloé

Duo de Daphnis et Chloé

La référence à la cage jouant l'air de l'Oiseleur Papageno en ouverture est, certes, un joli clin d'œil au duo de Daphné et Chloé inspiré de La Flûte enchantée de Mozart, cependant, ce point de vue omet de faire d’Hermann une projection de la condition du musicien. Par conséquent, il faut lire les états d’âme de l’auteur dans la direction théâtrale, où l’on peut reconnaître des symboles parfois évidents, les apparitions de trois Tchaïkovski en Saint-Sébastien fantomatiques criblés de plumes d’écrivain à l’encre noire, le transport du corps de la Comtesse dans le piano, qui scelle donc l’avenir artistique du compositeur, mais l’empathie n’en émerge guerre pour autant. 

Felicity Palmer (La Comtesse) et Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Felicity Palmer (La Comtesse) et Eva-Maria Westbroek (Lisa)

L’œuvre semble ainsi retourner à l’inspiration sarcastique de la nouvelle de Pouchkine, et Stefan Herheim n’omet pas de donner aux grands ensembles une tonalité de music-hall, à travers les mouvements dansés et synchronisés du chœur, qui ne peuvent que plaire au spectateur anglo-saxon, bien qu’ils ne donnent une trop grande impression de facilité.

Par ailleurs, dans ce bel écrin de maison XIXe recouvert de bois et de parquet luxueux, agrémenté de portes et fauteuils recouverts de tissus d’émeraude qui laissent, dans les moments de ferveur, la place à de grands miroirs, il offre un cadre visuel flatteur pour le public conservateur, tout en écartant sa scénographie des interprétations conventionnelles. On y retrouve même certains éléments de son inoubliable Parsifal à Bayreuth, le grand portrait symbolique sur la cheminée, les ailes d’ange, mais pas la même vision historique.

Vladimir Stoyanov (Le Prince Eletski et Tchaïkovski)

Vladimir Stoyanov (Le Prince Eletski et Tchaïkovski)

De ce travail foisonnant résulte une réduction des liens entre protagonistes afin de mieux les relier à la personne de Tchaïkovski. Le sens dramaturgique se perd nettement, mais les chanteurs jouent tous le jeu, car on sent bien qu’il y a quelque chose d’étrange dans ce spectacle qui les pousse à une certaine abnégation d’eux-mêmes.

Est-ce pour cette raison que ces grands artistes, notamment les deux rôles principaux, paraissent moins soigner la qualité d’interprétation vocale qu’Erin Caves et Lise Davidsen, entendus sept jours plus tôt à l’opéra de la capitale du Bade-Wurtemberg ?

Aleksandrs Antonenko (Hermann)

Aleksandrs Antonenko (Hermann)

Aleksandrs Antonenko, chanteur massif aux intonations agressives qui peuvent brosser d’Otello un portrait encore plus sombre que celui de Iago, livre ici sans réserve un engagement volontariste, mais qui est défendu par une vaillance où les couleurs de timbre tirant sur le clair, et des sons vigoureusement dardés, émaillent une tessiture aux reliefs fortement accidentés. Difficile d’être ému dans ces conditions, et force est de reconnaître que l'on ne trouve pas pour l'instant sur les scènes lyriques le successeur de Vladimir Galouzine dans le rôle d’Hermann, fantastique chanteur dorénavant replié au Théâtre Mariinsky.

Ainsi, Erin Caves , à Stuttgart, arrive beaucoup mieux à en dépeindre le désarroi avec conviction.

Au côté du chanteur letton, Eva Maria Westbroek, malgré toute l’affection que l’on lui porte depuis l’incarnation du rôle de sa vie en la personne de Katerina Ismailova, réalise une prise de rôle qui ne lui permet pas de s’épanouir. Dans les beaux passages sombres et dramatiques on retrouve un romantisme nocturne d’une urgence blessée qui la rend immédiatement touchante, mais les nombreuses expressions de douleurs, toutes tendues vers les aigus déchirants, déstabilisent les vibrations de sa voix et lui font écourter disgracieusement ses plaintes. Le public londonien ne lui en tient pas rigueur pour autant.

Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Vladimir Stoyanov, belle tenue de ligne à l’élégance grisaillante, n’a ainsi aucun problème à séduire l’audience, participant lui-même à la confusion des esprits, car parmi tous ces sosies de Tchaïkovski, il devient difficile de percevoir les changements d’interprètes entre chanteurs et acteurs.

Et, contrairement à la mise en scène de Stuttgart, le rôle de Pauline reste tout à fait mineur, Anna Goryachova ayant tout juste le temps de laisser entendre un chant au grain hétéroclite.

Enfin, John Lundgren incarne un Tomski un peu rustre et Felicity Palmer pousse loin la caricature d’une Comtesse aux graves effrayants, ne lui accordant aucun effet de style un tant soit peu fin.

Chœur trop bien réglé, mais sans mystère, et orchestre gorgé d’un magnifique tissu pourpre mais poussé par Antonio Pappano à faire ronfler les cuivres avec une telle efficacité qu’il arrive que l’on ne distingue plus les cordes, les détails des mélodies des vents restent discrets, et l’ensemble ne trouve pas une unité qui permette durablement d’instaurer un climat propice à une immersion totale dans l’univers de Tchaïkovski

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Publié le 7 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 06 janvier 2019
Staatsoper Stuttgart

Herman Erin Caves
Le Comte Tomski Gevorg Hakobyan
Le Prince Eletski Petr Sokolov
Tchekalinski Torsten Hofmann
Sourine Michael Nagl
Tchaplitski Christopher Sokolowski
Naroumov Jasper Leever
La Comtesse Hélène Schneiderman
Lisa Lise Davidsen
Pauline Stine Marie Fischer
Macha Carina Schmieger
La Gouvernante Anna Buslidze 

Direction musicale Oksana Lyniv
Dramaturgie Jossi Wieler
Mise en scène Sergio Morabito (2017)      
Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)
Costumes Anna Viebrock
Staatsopernchor Stuttgart, Choeur d'enfants de l'opéra de Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

C'est dans la production de La Dame de pique réalisée par Sergio Morabito et Jossi Wieler en 2017, à Stuttgart, que la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen fait c'est début en Lisa à l'occasion de sa reprise, un personnage que ni Anna Netrebko, ni Sondra Radvanovsky n'ont abordé sur scène à ce jour.

Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen (Lisa)

Et elle l'aborde dans un spectacle fort éloigné des scénographies conventionnelles, qui réécrit une histoire au cœur d'un décor volontairement misérabiliste, où des restes de décoration baroque sur fond vert, typiques de l'architecture de Saint-Pétersbourg, dépareillent un ensemble défraîchi mélangeant restes de cinéma, passages souterrains et hôtel de passe construit sur une perspective à 360°. Cette histoire est celle d'un exclu dès son enfance, Hermann, qui tombe amoureux d'une jeune femme, Lisa, qui n'a pas d'autre choix pour survivre que de se prostituer auprès d'un riche prétendant, Eletski.

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen est absolument phénoménale ! Aigus amples et progressivement puissants, suggérant l'expression d'une détresse intérieure proche de la panique, graves bien marqués sans le moindre effet glamour, elle laisse par ailleurs transparaître une réelle noirceur sur fond de caractère ingénu fort troublant. 

Et si elle n'a rien d'un personnage de Lulu dans cet univers de bas-fonds, sa fin s'achevant par un cri étrange en coulisse, bien que d’effet peu morbide, laisse penser qu'elle meurt assassinée.

Erin Caves, travesti en jeune désaxé, n'incarne pas un Hermann suffisamment noir et théâtralement bouleversant, mais sa composition endurante est bien défendue dans une approche qui le fait ressembler à Wozzeck.

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

C'est l’interprétation de Pauline, l’amie de Lisa, par Stine Marie Fischer qui est ici formidablement mise en valeur - elle chante notamment dans le duo de Daphnis et Chloé -, car elle est amenée à jouer le rôle d'une prostituée bisexuelle parfaitement assumée. L'image de la jeune fille consciencieuse et bien sage est donc pulvérisée, au profit d'un portrait décomplexé et vivant follement captivant. Et ce d'autant plus que l'alto allemande couvre un spectre de couleurs aux contrastes bien piqués qui lui donnent une personnalité particulièrement forte. Il sera possible de la réentendre à La Monnaie dans Le conte du tsar Saltan, juste avant le début de l’été.

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Autre chanteur superbe, Petr Sokolov nourrit le Prince Eletski d'une voix d'une agréable homogénéité ouateuse et d'une impressionnante longueur de souffle, si irrésistible que sa présence tourne à la démonstration d'un plaisir narcissique fait pour tenir le spectateur pendu jusqu'au dernier filet d'air séducteur. L'effet est totalement réussi.

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Les autres rôles ont aussi leur force, la fierté ombrée de Gevorg Hakobyan en Comte Tomski, ou bien la parfaite précision d'élocution d'Hélène Schneidermann dans la chanson d'André Grétry, elle qui apparaît comme une comtesse classe, moderne, amoureuse de la vie et intelligente, exempte de traits fantomatiques.

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Et l’une des grandes qualités de ce travail scénique est de brillamment illustrer les scènes de foule, depuis la ronde des enfants jusqu'à l'apothéose du bal masqué joyeux et vivant, teinté de pressentiments macabres, ainsi que la partie de cartes finale, qui contribue autant à renforcer la présence du chœur de l'opéra qu'à lier son unité par sa pleine participation théâtrale, sans que sa soyeuse musicalité n'en soit altérée. 

Surtout que l'élément essentiel, l'orchestre de l'opéra, est entraîné par Oksana Lyniv dans une lecture féline et svelte où les cuivres n'apportent que du muscle et de l'éclat sans la moindre lourdeur, avec des accélérations de cadence dans les scènes enlevées, et une élégance esthétique qui suggère un goût pour le néoclassicisme musical.

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Et si certains effets romantiques sont atténués, comme le duo de Pauline et Lisa qui démarre à l'arrière du décor, ou bien les frémissements d'effroi dans la cour où vit la Comtesse, le chœur en coulisse du troisième acte est en revanche magnifié par l'utilisation de l'intégralité de l’espace sonore du théâtre, car l’on entend alors un poignant sentiment religieux traverser irréellement l'ensemble des portes de la salle entrebâillées afin qu’il enserre de toute part les auditeurs.

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Après ses débuts ici-même dans La Dame de Pique, nous retrouverons cette année Lise Davidsen dans une autre première, celle de ses débuts au Festival de Bayreuth à l'occasion de la création d'une nouvelle production de Tannhäuser
L'art lyrique n'est donc pas prêt d'être à court de jeunes prétendants pour le défendre !

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Publié le 28 Octobre 2017

Richard Strauss & Piotr Ilitch Tchaïkovski
Concert du 27 octobre 2017
Philharmonie de Paris - Grande salle

Richard Strauss Don Quichotte
Piotr Ilitch Tchaïkovski Symphonie n°5

Alto Miriam Manasherov
Violoncelle Kian Soltani
Direction musicale Daniel Barenboim
West-Eastern Divan Orchestra

                                                                                                    Kian Soltani (Violoncelle)

Après un parcours l'ayant conduit ces derniers mois de l'Allemagne et la Scandinavie à l'Argentine natale de Daniel Barenboim, le West-Eastern Divan Orchestra fait un passage à la Philharmonie de Paris pour présenter deux œuvres, l'une idéaliste et chevaleresque, l'autre mélancolique et progressant vers l'espérance.

Kian Soltani (Violoncelle) et Daniel Barenboim

Kian Soltani (Violoncelle) et Daniel Barenboim

Le Don Quichotte, dirigé sous une forme de plénitude contrôlée qui fluidifie dans une totale transparence ce poème symphonique sans la moindre âpreté, prend l'allure d'une traversée vaillante, le violoncelliste Kian Soltani se tenant fièrement menton levé face aux balcons de la salle, suivi par l'ensemble des musiciens, comme s'il s'agissait de conquérir le public en lui offrant l'image d'une communauté humaine enfin réunie.

Daniel Barenboim ne déclenche pas de tornade ni ne provoque les grincements des cordes et des cuivres, mais place à son avantage le jeune instrumentiste dans sa démonstration virtuose un rien facétieuse.

Le West-Eastern Divan Orchestra

Le West-Eastern Divan Orchestra

Mais soudainement, la seconde partie du concert prend le total contre-pied de la première partie jouée en introduction, car c'est dorénavant l'orchestre qui mène la danse par une interprétation dithyrambique où le chef d'orchestre ne semble plus qu'être le stabilisateur d'une énergie véloce chevillée au corps, cordes obsessives et emportées dans une houle vrillée, éclat magnifique des cuivres - et quel parement solaire et éblouissant du cor doré !-, une cinquième symphonie de Tchaïkovski qui a toutes les couleurs des inquiétudes de la jeunesse virant à la joie exaltée.

C'est véritablement à la Philharmonie que l'on peut enfin entendre des ouvrages dont l’exécution résiste à la puissance phénoménale du Don Carlos dirigé par Philippe Jordan à l'Opéra Bastille, surtout quand il s'agit de s'abandonner à un orchestre qui symbolise si brillamment l'utopique réunification des peuples du Moyen-Orient.

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