Opéra de Paris 1995-2009 : Bilan comparé Gerard Mortier / Hugues Gall
Publié le 1 Novembre 2008
Après cinq années à la direction de l’Opéra National de Paris, Gerard Mortier va laisser un bilan qui ne manquera pas d’alimenter des conversations sans fin sur les qualités artistiques de ses productions.
Il est alors intéressant de donner quelques éléments objectifs de comparaison avec son prédécesseur, Hugues Gall, non pas en comparant les noms des chanteurs, des chefs d’orchestres ou des metteurs en scènes - nous n’en sortirions pas - mais simplement en considérant les ouvrages programmés.
Hugues Gall a été le directeur de l’Opéra de Paris pendant 9 saisons de 1995 à 2004 alors que Gerard Mortier n’a eu que 5 ans pour déployer à marche forcée ses projets entre 2004 et 2009.
Chaque saison ,ce sont environ 20 ouvrages lyriques qui ont été proposés au public.
1. La diversité des ouvrages
En 9 ans, Hugues Gall a proposé 174 spectacles composés de 78 oeuvres différentes et représentatives de 36 compositeurs.
En 5 ans, Gerard Mortier a proposé 98 spectacles composés de 76 œuvres différentes et représentatives de 42 compositeurs.
Le directeur flamand aura donc, sur une période plus courte, monté autant d’ouvrages différents et fait connaître plus de compositeurs.
Gounod, Britten, Bizet, Gershwin, Lehar, Fenelon, Zemlinsky, Ravel, Manoury, Lachenman, Liebermann, Dusapin, Pintscher, Weill ont certes disparu avec Mortier.
Cependant Messiaen, Monteverdi, Gluck, Chostakovitch, Saariaho, Hindemith, Bartok, Charpentier, Halevy, Sciarrino, Haas, Dallapiccola, Stravinsky, Dukas, Boesmans, Beethoven, Jommelli, Szymanowski, Schoenberg et Smetana entrent ou reviennent au répertoire.
Un tel challenge aura eu tout de même un coût : l’augmentation du prix moyen des places de 20% en 5 ans.
Une première catégorie qui coûtait 114 euros en 2004, vaut en 2009 138 euros .
Il faut néanmoins relativiser car en 1999, la première catégorie est à 98 euros, soit 15% d'augmentation sur les 5 dernières années d'Hugues Gall.
Le mécénat joue un rôle très important, car en ayant augmenté son apport de 2.5 millions d’euros en 2003 à 7 millions d’euros en 2008, cela a permis d'éviter une augmentation de 10% supplémentaires du prix des billets.
2. L’Opéra du XVIIième et XVIIIième siècle
Gerard Mortier se dit le champion de l’Opéra contemporain.
Ce n’est pas pour autant qu’il aura délaissé le XVIIIième, voir le XVIIième siècle.
En effet, les deux premiers siècles de l’histoire de l’Opéra représentent 20% de la programmation aussi bien avec Mortier qu'avec Gall.
Mais alors que Gall ne connaît que Mozart, Rameau et Haendel, Mortier programme autant de Mozart et propose également Gluck, Monteverdi, Jommelli avec un peu de Haendel et de Rameau (mais juste un soupçon).
Orphée et Eurydice (Pina Bausch)
Paris dispose déjà du Théâtre des Champs Elysées et de l’Opéra Comique pour programmer de l’Opéra Baroque et classique ce qui ne rend pas impératif une augmentation de ce répertoire à l’Opéra de Paris.
Il est cependant mieux représenté qu’au Metropolitan Opera (15%).
3. L’Opéra du XIXième siècle
Mortier va donc commencer à faire des coupes dans l’Opéra du XIXième siècle.
Il ne représente plus que 45% de la programmation alors qu’avec Gall il culminait à 55%.
Bellini et Massenet se maintiennent avec un ouvrage chacun seulement, Bizet et Gounod disparaissent et Puccini (intermédiaire entre deux siècles) voit sa programmation réduire de moitié.
Seuls Donizetti (Lucia di Lammermoor, L’Elixir d’Amour) et Berlioz (La Damnation de Faust, Les Troyens, Roméo et Juliette) s’en sortent mieux.
En revanche, Verdi continue à représenter 15% du répertoire de l‘Opéra de Paris.
La très rare Luisa Miller et le Bal Masqué mis en scène par Gilbert Deflo font à nouveau leur apparition.
Simon Boccanegra, La Traviata, et peut être Macbeth, seront de nouvelles productions controversées.
Nabucco, Attila, Les Vêpres siciliennes et Falstaff ne sont pas repris et Aïda ne semble pas en mesure de faire son retour à Paris.
Par comparaison, le Metropolitan Opera représente excessivement ce répertoire (65%).
La Traviata (mise en scène Christoph Marthaler)
4. L’Opéra du XXième et XXIième siècle
L’opéra contemporain augmente donc logiquement sa représentativité avec 35% du répertoire (25% sous Gall).
C’est la consécration de Janacek (De la maison des morts, La Petite Renarde Rusée, Katia Kabanova, L’Affaire Makropoulos, Le Journal d’un disparu).
Prokofiev (L’Amour des 3 oranges, Guerre et Paix), Hindemith (Cardillac) se substituent à Ravel et Britten.
Toutes les productions de Richard Strauss par Hugues Gall sont reprises (Salomé, Capriccio, Ariane à Naxos, La Femme sans ombre, Le Chevalier à La Rose) auxquelles s’ajoute la nouvelle production d’Elektra.
Sont créées également Adriana Mater, Melancholia, Da Gelo a Gelo, Yvonne de Bourgogne.
Par comparaison, ce répertoire est représenté à hauteur de 20% au Metropolitan Opera.
5. L’Opéra Français
Si l’Opéra français représentait 25% de la programmation avec Gall, il n’est plus que de 15% ces 5 dernières années.
Saint François d’Assise, Iphigénie en Tauride, Louise, La Juive, Ariane et Barbe Bleue, Yvonne princesse de Bourgogne (création) et Werther ont tout de même droit à de nouvelles productions.
D’ailleurs, le nombre de compositeurs est plus diversifié avec Mortier que Gall (12 en 5 ans contre 14 en 9 ans).
Seulement mis à part Iphigénie et Louise, aucune production n’est reprise alors que Gall utilisait Bizet, Gounod, Massenet et Offenbach pour leur rentabilité.
L’Opéra français ne joue donc plus avec Mortier son rôle de moteur économique pour l’Opéra National de Paris.
Il se rapproche même du Metropolitan Opera où l’Opéra Français représente moins de 10% de la programmation.
6. L’Opéra Italien
L’Opéra italien se maintient avec 40% de la programmation, Gall en faisait un tout petit peu plus avec 45% des ouvrages.
En fait Puccini ne constitue plus un fond de roulement, mais L’Elixir d’Amour de Donizetti monté sur 3 ans avec 4 distributions différentes, restera assez étrangement une des productions marquantes du passage de Gerard Mortier à Paris.
Il faut souligner aussi que nous avons eu la meilleure distribution jamais vue et entendue dans Madame Butterfly (Liping Zhang, Marco Berti) mis en scène par Bob Wilson.
Ce répertoire est représenté au Metropolitan Opera à hauteur de 60% de la programmation.
7. L’Opéra Allemand
Avec 20% de la programmation, l’Opéra Allemand est figuré avec une constante régularité à l’Opéra de Paris depuis 15 ans.
Les productions de Strauss d’Hugues Gall sont nettement amorties par Gerard Mortier ce qui permet à ce dernier de s’offrir trois productions très coûteuses :
- Cardillac, transposé par André Engel dans les décors du Paris des années 30.
- Tristan et Isolde (représenté 3 fois en 5 ans) avec les très belles images de Bill Viola dont toutefois l’Opéra de Paris perdra les droits de diffusion fin 2008.
- Parsifal mis en scène par K.Warlikowski de manière réfléchie sur certains ressorts des rapports humains mais qui sans doute aurait voulu détailler encore plus sa mise en correspondance avec les faits réels. Sa reprise n’est pas du tout assurée. Tristan et Isolde (Bill Viola - Peter Sellars)
On observe le même niveau de représentativité de ce répertoire au Metropolitan Opera (20%).
8. L’Opéra Slave
La langue Slave est donc mise à l’honneur avec 20% de la programmation (7% précédemment) même si Janacek est le véritable vecteur de ce répertoire.
Le nombre de compositeurs s’élargit (Chostakovitch, Szymanowski, Smetana, Bartok).
Les nouvelles productions de l’Affaire Makropoulos et du Château de Barbe Bleue se sont très nettement distinguées, Lady Macbeth de Mzensk (coproduction avec Amsterdam) et Le Roi Roger étant d’ailleurs très attendus.
Au Metropolitan Opera, le répertoire slave reste plutôt à un niveau de 8% de la programmation.
9. Les reprises et nouvelles productions
Alors qu’Hugues Gall programmait 7 nouvelles productions par an, Gerard Mortier a présenté entre 9 et 10 nouvelles productions par an.
Ce qui explique qu’en 5 ans nous ayons vu autant d’ouvrages que pendant les 9 années précédentes.
Mais si le répertoire contemporain correspond à 30% des créations avec Gall, il est de 45% maintenant.
Malgré l’effort de Gerard Mortier pour privilégier les œuvres du XXième siècle, il paraît difficile d’en constituer un répertoire récurrent capable d’attirer le public autant que le répertoire du XIXième siècle. Cela aura au moins contribué à développer la sensibilité à ces nouveaux langages musicaux.
Le succès de la nouvelle production de Wozzeck par Christoph Marthaler (avec 17000 spectateurs) est remarquable, car obtenir un taux de remplissage de 90% est du jamais vu pour cette oeuvre (la production d'Hugues Gall n'atteignait pas 80%).
Le traitement des nouvelles productions d’opéras du XVIIIième et XIXième siècles est cependant bien plus polémique.
Gall n’a connu qu’un véritable échec artistique interdisant toute reprise : Idomeneo.
Les productions de Tristan, Attila, Guillaume Tell et Les Vêpres siciliennes ne seront jamais reprises mais il y avait tout de même un intérêt à les monter.
Avec Mortier 15 nouvelles productions du XVIIIième-XIXième sont susceptibles d’être régulièrement reprises :
Fidelio, La Juive, Werther, La Clémence de Titus, L’Elixir d’Amour, La Fiancée vendue, Un Bal Masqué, Roméo et Juliette, Luisa Miller, Macbeth, Orphée et Eurydice, Cosi fan Tutte, Les Troyens, Idomeneo, Tannhauser.
Il en aurait fallu plutôt 20 pour être à la hauteur des 35 créations de Gall reprises plusieurs fois dans ce répertoire.
Car Tristan et Isolde ne sera pas repris pour des questions de droits ainsi que vraisemblablement Don Giovanni (Haneke) (annonciateur d'un drame survenu récemment en Inde où des employés s'en sont pris mortellement à leur patron) et Parsifal (Warlikowski).
Iphigénie en Tauride, Les Noces de Figaro, La Traviata, d’une incontestable valeur théâtrale s’éloignent trop des goûts esthétiques d'une partie du public du Palais Garnier pour y revenir et sont, tout comme Don Giovanni, trop dépendants des qualités d‘acteurs des chanteurs et parfois même indissociables (C.Schäfer en Violetta-Piaf, P.Mattei-L.Pisaroni en cadres sup et doubles l'un de l'autre dans Don Giovanni).
Quand à la Flûte enchantée de la Fura dels Baus (coproduction avec la Ruhr Triennale et le Teatro Real de Madrid), son caractère iconoclaste ne devrait pas lui permettre de résister à la reprise de la production de Benno Besson.
En fait tout dépend de la capacité du futur directeur à reprendre des productions fortes, ne correspondant pas à ses goûts et portant la marque "Mortier", sachant que pourtant elles feront salle comble.
Il en va de même pour le Simon Boccanegra de Johan Simons, bien plus intéressant que la précédente production mais focalisé sur le politique au détriment de la poésie.
Enfin le magnifique Eugène Onéguine du Bolchoï n’était que de passage.
10. Vers un retour au traditionnel ?
La dernière saison du directeur Flamand s'est achevée sur deux consécrations des prix du Syndicat de la Critique : "Yvonne princesse de Bourgogne" a obtenu le prix de la "Meilleure création musicale", et "Lady Macbeth de Mzensk", le "Grand prix musique".
Quelques jours plus tard, le 01 juillet 2009, le conseil d'administration a félicité le directeur pour le record absolu de spectateurs lors de la saison 2008/2009 (800.000 spectateurs), le record de recettes de billetterie (48,3 Millions d'euros), de doublement du Mécénat (7,4 Millions d'euros), et un quadruplement du fond de roulement (44 Millions d'euros).
Car avec Gerard Mortier, l’Opéra de Paris aura connu un dynamisme stimulant qui l’aura momentanément sorti de la politique plus économiquement efficace, consensuelle et moins novatrice d’Hugues Gall (quoi que sur la deuxième partie de son mandat, l’ancien directeur s’était montré plus créatif ).
Le rééquilibrage entre répertoires des XIXième et XXième siècles est le fait le plus marquant (à New York, le rapport est de 1 à 3 en faveur du XIXième siècle).
L’institution est dorénavant dotée d’un budget artistique sans précédent.
Seulement le mécénat y contribue à hauteur de 15% et la vocation populaire de l'Opéra de Paris en est plus dépendante.
Sans doute le public amateur des ouvrages français du XIXième siècle aura été le plus déçu, bien que Gerard Mortier aura porté à l’affiche un nombre record de compositeurs du baroque au contemporain, il est vrai un peu au détriment du renouvellement du socle de productions traditionnelles conformes au goût d'une clientèle plus classique.
Nicolas Joël semble nommé pour cette tâche et il reste à savoir dans quelle mesure son image conservatrice va réellement s’exprimer.