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Publié le 30 Mai 2024

Le Château de Barbe-Bleue (Béla Bartók)
Opéra de Budapest, le 24 mai 1918
La Voix humaine (Francis Poulenc)

Opéra Comique, le 06 février 1959

Représentation du 24 mai 2024
Teatro di San Carlo – Napoli 1737

Le Château de Barbe-Bleue 
Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Elīna Garanča

La Voix humaine
La Femme Barbara Hannigan
Lui Giuseppe Ciccarelli

Direction musicale Edward Gardner
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)
Décors/Costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Production de l’Opéra national de Paris et du Teatro Real de Madrid 

Créé le 23 novembre 2015 au Palais Garnier, le diptyque Le Château de Barbe-Bleue - La Voix humaine’ signait le retour à l’Opéra de Paris de Krzysztof Warlikowski et de toute son équipe après six ans d’absence, et du chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen après dix ans d’absence.

Ce spectacle, édité en DVD par le label munichois Arthaus Musik, fut repris en mars 2018, sous la direction musicale d’Ingo Metzmacher, et arrive dorénavant au Teatro di San Carlo où Stéphane Lissner entend bien surprendre et fasciner l’audience du théâtre qu’il dirige.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

C’est tout d’abord un évènement historique pour le chef d’œuvre lyrique de Béla Bartók, car c’est au San Carlo de Naples que ‘Le Château de Barbe-Bleue’ débuta véritablement sa carrière internationale, en 1951, sous la direction du chef hongrois Ferenc Fricsay, et dans une mise en scène de Günther Rennert.

Mais dans le spectacle de Krzysztof Warlikowski, il est prolongé par ‘La Voix humaine’ de Francis Poulenc, ce qui va permettre d’explorer en profondeur deux relations d’emprises psychologiques qui s’achèvent mal, tout en créant des résonances entre les deux ouvrages.

Décor du Château de Barbe-Bleue et salle du Teatro di San Carlo

Décor du Château de Barbe-Bleue et salle du Teatro di San Carlo

Pour Judith, comme pour le spectateur, l’aventure commence pourtant bien à travers un intriguant numéro de lévitation et de tour de magie avec lapin et tourterelle, joué devant un rideau scintillant sous des lumières bleu mauve. Le magnétisme de John Relyea fait merveille, mais, assise dans l’assistance, Judith est trop intriguée par cet homme capé de noir si différent du monde plus conventionnel dont elle provient. Le théâtre devient le lieu d’une illusion dangereuse.

Débute un grand numéro de séduction de la part de la jeune femme attirée par la face occulte de Barbe-Bleue qui l’emmène sur le plateau, interactions humaines qui se déroulent autour de deux éléments symboliques, l’intimisme d’un canapé, et le réconfort illusoire d’un minibar.

John Relyea (Barbe-Bleue) et Barbara Hannigan (l'assistante)

John Relyea (Barbe-Bleue) et Barbara Hannigan (l'assistante)

Le jeu tactile est très développé, Judith alternant entre crainte, audace et sensualisme, Barbe-Bleue jouant d’abord la surprise, puis l’enthousiasme et l’éblouissement naïf de l’enfance – à l’aide de sa boule à neige où se reflète une langueur inexplicable -, tout en révélant un malaise latent.

Les ouvertures des différentes portes sont spectaculairement rendues par une superposition de cages translucides - des éléments utilisés de façon récurrente par Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak dans la plupart de leurs pièces -, qui font apparaître successivement une salle de bain ensanglantée – dont la robinetterie, vue de loin, donne l’illusion d’une forme de cœur humain -, trois colliers autour de têtes inertes, un tapis de fleurs ensanglantées, puis trois femmes sophistiquées prisonnières de l’homme qu’elles ont aimé. Les différents plans s’interpénètrent, complexifiant au fur et à mesure ce portrait intérieur.

John Relyea (Barbe-Bleue), Elīna Garanča (Judith) et Barbara Hannigan (l'assistante)

John Relyea (Barbe-Bleue), Elīna Garanča (Judith) et Barbara Hannigan (l'assistante)

Pour accentuer l’étrangeté du dispositif, la vidéographie de Denis Guéguin insère le visage d’un enfant filmé de manière esthétiquement sombre afin de suggérer un mélange de grâce innocente, de tristesse et de hantise, les larmes de sang – plus discrètes qu’à la création – faisant écho aux souffrances intérieures de Barbe-Bleue. La lenteur et la mélancolie visuelle se nouent très intimement aux respirations de la musique de Bartok, et la palette de lumières utilisé par Felice Ross unifie l’ambiance scénique tout en accentuant l’impression de mystère à l’intérieur des cages où se démultiplient les espaces mentaux.

Elīna Garanča (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Elīna Garanča (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

L’enfant est également présent sur scène, un lapin dans les bras, image intérieure de l’hôte principal, lorsqu’il était jeune, qui renvoie à une affectivité possessive.  Il pleure un manque.

La compassion qu’éprouve Judith l’aide à surmonter elle-même ses propres peurs, à avoir le courage d’aller se perdre dans le labyrinthe qui s’échafaude, mais lorsqu’elle voit comment les trois femmes se mettent au service du Duc, elle comprend trop tard que son sort est scellé et qu’elle restera piégée à jamais par son attraction irrépressible.

John Relyea (Barbe-Bleue) et Elīna Garanča (Judith)

John Relyea (Barbe-Bleue) et Elīna Garanča (Judith)

Pour Elīna Garanča, il s’agit d’une prise de rôle dans une langue qu’elle aborde pour la première fois. Elle développe un personnage qui s’inscrit dans un rapport de compréhension maternel plus que de séduction, une fascination qui semble défaire Judith, et qui accroît très visiblement ses sentiments angoissés.

Intensité de la voix, noirceur pénétrante, soin apporté à l’élocution, il est vrai que l’on attend de sa part un rapport de force plus marqué avec Barbe-Bleue, qui est incarné par un John Relyea qui vit très fortement la nature dépressive de cet homme introverti.

Présent dès la création de ce spectacle en 2015, le chanteur canadien a conservé ce timbre à la fois séducteur et caverneux qui s’allie naturellement aux multiples visages de ce personnage morne caché derrière l’éblouissante de sa prestance.

Le Château de Barbe-Bleue - La Voix humaine (Garanča Relyea Hannigan Gardner Warlikowski) San Carlo Napoli

La transition vers 'La Voix humaine' est toujours aussi hypnotisante, lorsque Barbara Hannigan avance fantomatiquement depuis l’arrière de la structure des cages, au même moment où est projeté un extrait du film de Jean Cocteau ‘La Belle et la Bête’. Le visage gigantesque de la Bête disparaît dans le décor de la salle du Teatro di San Carlo, vision symbolique du Château de Barbe-Bleue qui s’efface à son tour.

Depuis sa première apparition dans cette production en 2015, l’artiste canadienne a complètement mûri ce personnage de femme esseulée attachée à son amour passé.

Elīna Garanča (Judith)

Elīna Garanča (Judith)

Elle a d’ailleurs conçu en pleine pandémie une production scénique des 'Métamorphoses' et de la 'Voix humaine' avec le vidéaste Denis Guéguin et le technicien vidéo Clemens Malinowski, où elle est à la fois interprète et chef d’orchestre avec des ensembles tels le Philharmonique de Radio France et l’orchestre symphonique de Montréal, la vidéo permettant aux spectateurs de suivre son expressivité théâtrale lorsqu’elle dirige.

'Métamorphoses' et 'La Voix Humaine' : Barbara Hannigan - Denis Guéguin - Clemens Malinowski (Radio France - 2021)

Ce soir, cet aboutissement exceptionnel se lit par la qualité impeccable de la diction, mais aussi par la manière dont Barbara Hannigan pose un regard lucide et plus attachant sur ‘La femme’ qu’à ses débuts, lorsqu’elle n’hésitait pas à convulsionner dans une hystérie outrancière son incarnation.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Son engagement physique est tout aussi dingue, d’une vive félinité, et la pureté de sentiment est encore plus palpable.

Krzysztof Warlikowski lui offre une combinaison de poses et d’attitudes qui extériorisent dans un mouvement sans cesse changeant les alternances de mal-être, de tendresse, de reprise puis de lâcher-prise, et qui accentue aussi le poids des mots.

Son regard est toujours aussi poétisé par des traces de pleurs bleutées, mais aucun affect mélodramatique n’est concédé. Il s’agit d’une lutte physique avec le risque d’effondrement, et Barbara Hannigan possède cette souplesse qui semble fuir le trop de fragilité.

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Barbara Hannigan - La Voix Humaine

Dans cette mise en scène, ‘La Femme’ opère un mouvement inverse à Judith. Elle a survécu à une emprise, mais à quel prix ! Petit à petit, sort de l’ombre l’amant qu’elle a blessé à mort, ensanglanté, avec lequel elle initie une chorégraphie macabre - retenu à Munich pour préparer la nouvelle production du 'Grand Macabre', Claude Bardouil est remplacé ce soir par le danseur Giuseppe Ciccarelli, dans le rôle de l'amant - .

Car malgré sa blessure mortelle, il ne l’a pas totalement lâché et vit toujours dans l’âme de son amante. Le tragique né de l’impossibilité pour elle de réaliser ce détachement, si bien qu’il ne lui reste plus comme autre issue, pour se libérer de cette souffrance, qu’à mettre fin à ses jours.

Barbara Hannigan et Giuseppe Ciccarelli

Barbara Hannigan et Giuseppe Ciccarelli

A la direction orchestrale, Edward Gardner veille à l’unité des forces musicales du San Carlo et au soyeux du rendu des textures. On sent une certaine prudence avec un orchestre qui est habitué à jouer les trois quarts du temps des œuvres de compositeurs italiens traditionnels du XIXe siècle.

Ainsi, dans la première partie, l’écriture de Bartok pousse aux limites l’agilité des vents que l’on sent très approximative, mais le chef d’orchestre britannique sait impulser une énergie et une théâtralité efficaces. Toutefois, la volupté orchestrale, chargée de profondeur psychologique, manque encore de relief et de noirceur insondable.

Dans ‘La Voix humaine’, le discours orchestral est parfaitement mené, plus naturel et fondu au jeu théâtral et à la musicalité de Barbara Hannigan. L’homogénéité d’ensemble est atteinte, et c’est à un spectacle complètement uni que nous assistons cette fois.

Barbara Hannigan, John Relyea, l'enfant et Elīna Garanča

Barbara Hannigan, John Relyea, l'enfant et Elīna Garanča

En proposant ce diptyque, Stéphane Lissner souhaitait faire découvrir aux Napolitains un langage théâtral et visuel neuf, mais cette proposition artistique permet aussi de familiariser les musiciens avec une écriture très sophistiquée. Il faut souhaiter que le successeur de ce directeur charismatique aura à cœur de prolonger son travail d’ouverture au répertoire comme le fait actuellement Joan Matabosch à Madrid, dans les pas de Gerard Mortier, afin que l’orchestre napolitain suive la même progression qui lui ouvrira de nouvelles dimensions.

Krzysztof Warlikowski sous les regards admiratifs de Giuseppe Ciccarelli, Barbara Hannigan et Edward Gardner

Krzysztof Warlikowski sous les regards admiratifs de Giuseppe Ciccarelli, Barbara Hannigan et Edward Gardner

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Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

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Publié le 20 Mars 2018

Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine       (Béla Bartók / Francis Poulenc)
Représentation du 17 mars 2018
Palais Garnier

Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Ekaterina Gubanova
Elle Barbara Hannigan

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)

 

Ingo Metzmacher est un chef d'orchestre qui n'est pas suffisamment connu en France. Oui, Esa Pekka-Salonen, qui dirigeait cette production à sa création, est un directeur musical qui est dans la séduction nobiliaire, le velouté nimbé de volcanisme qui irrigue toutes ses interprétations, mais l'on ressent profondément qu'Ingo Metzmacher est un artiste qui intègre toutes les dimensions du spectacle d'opéra, l'esprit de chaque œuvre, l'attention à chaque artiste, un retrait de soi pour mettre en valeur ce qu'il comprend le mieux de l'autre.

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine, bien qu' interprétés au cours de la même soirée, correspondent à deux univers musicaux bien distincts, et le chef allemand, s'il se montre descriptif, lyrique et progressif au fur et à mesure que le premier drame se dénoue, prend à corps les moindres accords de la seconde pièce pour accentuer son expressionnisme et soutenir à fleur de peau la phénoménale théâtralité de Barbara Hannigan.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Et en effet, scéniquement, Ekaterina Gubanova et Barbara Hannigan poussent encore plus loin l'incarnation de deux tempéraments monstrueux qu'il y a deux ans, ce qui ne fait que renforcer l'emprise de ce spectacle au cours duquel Krzysztof Warlikowski, s'il préserve la lisibilité de tous les symboles évoqués par le texte, n'a aucunement peur de montrer la nature carnivore de l'amour désirant humain.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

Barbe-Bleue, sous les traits de John Relyea, n'en paraît alors que plus piteux et bien peu dangereux.

La magie, les angoisses de l’enfance, les délires psychiques, les marques du temps sur les visages des femmes de Barbe-Bleue, tous ces thèmes refont ainsi surface et renvoient les spectateurs à leurs propres expériences de vie. Et cela peut déranger dans La Voix humaine qui expose sans fard le désir de tuer l’amant qui a trahi.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Enfin, la connaissance et la confiance que se portent mutuellement Ingo Metzmacher et Krzysztof Warlikowski participent naturellement à la force de cette reprise, car depuis The Rake’s Progress (Berlin, 2010) et Die Gezeichneten (Munich, 2017), il s’agit de la troisième collaboration entre les deux artistes. Elle se prolongera pour la nouvelle production de  Lady Macbeth de Mzensk, jouée également à l’Opéra National de Paris en 2019.

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Publié le 23 Novembre 2015

Le Château de Barbe-Bleue (Bela Bartok) /               La Voix humaine (Francis Poulenc)
Représentation du 23 novembre 2015
Palais Garnier

Le Château de Barbe-Bleue

Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Ekaterina Gubanova

La Voix humaine

Elle Barbara Hannigan
Lui Claude Bardouil

Direction musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors/Costumes Malgorzata Szczesniak
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Christian Longchamp
Coproduction Teatro Real de Madrid                        Ekaterina Gubanova (Judith)

Depuis 6 ans qu’il n’avait plus été invité à l’Opéra National de Paris pour y mettre en scène une œuvre lyrique, Krzysztof Warlikowski s’est internationalement affirmé comme un des grands artistes européens d’aujourd’hui à travers des spectacles tels 'Macbeth' (2010) et 'Lulu' (2012) au Théâtre Royal de la Monnaie, Die Frau Ohne Schatten (2013) à l’Opéra de Munich, et Alceste (2014) au Teatro Real de Madrid.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Et pour chacune de ces œuvres, les chanteurs ont été poussés à exprimer les torpeurs et les névroses de leurs caractères autant par leurs expressions corporelles que par leurs voix.

Retrouver ainsi les univers troublants et fantastiques de Krzysztof Warlikowski sur la scène du Palais Garnier engendre une émotion profonde, car c’est dans ce lieu qu’il fit ses débuts à l’Opéra de Paris avec 'Iphigénie en Tauride' de Gluck, et valut alors un « Mortier au Bûcher ! » au défunt directeur de l’institution, Gerard Mortier.

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

En apparence, le diptyque du 'Château de Barbe-Bleue' et de 'La Voix humaine' présenté en nouvelle production apparaît comme un assemblage de deux œuvres sans trame commune. La première parle de la passion dévorante d’une femme, Judith, pour le gouffre mental insondable d’un homme mystérieux, Barbe-Bleue, et la seconde dépeint les errances désespérées d’une femme délaissée par son amant.

Dès lors, l’enjeu pour le spectateur est d’admirer comment le metteur en scène polonais va unir ces deux histoires de couple sous la lecture extrêmement raffinée d’Esa-Pekka Salonen.

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Le chef d’œuvre de Bela Bartok fut monté sous le mandat de Gerard Mortier en 2007, quand les vidéographies de la Fura Dels Baus utilisaient déjà pour décor les dédales du Palais Garnier. En homme de théâtre accompli, Krzysztof Warlikowski reprend donc le cadre des loges de cet opéra monumental pour décrire comment Judith, une spectatrice réfugiée sur un des fauteuils du parterre, va se laisser happer par le monde illusoire de Barbe-Bleue, afin de fuir son quotidien où l’alcool était, jusqu’à présent, son seul exutoire dans sa quête d’elle-même.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

Une immense projection noir et blanc des loges embrumées de l’Opéra Garnier, dont on remarque avec malice l’absence de cloisons amovibles, domine John Relyea qui se tient face aux spectateurs, tel un magicien vêtu d’une longue cape noire attaché à présenter en premier lieu le spectacle à venir.

Progressivement, l’arrivée de Judith (Ekaterina Gubanova) se poursuit par une scène de séduction qui n’est pas sans rappeler celle de Kundry et de Klingsor dans la mise en scène controversée de 'Parsifal' en 2008.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Warlikowski est très tendre avec Barbe-Bleue, et la présence d’un enfant en arrière-plan évoque l’innocence originelle et perdue du Duc, et donc accentue le sentiment de compassion à son égard, plus que le sentiment d’effroi.

Une vidéo du film de Jean Cocteau avec Jean Marais et Josette Day, 'La Belle et la Bête', conforte ce côté compassionnel, et prépare au lien avec 'La Voix humaine', inspirée d’une pièce du même auteur, et mise en musique par Francis Poulenc.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

D’autres vidéos, un visage d’enfant triste souillé de larmes de sang, assombrissent l’univers de ce personnage, mais le brillant des costumes des trois femmes, particulièrement sophistiquées, et les effets de profondeur à travers un enchevêtrement de vitres semi-réfléchissantes laissent une impression glacée esthétisante.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

En filigrane, nous pouvons voir en Barbe-Bleue un homme de théâtre monstrueux, mais au cœur fondamentalement humain, auquel chacun de nous pourrait se laisser piéger par la fascination que nous serions tous prêts à lui céder.

John Relyea possède une stature dominante et hautaine taillée aux dimensions nobiliaires de cet homme bien à part, et son chant incisif lui permet de dégager une jeunesse là où d’autres interprètes auraient tiré ce personnage vers une noirceur encore plus mortifère.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Ekaterina Gubanova, en actrice à la chevelure rousse et dessinée d’une robe moulante verte – teintes récurrentes qui habillent les héroïnes chères à Warlikowski - , joue d’une sensualité naturelle et de ses accents slaves pour s’allier à l’atmosphère grave de la musique de Bartok, dont Esa-Pekka Salonen fait revivre les langues volcaniques avec une lenteur magnétique envoutante. Les cuivres colorent les mouvements des bois en donnant une impression de massivité souple, comme de l’or à chaud, et atteignent des sommets de véhémence dans les soudains emportements éruptifs. Et afin d’amplifier le spectaculaire des éclats orchestraux, une section de cuivres s’est installée dans une loge de trois-quarts, à hauteur des rangées de sièges de l’amphithéâtre.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

La transition avec 'La Voix humaine' est réalisée à partir du visage de la Bête qui envahit la scène avant de s'évanouir à l’arrivée d’’Elle’, titubant dramatiquement le long des parois de verre, le regard macabre dégoulinant de noir, une autre Bête.

Barbara Hannigan est une actrice fétiche de Krzysztof Warlikowski – elle a chanté Lulu et Donna Anna au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles sous sa direction. Elle se plie au jeu torturé qu’affectionne le metteur en scène, et joue de la ductilité de son corps au point d’être le point focal constant et irradiant de toute la représentation.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Elle ne semble avoir aucune autre limite que la nécessité d’expulser - c’est le mot - son chant déclamé avec une diction française bien compréhensible, suspendue à un timbre vibrant d’aigus, peu teinté, et transcendée par une caractérisation tellement engagée que l'on aurait presque envie de lâcher ces émotions qui nous prennent lorsque l’on se trouve face à une telle artiste, qui est la plupart du temps tête à l’envers, cheveux étalés au hasard sur le sol, une féminité authentique et déchirée. Où va-t-elle rechercher la force de restituer cette vérité entière mise à nue sans retenue ?

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Dans la mise en scène de Warlikowski, elle a d’emblée commis un crime, comme si elle était une autre femme de Barbe-Bleue qui aurait brisé des années de soumission. Au bout d’un moment, son amant blessé à mort apparaît au niveau de la première pièce ensanglantée du château, et rejoint lentement celle qui lui a tiré dessus.

La voix humaine est alors la voix d’une humanité qui tente de refouler la violence insoutenable de ses propres sentiments de culpabilité.

Et à nouveau, Esa-Pekka Salonen tisse des ondes de cordes d’un soyeux magnifique, et les bois résonnent toujours de leur chaleur mélancolique au sortir de la salle.

D’aucun avait peur que Krzysztof Warlikowski ne le bouscule, il nous a en fait intrigué, étonné par sa sobriété dans la première partie, et bouleversé dans la seconde.

 

Spectacle diffusé en direct sur Mezzo le jeudi 10 décembre 2015.

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