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Publié le 4 Mai 2024

Guercoeur (Albéric Magnard – Palais Garnier, le 24 avril 1931)
Représentation du 28 avril 2024
Opéra national du Rhin – Strasbourg

Guercœur Stéphane Degout
Vérité Catherine Hunold
Giselle Antoinette Dennefeld
Heurtal Julien Henric
Bonté Eugénie Joneau
Beauté Gabrielle Philiponet
Souffrance Adriana Bignagni Lesca
L’Ombre d’une femme Marie Lenormand
L’Ombre d’une vierge Alysia Hanshaw
L’Ombre d’un poète Glen Cunningham

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Christof Loy (2024)
Chœur de l’Opéra national du Rhin,

Orchestre philharmonique de Strasbourg

C’est entre les représentations de la ‘Valkyrie’ et du ‘Chevalier à la rose’ que ‘Guercoeur’ fut créé de façon posthume au Palais Garnier le mardi 24 avril 1931. L’œuvre sera jouée pour neuf représentations jusqu’à l’été 1931, et sera reprise trois soirs du 01 février au 08 mars 1933.

Stéphane Degout (Guercœur)

Stéphane Degout (Guercœur)

Le compositeur, Albéric Magnard, surnommé le ‘Bruckner français’, est l’auteur de quatre symphonies, vingt quatre poèmes en musique, des œuvres de musique de chambre, des pièces pour piano, et trois œuvres lyriques dont ‘Yolande’, créée à La Monnaie de Bruxelles le 27 décembre 1892, et ‘Bérénice’, créée à l’Opéra Comique le 15 décembre 1911.

Décédé dans sa maison à Baron, dans l’Oise, le 03 septembre 1914, après avoir tiré sur un groupe de soldats allemands, il était un homme engagé qui écrivit des articles pour soutenir Alfred Dreyfus ainsi qu'un ‘Hymne à la Justice’ (1902) en soutien au capitaine, et sa quatrième symphonie (1913) fut dédiée à une organisation féministe.

Fortement inspiré par la musique allemande romantique, il partage avec Richard Wagner l’idée du compositeur-librettiste qui vise à valoriser le poème par sa dépendance à la musique.

Catherine Hunold (Vérité)

Catherine Hunold (Vérité)

Dans son second opéra, ‘Guercoeur’, achevé en février 1901 et reconstitué sur la base des parties vocales et de la réduction piano - les partitions orchestrales des actes I et III avaient disparu dans l’incendie de son manoir -, ainsi que sur les souvenirs de Guy Ropatz qui l’avait dirigé en version de concert en 1908, l’écriture leitmotivique est omniprésente, et l’on peut même remarquer une ressemblance théâtrale avec le ‘Parsifal’ de Richard Wagner par sa conception qui encadre un second acte terrestre, violent et charnel, de deux actes plus spirituels et monochromes.

C’est au Theater am Domhof d’Osnabrück, grande ville de Basse-Saxe et lieu de naissance de la soprano dramatique Evelyn Herlitzius, que fut montée en juin 2019 par Dirk Schmeding la seconde mise en scène de ‘Guercoeur’. Elle recevra de la part d’Opernwelt la distinction de ‘Redécouverte de l’année 2019’.

Antoinette Dennefeld (Giselle)

Antoinette Dennefeld (Giselle)

La nouvelle production que présente l’Opéra national du Rhin sous l’impulsion de son directeur général Alain Perroux est donc la troisième au monde, évènement qui va constituer une véritable révélation pour nombre d’amateurs lyriques.

Cette révélation est aussi bien musicale que dramaturgique, car l’œuvre aborde des questions humaines et politiques universelles qui entrent en interaction avec notre vie contemporaine avec un réalisme que peu d’éléments laissent soupçonner au premier acte.

Julien Henric (Heurtal, porté par la foule)

Julien Henric (Heurtal, porté par la foule)

Guercoeur est un homme mort trop tôt après avoir apporté la démocratie à son peuple et épousé la femme qu’il aime, Giselle, qui lui a promis fidélité.

Mais une fois au ciel, il demande à la déesse Vérité de le renvoyer sur Terre pour poursuivre sa vie. La déesse Souffrance, outrée par cet orgueil, incite à lui accorder cette faveur, mais afin qu’il connaisse la douleur.

De retour parmi les siens, deux ans plus tard, la confrontation au réel s’avère cruelle pour cet homme politique idéaliste. Giselle est dorénavant liée à Heurtal, son meilleur ami devenu un des pires populistes prêt à asservir un peuple violemment divisé entre les partisans d’une dictature et les victimes de la pauvreté. L’écho aux influences des partis extrémistes de notre société d’aujourd’hui est frappante.

Ce véritable cauchemar que vit Guercoeur s’achève par un retournement de la foule contre lui qui le lynche et le tue.

Ramené au ciel, Guercoeur reconnaît le sens de la souffrance comme révélateur de toutes les vanités et s’en remet à la Vérité qui l’enjoint à tendre vers l’universalité, alors que l’humanité est encore loin d’aspirer à l’amour et à la liberté.

Stéphane Degout (Guercœur) et Adriana Bignagni Lesca (Souffrance)

Stéphane Degout (Guercœur) et Adriana Bignagni Lesca (Souffrance)

Ce qui est intéressant derrière l’ésotérisme vaporeux des premier et dernier actes, est de voir des allusions à des concepts scientifiques – Vérité fait une description des lois de la vie qui parle de la rencontre entre atomes et de l’interaction de la lumière et de la chaleur avec la matière, qui est une vision rationnelle et non religieuse de l’origine du monde – qui font ressentir intuitivement les convictions savantes d’Albéric Magnard.

Sur ce point, il est totalement en écart avec l’invention d’une nouvelle religion par Richard Wagner.

Retour de Guercoeur au ciel

Retour de Guercoeur au ciel

Mettre en scène un tel ouvrage n’est donc pas simple, et Christof Loy propose une interprétation qui renvoie dos à dos l’au-delà et le monde réel, par un décor tournant composé seulement d’une paroi avec une face noire pour la mort, et une face blanche et lumineuse pour la vie.

Entre les deux, une ouverture laisse transparaître une peinture paysagère bucolique comme sas de passage, naïve image de paradis perdu.

Quelques chaises sont les uniques éléments de décor afin d’aider à affirmer les émotions des protagonistes, et quelques fleurs tapissent le sol du royaume des ombres, la récompense apaisante de la connaissance.

Comme d’habitude, Christof Loy insuffle un jeu d’acteur vrai et très expressif, particulièrement au second acte, qui lui permet d’asseoir un réalisme charnel quant aux désirs de Giselle, femme décrite comme naturellement d’accord avec son corps et qui vit pour lui, et de développer aussi un grand réalisme dans les scènes populaires franchement revendicatives, et qui frappent l’auditeur par l'insertion d'une telle violence politique par delà même la musique.

Gabrielle Philiponet (Beauté), Catherine Hunold (Vérité) et Stéphane Degout (Guercœur)

Gabrielle Philiponet (Beauté), Catherine Hunold (Vérité) et Stéphane Degout (Guercœur)

Les solistes sous tous très impressionnants par leur engagement.

Stéphane Degout confirme qu’il est aujourd’hui le baryton le plus emblématique du répertoire français, habile quand il s’agit d’apporter du corps et de la puissance à son incarnation, tout en induisant à son chant une patine sombre et douce d’une excellente fluidité. Il excelle ainsi à incarner les tourments poétisés de Guercoeur, et à maintenir la profondeur de son personnage quelles que soient les circonstances.

Julien Henric (Heurtal) et Antoinette Dennefeld (Giselle)

Julien Henric (Heurtal) et Antoinette Dennefeld (Giselle)

En Giselle, Antoinette Dennefeld est phénoménale! Impossible de ne pas voir à travers elle, au second acte, une Kundry de l’opéra français quand elle jette l’intensité d’une voix puissante, très homogène et très bien conduite, exprimant détresse et désir de vivre avec une force quasi animale. On a ici une impressionnante extériorisation de l’être qui est rendue avec une énergie et une concordance entre l’artiste et la personnification qui éblouissent par leur aboutissement.

Jeune ténor lyonnais, Julien Henric, est bluffant dans son interprétation d’Heurtal au timbre clair et percutant, réussissant à lui donner une présence solide et ambiguë, car l’arrivisme de son personnage a aussi des aspects sympathiques qui transparaissent dans le jeu, et qui font tout le danger du rival politique de Guercoeur.

En l’écoutant et en le regardant, on ne peut s’empêcher d'y voir le reflet de jeunes leaders politiques d’aujourd’hui, ce qui est très troublant.

Antoinette Dennefeld (Giselle) et Stéphane Degout (Guercœur)

Antoinette Dennefeld (Giselle) et Stéphane Degout (Guercœur)

Et parmi les êtres surnaturels, Catherine Hunold conforte La Vérité dans une stature classique aux aigus fauves qui laisse transparaître une sensibilité maternelle, Adriana Bignagni Lesca est une Souffrance splendide de tenue et de noirceur qui accompagne Guercoeur sur Terre avec une présence tendre et dominante qui ajoute de la tension au drame, et Eugénie Joneau, qui incarnera prochainement la Princesse de Grenade dans ‘Les Brigands’, au Palais Garnier, est une Bonté aux résonances graves envoûtantes.

Antoinette Dennefeld, Stéphane Degout, Christof Loy, Ingo Metzmacher, Catherine Hunold et Julien Henric

Antoinette Dennefeld, Stéphane Degout, Christof Loy, Ingo Metzmacher, Catherine Hunold et Julien Henric

Grand interprète du répertoire des XXe et XXIe siècles, Ingo Metzmacher fait vivre la majesté mélancolique et la puissance dramatique de l’œuvre avec un grand sens de l’enveloppement et de l’acuité théâtrale, et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg lui répond avec emphase et sensibilité dans les moindres frémissements musicaux.

A cette lumière orchestrale qui s’affine et s’enrichit en plénitude au fil de la représentation, le chœur mêle une élégie inspirante qui achève de rendre cette matinée de première fascinante par l’inattendu qu’elle a produit.

Lorsque l’on se souvient de l’impact qu’eut l’interprétation d’’Oedipe’ par Ingo Metzmacher sur la scène Bastille en octobre 2021, on songe à réentendre ’Guercoeur’ sur cette même scène à nouveau sous sa direction.

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Publié le 1 Novembre 2015

Pénélope (Gabriel Fauré)
Livret de René Fauchoix
Représentation du 31 octobre 2015
Opéra national du Rhin (Strasbourg)

Pénélope Anna Caterina Antonacci
Ulysse Marc Laho
Euryclée Elodie Méchain
Cléone Sarah Laulan
Mélantho Kristina Bitenc
Phylo Rocio Perez
Lydie Francesca Sorteni
Alkandre Lamia Beuque
Eumée Jean-Philippe Lafont
Eurymaque Edwin Crossley-Mercer
Antinoüs Martial Defontaine
Léodès Mark Van Arsdale
Ctésippe Arnaud Richard
Pisandre Camille Tresmontant
Eurynome Aline Gozlan                      
Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Marc Laho (Ulysse)

Direction musicale Patrick Davin

Mise en scène Olivier Py
Décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy

Chœurs de l’Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse

Achevée en 1913, la musique de Pénélope reflète les courants mélodiques et symphoniques qui découlent des nouvelles lignes musicales que des compositeurs français et européens mirent au monde dans le prolongement de l'art orchestral wagnérien.

Ainsi, à son écoute, l'univers de Claude Debussy et de Paul Dukas n'est jamais loin, ni celui d'Ernest Bloch ou de Georges Enescu. Le temps semble être un large fleuve profond et vivant auquel la douceur de la langue française se mélange pour lui donner un sens avant tout poétique.

La force des mots vaut ainsi plus pour leur forme musicale que pour leur seul sens philosophique.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Et à un âge où le temps se savoure dans une lente quiétude, Gabriel Fauré a choisi de donner vie à un personnage antique pris dans l'humeur obsédante d'une attente sombre et patiente, l'épouse d'Ulysse, héros parti en guerre contre Troie depuis vingt ans.

Son opéra se déroule en trois actes et présente deux groupes d'hommes et de femmes faits pour s'attirer, les servantes et les prétendants au trône d'Ithaque. Pénélope apparaît comme un caractère digne et fascinant qui déclame tout au long de la pièce ses brisures de l'âme, mais également sa volonté de ne pas céder à la pression de son entourage. L'arrivée d'Ulysse, déguisé en mendiant, donne lieu à une première rencontre avec sa femme qui évoque beaucoup la rencontre d'Elektra et d' Oreste (Elektra - Richard Strauss) avant que celle-ci ne le reconnaisse.

Puis, le conseil d'Eumée de mettre à l'épreuve les prétendants de Pénélope en les confrontant à l'arc d'Ulysse précipite les préparatifs vengeurs de ce dernier. Le troisième acte se déroule finalement au palais où sa victoire déclenche le massacre de tous ses ennemis.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Télémaque

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Télémaque

Afin de restituer l'atmosphère et l'humeur noire et trouble du drame, l'Orchestre symphonique de Mulhouse disposé dans les moindres interstices de la fosse devient un coloriste au charme suranné dont la rusticité perceptible du corps boisé est d'une présence charnelle forte. Patrick Davin l'assouplit tout en lui laissant un caractère massif mais clair où les cuivres ont un éclat légèrement dissout qui se fond dans une teinte d'ensemble sombre et volubile.

Il y règne une effervescence traversée de traits de clarinettes, de flûtes et de piccolo stimulants pour l'oreille, tandis que les musiciens en tension drainent les enchevêtrements de lignes en prenant soin de leur plasticité.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Les chanteurs, eux, ne sont pas effacés pour autant par ce flot sonore, et la taille modeste de la salle leur permet de bien se mettre en valeur, à commencer par les rôles secondaires. Cléone sensuelle et un peu sauvage de Sarah Laulan, innocence heureuse de Kristina Bitenc, en Melantho, homogénéité directive du timbre d'Edwin Crossley-Mercer qui dessine un Eurymaque violent mais droit comme un chevalier, pour ne citer qu'eux, sont chantés dans un français galbé et précis.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Elodie Méchain (Euryclée)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Elodie Méchain (Euryclée)

Se distingue ensuite la présence fière et aisée de Jean-Philippe Lafont, dont l'humanité d'un grain grisonnant et les vibrations envahissantes du timbre transforment Eumèe en une sorte d'invité de luxe profondément charismatique. L'Euryclée d'Elodie Méchain vibre de déplorations, et son chant exprime la fatalité abattue d'une mère impuissante et triste.

Jean-Philippe Lafont (Eumée)

Jean-Philippe Lafont (Eumée)

Quant aux deux rôles principaux, ils requièrent une grande soprano dramatique et un ténor héroïque, comme les conventions veulent bien nous le laisser imaginer.

Anna Caterina Antonacci, qui connait le rôle de Pénélope pour l'avoir chanté en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées au côté de Roberto Alagna, est l’éclatante tragédienne hallucinée à la diction fascinante d'expressions que l'on connait bien. On ne peut alors s'empêcher de penser à l'étrange correspondance entre le rôle de Cassandre pleurant la perte d'Hector - qu'elle interprétait en 2003 au Théâtre du Châtelet dans 'Les Troyens' d'Hector Berlioz-, et celui d’une grecque qui attend le retour d'Ulysse.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Les sombres prémonitions du dernier acte de 'Pénélope' rejoignent celles de la prêtresse de Troie, et ces deux rôles apparaissent inévitablement liés au destin théâtral d'Anna Caterina Antonacci. Même tenue aristocratique, même souffrance du regard au-delà de l'émotionnel humain, une personnalité qui ne souhaite pas être heureuse malgré l’absence ou la perte.

Les lentes torsions du buste expriment cette peine indicible, les aigus vacillent mais la richesse de couleurs est toujours saisissante.

Marc Laho (Ulysse)

Marc Laho (Ulysse)

Et du regard désespéré, Marc Laho incarne un Ulysse sensible dont la douceur du style s’accorde moins avec l’image forte et solide du voyageur errant qu’avec l’univers poétique imaginé par Olivier Py. Ce ténor lunaire a en effet le charme d’un Pierrot dénué de la haine vengeresse de Paillasse, et l’âme dépressive en devient palpable.

Car Olivier Py a mis dans ce spectacle tout son sens poétique au service d’une langue qu’il affectionne pour la musicalité du verbe. Ce temps sans fin dans lequel bouclent les pensées de Pénélope et coule constamment la musique des sentiments est figuré par une structure circulaire plus large que le front de scène, qui pivote au fil du drame, alors qu’une autre structure plus réduite tourne également en son centre.

Pantomime de l'Odyssée

Pantomime de l'Odyssée

Le décor gris anthracite construit sur deux étages devient ainsi multiforme, et l’on passe de la chambre de Pénélope aux appartements des prétendants, puis aux écuries du Palais, et enfin aux falaises du bord de mer dans un continuum lent et changeant.

Le tout, monté sur un sol inondé d’eau, renvoie à un monde liquide qui pourrait tout aussi bien être celui de Pelléas et Mélisande, en tout cas le monde marin de Claude Debussy.

Les éclairages de Bertrand Killy font naitre des horizons apocalyptiques, les reflets aquatiques chancellent sur le plafond de la salle, et les ombres du décor suggèrent les angoisses du vide.

Pantomime du chant des sirènes

Pantomime du chant des sirènes

Mais au-delà de ce concept visuel prégnant, le metteur en scène ne se limite pas à ce qui est dit par le livret, et comble les lacunes devant l’Odyssée d’Homère. Télémaque surgit sous l’apparence d’un jeune homme muet, et Olivier Py lui fait vivre tous les sentiments d’affection envers le corps de Laerte, mort, envers sa mère puis son père, à son retour, et c’est donc le drame d’un fils préparant sa vengeance qui est aussi raconté.
C’est en effet lui qui triomphe ensanglanté après le massacre des prétendants.

Télémaque et Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque)

Télémaque et Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque)

Et que d’images simples et poétiques, les reflets bleutés sur le grand voile blanc que Pénélope ne veut pas achever, les symboles de papier que découpe Télémaque pour illustrer le texte, et surtout la narration de l’Odyssée qui est présentée sous forme d’une pièce de théâtre antique au centre de la scène, et qui finit par la victoire éclatante d’Athéna surplombant l’Acropole d’Athènes.

Il y a donc dans ce spectacle une rencontre et une synthèse fabuleuses entre la culture classique et la musique française du XXème siècle chères au metteur en scène, rejoint par le goût naturel d’Anna Caterina Antonacci pour la tragédie grecque et la diction impeccable du texte français.

On rêverait de les revoir tous les deux dans une nouvelle production des Troyens.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Dans les années qui viennent, Olivier Py se verrait bien poursuivre avec l’Œdipe de Georges Enescu, Pelléas et Mélisande – qu’il a déjà filmé -, ouvrages qu’il serait effectivement capable de relier par des univers qui se parlent et se répondent à travers une esthétique unifiante.

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Publié le 29 Avril 2015

Ariane et Barbe-Bleue (Paul Dukas)
Livret de Maurice Maeterlinck
Représentation du 26 avril 2015
Opéra national du Rhin (Strasbourg)

Barbe-Bleue Marc Barrard
Ariane Jeanne-Michèle Charbonnet
La Nourrice Sylvie Brunet-Grupposo
Sélysette Aline Martin
Ygraine Rocio Perez
Mélisande Gaëlle Alix
Bellangère Lamia Beuque
Alladine Délia Sepulcre Nativi
Un vieux paysan Jaroslaw Kitala
Deuxième paysan Peter Kirk
Troisième paysan David Oller

Direction musicale Daniele Callegari
Mise en scène Olivier Py                                            
Sylvie Brunet-Grupposo (La Nourrice)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse

Pour l’ouverture de sa quatrième saison à la direction de l’Opéra national de Paris, au début de l’automne 2007, Gerard Mortier fit découvrir au public de la grande salle Bastille l’unique opéra achevé de Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue, cent ans après sa création à l’Opéra-Comique.

Dans la salle, un spectateur en particulier fut ébloui tant par la musique que par le livret de Maurice Maeterlinck, Olivier Py.

Olivier Py

Olivier Py

Moins de huit ans plus tard, l’Opéra national du Rhin lui offre naturellement la direction scénique de cette œuvre puissante et rarement jouée, ainsi que le pouvoir d’imaginer une théâtralité qui mette en relief le sens de la poésie des mots.

Et alors que l’on entend en fond sonore le souffle d’un vent lugubre, l’ouverture quelque peu cinématographique, proche en plus feutré de celle qu’écrivit Leos Janacek pour l’Affaire Makropoulos, nous entraine vers deux mondes, l’un souterrain, sur la partie inférieure de la scène, et l’autre, extérieur et fantastique, sur sa partie supérieure.

Dans le sous-sol délabré et faiblement éclairé, Ariane et sa nourrice sont à la recherche des portes du château parmi des décombres désolés, alors qu’en surface, le décor change incessamment en passant d’une forêt d’arbres blancs et fantomatiques à la chambre de Barbe-Bleue, éclairée en contre-jour par un lustre de cristal, pour tendre vers des scènes de plus en plus fantasmagoriques et érotiques.

L’intérieur du château de Barbe-Bleue

L’intérieur du château de Barbe-Bleue

Barbe-Bleue – chanté en quelques répliques par Marc Barrard – prend, par la suite, l’apparence d’un acteur au physique impeccablement sculpté, orné d’une tête de taureau, symbole évident du Minotaure, tapi au centre du labyrinthe intérieur, et de ses propres forces animales.

Ce magnétisme est ce qui a piégé les cinq premières femmes, et la lutte entre le seigneur et Ariane évolue en scène de séduction sexuelle. Mais cela ne change rien à la détermination de la jeune femme.

Olivier Py profite alors d’amples mouvements symphoniques pour représenter nombre de scènes de nus féminins ou masculins, superbement éclairées par des jeux d’ombres et de lumières irréels, une beauté des gestes souple et mystérieusement silencieuse.

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane)

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane)

Son décor réunit en un même monde la forêt extérieure où se sont retranchés les paysans en colère et les méandres glauques, rougeoyants, et violents de l’univers mental de Barbe-Bleue.

A travers les vitres brisées du château, la sensualité panthéiste des prisonnières sublimée par le chœur se mélange à des rites païens. Les danses exposent les corps, et la disposition des femmes, dans la scène finale, autour de Barbe-Bleue, nu, de dos, évoque très fortement les tableaux de Goya El Gran Cabron.- Le Sabbat des sorcières.

Car tout l’enjeu de la mise en scène, fascinante et réussie dans sa démonstration du pouvoir attractif d’un monde sinistre, est de révéler ces forces occultes qui vont étouffer tout désir de liberté et de vérité chez les victimes du monstre.

Combat de Barbe-Bleue et des paysans

Combat de Barbe-Bleue et des paysans

Elle interroge chacun sur sa propre situation face à toutes les libertés de mouvement, de rêve et de penser, et nous renvoie à notre propre constat que l’être humain ne souhaite pas nécessairement accéder, à des degrés divers, à une vie libre et indépendante psychologiquement des désirs d’autrui.

L’esthétique homo-érotique, contenue en partie dans le texte, imprime également des tableaux d’une beauté saisissante – la scène de lutte entre Barbe-Bleue et les paysans dans la clairière de la forêt -, loups et faucons vivants apparaissant même très furtivement pour accentuer le fantastique de la situation.

Il est d’ailleurs jubilatoire d’assister aux libertés signifiantes que prend Olivier Py, alors que la leçon de liberté d’Ariane vire à l’échec complet. La foi est impuissante face à l’obscurantisme choisi.

Ariane et Barbe-Bleue (J.M Chardonnet, S.Brunet, D.Callegari, Olivier Py) Strasbourg

Mais si nous nous laissons aussi facilement prendre par la scénographie, nous le devons à l’immédiateté de ses résonances avec la musique de Dukas. La patine de l’orchestre symphonique de Mulhouse a, certes, une pâte âpre, mais son énergie bouillonnante et flamboyante charrie des flots d’humeurs noires qui relancent le drame avec force, tout en lui donnant une opacité qui rappelle les couleurs qu’avait tiré Marc Minkowski de l’orchestre de La Monnaie, lorsqu’il dirigea le Trouvère de Verdi.

Daniele Callegari peut donc autant lâcher la bride que soigner les traits lumineux et éphémères de la partition, tout en privilégiant le vivant de cette masse orchestrale impressionnante. La qualité des drapés musicaux n’atteint cependant pas l’esthétique très germanique que Sylvain Cambreling avait sculptée précieusement avec les musiciens de l’Opéra national de Paris.

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane) et Marc Barrard (Barbe-Bleue)

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane) et Marc Barrard (Barbe-Bleue)

Car la musique est aussi considérée comme le souffle qui porte les chanteurs dans leurs élans exaltés. Jeanne-Michèle Charbonnet a ainsi une voix immense pour la salle, et un tempérament presque fanatique qui peut compter sur l’expressivité d’une tessiture grave complexe, et sur la puissance d’un vibrato qui dénature trop ses aigus.
Mais ce personnage d’Ariane lui convient bien, car elle incarne une solidité humaine, malgré les fragilités, et une forme de naïveté qui la rapprochent de l’Élisabeth du Tannhäuser de Wagner.

Olivier Py est, vraisemblablement, autant responsable de cette impression de similitude entre l’œuvre de Dukas et celle du musicien allemand.

Ariane et Barbe-Bleue (J.M Chardonnet, S.Brunet, D.Callegari, Olivier Py) Strasbourg

Seulement, une autre chanteuse éveille notre fibre dramatique, Sylvie Brunet-Grupposo. Depuis quelques années, nous avons l’impression d’assister chez elle à un épanouissement artistique très émouvant, car toutes ses incarnations – Geneviève, Azucena, Gertrude – allient expressivité vocale, unicité d’un timbre parfaitement identifiable, vérité du geste et sensibilité à l’urgence de situation.
La tessiture de sa voix, très homogène, permet pourtant de faire passer des sentiments très humains et très proches, comme peu de mezzo savent les communiquer avec autant de simplicité.

Et c’est parmi les femmes de Barbe-Bleue, Aline Martin, Rocio Perez, Gaëlle Alix, Lamia Beuque et Délia Sepulcre Nativi que l’on entend les éclats les plus purs de la langue française, sans la moindre altération.

Daniele Callegari, Olivier Py et Jeanne-Michèle Charbonnet

Daniele Callegari, Olivier Py et Jeanne-Michèle Charbonnet

Le chœur, lui, disposé dès l’ouverture dans les loges de côté, chante dans la même tonalité mystérieuse et virile de la musique. A son écoute, on pense beaucoup à l’écriture de Benjamin Britten, musicien pourtant postérieur à Paul Dukas.

La saison prochaine, au mois d’octobre, l’Opéra national du Rhin programmera Pénélope de Gabriel Fauré, poème composé six ans après Ariane et Barbe-Bleue. Olivier Py sera à nouveau à la mise en scène, et, à nouveau, on viendra y retrouver un univers intérieur dangereux et fascinant.

 

La dernière représentation sera diffusée en direct sur Culture Box le 6 mai à 20h (lien ci-dessous).

Ariane et Barbe-Bleue (Opéra de Strasbourg) à partir du 06 mai 2015

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