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Publié le 4 Mai 2024

Guercoeur (Albéric Magnard – Palais Garnier, le 24 avril 1931)
Représentation du 28 avril 2024
Opéra national du Rhin – Strasbourg

Guercœur Stéphane Degout
Vérité Catherine Hunold
Giselle Antoinette Dennefeld
Heurtal Julien Henric
Bonté Eugénie Joneau
Beauté Gabrielle Philiponet
Souffrance Adriana Bignagni Lesca
L’Ombre d’une femme Marie Lenormand
L’Ombre d’une vierge Alysia Hanshaw
L’Ombre d’un poète Glen Cunningham

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Christof Loy (2024)
Chœur de l’Opéra national du Rhin,

Orchestre philharmonique de Strasbourg

C’est entre les représentations de la ‘Valkyrie’ et du ‘Chevalier à la rose’ que ‘Guercoeur’ fut créé de façon posthume au Palais Garnier le mardi 24 avril 1931. L’œuvre sera jouée pour neuf représentations jusqu’à l’été 1931, et sera reprise trois soirs du 01 février au 08 mars 1933.

Stéphane Degout (Guercœur)

Stéphane Degout (Guercœur)

Le compositeur, Albéric Magnard, surnommé le ‘Bruckner français’, est l’auteur de quatre symphonies, vingt quatre poèmes en musique, des œuvres de musique de chambre, des pièces pour piano, et trois œuvres lyriques dont ‘Yolande’, créée à La Monnaie de Bruxelles le 27 décembre 1892, et ‘Bérénice’, créée à l’Opéra Comique le 15 décembre 1911.

Décédé dans sa maison à Baron, dans l’Oise, le 03 septembre 1914, après avoir tiré sur un groupe de soldats allemands, il était un homme engagé qui écrivit des articles pour soutenir Alfred Dreyfus ainsi qu'un ‘Hymne à la Justice’ (1902) en soutien au capitaine, et sa quatrième symphonie (1913) fut dédiée à une organisation féministe.

Fortement inspiré par la musique allemande romantique, il partage avec Richard Wagner l’idée du compositeur-librettiste qui vise à valoriser le poème par sa dépendance à la musique.

Catherine Hunold (Vérité)

Catherine Hunold (Vérité)

Dans son second opéra, ‘Guercoeur’, achevé en février 1901 et reconstitué sur la base des parties vocales et de la réduction piano - les partitions orchestrales des actes I et III avaient disparu dans l’incendie de son manoir -, ainsi que sur les souvenirs de Guy Ropatz qui l’avait dirigé en version de concert en 1908, l’écriture leitmotivique est omniprésente, et l’on peut même remarquer une ressemblance théâtrale avec le ‘Parsifal’ de Richard Wagner par sa conception qui encadre un second acte terrestre, violent et charnel, de deux actes plus spirituels et monochromes.

C’est au Theater am Domhof d’Osnabrück, grande ville de Basse-Saxe et lieu de naissance de la soprano dramatique Evelyn Herlitzius, que fut montée en juin 2019 par Dirk Schmeding la seconde mise en scène de ‘Guercoeur’. Elle recevra de la part d’Opernwelt la distinction de ‘Redécouverte de l’année 2019’.

Antoinette Dennefeld (Giselle)

Antoinette Dennefeld (Giselle)

La nouvelle production que présente l’Opéra national du Rhin sous l’impulsion de son directeur général Alain Perroux est donc la troisième au monde, évènement qui va constituer une véritable révélation pour nombre d’amateurs lyriques.

Cette révélation est aussi bien musicale que dramaturgique, car l’œuvre aborde des questions humaines et politiques universelles qui entrent en interaction avec notre vie contemporaine avec un réalisme que peu d’éléments laissent soupçonner au premier acte.

Julien Henric (Heurtal, porté par la foule)

Julien Henric (Heurtal, porté par la foule)

Guercoeur est un homme mort trop tôt après avoir apporté la démocratie à son peuple et épousé la femme qu’il aime, Giselle, qui lui a promis fidélité.

Mais une fois au ciel, il demande à la déesse Vérité de le renvoyer sur Terre pour poursuivre sa vie. La déesse Souffrance, outrée par cet orgueil, incite à lui accorder cette faveur, mais afin qu’il connaisse la douleur.

De retour parmi les siens, deux ans plus tard, la confrontation au réel s’avère cruelle pour cet homme politique idéaliste. Giselle est dorénavant liée à Heurtal, son meilleur ami devenu un des pires populistes prêt à asservir un peuple violemment divisé entre les partisans d’une dictature et les victimes de la pauvreté. L’écho aux influences des partis extrémistes de notre société d’aujourd’hui est frappante.

Ce véritable cauchemar que vit Guercoeur s’achève par un retournement de la foule contre lui qui le lynche et le tue.

Ramené au ciel, Guercoeur reconnaît le sens de la souffrance comme révélateur de toutes les vanités et s’en remet à la Vérité qui l’enjoint à tendre vers l’universalité, alors que l’humanité est encore loin d’aspirer à l’amour et à la liberté.

Stéphane Degout (Guercœur) et Adriana Bignagni Lesca (Souffrance)

Stéphane Degout (Guercœur) et Adriana Bignagni Lesca (Souffrance)

Ce qui est intéressant derrière l’ésotérisme vaporeux des premier et dernier actes, est de voir des allusions à des concepts scientifiques – Vérité fait une description des lois de la vie qui parle de la rencontre entre atomes et de l’interaction de la lumière et de la chaleur avec la matière, qui est une vision rationnelle et non religieuse de l’origine du monde – qui font ressentir intuitivement les convictions savantes d’Albéric Magnard.

Sur ce point, il est totalement en écart avec l’invention d’une nouvelle religion par Richard Wagner.

Retour de Guercoeur au ciel

Retour de Guercoeur au ciel

Mettre en scène un tel ouvrage n’est donc pas simple, et Christof Loy propose une interprétation qui renvoie dos à dos l’au-delà et le monde réel, par un décor tournant composé seulement d’une paroi avec une face noire pour la mort, et une face blanche et lumineuse pour la vie.

Entre les deux, une ouverture laisse transparaître une peinture paysagère bucolique comme sas de passage, naïve image de paradis perdu.

Quelques chaises sont les uniques éléments de décor afin d’aider à affirmer les émotions des protagonistes, et quelques fleurs tapissent le sol du royaume des ombres, la récompense apaisante de la connaissance.

Comme d’habitude, Christof Loy insuffle un jeu d’acteur vrai et très expressif, particulièrement au second acte, qui lui permet d’asseoir un réalisme charnel quant aux désirs de Giselle, femme décrite comme naturellement d’accord avec son corps et qui vit pour lui, et de développer aussi un grand réalisme dans les scènes populaires franchement revendicatives, et qui frappent l’auditeur par l'insertion d'une telle violence politique par delà même la musique.

Gabrielle Philiponet (Beauté), Catherine Hunold (Vérité) et Stéphane Degout (Guercœur)

Gabrielle Philiponet (Beauté), Catherine Hunold (Vérité) et Stéphane Degout (Guercœur)

Les solistes sous tous très impressionnants par leur engagement.

Stéphane Degout confirme qu’il est aujourd’hui le baryton le plus emblématique du répertoire français, habile quand il s’agit d’apporter du corps et de la puissance à son incarnation, tout en induisant à son chant une patine sombre et douce d’une excellente fluidité. Il excelle ainsi à incarner les tourments poétisés de Guercoeur, et à maintenir la profondeur de son personnage quelles que soient les circonstances.

Julien Henric (Heurtal) et Antoinette Dennefeld (Giselle)

Julien Henric (Heurtal) et Antoinette Dennefeld (Giselle)

En Giselle, Antoinette Dennefeld est phénoménale! Impossible de ne pas voir à travers elle, au second acte, une Kundry de l’opéra français quand elle jette l’intensité d’une voix puissante, très homogène et très bien conduite, exprimant détresse et désir de vivre avec une force quasi animale. On a ici une impressionnante extériorisation de l’être qui est rendue avec une énergie et une concordance entre l’artiste et la personnification qui éblouissent par leur aboutissement.

Jeune ténor lyonnais, Julien Henric, est bluffant dans son interprétation d’Heurtal au timbre clair et percutant, réussissant à lui donner une présence solide et ambiguë, car l’arrivisme de son personnage a aussi des aspects sympathiques qui transparaissent dans le jeu, et qui font tout le danger du rival politique de Guercoeur.

En l’écoutant et en le regardant, on ne peut s’empêcher d'y voir le reflet de jeunes leaders politiques d’aujourd’hui, ce qui est très troublant.

Antoinette Dennefeld (Giselle) et Stéphane Degout (Guercœur)

Antoinette Dennefeld (Giselle) et Stéphane Degout (Guercœur)

Et parmi les êtres surnaturels, Catherine Hunold conforte La Vérité dans une stature classique aux aigus fauves qui laisse transparaître une sensibilité maternelle, Adriana Bignagni Lesca est une Souffrance splendide de tenue et de noirceur qui accompagne Guercoeur sur Terre avec une présence tendre et dominante qui ajoute de la tension au drame, et Eugénie Joneau, qui incarnera prochainement la Princesse de Grenade dans ‘Les Brigands’, au Palais Garnier, est une Bonté aux résonances graves envoûtantes.

Antoinette Dennefeld, Stéphane Degout, Christof Loy, Ingo Metzmacher, Catherine Hunold et Julien Henric

Antoinette Dennefeld, Stéphane Degout, Christof Loy, Ingo Metzmacher, Catherine Hunold et Julien Henric

Grand interprète du répertoire des XXe et XXIe siècles, Ingo Metzmacher fait vivre la majesté mélancolique et la puissance dramatique de l’œuvre avec un grand sens de l’enveloppement et de l’acuité théâtrale, et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg lui répond avec emphase et sensibilité dans les moindres frémissements musicaux.

A cette lumière orchestrale qui s’affine et s’enrichit en plénitude au fil de la représentation, le chœur mêle une élégie inspirante qui achève de rendre cette matinée de première fascinante par l’inattendu qu’elle a produit.

Lorsque l’on se souvient de l’impact qu’eut l’interprétation d’’Oedipe’ par Ingo Metzmacher sur la scène Bastille en octobre 2021, on songe à réentendre ’Guercoeur’ sur cette même scène à nouveau sous sa direction.

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Publié le 1 Avril 2024

La Voix humaine (Francis Poulenc – Opéra Comique, le 06 février 1959)
Silencio (Rossy de Palma et Christof Loy – Madrid, le 17 mars 2024)
Erwartung (Arnold Schönberg – Prague, le 06 juin 1924)
Représentation du 23 mars 2024
Teatro Real de Madrid

La Voix Humaine
La Femme Ermonela Jaho
Marthe Rossy de Palma

Silencio
La Femme Rossy de Palma
La Voix Christof Loy

Erwartung
La Femme Malin Byström
L’Homme Gorka Culebras

Direction musicale Jérémie Rhorer
Mise en scène Christof Loy (2024)

Coproduction avec le Teatr Wielki de Varsovie
En commémoration du 150e anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg

 

Longtemps associé au charmant opéra bouffe ‘The Telephone’ de Gian Carlo Menotti (1946), ‘La Voix humaine’ de Francis Poulenc fut couplé plus tard à ‘Erwartung’ d’Arnold Schönberg, ces deux ouvrages étant les deux premiers monodrames pour femme seule composés au XXe siècle – il y en aura un troisième ultérieurement, ‘Erzsebet’ de Charles Chaynes, créé à l’Opéra national de Paris le 28 mars 1983 -. 

Affiche de La Voix Humaine, Silencio et Erwartung au Teatro Real de Madrid

Affiche de La Voix Humaine, Silencio et Erwartung au Teatro Real de Madrid

Ils parlent des souffrances et de la solitude de deux femmes, l’une qui laisse ses sentiments torturer son cœur alors que son amant se sépare d’elle au téléphone, et l’autre, perdue en forêt, qui se livre aux impressions étranges dans la quête de son amant perdu qu’elle retrouve assassiné, ce qui l’entraîne dans un délire de pensées affectives plus ou moins inquiétantes.

Francis Poulenc et Arnold Schönberg à Mödling le 6 juin 1922 : source Arnold Schönberg Center (Vienne)

Francis Poulenc et Arnold Schönberg à Mödling le 6 juin 1922 : source Arnold Schönberg Center (Vienne)

Par ailleurs, Francis Poulenc rencontra le compositeur autrichien en juin 1922, lors d’un séjour viennois organisé chez Alma Mahler à l’occasion de l’audition de ‘Pierrot Lunaire’ dans sa version allemande, ouvrage que le Teatro Real de Madrid a aussi présenté il y a quelques semaines.

Le Théâtre du Châtelet présenta ce diptyque en octobre 2002, pour lequel Jessy Norman incarna les deux rôles féminins, et le Teatro Real Madrid le monte pour la première fois dans une nouvelle production de Christof Loy, en complément des célébrations des 150 ans de la naissance d’Arnold Schönberg (13 septembre 1874).

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

La structure du décor est la même pour les deux ouvrages, élaborée de manière à représenter une large pièce éclairée à l’arrière par d’immenses fenêtres à carreaux. Mais pour faire ressentir l’état de désolation de ‘La Voix humaine’, elle est totalement vidée à la suite d’un déménagement. Ne règne plus que la froideur.

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho apparaît comme une belle jeune femme moderne, dynamique et sûre d’elle qui ose encore sourire à la vie. N’importe quelle femme d’aujourd’hui, libre et indépendante pourrait se reconnaître en elle. Mais au fur et à mesure que la conversation avance autour de ce téléphone au fil interminable, les traits du visage se crispent, les habits deviennent plus légers, et l’on assiste à une descente qui va droit au gouffre, à un optimisme de façade qui se défait, à un corps qui lâche les poses sophistiquées pour se laisser aller dans la chute, jusqu’à l’ultime prise de médicaments.

Ce fil noir si long et si fin au sol a un effet terrible tant il fait ressentir l’étroitesse et le rien de la conversation au milieu d’un océan de vide sentimental.

Ermonela Jaho - La Voix humaine

Ermonela Jaho - La Voix humaine

La soprano albanaise est une artiste véritablement bouleversante, car elle met beaucoup de cœur avec un tempérament écorché qui convient bien, sans pour autant hystériser le comportement de la jeune femme à outrance. Son personnage est très humain car l’affectivité en jeu est fortement palpable, et le spectateur n’a donc aucun mal à se projeter dans cette situation désespérée.

Et si l’interprétation corporelle et théâtrale est nerveusement très engagée, son chant est avant tout lyrique avec des impulsions saisissantes quand elle sent la folie la gagner. Toutefois, noyée dans la noirceur du timbre, son élocution n’est pas suffisamment bien définie, et c’est donc moins le détail du texte que la sincérité de l’expression des sentiments qui fait la force de ce beau portrait très accrocheur.

Rossy de Palma - Silencio

Rossy de Palma - Silencio

A la direction d’un orchestre du Teatro Real très démonstratif, Jérémie Rhorer libère beaucoup d’ampleur ce qui donne l’impression que la situation dramatique happe littéralement la jeune femme. Ce lyrisme impétueux aux accents sévères et peu intimistes est d’une noirceur très prononcée ce qui ajoute à l’atmosphère crépusculaire du drame personnel.

Et au cours de ce monologue, l’actrice Rossy de Palma, qui incarnait Eva et Tornada dans ‘Le chanteur de Mexico’ au Théâtre du Châtelet en 2006, joue le rôle muet de Marthe, regard bienveillant et inquiet qui sait d’avance que tout est perdu.

Pleine Lune occultée par la géométrie du Teatro Real de Madrid, au sortir d''Erwartung'

Pleine Lune occultée par la géométrie du Teatro Real de Madrid, au sortir d''Erwartung'

Nous la retrouvons en prologue de la seconde partie à travers un monologue théâtral ‘Silencio’ conçu avec Christof Loy sur la base de textes de divers auteurs tels Oscar Wilde, Bertolt Brecht et des dramaturges de Zarzuelas, Anselmo C. Carreno et Luis Fernández de Sevilla.

A l’avant scène, sur fond noir, l’artiste asturienne surplombe l’orchestre tout en largeur en laissant traîner derrière elle le panache blanc de sa très longue robe de mariée. Elle raconte à travers les modulations de sa voix le désir ardent pour l’autre, et son évocation de ‘Salomé’, dite en excellent français, fait une parfaite liaison avec la seconde oeuvre, ‘Erwartung’.

Malin Byström - Erwartung

Malin Byström - Erwartung

Dans cette pièce, la soprano suédoise Malin Byström fait revivre le personnage imaginé par Marie Pappenheim, écrivaine et médecin, avec un modelé du texte et une complexité de couleurs névrotique qui évoque sa grande Salomé à la scène.

Le décor utilisé pour ‘La Voix humaine’ est cette fois enrichi de la présence de la chambre, de la salle à manger, de lumières mauves et orangées plus chaleureuses, et les fenêtres sont ouvertes pour laisser entrevoir les fleurs qui embellissent le balcon de la maison.

L’ouvrage commence comme une attente bovaryste confortable et très vite prenante de par l’osmose qui règne entre la présence vocale de Malin Byström et le superbe expressionnisme orchestral des musiciens. Jérémie Rhorer dégage ainsi une intensité et une netteté de sonorités que l’on retrouve aussi dans le timbre de la chanteuse.

Malin Byström et Gorka Culebras - Erwartung

Malin Byström et Gorka Culebras - Erwartung

Ce tableau bourgeois bascule ensuite dans le surréalisme avec la découverte du corps de l’amant gisant à moitié nu au pied du lit. Il se relève, en sang, et tout un jeu malsain se déploie, là aussi avec beaucoup de références à la relation entre Salomé et Jean-Baptiste. L’aveuglement du désir donne une apparence tout à fait normale et étonnamment sereine à cette rencontre macabre.

Puis, avec le retour des lumières du jour, survient, en coup de théâtre final, le même mari rentrant de sa journée au bureau, comme si l’absence temporaire de ce dernier avait engendré chez sa femme tout un délire morbide.

Rossy de Palma, Ermonela Jaho, Malin Byström et Gorka Culebras

Rossy de Palma, Ermonela Jaho, Malin Byström et Gorka Culebras

Ce diptyque qui charrie des sentiments sombres et cachés se déroule en parallèle des représentations de ‘Die Passagierin’ et montre à quel point l’orchestre titulaire du Teatro Real de Madrid s’exalte dorénavant dans les pièces les plus ardues, une progression qui ne cesse d’impressionner.

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Publié le 28 Décembre 2023

La Nuit de Noël (Nikolaï Rimski-Korsakov – Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, le 28 novembre 1895)
Représentation du 25 décembre 2023
Opéra de Frankfurt

Tschub, vieux cosaque Inho Jeong
Oksana, sa fille Julia Muzychenko
Golova (Le Maire) Sebastian Geyer
Solocha Enkelejda Shkoza
Wakula, son fils Georgy Vasiliev
Panas Changdai Park
Ossip (Le Sacristain) Peter Marsh
Pazjuk Thomas Faulkner
Le Diable Andrei Popov
La Tsarine Bianca Andrew
Femme avec un nez ordinaire Barbara Zechmeister
Femme au nez violet Enkelejda Shkoza
L’Ours Pascu Ortí
Koljada (Déesse de la virginité) Eva Polne
Owsen (Dieu du Printemps) Gorka Culebras
Esclave de Pazjuk Irene Madrid
Monsieur Flic-Flac Guillaume Rabain
Odarka Clara Navarro
Le valet de la Tsarine Gabriele Ascani
Un gentleman portugais Guillermo de la Chica
Swerbigus Antonio Rasetta

Direction musicale Takeshi Moriuchi
Mise en scène Christof Loy (2021)

Grand classique du Théâtre national d'opéra et de ballet de Voronej et du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg où il fut créé en 1895, ‘La Nuit de Noël’ de Nikolaï Rimsky-Korsakov bénéficie depuis le 05 décembre 2021 d’une production scénique en Europe de l’Ouest dont la qualité a valu à l’opéra de Frankfurt d’être récompensé par le magazine Opernwelt pour avoir présenté le meilleur spectacle lyrique de la saison 2021/2022.

Georgy Vasiliev (Wakula) et Julia Muzychenko (Oksana)

Georgy Vasiliev (Wakula) et Julia Muzychenko (Oksana)

Cet opéra, issu d’une intrigue racontée par Nikolaï Vassilievitch Gogol dans ‘Les Veillées du hameau près de Dikanka’ (1831-1832), reprend des éléments du folklore villageois et notamment les koliadki, chants de Noël traditionnels apparus dans la Rus’ de Kiev au 9e siècle après J.C.

Georgy Vasiliev (Wakula), Julia Muzychenko (Oksana) et le portrait de Gogol

Georgy Vasiliev (Wakula), Julia Muzychenko (Oksana) et le portrait de Gogol

Le romancier est en effet né à Sorotchintsy, village ukrainien situé au nord des territoires cosaques zaporogues – cosaques qui s’étaient illustrés pour avoir repoussé les Tatars -, et était fortement imprégné de sa culture locale. Il n’est pas encore l’auteur satirique qui, quelques années plus tard, va secouer, en toute innocence, les institutions russes.

Pour son cinquième opéra, parmi la quinzaine qu’il composera, Nikolaï Rimski-Korsakov ne s’est pas départi du contenu pittoresque de la nouvelle, ni de l'aspect trivial de la nature humaine, mais lui a ajouté une dimension merveilleuse à travers la musique. Le climax de cet envoûtement sonore se déroule à travers un impressionnant divertissement orchestral qui précède l’arrivée de Wakula à la cour de la Tsarine.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

L’histoire, pleine de scènes vivantes, raconte les démêlés d’un jeune forgeron, Wakula, qui, pour séduire Oksana, la fille d’un vieux cosaque, pactise avec le diable afin qu'il l'emmène sur un destrier au palais de la Tsarine à Saint-Pétersbourg pour en obtenir les souliers que la jeune femme qu’il convoite lui demande.

Ce diable, qui avait pour un temps fait disparaître la Lune afin d’empêcher le jeune villageois de rejoindre sa bien-aimée pour se venger de l’avoir peint en train d’être rossé de coups de bâtons, représente aussi les forces obscures de la vie promptes à contrecarrer les désirs d’autrui.

Quant à Solocha, la mère de Wakula, personnage à la fois surnaturel et maternel complice du diable, elle est fondamentalement une femme tentatrice pour la communauté des hommes du village.

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Pour dépeindre cette fable, Christof Loy inscrit d’emblée dans son décor un reflet de l’immensité de l’univers. Sols et murs sont recouverts de dalles carrées percées de points lumineux d’intensité variable qui sont comme les étoiles merveilleuses et luminescentes du ciel nocturne.

Le rideau d’avant scène représente la galaxie d’Andromède cernée d’autres nébuleuses et accompagnée, de façon plus improbable, par la présence de la Lune. Le négatif du panache d’une queue de comète peinte sur le mur d’arrière scène reste, lui, omniprésent.

Georgy Vasiliev (Wakula)

Georgy Vasiliev (Wakula)

Ce drapé ouaté sert également à flouter les artifices des nombreux numéros de voltiges acrobatiques auxquels le Diable et Solocha, mais aussi d’autres figurants, vont se livrer à travers les multiples envols vers les cintres de la scène.

Un gigantesque morceau de Lune assombrie déborde aussi sur la gauche du plateau en référence à la malédiction qui pèse sur le village ukrainien. Et à un certain moment, les jeunes gens chantant des Koliadki sembleront même emportés dans l’espace.

Julia Muzychenko (Oksana)

Julia Muzychenko (Oksana)

Le metteur en scène allemand se révèle comme souvent symbolique dans la disposition des éléments de décors, se limitant à une simple lampe pendue au dessus d’une table pour la maison d’Oksana, ou bien à un canapé, une armoire, une théière dorée et quelques tapis chez Solocha.

Mais il concède un peu plus de faste pour les costumes de la cour du Palais de la Tsarine, avec un mélange de simplicité et de finesse intuitivement dosées.

Andrei Popov (Le Diable) et Enkelejda Shkoza (Solocha)

Andrei Popov (Le Diable) et Enkelejda Shkoza (Solocha)

Les éléments naturels tels la tempête de neige et tout ce qui se réfère à la dureté de l’environnement sont évacués, mais il n’élude aucune dimension de l’intrigue sociale, comme l’alcool mélancolique qui structure la vie de ce petit monde, et montre même les allusions sexuelles quand les hommes interviennent un à un chez la sorcière, tout en insufflant un comique de situation qui permette d’assurer que le spectacle reste adapté à tous les âges.

La chaleur humaine a ici plus d’importance que les rigueurs climatiques.

Ballerine et ours russe

Ballerine et ours russe

Le jeu d’acteur de la troupe est par ailleurs vivant avec un grand naturel, et le metteur en scène induit également une poésie d’expression très épurée au cours des beaux passages symphoniques du 3e acte où une ballerine et un ours, le symbole maladroit et brutal de la Russie, puis un acrobate venu des airs, se livrent à des mouvements chorégraphiques d’une légèreté qui se superpose idéalement aux étourdissements de la musique.

Et il prend soin à ce que chaque petit rôle, chaque choriste, montre un petit peu d’âme qui les particularise par des gestes très simples mais signifiants.

Inho Jeong (Tschub)

Inho Jeong (Tschub)

La distribution composée de chanteurs de la troupe de l’opéra de Frankfurt et d’artistes invités est d’une excellente unité avec des disparités en teintes et textures vocales qui forment des tableaux vifs et colorés.

Elle est identique à celle de la création en 2021 sauf pour les deux rôles de basse et basse baryton, Tschub et Panas, chantés cette fois par deux artistes coréens, respectivement Inho Jeong et Changdai Park. Le premier joue le rôle d’un père austère avec une franche résonance dans les graves, et le second apporte plus de moelleux lors de ses brèves interventions bonhommes.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et Peter Marsh (Le Sacristain)

Enkelejda Shkoza (Solocha) et Peter Marsh (Le Sacristain)

Fortement caractérisé par une hargne qui se ressent à travers un timbre d’une clarté très expressive et agressive, Andrei Popov incarne un diable grinçant et déterminé qui ne s’économise pas pour étaler les torsions intérieures de cet être sans noblesse.

Sa complice, Solocha, est jouée par Enkelejda Shkoza – on se souvient que cette artiste albanaise fut la première Giulietta lors de création des ‘Contes d’Hoffmann’ montée par Robert Carsen en l’an 2000 à l’Opéra Bastille - qui se montre d’une très grande aisance scénique afin de traduire la vulgarité et la nature manipulatrice de cette femme qui mène tous les hommes du villages par le bout du nez. Son mezzo est corsé, bariolé de traits perçants, et mené avec bagout et beaucoup d’humour.

Georgy Vasiliev (Wakula) et Thomas Faulkner (Pazjuk)

Georgy Vasiliev (Wakula) et Thomas Faulkner (Pazjuk)

Les visiteurs qui se présentent chez elle lui donnent parfaitement le change, Sebastian Geyer en maire un peu austère qui a peur des ragots, et Peter Marsh qui dessine un sacristain libidineux au timbre très naturaliste qui va bien avec ce portrait pitoyable.

D’une appréciable sonorité caverneuse, la basse britannique Thomas Faulkner donne de l’impact au vieux Patziouk, sorte de Méphisto qui accepte d’aider Wakula en échange de son âme, et Bianca Andrew offre, à la Tsarine, noirceur brillante et bonne humeur d’une très belle présence.

Bianca Andrew (La Tsarine)

Bianca Andrew (La Tsarine)

Mais le deux rôles centraux sont aussi d’une charmante authenticité. Georgy Vasiliev a de cette fougue ombreuse et tourmentée qui dépeint avec vérité, héroïsme et mélancolie slave les sentiments du jeune Wakula, et Julia Muzychenko adore insufler du rayonnement et une énergie fortement positive à Oksana avec un beau timbre généreusement charnel.

Son grand air final, qui lui donne le plus de profondeur quand elle pense que son prétendant s’est suicidé, est d’ailleurs chanté avec une envoûtante sensibilité.

Julia Muzychenko (Oksana)

Julia Muzychenko (Oksana)

Et tant scéniquement que vocalement, les chœurs de l’opéra de Frankfurt sont fabuleux de cohésion dans tous les ensembles vivants et spirituels, créant ainsi une unité d’âme particulièrement exaltante en ce jour de Noël.

Prenant de plus en plus d’importance à la direction d’orchestre, Takeshi Moriuchi fait vibrer toute la chaleur et la splendide souplesse de son ensemble de musiciens dont la rondeur magnifie au plus haut point l’écriture de Rimski-Korsakov.

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

Julia Muzychenko (Oksana) et le chœur de l'opéra de Frankfurt

La ronde des astres dans le ciel, la rutilance des nappes orchestrales, mais aussi l’équilibre avec le plateau, sont très bien rendus et maintenus, mais il reste plus mesuré quand il s’agit de restituer le piquant des actions populaires, et la polonaise chez la Tsarine sonne un peu empesée.

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

Enkelejda Shkoza (Solocha) et les astres de l'univers

En ce lundi 25 décembre, ce splendide spectacle affiche complet. Et le fait de voir des familles venues avec des enfants très jeunes, certains d’une dizaine d’années seulement, qui applaudissent à tout rompre un opéra russe que tout le monde découvre, vous emplit d’un optimisme qui démontre aussi qu’il y a bien en Allemagne une tradition musicale qui continue à se transmettre aux jeunes générations, ce qui devrait être un exemple pour le public et pour les politiques français qui ne soutiennent pas assez un art viscéralement attaché à l’identité culturelle et unificatrice du continent européen au sens large.

Andrei Popov, Sebastian Geyer, Peter Marsh, Inho Jeong, Georgy Vasiliev, Julia Muzychenko et Enkelejda Shkoza

Andrei Popov, Sebastian Geyer, Peter Marsh, Inho Jeong, Georgy Vasiliev, Julia Muzychenko et Enkelejda Shkoza

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Publié le 4 Août 2019

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 29 juillet 2019
Bayreuther Festspiele

Lohengrin Klaus Florian Vogt
Heinrich der Vogler Georg Zeppenfeld
Elsa von Brabant Annette Dasch
Friedrich von Telramund Tomas Konieczny
Ortrud Elena Pankratova
Der Heerrufer des Königs Egils Silins

Direction musicale Christian Thielemann
Mise en scène Yuval Sharon (2018)
Décors et costumes Neo Rauch et Rosa Loy

 

                                         Annette Dasch (Elsa)

La reprise de Lohengrin dans la mise en scène de Yuval Sharon et les décors et costumes de Neo Rauch et Rosa Loy réservait une surprise en ce lundi 29 juillet 2019, car il s’agissait du seul soir où Annette Dasch revenait sur la scène du Festival de Bayreuth, quatre ans après sa dernière interprétation d’Elsa auprès de Klaus Florian Vogt dans la dernière reprise de la production de Hans Neuenfels.

Leurs retrouvailles complices dans un spectacle qui n’a ni force de direction d’acteurs, ni force dramaturgique, n’a donc fait que surligner le sens insipide de cette production tout en bleu et zébrée, de temps en temps, de grands arcs lumineux électriques.

Elena Pankratova (Ortrud) - Photo Enrico Nawrath

Elena Pankratova (Ortrud) - Photo Enrico Nawrath

L’arrivée de Klaus Florian Vogt est splendide de pureté, chaque année passée renforçant l’extraordinaire clarté de son timbre surnaturel doué d’une puissance d’émission prodigieuse, un phrasé accrocheur, un sens de l’intonation et une éloquence si parfaite que la sincérité qu’il exprime atteint un retentissement qui peut toucher chacun au plus profond de soi.

La direction scénique et les maquillages en réduisent malheureusement les particularités physiques et visuelles, excepté au deuxième acte qui lui redonne une flamboyance en phase avec la magnificence de son chant, et pour le retrouver dans un personnage qui le valorise mieux, d’aucun pourra assister à Die Meistersinger von Nürnberg joué en alternance au festival, et parfois le jour suivant une représentation de Lohengrin.

Elena Pankratova et Klaus Florian Vogt

Elena Pankratova et Klaus Florian Vogt

Annette Dasch, avec son regard d’enfant éperdue d’un autre monde et son humanité si poignante et dramatique, a une voix nettement plus charnelle, une certaine résistance dans les phases de transition entre haut médium et aigu, mais son sens de l’incarnation révoltée, la sensibilité à fleur de peau qu’elle fait ressentir et l’excellente projection de son timbre d’une sensuelle féminité facilement identifiable, lui permettent de dépeindre une personnalité entière d’une grande force de caractère.

Ayant visiblement surmonté sa déception de l’année dernière vis-à-vis de la mise en scène qui l’étrique considérablement, Tomas Konieczny a retrouvé le moral et s’investit totalement dans les noirceurs vengeresses du langage sans détour de Telramund, une densité d’expression et une massivité du galbe vocal qui portent son incarnation avec un panache rendant son authenticité convaincante.

Annette Dasch

Annette Dasch

Il est ainsi appuyé cette année par Elena Pankratova, dont la chaleur et la sensualité noir-cerise de ses vibrations gorgées d’un moelleux maternel évoquent beaucoup plus la Vénus de Tannhäuser ou bien la Kundry séductrice de Parsifal, que la dureté calculatrice et désexualisée d’Ortrud. Mais sans le sens de la sauvagerie et de l’incisivité de Waltraud Meier, elle ne peut dépasser les limites et les ombres excessives dans laquelle, particulièrement au début du second acte, elle est plongée par le dispositif scénique qui invite surtout à la contemplation des peintures évocatrices et subconscientes de Neo Rauch.

Et c’est avec la même solidité vocale chargée du poids du passé que Georg Zeppenfeld imprime une autorité naturelle à Heinrich der Vogler, un personnage central dont il défend la noblesse et l’impact sur la cour avec une indéfectible dignité.

Le Festspielhaus

Le Festspielhaus

Aux commandes d’un orchestre fabuleux de précision et de malléabilité, Christian Thieleman réussit magistralement à pallier aux déficiences scéniques, créant des ondes de cordes brillantes et métalliques qui s’entrecroisent dans de grands mouvements torsadés où les patines des cuivres se mêlent d’un magnifique étincellement qui dramatise l’action, et qui subliment d'autant les vertus feutrées et mélancoliques du chœur. Une très grande interprétation qui vaut d’être entendue dans l’acoustique inimitable du Festspielhaus. 

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Publié le 31 Juillet 2018

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 29 juillet 2018
Bayreuth Festspiele

Lohengrin Piotr Beczala
Elsa Anja Harteros
Ortrud Waltraud Meier
Telramund Tomasz Konieczny
Le Roi Henri Georg Zeppenfeld
Le Héraut du Roi Egils Silins

Direction musicale Christian Thielemann
Mise en scène Yuval Sharon
Décors et costumes Neo Rauch et Rosa Loy

Nouvelle production

                            Georg Zeppenfeld (Le Roi Henri)

La nouvelle production de Lohengrin qui se substitue à celle de Hans Neuenfels, vision qui aura marqué Bayreuth pour sa distribution phénoménale et le monde de rats enlaidi décrit avec force et intelligence, est confiée cette année à Yuval Sharon, metteur en scène américain dont le travail s'ancrera profondément la saison prochaine dans plusieurs villes allemandes avec Lost Highway à Frankfurt, La petite Renarde rusée à Karlsruhe et La Flûte enchantée à l'opéra de Berlin.

Toutefois, les circonstances lui imposant à l'avance le travail des peintres-décorateurs Neo Rauch et Rosa Loy, mariés depuis 30 ans et issus de la nouvelle école de Leipzig, le concept de ce Lohengrin part de l'univers onirique de Neo Rauch, dont l'un de ses tableaux les plus célèbres semble totalement contraindre l'aspect visuel de ce spectacle : Der Former.

Waltraud Meier (Ortrud)

Waltraud Meier (Ortrud)

La direction du Festival fait ainsi le pari que la mise en mouvement de l'imagination des peintres peut trouver sa cohérence avec l’œuvre la plus romantique de Richard Wagner, et permettre à l'auditeur de s'imprégner et se laisser déborder par l'aspect visuel des différents tableaux.

On retrouve donc les couleurs bleu-électrique de la toile Der Former, en concordance avec la lumière bleu-argent qui annonce l'arrivée du Cygne de Lohengrin, symbolisé ici par une aile futuriste.

Palais en forme de transformateur électrique grandiose, chambre d'Elsa située en haut d'un phare isolé au milieu d'un marais au bord de l'Escaut, le tout baignant dans l'imaginaire subliminal d'une nature naïve, Lohengrin arrive dans ce monde irréel pour lui apporter l'étincelle qui en fera sa puissance.

Der Former (Neo Rauch)

Der Former (Neo Rauch)

La frontière entre le travail de Yuval Sharon et celui des décorateurs n'est clairement pas évidente à percevoir, ni la marge de manœuvre laissée au directeur scénique, mais l'on assiste à une mise en scène qui très clairement décrit la course d'un peuple trop sûr de sa puissance, et que Lohengrin finit par punir en supprimant l'énergie vitale née de son progrès.  Le Brabant revient alors à l'âge de la pierre taillée, et des silex luminescents brillent de tous feux.

Ce personnage est lui même assombri par son désir de brider la liberté de sa femme au cours d'une lutte dans une petite chambre aux teintes oranges et provocatrices qui s'achève par la neutralisation d'Elsa à l'aide d'une corde.

Yuval Sharon délivre finalement un message politico-écologique assez évident en faisant réapparaître le frère d'Elsa sous les traits d'un homme vert tendant un symbole de paix vert, et donc de paix avec la Terre, invitant ainsi chacun à passer à ce mode de vie pacifié.

Piotr Beczala (Lohengrin) et, de dos, Anja Harteros (Elsa) et Waltraud Meier (Ortrud)

Piotr Beczala (Lohengrin) et, de dos, Anja Harteros (Elsa) et Waltraud Meier (Ortrud)

Mais ce travail de mise en scène, qui désexualise les personnages et affaiblit leurs rapports physiques, n'aboutit finalement qu'à mettre en valeur le travail artistique troublant et fascinant de Neo Rauch et Rosa Loy.

Privés d'une véritable direction d'acteurs percutantes, les chanteurs doivent donc faire de leur mieux pour concilier leur conception acquise des caractères wagnériens afin d'entrer en osmose avec l'univers des peintres.

L'arrivée de Lohengrin est sans doute une des plus émouvantes plaintes entendues à ce jour, car Piotr Beczala la chante comme un Pierrot qui pleure. On le distingue à peine à ce moment là, et lorsqu'il se joint à la cour du Brabant, c'est un personnage humble, tenant une ligne musicale impeccablement densifiée par la puissance de son timbre dans le médium, qui se fait accepter sans pour autant donner l'impression de dominer.

Belle continuité du chant, brillant des vibrations aiguës qui s'atténue sans altérer l’homogénéité du velours vocal, rien ne rend son personnage antipathique avant la scène de confrontation avec Elsa. Et pourtant In fernem Land le rend à nouveau touchant.

Waltraud Meier (Ortrud)

Waltraud Meier (Ortrud)

Anja Harteros, dé-féminisée par la mise en scène pendant les deux premiers actes, laisse percevoir des accents tourmentés sauvages dans les graves, tiraillés dans les aigus, qui l'éloignent de la jeune fille éthérée qu'elle est au début, et trahissent des conflits intérieurs irrésolus exprimés avec force.

Mélisande hors du temps, elle révèle subitement, au dernier acte, un sens du drame poignant absolument saisissant et impressionnant par son intensité. Cette violence qui la rapproche d'Ortrud rend cependant moins palpable son affinité avec le caractère d'Elsa et affirme des émotions bien plus violentes.

Waltraud Meier paraît de fait la plus humaine avec son incarnation d'Ortrud totalement guidée par l'intelligence musicale, l'expressivité du geste et du regard, sa présence naturelle. Son goût pour le spectaculaire est nécessairement contrôlé, car elle doit dorénavant préserver sa voix, et c'est donc la précision des phrasés et les couleurs inimitables de son chant qui la rendent toujours unique.  Il y a évidemment énormément d'émotion à l'entendre dans ce rôle auquel elle devrait faire ses adieux à l'issue du festival.

Waltraud Meier (Ortrud), Piotr Beczala (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Waltraud Meier (Ortrud), Piotr Beczala (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

En revanche, Tomasz Konieczny doit se sentir un peu perdu dans son personnage tellement esthétisé qu'il ne lui donne plus une véritable stature de méchant. Privé d'un caractère complexe à défendre, les limitations qu'il ressent peuvent influer sur son incarnation de Telramund plus monolithique qu'à l'accoutumée, lui dont on connait bien la capacité à déployer l'animalité du Comte.

Enfin, le Roi Henri de Georg Zeppenfeld n'a rien perdu de sa stature royale, qu'il doit autant à la longueur de son souffle qu'à la finesse de son corps, bien que l'on sente poindre les couleurs du temps sur ses fiers aigus. Quant au Héraut d'Egils Silins, sa présence sonore immédiate ne se départit pourtant pas d'une certaine épaisseur que l'on n'attend pas forcément dans ce rôle de privilégié.

Christian Thielemann, choeurs et orchestre

Christian Thielemann, choeurs et orchestre

Face à la difficulté de faire converger le travail des décorateurs et du metteur en scène, la direction de Christian Thielemann est l'élément clé pour faire fonctionner l'ensemble.

L'ouverture suggère une limpidité qui prépare à l'atmosphère lumineuse des grandes peintures bleues des décors, les solistes sont superbement mis en valeur, mais c'est au troisième acte qu'un grand élan emporte le drame, dès les premières notes de l'ouverture, dans un relief sonore électrisant qui galvanise tous les chanteurs et saisit l'auditeur sans relâche.

On se laisse donc séduire par la beauté des peintures et des lumières au premier acte, puis on s’agace de les voir prendre trop d'importance au second alors que l'action scénique reste paresseuse, on retrouve enfin une unité artistique totale au troisième avant que la conclusion précipitée par la mort de Telramund se révèle incongrue.

Les chœurs, eux, sont les maîtres chez-eux dans un temple bati à la hauteur de leur harmonie fusionnelle irrésistible.

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Publié le 19 Mars 2018

Alcina (Georg Friedrich Haendel)
Représentation du 16 mars 2018
Théâtre des Champs-Ely
sées

Alcina Cecilia Bartoli
Ruggiero Philippe Jaroussky
Morgane Emöke Barath / Julie Fuchs
Bradamante Varduhi Abrahamyan
Oronte Christoph Strehl
Melisso Krzysztof Bączyk
Cupido Barbara Goodman

Direction musicale Emmanuelle Haïm
Mise en scène Christof Loy (2014)
Orchestre et Chœur du Concert d’Astrée

Production de l'opéra de Zurich                                                Varduhi Abrahamyan (Bradamante)

Œuvre créée au Covent Garden de Londres le 16 avril 1735, Alcina ne fit son entrée au répertoire de l'Opéra National de Paris que le 10 juin 1999 dans la mise en scène bourgeoise et hédoniste de Robert Carsen. Renée Fleming, Susan Graham et Natalie Dessay ont depuis laissé un souvenir immuable de ces soirées, immortalisé par un enregistrement chez Erato devenu incontournable.

Cecilia Bartoli (Alcina)

Cecilia Bartoli (Alcina)

En conviant la production de Christof Loy en son théâtre, Michel Franck doit donc se mesurer au souvenir de ces représentations parisiennes de référence, et la distribution qu'il a réuni ce soir entend bien écrire une nouvelle page dans l'interprétation d'un des plus beaux opéras d'Haendel.

Dans cette version qui joue habilement sur le contraste entre l'esthétique artificielle du théâtre XVIIIe siècle et le revers de la vie d'une diva, Alcina, rattrapée par le temps et le vieillissement (Christof Loy oublie tout effet grandiose pour replacer ce drame sur un plan purement humain, et fort émouvant au second acte), est incarnée par une technicienne hors pair, Cecilia Bartoli.

Philippe Jaroussky (Ruggiero)

Philippe Jaroussky (Ruggiero)

Le raffinement des vibrations du timbre, leur pastel couleur ocre, la véhémence autant que l'extrême retenue qui, dès le premier acte, atteint un premier moment de grâce intemporelle quand Alcina susurre sa fidélité à Ruggiero, s'allie à une présence totalement réelle.

Le personnage est entier, joué avec une spontanéité qui passe par tous les états d'âme possibles, la volonté de front, mais la mélancolie en arrière plan, et il y a ce moment lunaire, quand Cecilia chante seule sous un simple faisceau lumineux, qui nous rappelle une scène identique dans La Traviata mise en scène par Christoph Marthaler et chantée par Christine Schäfer. L'illusion d'exprimer pour un instant qui l'on est sous les regards convergents du monde admiratif n'est qu'un rêve d'adolescente.

Philippe Jaroussky (Ruggiero) et Krzysztof Bączyk (Melisso)

Philippe Jaroussky (Ruggiero) et Krzysztof Bączyk (Melisso)

Et pour séduire cette magicienne de l'art métaphorique théâtral, la juvénilité androgyne de Philippe Jaroussky lui offre un écho d'une enjôleuse légèreté, inaltérable aurait-on envie de dire, ce qui rend encore plus précieux cette version pour contre-ténor qui préserve le charme ambigu de l'univers haendelien. Mais Christof Loy lui réserve également un instant de fantaisie enjoué déjanté lorsqu'il se joint au ballet amusant des hommes esclaves d'Alcina.

Varduhi Abrahamyan (Bradamante)

Varduhi Abrahamyan (Bradamante)

La plus belle des surprises, c'est pourtant Varduhi Abrahamyan qui nous l'offre généreusement. On pouvait y songer depuis son magnifique Othon sombre au Palais Garnier, car émanent d'elle un aplomb et une profondeur sensuelle inhérente à l'univers baroque, et Bradamante en épouse les mêmes charmes et douceurs. A terre, le visage tourné vers le sol, déplorant que Ruggiero la délaisse, voir son corps exprimer les souffrances que son chant abandonne est d'une poignante beauté charnelle.

Philippe Jaroussky, Cecilia Bartoli, Julie Fuchs, Emöke Barath

Philippe Jaroussky, Cecilia Bartoli, Julie Fuchs, Emöke Barath

Il y a cependant une petite déception à voir Julie Fuchs, touchée par un coup de froid, simplement jouer le rôle de Morgana, mais l'interprétation d'Emöke Barath, située au milieu de l'orchestre face à Emmanuelle Haïm, est si fraîche et si lumineuse que la musicalité et le théâtre visuel se rejoignent naturellement.

Et dans le rôle de Melisso, Krzysztof Bączyk, le jeune moine du Don Carlos de Bastille, montre malgré une solide stature impressionnante et des sonorités sérieuses sa capacité à porter un personnage bien plus léger. Christoph Strehl, lui, n'intervient que ponctuellement, et assure à Oronte une expressivité pathétique bien tenue.

Emmanuelle Haïm

Emmanuelle Haïm

Quant au Concert d'Astrée, donc nous connaissons et apprécions la densité sonore et la rythmique parfois fort mathématique, il se révèle ce soir encore plus luxuriant et nuancé. Emmanuelle Haïm travaille la souplesse des mouvements, le dessin des détails, mais n'hésite pas non plus à provoquer un tranchant presque vindicatif sur les accents amers et langoureux d'Alcina pleurant l'abandon de Ruggiero.

Salle du Théâtre des Champs-Elysées - représentation d'Alcina, le 16 mars 2018

Salle du Théâtre des Champs-Elysées - représentation d'Alcina, le 16 mars 2018

Ce spectacle démonstratif et intelligent ne laisse à peu près aucune chance aux indécis d'y assister au dernier moment. Le théâtre musical de l'avenue Montaigne est en effet plein à craquer chaque soir.

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Publié le 27 Septembre 2010

Les Vêpres siciliennes (Verdi) 

Représentation du 26 septembre 2010 

De Nederlandse Opera (Amsterdam)

Hélène Barbara Haveman
Ninetta Livia Aghova
Henri Burkhard Fritz
Guy de Montfort Alejandro Marco-Buhrmester
Jean Procida Balint Szabo
Tybalt Huber Francis
Danieli Fabrice Farina
Mainfroid Rudi de Vries
Robert Roger Smeets
Le sire de Bethune Jeremy White
Le Conte de Vaudemont Christophe Fel

Direction Musicale Paolo Carignani
Mise en scène Christof Loy

 

 

 

                          Barbara Haveman (Hélène)

Après sa création à Paris le 13 juin 1855, et une reprise en 1863, la capitale s'est détournée des Vêpres Siciliennes qui ne fut, par la suite, quasiment plus chantée en français.

L'œuvre disparut même au cours de la première partie du XXième siècle avant de réapparaitre à Florence et à Milan en 1951, renaissance immortalisée par un enregistrement live de la version italienne I Vespri siciliani avec Maria Callas et sous la direction de Erich Kleiber.

Il fallut donc attendre 2003 pour que la version française renaisse à l'Opéra Bastille sous la direction de James Conlon, dans une mise en scène d'Andrei Serban.

En attendant une reprise éventuelle de la part du spécialiste des voix qui dirige actuellement l'Opéra de Paris, sa rareté justifie un déplacement à Amsterdam.

Alejandro Marco-Buhrmester (Guy de Montfort)

Alejandro Marco-Buhrmester (Guy de Montfort)

Le fait que Christof Loy soit le régisseur de la production peut induire une vague appréhension, mais son  travail a au moins le mérite de conserver l'intégralité de la partition et notamment le ballet des quatre saisons.

Dans ce passage de près d'une demi-heure, cédé aux exigences de l'Académie impériale, la musique de Verdi y est facétieuse, enthousiaste, dramatiquement hors sujet, ce qui devient prétexte à une burlesque évocation de l'enfance d'Henri, avec ses jeux et ses bêtises, dans un décor kitsch des années 60.

La mise à profit d'une musique de divertissement pour évoquer un rêve décalé n'est pas nouvelle, Arnaud Bernard y avait eu recours dans La Dame de Pique créée au Capitole de Toulouse en 2008.

Les Vêpres siciliennes. Fin acte III (mise en scène Christof Loy)

Les Vêpres siciliennes. Fin acte III (mise en scène Christof Loy)

Il y a bien quelques frayeurs lorsque l'opéra ouvre directement sur la scène des Français convoitant les Siciliennes, jusqu'à ce que l'ouverture apparaisse entre l'acte I et II pour marquer le temps relativement long qui sépare ces deux phases théâtrales.

Mais dans l'ensemble, bien que le metteur en scène allemand analyse l'évolution psychologique d'Hélène, qui ne peut devenir une femme aimante tant qu'elle n'a pas fait le deuil du meurtre de son frère, on retient surtout de la réussite pour les scènes rayonnant de joie de vivre..

Parmi cet univers banal et souvent vide, rien sur le plan esthétique, pas même les éclairages, ne contribue à une sorte d'emprise mentale, et le travail d'acteur n'est percutant que pour Hélène, le chœur, et quelques rôles mineurs parmi les soldats français. La liberté que s'octroie Loy est un défi engagé avec le spectateur qui doit soit s'en contenter, soit s'en aller.

Barbara Haveman (Hélène) et Burkhard Fritz (Henri)

Barbara Haveman (Hélène) et Burkhard Fritz (Henri)

Ainsi, lorsque le visuel déçoit, intellectuellement parlant, les grandes émotions verdiennes doivent compter sur la qualité musicale.

La sensibilité de Paolo Carignani est gourmande de sensualité, de fusion parfaite entre cordes, cuivres et vents, et de sonorités patiemment polies.

Le chef sait même être léger et entrainant au cours du ballet ou du boléro. Il se refuse en revanche à toute réaction sanguine, aux attaques fulgurantes, aux grondements de terreur, aux grands traits qui soulèvent les passions humaines.

Barbara Haveman (Hélène)

Barbara Haveman (Hélène)

Cette relative placidité se retrouve sur scène, que ce soit Burkhard Fritz, Henri au langage sensible, élégiaque et sans fougue, ou bien Alejandro Marco-Buhrmester (Amfortas dans le mémorable Parsifal mis en scène par Warlikowski en 2008),  Guy de Montfort  humain et dépressif, ou encore Balint Szabo, Jean Procida au grain mûr et aux lignes vocales toujours élégamment modulées.

Mais la grande satisfaction verdienne, sans aucune réserve, se concentre sur Barbara Haveman.

A aucun moment il n’est possible de décrocher d’une incarnation de feu, la souplesse, l’aisance dans les transitions du registre le plus grave aux piani les plus subtiles et les plus élevés, une puissance sauvage et sensuelle, et une présence scénique qui domine ses partenaires masculins.

Barbara Haveman (Hélène). Boléro (Acte V)

Barbara Haveman (Hélène). Boléro (Acte V)

Timbre similaire à celui d’Anna Caterina Antonacci, diction française un peu moins précise que la soprano italienne toutefois, la soprano néerlandaise n’avait pas donné aussi forte impression il y a deux ans dans le rôle de Lisa à Toulouse.

Le chœur, fortement sollicité par l’action à laquelle il participe amplement et avec joie, assume la ferveur enthousiaste de la partition.

Synopsis des Vêpres Siciliennes.

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