Guercoeur (Degout Dennefeld Henric Hunold Metzmacher Loy) Strasbourg
Publié le 4 Mai 2024
Guercoeur (Albéric Magnard – Palais Garnier, le 24 avril 1931)
Représentation du 28 avril 2024
Opéra national du Rhin – Strasbourg
Guercœur Stéphane Degout
Vérité Catherine Hunold
Giselle Antoinette Dennefeld
Heurtal Julien Henric
Bonté Eugénie Joneau
Beauté Gabrielle Philiponet
Souffrance Adriana Bignagni Lesca
L’Ombre d’une femme Marie Lenormand
L’Ombre d’une vierge Alysia Hanshaw
L’Ombre d’un poète Glen Cunningham
Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Christof Loy (2024)
Chœur de l’Opéra national du Rhin,
Orchestre philharmonique de Strasbourg
C’est entre les représentations de la ‘Valkyrie’ et du ‘Chevalier à la rose’ que ‘Guercoeur’ fut créé de façon posthume au Palais Garnier le mardi 24 avril 1931. L’œuvre sera jouée pour neuf représentations jusqu’à l’été 1931, et sera reprise trois soirs du 01 février au 08 mars 1933.
Le compositeur, Albéric Magnard, surnommé le ‘Bruckner français’, est l’auteur de quatre symphonies, vingt quatre poèmes en musique, des œuvres de musique de chambre, des pièces pour piano, et trois œuvres lyriques dont ‘Yolande’, créée à La Monnaie de Bruxelles le 27 décembre 1892, et ‘Bérénice’, créée à l’Opéra Comique le 15 décembre 1911.
Décédé dans sa maison à Baron, dans l’Oise, le 03 septembre 1914, après avoir tiré sur un groupe de soldats allemands, il était un homme engagé qui écrivit des articles pour soutenir Alfred Dreyfus ainsi qu'un ‘Hymne à la Justice’ (1902) en soutien au capitaine, et sa quatrième symphonie (1913) fut dédiée à une organisation féministe.
Fortement inspiré par la musique allemande romantique, il partage avec Richard Wagner l’idée du compositeur-librettiste qui vise à valoriser le poème par sa dépendance à la musique.
Dans son second opéra, ‘Guercoeur’, achevé en février 1901 et reconstitué sur la base des parties vocales et de la réduction piano - les partitions orchestrales des actes I et III avaient disparu dans l’incendie de son manoir -, ainsi que sur les souvenirs de Guy Ropatz qui l’avait dirigé en version de concert en 1908, l’écriture leitmotivique est omniprésente, et l’on peut même remarquer une ressemblance théâtrale avec le ‘Parsifal’ de Richard Wagner par sa conception qui encadre un second acte terrestre, violent et charnel, de deux actes plus spirituels et monochromes.
C’est au Theater am Domhof d’Osnabrück, grande ville de Basse-Saxe et lieu de naissance de la soprano dramatique Evelyn Herlitzius, que fut montée en juin 2019 par Dirk Schmeding la seconde mise en scène de ‘Guercoeur’. Elle recevra de la part d’Opernwelt la distinction de ‘Redécouverte de l’année 2019’.
La nouvelle production que présente l’Opéra national du Rhin sous l’impulsion de son directeur général Alain Perroux est donc la troisième au monde, évènement qui va constituer une véritable révélation pour nombre d’amateurs lyriques.
Cette révélation est aussi bien musicale que dramaturgique, car l’œuvre aborde des questions humaines et politiques universelles qui entrent en interaction avec notre vie contemporaine avec un réalisme que peu d’éléments laissent soupçonner au premier acte.
Guercoeur est un homme mort trop tôt après avoir apporté la démocratie à son peuple et épousé la femme qu’il aime, Giselle, qui lui a promis fidélité.
Mais une fois au ciel, il demande à la déesse Vérité de le renvoyer sur Terre pour poursuivre sa vie. La déesse Souffrance, outrée par cet orgueil, incite à lui accorder cette faveur, mais afin qu’il connaisse la douleur.
De retour parmi les siens, deux ans plus tard, la confrontation au réel s’avère cruelle pour cet homme politique idéaliste. Giselle est dorénavant liée à Heurtal, son meilleur ami devenu un des pires populistes prêt à asservir un peuple violemment divisé entre les partisans d’une dictature et les victimes de la pauvreté. L’écho aux influences des partis extrémistes de notre société d’aujourd’hui est frappante.
Ce véritable cauchemar que vit Guercoeur s’achève par un retournement de la foule contre lui qui le lynche et le tue.
Ramené au ciel, Guercoeur reconnaît le sens de la souffrance comme révélateur de toutes les vanités et s’en remet à la Vérité qui l’enjoint à tendre vers l’universalité, alors que l’humanité est encore loin d’aspirer à l’amour et à la liberté.
Ce qui est intéressant derrière l’ésotérisme vaporeux des premier et dernier actes, est de voir des allusions à des concepts scientifiques – Vérité fait une description des lois de la vie qui parle de la rencontre entre atomes et de l’interaction de la lumière et de la chaleur avec la matière, qui est une vision rationnelle et non religieuse de l’origine du monde – qui font ressentir intuitivement les convictions savantes d’Albéric Magnard.
Sur ce point, il est totalement en écart avec l’invention d’une nouvelle religion par Richard Wagner.
Mettre en scène un tel ouvrage n’est donc pas simple, et Christof Loy propose une interprétation qui renvoie dos à dos l’au-delà et le monde réel, par un décor tournant composé seulement d’une paroi avec une face noire pour la mort, et une face blanche et lumineuse pour la vie.
Entre les deux, une ouverture laisse transparaître une peinture paysagère bucolique comme sas de passage, naïve image de paradis perdu.
Quelques chaises sont les uniques éléments de décor afin d’aider à affirmer les émotions des protagonistes, et quelques fleurs tapissent le sol du royaume des ombres, la récompense apaisante de la connaissance.
Comme d’habitude, Christof Loy insuffle un jeu d’acteur vrai et très expressif, particulièrement au second acte, qui lui permet d’asseoir un réalisme charnel quant aux désirs de Giselle, femme décrite comme naturellement d’accord avec son corps et qui vit pour lui, et de développer aussi un grand réalisme dans les scènes populaires franchement revendicatives, et qui frappent l’auditeur par l'insertion d'une telle violence politique par delà même la musique.
Les solistes sous tous très impressionnants par leur engagement.
Stéphane Degout confirme qu’il est aujourd’hui le baryton le plus emblématique du répertoire français, habile quand il s’agit d’apporter du corps et de la puissance à son incarnation, tout en induisant à son chant une patine sombre et douce d’une excellente fluidité. Il excelle ainsi à incarner les tourments poétisés de Guercoeur, et à maintenir la profondeur de son personnage quelles que soient les circonstances.
En Giselle, Antoinette Dennefeld est phénoménale! Impossible de ne pas voir à travers elle, au second acte, une Kundry de l’opéra français quand elle jette l’intensité d’une voix puissante, très homogène et très bien conduite, exprimant détresse et désir de vivre avec une force quasi animale. On a ici une impressionnante extériorisation de l’être qui est rendue avec une énergie et une concordance entre l’artiste et la personnification qui éblouissent par leur aboutissement.
Jeune ténor lyonnais, Julien Henric, est bluffant dans son interprétation d’Heurtal au timbre clair et percutant, réussissant à lui donner une présence solide et ambiguë, car l’arrivisme de son personnage a aussi des aspects sympathiques qui transparaissent dans le jeu, et qui font tout le danger du rival politique de Guercoeur.
En l’écoutant et en le regardant, on ne peut s’empêcher d'y voir le reflet de jeunes leaders politiques d’aujourd’hui, ce qui est très troublant.
Et parmi les êtres surnaturels, Catherine Hunold conforte La Vérité dans une stature classique aux aigus fauves qui laisse transparaître une sensibilité maternelle, Adriana Bignagni Lesca est une Souffrance splendide de tenue et de noirceur qui accompagne Guercoeur sur Terre avec une présence tendre et dominante qui ajoute de la tension au drame, et Eugénie Joneau, qui incarnera prochainement la Princesse de Grenade dans ‘Les Brigands’, au Palais Garnier, est une Bonté aux résonances graves envoûtantes.
Antoinette Dennefeld, Stéphane Degout, Christof Loy, Ingo Metzmacher, Catherine Hunold et Julien Henric
Grand interprète du répertoire des XXe et XXIe siècles, Ingo Metzmacher fait vivre la majesté mélancolique et la puissance dramatique de l’œuvre avec un grand sens de l’enveloppement et de l’acuité théâtrale, et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg lui répond avec emphase et sensibilité dans les moindres frémissements musicaux.
A cette lumière orchestrale qui s’affine et s’enrichit en plénitude au fil de la représentation, le chœur mêle une élégie inspirante qui achève de rendre cette matinée de première fascinante par l’inattendu qu’elle a produit.
Lorsque l’on se souvient de l’impact qu’eut l’interprétation d’’Oedipe’ par Ingo Metzmacher sur la scène Bastille en octobre 2021, on songe à réentendre ’Guercoeur’ sur cette même scène à nouveau sous sa direction.