Publié le 30 Mai 2024
Le Château de Barbe-Bleue (Béla Bartók)
Opéra de Budapest, le 24 mai 1918
La Voix humaine (Francis Poulenc)
Opéra Comique, le 06 février 1959
Représentation du 24 mai 2024
Teatro di San Carlo – Napoli 1737
Le Château de Barbe-Bleue
Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Elīna Garanča
La Voix humaine
La Femme Barbara Hannigan
Lui Giuseppe Ciccarelli
Direction musicale Edward Gardner
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)
Décors/Costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Production de l’Opéra national de Paris et du Teatro Real de Madrid
Créé le 23 novembre 2015 au Palais Garnier, le diptyque ‘Le Château de Barbe-Bleue - La Voix humaine’ signait le retour à l’Opéra de Paris de Krzysztof Warlikowski et de toute son équipe après six ans d’absence, et du chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen après dix ans d’absence.
Ce spectacle, édité en DVD par le label munichois Arthaus Musik, fut repris en mars 2018, sous la direction musicale d’Ingo Metzmacher, et arrive dorénavant au Teatro di San Carlo où Stéphane Lissner entend bien surprendre et fasciner l’audience du théâtre qu’il dirige.
C’est tout d’abord un évènement historique pour le chef d’œuvre lyrique de Béla Bartók, car c’est au San Carlo de Naples que ‘Le Château de Barbe-Bleue’ débuta véritablement sa carrière internationale, en 1951, sous la direction du chef hongrois Ferenc Fricsay, et dans une mise en scène de Günther Rennert.
Mais dans le spectacle de Krzysztof Warlikowski, il est prolongé par ‘La Voix humaine’ de Francis Poulenc, ce qui va permettre d’explorer en profondeur deux relations d’emprises psychologiques qui s’achèvent mal, tout en créant des résonances entre les deux ouvrages.
Pour Judith, comme pour le spectateur, l’aventure commence pourtant bien à travers un intriguant numéro de lévitation et de tour de magie avec lapin et tourterelle, joué devant un rideau scintillant sous des lumières bleu mauve. Le magnétisme de John Relyea fait merveille, mais, assise dans l’assistance, Judith est trop intriguée par cet homme capé de noir si différent du monde plus conventionnel dont elle provient. Le théâtre devient le lieu d’une illusion dangereuse.
Débute un grand numéro de séduction de la part de la jeune femme attirée par la face occulte de Barbe-Bleue qui l’emmène sur le plateau, interactions humaines qui se déroulent autour de deux éléments symboliques, l’intimisme d’un canapé, et le réconfort illusoire d’un minibar.
Le jeu tactile est très développé, Judith alternant entre crainte, audace et sensualisme, Barbe-Bleue jouant d’abord la surprise, puis l’enthousiasme et l’éblouissement naïf de l’enfance – à l’aide de sa boule à neige où se reflète une langueur inexplicable -, tout en révélant un malaise latent.
Les ouvertures des différentes portes sont spectaculairement rendues par une superposition de cages translucides - des éléments utilisés de façon récurrente par Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak dans la plupart de leurs pièces -, qui font apparaître successivement une salle de bain ensanglantée – dont la robinetterie, vue de loin, donne l’illusion d’une forme de cœur humain -, trois colliers autour de têtes inertes, un tapis de fleurs ensanglantées, puis trois femmes sophistiquées prisonnières de l’homme qu’elles ont aimé. Les différents plans s’interpénètrent, complexifiant au fur et à mesure ce portrait intérieur.
Pour accentuer l’étrangeté du dispositif, la vidéographie de Denis Guéguin insère le visage d’un enfant filmé de manière esthétiquement sombre afin de suggérer un mélange de grâce innocente, de tristesse et de hantise, les larmes de sang – plus discrètes qu’à la création – faisant écho aux souffrances intérieures de Barbe-Bleue. La lenteur et la mélancolie visuelle se nouent très intimement aux respirations de la musique de Bartok, et la palette de lumières utilisé par Felice Ross unifie l’ambiance scénique tout en accentuant l’impression de mystère à l’intérieur des cages où se démultiplient les espaces mentaux.
L’enfant est également présent sur scène, un lapin dans les bras, image intérieure de l’hôte principal, lorsqu’il était jeune, qui renvoie à une affectivité possessive. Il pleure un manque.
La compassion qu’éprouve Judith l’aide à surmonter elle-même ses propres peurs, à avoir le courage d’aller se perdre dans le labyrinthe qui s’échafaude, mais lorsqu’elle voit comment les trois femmes se mettent au service du Duc, elle comprend trop tard que son sort est scellé et qu’elle restera piégée à jamais par son attraction irrépressible.
Pour Elīna Garanča, il s’agit d’une prise de rôle dans une langue qu’elle aborde pour la première fois. Elle développe un personnage qui s’inscrit dans un rapport de compréhension maternel plus que de séduction, une fascination qui semble défaire Judith, et qui accroît très visiblement ses sentiments angoissés.
Intensité de la voix, noirceur pénétrante, soin apporté à l’élocution, il est vrai que l’on attend de sa part un rapport de force plus marqué avec Barbe-Bleue, qui est incarné par un John Relyea qui vit très fortement la nature dépressive de cet homme introverti.
Présent dès la création de ce spectacle en 2015, le chanteur canadien a conservé ce timbre à la fois séducteur et caverneux qui s’allie naturellement aux multiples visages de ce personnage morne caché derrière l’éblouissante de sa prestance.
La transition vers 'La Voix humaine' est toujours aussi hypnotisante, lorsque Barbara Hannigan avance fantomatiquement depuis l’arrière de la structure des cages, au même moment où est projeté un extrait du film de Jean Cocteau ‘La Belle et la Bête’. Le visage gigantesque de la Bête disparaît dans le décor de la salle du Teatro di San Carlo, vision symbolique du Château de Barbe-Bleue qui s’efface à son tour.
Depuis sa première apparition dans cette production en 2015, l’artiste canadienne a complètement mûri ce personnage de femme esseulée attachée à son amour passé.
Elle a d’ailleurs conçu en pleine pandémie une production scénique des 'Métamorphoses' et de la 'Voix humaine' avec le vidéaste Denis Guéguin et le technicien vidéo Clemens Malinowski, où elle est à la fois interprète et chef d’orchestre avec des ensembles tels le Philharmonique de Radio France et l’orchestre symphonique de Montréal, la vidéo permettant aux spectateurs de suivre son expressivité théâtrale lorsqu’elle dirige.
'Métamorphoses' et 'La Voix Humaine' : Barbara Hannigan - Denis Guéguin - Clemens Malinowski (Radio France - 2021)
Ce soir, cet aboutissement exceptionnel se lit par la qualité impeccable de la diction, mais aussi par la manière dont Barbara Hannigan pose un regard lucide et plus attachant sur ‘La femme’ qu’à ses débuts, lorsqu’elle n’hésitait pas à convulsionner dans une hystérie outrancière son incarnation.
Son engagement physique est tout aussi dingue, d’une vive félinité, et la pureté de sentiment est encore plus palpable.
Krzysztof Warlikowski lui offre une combinaison de poses et d’attitudes qui extériorisent dans un mouvement sans cesse changeant les alternances de mal-être, de tendresse, de reprise puis de lâcher-prise, et qui accentue aussi le poids des mots.
Son regard est toujours aussi poétisé par des traces de pleurs bleutées, mais aucun affect mélodramatique n’est concédé. Il s’agit d’une lutte physique avec le risque d’effondrement, et Barbara Hannigan possède cette souplesse qui semble fuir le trop de fragilité.
Dans cette mise en scène, ‘La Femme’ opère un mouvement inverse à Judith. Elle a survécu à une emprise, mais à quel prix ! Petit à petit, sort de l’ombre l’amant qu’elle a blessé à mort, ensanglanté, avec lequel elle initie une chorégraphie macabre - retenu à Munich pour préparer la nouvelle production du 'Grand Macabre', Claude Bardouil est remplacé ce soir par le danseur Giuseppe Ciccarelli, dans le rôle de l'amant - .
Car malgré sa blessure mortelle, il ne l’a pas totalement lâché et vit toujours dans l’âme de son amante. Le tragique né de l’impossibilité pour elle de réaliser ce détachement, si bien qu’il ne lui reste plus comme autre issue, pour se libérer de cette souffrance, qu’à mettre fin à ses jours.
A la direction orchestrale, Edward Gardner veille à l’unité des forces musicales du San Carlo et au soyeux du rendu des textures. On sent une certaine prudence avec un orchestre qui est habitué à jouer les trois quarts du temps des œuvres de compositeurs italiens traditionnels du XIXe siècle.
Ainsi, dans la première partie, l’écriture de Bartok pousse aux limites l’agilité des vents que l’on sent très approximative, mais le chef d’orchestre britannique sait impulser une énergie et une théâtralité efficaces. Toutefois, la volupté orchestrale, chargée de profondeur psychologique, manque encore de relief et de noirceur insondable.
Dans ‘La Voix humaine’, le discours orchestral est parfaitement mené, plus naturel et fondu au jeu théâtral et à la musicalité de Barbara Hannigan. L’homogénéité d’ensemble est atteinte, et c’est à un spectacle complètement uni que nous assistons cette fois.
En proposant ce diptyque, Stéphane Lissner souhaitait faire découvrir aux Napolitains un langage théâtral et visuel neuf, mais cette proposition artistique permet aussi de familiariser les musiciens avec une écriture très sophistiquée. Il faut souhaiter que le successeur de ce directeur charismatique aura à cœur de prolonger son travail d’ouverture au répertoire comme le fait actuellement Joan Matabosch à Madrid, dans les pas de Gerard Mortier, afin que l’orchestre napolitain suive la même progression qui lui ouvrira de nouvelles dimensions.