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Publié le 8 Octobre 2024

Turandot (Giacomo Puccini – 25 avril 1926, Scala de Milan)
Représentation du 06 octobre 2024
Bayerische Staatsoper München

La principessa Turandot Saioa Hernández
L'imperatore Altoum Kevin Conners
Timur, Re tartaro spodestato Vitalij Kowaljow
Il principe ignoto (Calaf) Yonghoon Lee
Liù Selene Zanetti
Ping Thomas Mole
Pang Tansel Akzeybek
Pong Andrés Agudelo
Un mandarino Bálint Szabó
Il principe di Persia Andrés Agudelo

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Carlus Padrissa - La Fura dels Baus (2011)

En pleine ascension tardive au répertoire du Bayerische Staatsoper où l’ultime opéra de Giacomo Puccini a dorénavant rejoint les 30 premiers titres les plus joués des 25 dernières années grâce à la production de Carlus Padrissa - l’un des six directeurs artistiques de ‘La Fura dels Baus’ – créée sur les planches munichoises le 03 décembre 2011, ‘Turandot’ trouve dans cette réalisation une lecture d’une grande force expressive qui axe toutefois son propos sur la nature tortionnaire du régime chinois.

Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Ainsi, rarement Ping, Pang et Pong n’apparaîtront de façon aussi sordide comme les rouages majeurs de la machine répressive de Turandot, entreprenant au second acte une danse macabre devant un immense amas de crânes auxquels des vidéographies numériques stylisées ajouteront un vrai sentiment de malaise.

Cette machine répressive se manifeste sur scène à travers un discret service d’ordre se mélangeant à des mouvements de foules parfois exotiques, que ce soit par la présence de danseurs de hip-hop ou de patineuses qui se révèlent, elles, naturellement plus évocatrices de la nature ondoyante de la musique.

La plus troublante image du chœur proviendra pourtant d’un groupe d’enfants habillés en tenues blanches illuminées, trainant le char du Prince de Perse sacrifié comme si l’inconscience de l’enfance se laissait d’emblée pervertir pour devenir complice du système.

Turandot (Hernández Lee Zanetti Fogliani Padrissa) Munich

 

Des vidéographies se superposent à la scénographie pour renvoyer des images en lien avec les ressorts dramatiques et violents en jeu, ou bien pour représenter la glace intérieure de Turandot qui s’effondre sous forme d’immenses icebergs se dégradant au fur et à mesure que Calaf résout les énigmes.

A cela s'ajoutent des lunettes 3D prêtées au public qui permettent de visualiser les effets psychédéliques qui s’animent autour d’un large anneau descendant des cintres pour envelopper Turandot, sans que celles-ci soient pour autant l’attraction majeure de cette lecture flamboyante.

Selene Zanetti (Liù)

Selene Zanetti (Liù)

La version choisie étant celle inachevée par Puccini, l’opéra se termine sur la mort de Liù qui est mise en scène de façon très cruelle, car la jeune femme subit l’horrible supplice du bambou, pousse dure à croissance rapide pouvant transpercer la chair en quelques jours.

Si cette vision de la Chine est effrayante mais aussi haut-en-couleur au moment de l’entrée de celle-ci dans la société de consommation et de la drogue, le spectacle regorge de références symboliques et calligraphiques, mais a pour paradoxe de peu mettre en valeur les liens sentimentaux entre les personnages simples, Calaf, Liù et Timur, pour, au contraire, humaniser Turandot en la faisant descendre de son piédestal et la montrer en relation directe avec les personnages principaux.

Il est même rendu compte de son drame intérieur à travers une vidéo sombre montrant une jeune femme fuyant à travers la forêt mais ne pouvant échapper à un viol.

Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Pour cette reprise qui en est à sa 42e représentation en 13 ans, la soprano espagnole Saioa Hernández investit à nouveau le personnage de Turandot, un an après sa prise de rôle au Teatro Real de Madrid en juillet 2023, et son superbe aplomb s’impose sans faille d’autant plus qu’elle maîtrise une tessiture absolument inaltérable même dans les aigus les plus hauts et puissants.

Elle domine ainsi constamment l’orchestre, y compris dans les passages les plus éruptifs, en nourrissant et enrichissant le son d’une manière dynamique qui préserve l’unité de la texture vocale.

Il y a donc beaucoup d’assurance dans cette Turandot inflexible mais moins distante que d’autres interprétations, douée d’une humanité austère et sophistiquée à la fois.

Yonghoon Lee (Calaf)

Yonghoon Lee (Calaf)

Son partenaire, Yonghoon Lee, qui a abordé le rôle de Calaf pour la première fois il y a 12 ans au Teatro Comunale de Bologne, affiche une solide endurance avec une détermination et une expressivité de geste et de visage d’une sincérité très directe, sans jamais détimbrer.

Toutefois, s’il s’impose facilement quand l’orchestre est en retrait, sa puissance ne domine pas autant celle de Saioa Hernández, sa tessiture manquant un peu de corps. Par ailleurs, l’élocution est également moins bien définie, le métal de sa voix restant de toute façon très homogène avec une coloration uniformément mate.

Reste que son incarnation doloriste est pleinement convaincante, et qu’il fait preuve d’allègement et de nuance dans le célébrissime ‘Nessun dorma’.

Selene Zanetti (Liù) et Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Selene Zanetti (Liù) et Saioa Hernández (La principessa Turandot)

Elle était déjà Liù auprès de Saioa Hernández à la Fenice de Venise début septembre, Selene Zanetti ne joue clairement pas le mélodrame en privilégiant une grande intériorité.

Elle peut compter sur un timbre somptueux gorgé de couleurs profondes, ce qui lui permet d’imposer une pure présence vocale à chacune de ses interventions, et ce d’autant plus qu’accompagnée du chœur murmurant c’est elle qui achève l’opéra dans une posture sacrificielle d’une grande dureté.

Turandot (Hernández Lee Zanetti Fogliani Padrissa) Munich

Sans la moindre drôlerie, bien au contraire, les trois ministres Ping, Pang et Pong trouvent en Thomas Mole, Tansel Akzeybek et Andrés Agudelo trois chanteurs consistants et homogènes.

Quant à Vitalij Kowaljow, il impose facilement ses résonances graves en Timur, mais sans affect sensible avec Liù, alors que l’Empereur Altoum de Kevin Conners s’inscrit dans la même tonalité sévère d’ensemble.

Selene Zanetti

Selene Zanetti

Aux commandes d’un Orchestre d’État de Bavière ronflant et chaleureux, Antonino Fogliani joue le grand spectacle à fond, n’hésitant pas à faire trembler les piliers du théâtre avec un vrai sens de l’influx dramatique. Il s’appuie sur des tempi modérés, découvre un ensemble de colorations foisonnantes, et fait même entendre des textures spatio-temporelles surnaturelles – air de Liù au premier acte - qui s’accordent fort bien avec la scénographie imaginative et visuelle de la production.

Selene Zanetti, Antonino Fogliani, Saioa Hernández et Yonghoon Lee

Selene Zanetti, Antonino Fogliani, Saioa Hernández et Yonghoon Lee

Les chœurs ont l’unité et le pouvoir inspirant que nous leur connaissons bien, et quand vous y ajoutez les effets acoustiques particuliers de ce théâtre, selon votre emplacement, ce spectacle offre dans toutes ses dimensions une énergie stimulante et une saturation de codes et de symboles d’une pénétrance fort connectée à l’univers impérial et sanguinaire de cette Chine fantasmée et inquiétante.

Turandot (Hernández Lee Zanetti Fogliani Padrissa) Munich

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Publié le 22 Septembre 2024

Les Brigands (Jacques Offenbach – 10 décembre 1869, Théâtre des Variétés de Paris)
Répétition du 17 septembre 2024, et représentations du 21 septembre et du 03 octobre 2024
Palais Garnier

Falsacappa Marcel Beekman
Fiorella Marie Perbost
Fragoletto Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso Yann Beuron
Le Chef des carabiniers Laurent Naouri
Le Prince de Mantoue Mathias Vidal
Antonio Sandrine Sarroche
Le Comte de Gloria-Cassis Philippe Talbot
La Princesse de Grenade Adriana Bignagni-Lesca
Adolphe de Valladolid Flore Royer
Le Précepteur Luis-Felipe Sousa
Carmagnola Leonardo Cortellazzi
Domino Éric Huchet
Barbavano Franck Leguérinel
Pietro Rodolphe Briand
Zerlina Ilanah Lobel-Torres
Fiammetta Clara Guillon
Bianca Maria Warenberg
Cicinella Marine Chagnon
La Marquise Doris Lamprecht
La Duchesse Hélène Schneiderman
8 Comédiennes et comédiens et 12 danseuses et danseurs          
Stefano Montanari

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Barrie Kosky (2024)
Nouvelle Production

Diffusion le 19 octobre 2024 à 20h sur France Musique dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaine.

Lors d’une interview accordée à Jérémie Rousseau le 16 novembre 2020 en pleine pandémie, Alexander Neef avait laissé transparaître son intention de programmer une opérette à l’Opéra de Paris, et lors de la présentation des ‘Brigands’ qu’il a assuré il y a deux semaines à l’amphithéâtre Bastille auprès de Barrie Kosky, il revint sur cette période au cours de laquelle des artistes de l’Académie avaient chanté un duo de la ‘Belle Hélène’ sur la scène Garnier.

Cela le convainquit qu’il fallait inscrire une œuvre de Jacques Offenbach dans ce splendide écrin Second Empire qu’est le Palais Garnier, car, d’après lui, cet artiste a réussi à réagir à son époque tout en restant éternel.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Il se tourna naturellement vers Barrie Kosky, metteur en scène et ancien directeur du Komische Oper de Berlin dont Offenbach est le compositeur favori depuis son enfance, et dont il a déjà produit ‘La Belle Hélène’ (octobre 2014, Komische Oper), ‘Les Contes d’Hoffmann’ (octobre 2015, Komische Oper), ‘Orphée aux Enfers’ (août 2019,  Festival de Salzburg) et ‘La Grande Duchesse de Gérolstein’ (octobre 2020, Komische Oper).

Mais le directeur australien ne souhaitait plus revenir à la veine comique – fin 2019, il mis en scène à Bastille un chef-d’œuvre du romantisme russe, Le Prince Igor’, dont on espère une prochaine reprise -.

Pourtant, trouvant que ‘La vie parisienne’, l’opérette la plus évidente pour le lieu, risquait de trop centrer l’évènement sur Paris, il proposa à Alexander Neef ‘Les Brigands’ qu’il n’avait jamais monté, faisant remarquer que le thème des bandits importé par Meilhac et Halévy des opéras-comiques d’Auber et Scribe tels ‘Fra Diavolo’ (1830), ‘Les Diamants de la couronne’ (1841) ou ‘Marco Spada’ (1852) se retrouvera plus tard dans le livret de ‘Carmen’ (1875) dont il sont également les auteurs.

Les Brigands (Beekman Perbost Dennefeld Montanari Kosky) Paris Opera

L’ouvrage a déjà été joué à Bastille en 1993 dans une mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff sous la direction de Louis Langrée, ce qui démontra le peu de pertinence à le présenter dans une salle aussi spacieuse – le Théâtre des Variétés n’accueillait à l’origine que 800 places -.

Mais en ce soir de première à Garnier, la démonstration est tout autre grâce au sens du mouvement électrisant de Barrie Kosky, et par la présence hors-norme de Marcel Beekman qui incarne Falsacappa sous un travestissement hommage à la Draq Queen ‘Divine’, l’héroïne trash et violente du film de John Waters ‘Pink Flamingos’ (1972), affublé d’une large robe rouge écarlate ampoulée, d’un maquillage bleu ciel et de boucles d’oreilles en diamants.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Ce personnage de chef des brigands prend une dimension extraordinairement charismatique non seulement à cause du volume de son costume, mais surtout parce Marcel Beekman a une fascinante technique lyrique et déclamatoire d’une grande plasticité vocale pouvant donner l’impression d’un personnage baroque évoluant dans une tessiture de contre-ténor, et qui joue habilement avec toutes les modulations possibles pour en rendre le caractère aussi bien comique que pincé et sarcastique avec une excellente diction et projection.

Le spectacle est intégralement joué dans un décor orné de pilastres corinthiens que l’on retrouve partout sur les façades haussmanniennes entourant la place de l’Opéra, décor usé et doré à l’avant pour induire une continuité avec les dorures de la salle, et grisé en arrière plan pour accentuer l’effet du temps passé.

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Sandrine Sarroche (Le Caissier - Ministre du Budget)

Les rebondissements de l’action du livret des ‘Brigands’ sont complexes à suivre dans leurs moindres détails, mais ses grandes lignes se suivent sans problème : le chef de bande Falsacappa a promis sur la tête de sa fille d'enrichir son équipe grâce à un énorme coup qui va effectivement se présenter lorsqu’il découvre que 3 millions seront échangés lors de la rencontre entre l’ambassade italienne de Mantoue et l’ambassade espagnole de Grenade à l’occasion d’un mariage.

Les bandits vont donc se travestir, d’abord en marmitons pour accueillir les Italiens dans un hôtel haussmannien, puis en carabiniers à l’arrivée des Espagnols, afin de neutraliser respectivement les deux délégations et permettre à la fille de Falsacappa, Fiorella, de paraître comme la fiancée promise du Prince de Mantoue en espérant récupérer ainsi l’argent.

Mais l’on va s’apercevoir que la Ministre du budget a dilapidé la somme tant convoitée.

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marcel Beekman (Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Loin de mettre en scène une société actuelle banale, Barrie Kosky mêle aux chanteurs une troupe de huit comédiennes et comédiens et douze danseuses et danseurs qui vont transformer cette intrigue en sensationnelle exaltation du rythme, des couleurs et de l’impertinence de la musique, mais aussi de la sensualité délurée de leurs corps.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

D’emblée, le bariolage des costumes, chapeaux et perruques qui envahit la scène est éblouissant avec beaucoup de touches de bleu, vert, orange et mauve, les mouvements des chevelures donnant une fluide dynamique à l’ensemble, et du début à la fin il n’y a pas une seconde où l’enjouement de la musique d’Offenbach ne soit surligné par la chorégraphie de ces artistes qui renvoient vers la salle une énergie érotisée et décomplexée dont chacun puisse se nourrir avec plaisir.

Par ailleurs, l’effervescence scénique est augmentée autant par les cris de joie de la troupe que les déambulations en tous sens, dans des postures très drôles, mais sans paraître hystérisées, ce qui permet aux spectateurs de rester contemplatifs du mouvement en lui-même.

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Victorien Bonnet (Pizzaiolo), Jules Robin (Zucchini), Rachella Kingswijk (Tortilla), Rodolphe Briand (Pietro), Marcel Beekman (Falsacappa), Nicolas Jean-Brianchon (Flamenco), Corinne Martin (Castagnetta), Manon Barthelémy (Sangrietta), Cécile L'Heureux (Burratina) et Hédi Tarkani (Siestasubito)

Si le premier acte permet à chacun de se familiariser avec cet univers déjanté, d’apprécier le style parlé exagéré et très direct des figurants et interprètes, d’assister à une réunion ‘syndicale’ des brigands qui pourrait faire croire à un bureau politique de la ‘France Insoumise’, d’entendre de premières allusions politiques à propos d’un ‘certain banquier devenu Président’ et de découvrir les grandes qualités de comédien de Mathias Vidal chantant son mélancolique air ‘Une furtiva lagrima’ avec légèreté et facilité, ce sont surtout les deux actes suivants qui enchevêtrent les situations étourdissantes avec une débauche de luxueux costumes dorés et accessoires de défilés chrétiens, et avec Christ aux abdominaux bien travaillés et têtes de chevaux érotisées, qui vaudra à l’arrivée de la délégation espagnole des applaudissements d’une partie du public émerveillé.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade) et Philippe Talbot (Le Comte de Gloria-Cassis)

Adriana Bignagni-Lesca déguisée en Infante est impressionnante par sa manière d’accentuer ses noirceurs d’élocution quasi ‘viriles’ avec beaucoup de drôlerie, et Philippe Talbot en Comte de Gloria-Cassis affiche une éloquence piquée et très fine dans les aigus.

Marie Perbost, en Fiorella qui va se substituer à la Princesse de Grenade, débute au premier acte avec une projection un peu réservée, mais gagne tout au long de la soirée en amplitude avec l’impact vocal qu’on lui connaît car elle est une grande artiste de scène également.

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Adriana Bignagni-Lesca (La Princesse de Grenade)

Et après avoir entendu Antoinette Dennefeld à Strasbourg la saison dernière dans une interprétation de 'Guercoeur' qui mettait en valeur son lyrisme intense, c’est une toute autre personnalité qu’elle dévoile en Fragoletto travesti dans un registre de pure comédie. Il y a son duo d’amour avec Marie Perbost, en roulades enjôleuses, mais aussi nombre d’interventions provocantes auxquelles elle se livre avec beaucoup d’aisance.

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

Marie Perbost (Fiorella), Rodolphe Briand (Pietro) et Antoinette Dennefeld (Fragoletto)

On retrouve avec plaisir Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) – qui a gardé de la maturité dans son timbre de voix - et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers) tous deux sollicités dans leur registre de comédiens, et c’est avec beaucoup d’émotions qu’un autre duo fait son apparition en personnes de Doris Lamprecht et Hélène Schneiderman, la Marquise et la Duchesse, car la première incarnait Fragoletto en 1993 sur la scène Bastille, et la seconde Marcellina dans ‘Les Noces de Figaro’ mis en scène par Christoph Marthaler sur la scène Garnier en 2006 à l’époque de Gerard Mortier.

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Yann Beuron (Le Baron de Campo-Tasso) et Laurent Naouri (Le Chef des carabiniers)

Leur duo rendu nostalgique par leur simple présence se déroule à la cour du Prince de Mantoue qui permet d'apprécier un Mathias Vidal dansant à la ‘Fred Astaire’, entouré de religieuses aux jupes fendues qui leur donnent un style élancé de grande classe.

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mathias Vidal (Le Prince de Mantoue)

Mais cette seconde partie est aussi le moment où la résonance avec l’actualité politique s’exprime à travers les dialogues réécrits, et il faut saluer la performance de l’humoriste Sandrine Sarroche qui prend le rôle du Caissier, et donc de la Ministre du budget, pour déclamer un texte en vers qui évoque les préoccupations budgétaires du moment sans éviter de nommer clairement Michel Barnier ou Bruno Le Maire

Une spectatrice s’impatientera, ce qui lui vaudra en retour ‘Mais c’est pour déstresser l’audience!’, audience qui d’ailleurs aura un regard bienveillant et très amusé sur ce comédien qui fera un aller-retour en avant-scène équipé d’un aspirateur, et qui se prendra au jeu du ‘One man show’ en clin d’œil au Frantz des ‘Contes d’Hoffmann’.

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Doris Lamprecht (La Duchesse) et Hélène Schneiderman (La Marquise)

Final désinvolte sur rythme de French-cancan qui verra le sacre de Falsacappa en ‘Premier Ministre’, l’ensemble est cependant très bien organisé sur scène avec un groupe à droite en avant scène, une ligne diagonale en arrière avec différents plans chorégraphiques, puis un regroupement au centre qui s’achève sur la pose victorieuse du chef des brigands.

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

A la direction musicale, Stefano Montanari est très attentif à la dynamique scénique et conduit l’orchestre en faisant entendre une sonorité authentique pas trop léchée, la profondeur de la fosse semblant réglée afin que la vocalité de tous les chanteurs ne soit pas couverte par l’ensemble. 

Ce spectacle est absolument un régal pour les yeux, pour son sens du mouvement inaltérable et son énergie explosive, hallucinant par tant de travail aussi bien de la part des ateliers de décors et costumes de l’Opéra de Paris, que de la part de tous les artistes pour réussir un tel enchaînement scénique jamais ennuyeux. 

Marcel Beekman (Falsacappa)

Marcel Beekman (Falsacappa)

Public très enthousiaste au final, les éclats de rires auront ponctué le spectacle tout le long de la soirée, y compris pour l’équipe de production malgré une minorité plus mitigée, c’est à en rester véritablement admiratif et sonné par une telle verve!

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

Antoinette Dennefeld, Ching-Lien Wu, Barrie Kosky, Marcel Beekman, Marie Perbost et Mathias Vidal

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Publié le 14 Septembre 2024

Madame Butterfly (Giacomo Puccini – 17 février 1904, Milan)
Répétition générale du 11 septembre et représentations du 17 septembre et 01 octobre 2024
Opéra Bastille

Cio-Cio-San Eleonora Buratto
Suzuki Aude Extrémo
B.F. Pinkerton Stefan Pop
Sharpless Christopher Maltman
Goro Carlo Bosi
Il Principe Yamadori Andres Cascante
Lo Zio bonzo Vartan Gabrielian
Kate Pinkerton Sofia Anisimova
Yakuside Young-Woo  Kim
Il Commissario Imperiale Bernard Arrieta
L'Ufficiale del registro Hyunsik Zee
La Madre di Cio-Cio-San Marianne Chandeliern
La Zia Liliana Faraon
La Cugina Stéphanie Loris

Direction musicale Speranza Scappucci
Mise en scène Robert Wilson (1993)

Retransmission en direct sur France TV le 01 octobre 2024 à 19h30, et ultérieurement sur une chaîne de France Télévisions et sur Paris Opera Play, la plateforme de l’Opéra national de Paris

Le 11 juin 1971, le Théâtre de la Musique, devenu aujourd’hui La Gaité Lyrique, accueillit un spectacle parti en tournée depuis l’Iowa et New-York, ‘Deafman Glance’, une histoire mise en scène par un réalisateur trentenaire, Robert Wilson, inspirée par son amitié avec un enfant sourd qu’il avait adopté.

Dans la salle, Pierre Bergé était l’un des spectateurs, et lorsqu’il devint le directeur de l’Opéra national de Paris à la fin des années 80, il devint à ce moment là le principal soutien de la fondation de Robert Wilson, The Watermill Center.

Il lui proposa de mettre en scène ‘Madame Butterfly’ à l’opéra Bastille, spectacle qui vit le jour le 19 novembre 1993 et qui est dorénavant la production la plus ancienne de l’institution avec 31 ans d’existence.

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Son intemporalité ne cesse d’émouvoir par la justesse avec laquelle les gestes et les variations de postures sont totalement liés à la dramaturgie de la musique, par la géométrie simple et précise des espaces au sol qui délimitent le plancher en bois de la maison de Butterfly – espace relié à un chemin sinueux en galets noirs savamment éclairé, ainsi qu’au ponton du port légèrement surélevé -, et par les nuances des lumières bleu éclipse qui évoluent en fond de scène pour traduire les états d’âme en jeu.

Ces états d’âme peuvent aussi bien être la colère de l’oncle Bonze qui embrase le ciel d’une tonalité rouge orangée laissant transparaître le symbole solaire du Japon, que la joie à la vue de l’enfant qui illumine toute la scène, ou bien des tonalités plus froides, virant au vert, quand Butterfly perd tout espoir et se tourne vers la mort.

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San) et Stefan Pop (B.F. Pinkerton)

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San) et Stefan Pop (B.F. Pinkerton)

Robert Wilson joue beaucoup avec les facultés des ambiances lumineuses à envoûter l’auditeur vers des horizons qui dissolvent le temps avec une sensibilité musicale à fleur de peau, et l'une des raisons pour lesquelles sa mise en scène est aussi réussie est que son esprit correspond à ce que vit Butterfly, c’est à dire une attente infinie qui semble invincible et dont le spectateur peut éprouver la lenteur en ayant l’impression d’être connecté à l’intériorité de l’héroïne.

Et de cette nouvelle reprise se ressent d’emblée une grande concentration de la part des artistes et une grande cohésion entre orchestre, chant des solistes et pureté de l’expressivité, qui créent une véritable tension comme si chacun des protagonistes évoluait sur une corde solide et fragile à la fois.

Carlo Bosi (Goro), Vartan Gabrielian (Lo Zio bonzo), Stefan Pop (B.F. Pinkerton) et Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Carlo Bosi (Goro), Vartan Gabrielian (Lo Zio bonzo), Stefan Pop (B.F. Pinkerton) et Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Eleonora Buratto fait ses débuts sur la scène Bastille après une première apparition 15 ans plus tôt sur la scène du Palais Garnier où elle avait interprété une lumineuse Creusa dans le ‘Demofoonte’ de Jommelli dirigé par Riccardo Muti.

Elle offre ce soir un portrait de Cio-Cio-San d’une impressionnante maîtrise qui s’entend dans l’émission assurée de sa voix, vibrante juste ce qu’il faut pour lui donner du soyeux, et se gorgeant d’intensité de façon poignante dans les moments les plus affectés. Elle cherche l’impact, mais sans verser dans le mélodrame pour autant.  C’est donc bien une femme de caractère qu’elle dépeint avec une délicate mélancolie, et elle entretient un rapport très soigné à la gestuelle de Robert Wilson.

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Sa partenaire, la servante Suzuki, possède une noirceur rare qui évoque la nuit et les prémonitions funestes, et Aude Extrémo use de cette profondeur fascinante avec la même inspiration que Eleonora Buratto, ce qui leur permet à toutes deux d’entremêler leurs timbres sur un souffle continu.

De la même manière, cette artiste française que l’Opéra de Paris avait déjà accueilli en 2017 et 2019 pour interpréter Berlioz à l’occasion de ‘Béatrice et Bénédict’ et ‘Les Troyens’se plie à la symbolique théâtrale avec ductilité.

Aude Extrémo (Suzuki), Eleonora Buratto (Cio-Cio-San) et l'enfant

Aude Extrémo (Suzuki), Eleonora Buratto (Cio-Cio-San) et l'enfant

Il interprétait il y a tout juste un mois Rodolfo dans ‘La Bohème’ de Puccini sur la scène du théâtre romain du Festival de Sanxay, près de Poitiers, Stefan Pop est lui aussi de retour sur la scène Bastille après dix ans d’absence, et du haut de son impressionnante carrure il incarne un Pinkerton avec une belle homogénéité d’assise et une forme d’humilité qui fait qu’il devient difficile de l’identifier à une personnalité désinvolte, malgré les mises en garde de Sharpless. 

Il forme par ailleurs un duo puissant et équilibré avec Eleonora Buratto, et les qualités légèrement ombrées de son chant ajoutent de la profondeur à son personnage, ses aigus bien menés et sans esbroufe traduisant aussi une forme de stoïcisme très bien contrôlé.

Andres Cascante (Il Principe Yamadori), Christopher Maltman (Sharpless) et Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Andres Cascante (Il Principe Yamadori), Christopher Maltman (Sharpless) et Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Et c’est un Sharpless grand luxe que dépeint Christopher Maltman, avec cette solidité bienveillante alliée à une douce autorité qui dégagent une très grande impression d’humanisme et d’expérience.

On retrouve également Carlo Bosi en Goro, ténor de caractère à la tonalité sarcastique qui arpente la scène Bastille depuis 15 ans sans discontinuité, et tous les petits rôles épisodiques, dont six assurés par des membres du chœur, sont bien tenus, particulièrement celui du Prince Yamadori auquel le baryton costaricien Andres Cascante, membre de l’Académie de l’Opéra jusqu'au printemps dernier, apporte une suavité qui aurait du séduire Cio-Cio-San.

Christopher Maltman (Sharpless)

Christopher Maltman (Sharpless)

Et pour parfaire cette saisissante unité artistique d'ensemble conduite avec une grande rigueur, Speranza Scappucci réalise un superbe travail de mise en valeur des timbres et des couleurs des instrumentistes, y compris, le métal sombre des cordes, au point de réussir à faire émerger un intimisme inhabituel dans une salle aussi vaste. 

Sa direction soigne les coloris, la cohérence dramaturgique avec la scène et les chanteurs, et se montre implacable dans les moments dramatiques en évitant les épanchements trop appuyés, afin de rendre la pleine violence tragique et impitoyable que subit Butterfly.

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Eleonora Buratto (Cio-Cio-San)

Malgré la dureté de cette histoire, l’épure de ce spectacle magnifique n’a rien perdu de son pouvoir d’imprégnation, et la présence de l'enfant ajoute une poésie à couper le souffle par la finesse de sa manière d’être, un des éléments essentiels de cette mise en scène retravaillée avec une sensibilité extrême.

Stefan Pop, Speranza Scappucci et Eleonora Buratto - Répétition du 11 septembre

Stefan Pop, Speranza Scappucci et Eleonora Buratto - Répétition du 11 septembre

Fait rare pour un mois de septembre, le spectacle affiche quasiment complet avant le début des représentations, comme si les spectateurs avaient anticipé qu’il ne fallait pas manquer cette reprise.
Ils ont vu juste.

Stefan Pop, Speranza Scappucci, Eleonora Buratto, l'enfant et Aude Extrémo - Représentation du 17 septembre

Stefan Pop, Speranza Scappucci, Eleonora Buratto, l'enfant et Aude Extrémo - Représentation du 17 septembre

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Publié le 11 Septembre 2024

Falstaff (Giuseppe Verdi – 9 février 1893, Milan)
Répétition générale du 07 septembre et représentation du 10 septembre 2024
Opéra Bastille

Sir John Falstaff Ambrogio Maestri
Mrs Alice Ford Olivia Boen
Mrs Meg Page Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Ford Andrii Kymach
Docteur Cajus Gregory Bonfatti
Mrs Quickly Marie-Nicole Lemieux
Fenton Iván Ayón-Rivas
Nannetta Federica Guida
Bardolfo Nicholas Jones
Pistola Alessio Cacciamani

Direction musicale Michael Schønwandt
Mise en scène Dominique Pitoiset (1999)
Cette série de représentations est dédiée au souvenir d’Hugues R. Gall, directeur de l’Opéra national de Paris de 1995 à 2004, qui a fait entrer cette production au répertoire.

Bien que Falstaff s’inspire de Sir John Oldcastle, compagnon fidèle d‘Henry V et leader qui contestait l’ordre social et religieux dans l’Angleterre du début du XVe siècle, il ne subsiste plus grand-chose des origines nobiliaires du chevalier, que ce soit dans la pièce de Shakespeare ou dans l’ultime opéra de Giuseppe Verdi composé à l’âge de 80 ans.

Il est devenu un personnage burlesque vivant de vol et de débauche qui, pour se refaire matériellement, décide de séduire simultanément deux bourgeoises, Alice Ford et Meg Page.

Ces dernières vont se jouer de lui, ce qui finira par le rendre amer après avoir déclenché la jalousie démentielle de Ford.

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Mrs Meg Page), Marie-Nicole Lemieux (Mrs Quickly), Federica Guida (Nannetta) et Olivia Boen (Mrs Alice Ford)

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Mrs Meg Page), Marie-Nicole Lemieux (Mrs Quickly), Federica Guida (Nannetta) et Olivia Boen (Mrs Alice Ford)

Représenté la première fois le 09 février 1893 à la Scala de Milan, puis à l’Opéra Comique dans une version française le 18 avril 1894, cette véritable comédie musicale italienne n’entrera au Palais Garnier que le 3 avril 1922, et ultérieurement à l’opéra Bastille le 10 décembre 1999 dans une production de Dominique Pitoiset qui en est dorénavant à sa quatrième reprise.

Au regard de la forte théâtralité qui innerve aujourd’hui nombre d’œuvres lyriques, cette mise en scène témoigne d’une époque où il s’agissait de présenter un spectacle classique bon enfant, coloré et grand public, sans que ne s’immisce une quelconque résonance contemporaine. Ce spectacle s’apprécie donc avec un regard tendre, mais également un peu distancié.

Falstaff (Maestri Boen Lemieux Schønwandt Pitoiset) Opéra de Paris

Le décor assez imposant dresse une muraille de briques coulissante pour illustrer les lieux et habitations qui se juxtaposent en bord de Tamise au début du XXe siècle, univers aux couleurs austères qu’un modèle de voiture ancienne rehausse par sa seule luxueuse présence.

Comme les costumes le traduisent clairement, notamment ceux portés par les femmes, l’œuvre est traitée à la façon d’une comédie bourgeoise qui confronte un individu seul à une société attachée à ses règles morales, et l’animation scénique est très bien réglée dans ce sens. Mais ces personnalités peu approfondies servent surtout à induire un mouvement qui évolue au gré de la verve musicale extrêmement inventive de Verdi

Et dans cet opéra où les femmes ont un rôle majeur, on pourrait s’attendre à un traitement plus engagé sur leur rapport aux hommes, en abordant la question du corps de façon plus politique, alors que toute dimension physique, voir érotique, est ici absente.

Ambrogio Maestri (Sir John Falstaff)

Ambrogio Maestri (Sir John Falstaff)

La virtuosité du traitement musical est donc primordiale car c’est sur elle que repose grandement l’intérêt de cette représentation.

Depuis sa prise de rôle de Falstaff à la Scala de Milan le 27 mars 2001, Ambrogio Maestri l’a interprété chaque année, hormis en 2023, c’est dire si ce personnage est profondément intégré en lui. 

Dans cette production, il est amené à jouer avec une dimension enjouée et désabusée un être qui a envie de vivre mais qui est aussi assez las, le chanteur pavesan arborant un accent attachant de bon père verdien au rire rassurant. Il n’a rien perdu de son éloquence bravache, particulièrement en première partie.

Et en même temps, il sait faire sentir dans son monologue du début du troisième acte, ‘Ehi ! Taverniere’, les noirceurs du ‘Credo’ de Iago tout en préservant l’humanité de Falstaff.

Gregory Bonfatti (Docteur Cajus), Alessio Cacciamani (Pistola), Andrii Kymach (Ford), le tavernier et Nicholas Jones (Bardolfo)

Gregory Bonfatti (Docteur Cajus), Alessio Cacciamani (Pistola), Andrii Kymach (Ford), le tavernier et Nicholas Jones (Bardolfo)

A chaque réécoute de cet ouvrage, il y a d’ailleurs toujours de quoi s’étonner des nombreuses réminiscences musicales qui proviennent du précédent opéra du compositeur italien, ’Otello’, dont l’énergie est pourtant si différente et bien plus dramatique. La jalousie est l’un des thèmes communs à ces deux ouvrages, celle d’Otello, d’une part, et celle de Ford, d’autre part.

Ford est interprété par le baryton ukrainien Andrii Kymach qui imprime naturellement un accent slave qui évoque Onéguine, et sonde même les ombres d’un Boris Godounov. Sa tessiture fine et mate combinée à une puissance appréciable lui donnent de la tenue sans verser dans une noirceur névrotique pour autant. Son personnage reste donc digne malgré les déconvenues

Ambrogio Maestri (Sir John Falstaff) et Olivia Boen (Mrs Alice Ford)

Ambrogio Maestri (Sir John Falstaff) et Olivia Boen (Mrs Alice Ford)

Son épouse sur scène, Alice, est incarnée par la soprano Olivia Boen pour qui il s’agit aussi d’une prise de rôle importante. De couleur et d’une clarté homogènes, elle peut compter sur une impulsivité qui lui permet d’extérioriser une présence très énergique, d’impressionner par ses modulations de timbre qui changent très souvent la perception de son personnage qui se rapproche autant de Suzanne (‘Les Noces de Figaro’) qu’elle peut tendre vers le dramatisme de Desdemone (‘Otello’). 

Et sa complice, Mrs Meg Page, trouve en Marie-Andrée Bouchard-Lesieur une interprète qui fait entendre des reflets cuivrés un peu plus corsés, dans un style toujours très bien posé, avec la même énergie malicieuse.

Iván Ayón-Rivas (Fenton) et Federica Guida (Nannetta)

Iván Ayón-Rivas (Fenton) et Federica Guida (Nannetta)

Pour entendre un feu d’artifice de couleurs, il faut se tourner vers Marie-Nicole Lemieux qui était déjà de l’aventure avec Ambrogio Maestri lors de la reprise de ce spectacle en 2013.  Avec elle, Mrs Quickly devient un personnage caméléon sondant les graves autant qu’elle peut faire vibrer avec affolement des colorations baroques et virtuoses.

Quant à Federica Guida, sa Nannetta rayonne avec une puissance et une fraîcheur qui obligent Iván Ayón-Rivas à faire chanter Fenton avec ardeur, et une solidité bien assurée qui a du charme. Tous deux jouent ici une comédie de 'Roméo et Juliette' tout à fait innocente.

Et parmi les trois petits rôles qui entourent Falstaff dès la scène d’ouverture, Nicholas Jones offre à Bardolfo une jolie homogénéité.

Federica Guida (Nannetta) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Mrs Meg Page)

Federica Guida (Nannetta) et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Mrs Meg Page)

‘Falstaff’ est cependant un opéra pour orchestre tant la subtilité d’écriture exige une agilité hors-pair.

L’immense salle Bastille n’est sans doute pas la meilleure scène pour restituer au mieux la finesse d’entrelacement entre les motifs musicaux et le chant-parlé des solistes, mais Michael Schønwandt amène l’orchestre à déployer une théâtralité foisonnante avec une rythmique qui ne lâche pas les chanteurs et les entraîne de manière très fluide. Il arrive parfois que la dynamique des volumes orchestraux enveloppe un peu trop les chanteurs, mais cela est fait avec une envergure lumineuse qui a aussi le pouvoir d’enfiévrer l’auditeur. Les éclatements de cuivres sont par ailleurs très réussis.

Reste qu’il s’agit d’une interprétation qui se distancie de lectures plus piquées et mouchetées et qui privilégie l’enveloppement sonore.

Fugue finale

Fugue finale

Au final, ce ‘Falstaff’ d’ouverture de saison déclenche un accueil formidablement enthousiaste alors qu’il s’agit d’une musique dont la complexité n’est absolument pas évidente, ce qui est une joie pour tous, et pour les artistes en particulier.

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Iván Ayón-Rivas, Federica Guida, Ambrogio Maestri, Michael Schønwandt, Alessandro Di Stefano (Chef des chœurs), Olivia Boen, Andrii Kymach, Dominique Pitoiset, Elena Rivkina (Costumes) et Marie-Nicole Lemieux

Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Iván Ayón-Rivas, Federica Guida, Ambrogio Maestri, Michael Schønwandt, Alessandro Di Stefano (Chef des chœurs), Olivia Boen, Andrii Kymach, Dominique Pitoiset, Elena Rivkina (Costumes) et Marie-Nicole Lemieux

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Publié le 31 Août 2024

Tannhäuser (Richard Wagner – 19 octobre 1845, Dresde)
Version de Dresde 1845
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Landgraf Hermann Günther Groissböck
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Volgelweide Siyabonga Maqungo
Biterof Olafur Sigurdarson
Heinrich der Schreiber Martin Koch
Reinmar von Zweter Jens-Erik Aasbø
Elisabeth Elisabeth Teige
Venus Irene Roberts
Ein Juger Hirt Flurina Stucki 
Le Gâteau Chocolat Le Gâteau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach 

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Devenue l’une des productions modernes et emblématiques fortement plébiscitée sous la direction de Katharina Wagner, la lecture de ‘Tannhäuser’ par Tobias Kratzer nous emmène au cœur de la problématique de l’œuvre par une mise en scène du conflit entre liberté artistique et académisme artistique qui se déroule dans le cadre même du festival de Bayreuth.

Elle est de plus soutenue par la direction orchestrale de Nathalie Stutzmann qui, dès l’ouverture, donne un élan vertigineux au survol spectaculairement filmé du château de la Warthurg et de la nature qui l’entoure, et se révèle d’une exaltante envergure tout en faisant ressortir des cuivres un sentiment de regret nostalgique auquel il est difficile d’être insensible.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) - Photo : Enrico Nawrath

Comme chaque année, le metteur en scène allemand a revu certaines scènes de sa vidéo introductive qui raconte la fuite délurée mais aussi meurtrière de quatre saltimbanques, Vénus, le nain Oskar, la Drag Queen Gâteau Chocolat grimée en Blanche-Neige, et Tannhäuser, sous l’apparence d’un triste clown. Au moment où il insère dans le film une photographie en mémoire à Stephen Gould - grand ténor wagnérien fidèle à Bayreuth et inoubliable interprète de Tannhäuser à l’Opéra Bastille en 2007, soudainement disparu à la fin de l’été 2023 -, une partie du public applaudit, mais l’émotion qu’engendre un tel souvenir inattendu est aussi très poignante. Et la manière dont l’orchestre achève cette splendide embardée dans un soupir crépusculaire annonce d’emblée que l’histoire se finira mal et ajoute au trouble émotionnel.

Excellente transposition des Pèlerins allant à Rome tels des spectateurs internationaux se rendant sur la colline verte, outre la flamboyance de la direction de Nathalie Stutzmann, le premier acte est l’occasion de découvrir la Vénus impétueuse d'Irene Roberts au timbre agile et vivant, qui déborde d’énergie et de présence. Klaus Florian Vogt étonne en premier lieu car, coutumier des rôles magnétiques et d’une grande éloquence, on ne l’attend pas forcément en anti-héro marginal.

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter ) et Le Gâteau au Chocolat

A l’entracte, spectateurs et nombre de passants peuvent aller écouter Le Gâteau Chocolat - première Drag Queen noire invitée à Bayreuth pour jouer son propre rôle - chanter de la musique pop au bord de l'étang du Festspielpark. Ce grand moment de divertissement prépare le second acte du château de la Wartburg, et c’est avec amusement qu'Irene Roberts se mêle aux vacanciers pour peindre sur un drapeau noir ‘Frei im Wollen, frei im Thun, frei im Geniessen’, c'est-à-dire ‘Libre dans ses désirs, ses actes, sa jouissance’, une devise anarchiste tirée de l’essai de Richard Wagner ‘Die Kunst und die Revolution’ écrit en 1849, que nous retrouverons au second acte pour illustrer la révolution qu’amène Tannhäuser.

Et à la fin du show, Le Gâteau Chocolat prend aussi le temps de poser pour tous les selfies que ses admirateurs lui proposent. Une très forte énergie se dégage de ces artistes hors norme.

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le Gâteau au Chocolat au bord de l'étang du Festspielpark

Le succès du second acte provient de l’approche géniale de Tobias Kratzer qui monte le grand tableau de la Wartburg de façon historisante avec beaux décors d’une salle moyenâgeuse et costumes d’époque qui séduisent immédiatement le public le plus traditionnel de l’audience.

Mais un ensemble de vidéos, souvent très drôles, montre en parallèle les coulisses, avec un art de la continuité qui fait que l’auditeur ne peut prendre ce qu’il voit au premier degré et devient lui-même le spectateur de l’ensemble de la machinerie. Il verra aussi la troupe de Tannhäuser s’immiscer dans le Festspielhaus et venir perturber de manière hilarante le spectacle en cours, Katharina Wagner jouant la méchante en apparaissant dans la vidéo lorsqu’elle appelle la police qui interviendra effectivement sur scène. 

La question de la liberté artistique est finalement posée par la mise en avant, hors cadre, des intrus dont la présence se démarque du faux tableau présenté au cours de cet acte, sous un éclairage qui les met parfaitement en exergue.

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Irene Roberts (Vénus), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Elisabeth Teige (Elisabeth) - Photo : Enrico Nawrath

Cet acte est aussi celui de l’apparition d’Elisabeth Teige qui dépeint une Élisabeth mélancolique et presque introvertie. Son chant est d’une grande vibrance avec des couleurs qui se rapprochent de celles d’Irène Roberts, mais avec des aigus plus brillants du fait de sa tessiture de soprano. 

Klaus Florian Vogt y est somptueux, mais cela n’est pas une surprise, et la suavité très claire de Siyabonga Maqungo, en Walther, fait merveille tant elle s’allie idéalement au timbre de l’interprète de Tannhäuser.

Ce ténor sud africain, qui fit ses débuts à l’opéra de Meiningen en 2015, a dorénavant intégré l’ensemble de l’opéra d’État de Berlin, et les excellentes qualités de sa voix lui ouvrent l’accès à un répertoire très large, y compris belcantiste.

 Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Siyabonga Maqungo (Walther von der Volgelweide)

Dans cette production, Wolfram von Eschenbach – Markus Eiche l’interprète avec souplesse et douceur mais sans velours noir - n’a pas le beau rôle, puisque son romantisme affiché ne semble qu’une façade, et le troisième acte où on le voit coucher avec Elisabeth sous les traits de Tannhäuser montre la faiblesse même de ses convictions.
Mais Dieu est ici l’Art conventionnel et aussi l’Art de Richard Wagner dont Tannhäuser finit par déchirer la partition.

La Révolution prônée par le compositeur même a avorté, sa liberté et ses désirs l’ont porté vers un art révolutionnaire pour l’époque mais que la société bourgeoise et capitaliste s’est appropriée afin de l’ancrer dans la tradition. Klaus Florian Vogt est étonnant, car il pousse très loin les déformations du chant pour exprimer la rage intérieure du héros, et en même temps réserve des instants d’élégie fabuleux. 

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

Irene Roberts, Elisabeth Teige, Nathalie Stutzmann et Klaus Florian Vogt

A cela s’ajoute l’intensité dramatique qu’imprime Nathalie Stutzmann à un orchestre puissant et galvanisé, tout en ayant aussi montré, au second acte, une très grande capacité à décrire une atmosphère plus introspective.

C’est donc sur la verve resplendissante du chœur final des pèlerins et sur un goût de bonheur manqué que s’achève l’histoire avec cette très émouvante image d’Élisabeth et du musicien roulant vers la liberté et un horizon apaisé. 

Depuis l'ambiance agitée de la création en 2019, ce spectacle aura par la suite soulevé un enthousiasme jamais démenti qui justifierait de prolonger sa programmation. Il devrait être repris en 2026 pour les célébrations des 150 ans du Festival, mais ensuite, il sera difficile de prendre la relève.

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Publié le 20 Août 2024

Der Idiot (Mieczysław Weinberg – 1986-1989 – 09 mai 2013, Mannheim)
Livret de Alexander Medwedew d’après le roman de Fiodor Dostoïevski
Représentation du 10 août 2024
Felsenreitschule
Salzburger Festspiele 2024

Fürst Lew Nikolajewitsch Myschkin Bogdan Volkov
Nastassja Filippowna Baraschkowa Ausrine Stundyte
Parfjon Semjonowitsch Rogoschin Vladislav Sulimsky
Lukjan Timofejewitsch Lebedjew Iurii Samoilov
Iwan Fjodorowitsch Jepantschin, General Clive Bayley
Jelisaweta Prokofjewna Jepantschina, seine Frau Margarita Nekrasova
Aglaja Iwanowna Jepantschina Xenia Puskarz Thomas
Alexandra Iwanowna Jepantschina Jessica Niles
Gawrila (Ganja) Ardalionowitsch Iwolgin Pavol Breslik
Warwara (Warja) Ardalionowa Iwolgina Daria Strulia
Afanassi Iwanowitsch Totzki Jerzy Butryn
Messerschleifer Alexander Kravets
Adelaida Iwanowna Jepantschina Jutta Bayer

Direction musicale Mirga Gražinytė-Tyla
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Herren der Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Wiener Philharmoniker


                                                           Mirga Gražinytė-Tyla, Krzysztof Warlikowski et Bogdan Volkov
                                                                                                (Photo Festival Salzburg)
Nouvelle production du Festival de Salzbourg (Première le 02 août 2024)
Diffusion sur Medici TV et Stage + le 23 août 2024 à 20h

Depuis la première scénique de ‘Die Passagierin’ au Festival de Bregenz en juillet 2010, à celle de ‘Der Idiot’ à Mannheim en mai 2013, les œuvres de Mieczysław Weinberg trouvent une reconnaissance tardive, et c’est un véritable coup de maître que vient de provoquer le directeur artistique Markus Hinterhäuser en choisissant le dernier opéra du compositeur russe comme première nouvelle production scénique du Festival de Salzbourg 2024.

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Ausrine Stundyte (Nastassja) et Bogdan Volkov (Myschkin)

Juif polonais ayant du fuir Varsovie suite à l’avancée de la Wehrmacht, ce qui aboutira à l’extermination de toute sa famille sous le régime Nazi, Mieczysław Weinberg se réfugia en URSS, d’abord à Minsk, puis à Tachkent, quand les Allemands envahirent les territoires soviétiques.

Il sera cependant victime des persécutions antisémites du régime stalinien après la guerre, et devra endurer 11 semaines d’emprisonnement jusqu’à la mort du dictateur en mars 1953. C’est sans doute à ce moment que son amitié avec Dmitri Chostakovitch atteindra son paroxysme, puisque ce dernier n’hésitera pas à s’adresser aux autorités pour le faire libérer, geste éminemment risqué.

Malgré les propos de Fiodor Dostoïevski sur ‘la question juive’ tenus dans son ‘Journal d’un écrivain’, Mieczysław Weinberg a traduit son intérêt pour la littérature russe en adaptant de 1985 à 1989 l’un de ses romans, ‘L’Idiot’, sous forme d’une œuvre lyrique qui connaîtra une première en version de concert réduite et orchestration de chambre le 19 décembre 1991 à Moscou, la seule interprétation jouée du vivant du compositeur.

Der Idiot - Weinberg (Volkov Gražinytė-Tyla Warlikowski) Salzbourg

Après Mannheim (2013), Oldenbourg (2014), Saint-Pétersbourg (2016), Moscou (2017) et Vienne (2023), la production de 'Der Idiot' que présente le Festival de Salzbourg prend une forte valeur politique, car elle est confiée à une équipe artistique qui partage une histoire commune avec la Russie, et une même vision des Russes.

Un metteur en scène polonais, Krzysztof Warlikowski, un héros interprété par un chanteur ukrainien, Bogdan Volkov, soit deux artistes originaires de deux pays en conflit avec la Russie depuis le XVIIe siècle (‘La Khovanchtchina’ de Modeste Moussorgski est un exemple d’opéra qui intègre dans son livret des éléments historiques liés à cette période), une cheffe d’orchestre lituanienne, Mirga Gražinytė-Tyla, originaire d’un état balte qui a aussi subi l’occupation soviétique, sa consœur, Ausrine Stundyte, qui chante le rôle de Nastassja, tous ont en eux la méfiance des Russes, voir une profonde peur commune.

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’  par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ par Gidon Kremer et Mirga Gražinytė-Tyla

Gidon Kremer, violoniste letton dont le père est un survivant juif de l’holocauste, a connu Mieczysław Weinberg lorsque ce dernier participait en tant que pianiste à la création de ‘Sept romances’ de Chostakovitch, le 25 octobre 1967 à Moscou.

Mais à l’époque, Gidon Kremer le considérait comme appartenant à une ancienne génération de musiciens. Il regrette ce jugement hâtif et défend dorénavant le compositeur à travers des concerts et des enregistrements discographiques.

Il a ainsi transmis sa passion à Mirga Gražinytė-Tyla avec qui il a édité un disque en 2019  ‘Weinberg: Symphonies Nos. 2 & 21’ chez Deutsche Grammophon. Et il y a quelques mois encore, elle dirigeait ‘Die Passagierin’ au Teatro Real de Madrid dans la production originale de Bregenz mise en scène par David Pountney.

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

Mirga Gražinytė-Tyla et Bogdan Volkov

La conséquence de cette passion partagée est que Mirga Gražinytė-Tyla fait œuvre d’un contrôle somptueux du Wiener Philharmoniker avec lequel elle emmène l’auditeur dans les méandres sombres de ‘Der Idiot’ avec une patience et une précision qui laissent fasciné. Les transitions au piano, les mouvements de fond coulant des contrebasses, les grands moments dramatiques, voir épiques, que les cuivres puissamment alliés aux cordes font intensément ressentir avec éclat mais sans stridences excessives, créent une atmosphère méditative d’une beauté mystérieuse qui fait aussi parfois penser à celle de Ligeti. Mais l’écriture de Weinberg mêle également les motifs mélancoliques des bois au chant des solistes, et la profondeur poignante de l’orchestre fait merveille ici, car elle est rendue avec tout son pouvoir immersif que l’on pourrait presque trouver trop embaumant.

Qu’une telle osmose entre le Wiener Philharmoniker et Weinberg se réalise sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla signe l’adoption définitive de celle-ci par l’orchestre, car la cheffe lituanienne sera la première femme à le diriger au Musikverein les 3 et 4 mai 2025 à l’occasion de deux concerts d’abonnement, une reconnaissance historique.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

L’équipe de Krzysztof Warlikowski est également pour beaucoup dans la réussite absolue de cette mise en valeur à couper le souffle. Le large cadre de scène de la Felsenreitschule est décomposé avec clarté, à droite un espace confortable où logent en premier lieu les fauteuils mobiles des wagons du train qui ramène le Prince Myschkin de Suisse à Saint-Pétersbourg, à gauche, l’univers de l’argent et de la mort (appuyé par la présence d’un squelette) symbolisé par une salle de marché qui est liée à l’enjeu que représente Nastassja pour ses courtisans, un peu plus au centre une chambre coulissante recouverte d’art traditionnel russe, prémonitoire du destin fatal de l’héroïne, et, légèrement décentré, un tableau où seront gravées des formules de la physique newtonienne et d’Einstein qui traduisent la fascination pour les lois fondamentales et élégantes de la nature.

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Bogdan Volkov (Myschkin), Ausrine Stundyte (Nastassja) et Vladislav Sulimsky (Rogoschin)

Le tout est serti d’un fond de décor boisé conçu avec goût par Małgorzata Szczęśniak, qui renvoie à la prévalence de ce matériau dans la tradition russe.

Les vidéos de Kamil Polak sont utilisées parcimonieusement, d’abord pour donner l’illusion sur toute la longueur de scène du défilé des paysages avec l’avancée du train, laissant entrevoir des quartiers de villes détruits ou abîmés, une image destructrice et délabrée de la Russie, ensuite en temps réel, lorsque Nastassja filme narcissiquement son propre visage, jusqu’à cette sublime scène finale où l’on voit Myschkin, Nastassja et Rogoschin réunis l’un à côté de l’autre dans le même lit, trois visages de l’humanité qui se rejoignent, mélange de pureté et de noirceur qui se retrouve dans la musique lancinante qui s’éteint.

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) et ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein - photo SF / Bernd Uhlig

Mais le plus touchant réside dans l’extrême sensibilité avec laquelle Krzysztof Warlikowski vise à ne surtout pas briser le caractère fragile du Prince en poussant très loin la caractérisation de la beauté pure de Myschkin. 

Bogdan Volkov connaît bien ce caractère puisqu’il l'a déjà interprété à plusieurs reprises au Théâtre du Bolshoi depuis 2017. Dans les mains d’un tel metteur en scène, son personnage semble comme irradié à fleur de peau par sa perception des êtres humains qui l’entourent, et son expressivité solide et plaintive, homogène de clarté de timbre dans une tonalité slave, est véritablement poignante. 

Héros à la fois adulte sincère et enfant authentique, supportant par compassion les faiblesses de son entourage malade, Krzysztof Warlikowski lui offre une image magnifique lorsqu’il le représente à demi nu allongé sous la peinture ‘Le Christ mort’ de Hans Hoblein, une référence au roman où il est évoqué, eux deux se situant sous les deux formules de Newton et Einstein inscrites sur le tableau. Serait-ce une manière de dire que par sa blancheur immaculée, Myschkin porte en lui quelque chose d’encore plus grand que le Christ?

Cette surprenante scène apparaît d’ailleurs après une crise d’épilepsie extraordinairement jouée par Bogdan Volkov, avec des mimiques compulsives, alors que l’orchestre atteint une telle emphase dans la violence qu’elle résonne comme un cri provenant des entrailles, un mode d’expression cher à Krzysztof Warlikowski.

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Pavol Breslik (Ganja) et Jerzy Butryn (Totzki)

Nastassja et Rogoschin sont eux aussi très bien dessinés par le metteur en scène. Ausrine Stundyte use beaucoup de sa voix fauve et noire pour caractériser la jeune femme à coups de traits outranciers, pouvant se montrer séductrice par le corps, provocante avec les hommes, mais témoignant aussi d’une passion affective pour le Prince qui l’absout de tout. Elle aussi a un jeu qui s’enflamme, tout en la rendant très humaine. Elle incarne quelqu'un d'assez extraordinaire lorsqu'elle adjure le Prince de ne pas l'aimer, sinon il en serait abîmé.

Vladislav Sulimsky a tout autant de noirceur à revendre, un regard très ancré, une incarnation du mal lucide qui trouve sa place dans cette société calculatrice, et quelque peu une bête rampante, sans tomber dans le manichéisme pour autant.

Et bien que le livret aborde de façon plus parcellaire les autres caractères, ils sont tous incarnés de manière très vivante et colorée, Margarita Nekrasova, la femme exubérante du général Jepantschin, joué par un Clive Bayley en pleine forme, Pavol Breslik toujours aussi fortement impliqué en Ganja, l’autre amoureux de Nastassja, ou bien le très marquant Jerzy Butryn dans le rôle de Totzki, pourtant souvent limité à de simples interjections.

Enfin, le chœur d'hommes, mené de manière très active sur scène, forme un personnage social à part entière d'une très grande éloquence.

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

Bogdan Volkov (Myschkin) - photo SF / Bernd Uhlig

La richesse de ce spectacle mériterait d’être revue, surtout lorsque l’on en admire la complexité et la précision du montage (très impressives sont les différentes nuances de bleu que Felice Ross injecte dans les lumières de la scène finale, et quelle magnifique vidéo numérique signée Kamil Polak qui identifie le Prince au 'Voyageur' de Caspar David Friedrich lorsqu’il chante ses souvenirs de jeunesse à la montagne, un hommage aux 250 ans de la naissance du peintre).

Le public ne s’y est pas trompé, ni la presse lyrique internationale qui a salué avec grand enthousiasme l’importance de cet évènement, car il s'agit d'une découverte majeure qui est rendue avec une force et une lisibilité qui font honneur à Mieczysław Weinberg.

Et pour retrouver le duo Mirga Gražinytė-Tyla / Krzysztof Warlikowski, il ne faudra attendre que peu de temps jusqu'à la première de Káťa Kabanová prévue au Bayerische Staastoper le 17 mars 2025. 

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

Bogdan Volkov, Ausrine Stundyte et Vladislav Sulimsky

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Publié le 15 Août 2024

Tristan und Isolde (Richard Wagner – Munich, le 10 juin 1865)
Représentation du 04 août 2024
Bayreuther Festspiele

Isolde Camilla Nylund
Tristan Andreas Schager
König Marke Günther Groissböck
Brangäne Christa Mayer
Kurwenal Olafur Sigurdarson
Melot Birger Radde
Ein Hirt Daniel Jenz
Ein Steuermann Lawson Anderson
Junger Seemann Matthew Newlin

Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Thorleifur Örn Arnarsson (2024)
Orchester der Bayreuther festspiele
Nouvelle production

                                         Olafur Sigurdarson (Kurwenal)

 

Metteur en scène islandais connu de plusieurs scènes du sud et du centre de l’Allemagne, Wiesbaden, Hanovre, Kassel, Karlsruhe, Augsbourg, où il a déjà réalisé des relectures de trois ouvrages de Richard Wagner, ‘Lohengrin’, ‘Siegfried’ et ‘Parsifal’, Thorleifur Örn Arnarsson suscite beaucoup d’intérêt à l’occasion de la nouvelle production de ‘Tristan und Isolde’ à Bayreuth.

Pourtant, à l’issue du spectacle, le scepticisme est de rigueur.

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Camilla Nylund (Isolde) et Andreas Schager (Tristan)

Certes, il conçoit un univers visuel où les jeux de lumières latéraux et d’arrière scène isolent le centre de la scène d’un horizon noir sans contour, ce qui crée une impression d’intériorité et d’enfermement oppressante.

Des cordages descendent des cintres afin d’évoquer, au premier acte, la forme stylisée d’une voile dominant un pont de navire sans limites, noyé dans les brumes, puis, au second acte, Tristan et Isolde se retrouvent dans la cale du navire qui a accosté en Cornouailles – son arrivée issue de l’ombre, en fin du premier acte, est impressionnante –, lieu qui se trouve chargé d’un tas d’antiquités, meubles, animaux empaillés, globes terrestres, miroirs, statues, peintures, qui renvoient à l’idée d’un passé révolu, mais qui, paradoxalement, engendrent aussi un sentiment de vide, car toute vie en est absente.

Et au dernier acte, le navire a totalement implosé, ses bribes se sont étalées sur la scène, et Tristan se meurt sur un petit monticule d’objets, une île déserte qui est aussi son univers désolé et désillusionné.

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

Camilla Nylund (Isolde) et Christa Mayer (Brangäne)

On en resterait là, et nous aurions une scénographie très esthétique qui cadre bien avec une vision d’un amour qui, par essence, aspire à la mort. Mais le fait de présenter au premier acte Isolde en princesse écrivant à l’encre noire, sur son immense robe blanche rayonnante au sol, son histoire passée en Irlande avec Tristan, ajoute une touche introspective et bovaryste vaine, qui ne laisse plus qu’aux chanteurs le soin d’exprimer les sentiments du cœur.

On comprend donc surtout que c’est cette quête philosophique qui tue finalement les deux amants, et on peut même se demander si Tristan et Isolde ne font pas que ressasser tout au long des trois actes un amour qui a connu son apogée en Irlande, et qui, dorénavant, les emprisonne dans un monde qui les déconnecte de la vie.

Thorleifur Örn Arnarsson ne construit cependant aucune dramaturgie forte et ne développe aucune expressivité marquée qui permette d’animer les relations, et lorsqu’il s’y risque, il modifie certains gestes attendus, tel celui de Tristan qui rejette le filtre à l’acte I, mais qui le boit au II au lieu de se battre avec Melot. A quoi bon ces modifications sans grand sens?

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Dans la fosse d’orchestre, Semyon Bychkov est de retour après cinq ans d’absence, lui qui dirigeait ici même ‘Parsifal’ en 2018 et 2019. Sa lecture est lente et hypnotique, évanescente mais avec de l’envergure qui permette d’appuyer le drame. Étant donné que la mise en scène limite l’action et la gestuelle, cette belle ligne envoûtante s'avère très adaptée à un parti pris symbolique, et l’on peut saisir avec un peu d’attention avec quelle finesse les miroitements de vents tissent des voiles sonores irréels aussi bien que les cordes. Il est même un peu dommage d’entendre la tension monter en puissance au moment du retour d’Isolde dans la scène finale, alors que rien ne précipite véritablement autour de Tristan.

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Camilla Nylund (Isolde)

Tristan, Andreas Schager l’a dans la peau depuis 12 ans lorsqu’il interprétait le rôle pour la première fois à l’occasion du projet ‘Wagner’ mené par le théâtre néo-baroque de Minden situé près de Hanovre. Incomparable avec cette attitude de solide gaillard au chant souriant, il compose un Tristan viril dans le médium, délicat quand il le faut, avec un éclat franc et oscillant dans les grands moments d’exclamation, et, surtout, est mu par une générosité incandescente qui peut lui faire prendre une posture très entière, comme au final du second acte lorsqu’il est confronté à Melot. Il y gagne aussi la sympathie inconditionnelle du public.

Mais ce soir là, dans le troisième acte où il a pourtant toute l’endurance requise, son volontarisme démonstratif déborde à plusieurs reprises de façon trop libre, donnant l’impression qu’il ne tient plus la bride. On apprendra trois jours plus tard qu’il souffre d’une inflammation des voies respiratoires, et sera remplacé en cours de représentation le 06 août, sans conséquence pour les représentations suivantes.

Camilla Nylund

Camilla Nylund

Camilla Nylund, elle, est une Isolde plus récente, rôle qu’elle appréhende avec une très grande maturité. Son chant Hyalin s’épanouit majestueusement en ayant la résistance d’un cristal fragile, et elle ne se départit jamais d’une grande noblesse de posture. Au côté de son partenaire, elle paraît moins puissante, mais le duo d’amour sera mené avec une belle communion, ainsi que le Liebestod chanté d’un souffle respirant qui en contrôle la plénitude.

Cette représentation permet aussi de découvrir que Christa Mayer, animée par un sens mélodramatique attachant, exprime en Brangäne un lyrisme plus profilé que pour Fricka ou Waltraude.

Olafur Sigurdarson, le formidable Alberich de ce même Ring, est un solide Kurwenal mais dont on ne sent pas de véritable affect avec Tristan, et le Roi Marke de Günther Groissböck, qui mélange sombre douceur souffrante et intonations menaçantes, manque de présence écrasante, sans que l’on ne mesure bien l’impact de l’absence de dramaturgie sur cette impression.

Semyon Bychkov

Semyon Bychkov

Rôles secondaires irréprochables mais maintenus dans l’ombre, excepté le Melot très confiant de Birger Radde, il ressort tout de même de ce spectacle trop guindé l’impression qu’une reprise du jeu de tous les solistes est nécessaire de façon à renforcer leurs interactions et permettre à l’auditeur d’être pris par une théâtralité qui le convainque mieux.

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Publié le 11 Août 2024

Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – Dresde, le 02 janvier 1843)
Représentation du 01 août 2024
Bayreuther Festspiele

Daland Georg Zeppenfeld
Senta Elisabeth Teige
Erik Eric Cutler
Mary Nadine Weismann
Der Steuermann Matthew Newlin
Der Holländer Michael Volle

Direction musicale Oksana Lyniv
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2021)
Orchester der Bayreuther festspiele

 

Depuis sa création en juillet 2021, la production du ‘Vaisseau Fantôme’ par Dmitri Tcherniakov s’est imposée comme une des grandes lectures scéniques de l’œuvre de jeunesse de Richard Wagner, si bien qu’elle se revoit avec le même émerveillement.

Il faut dire que, sur la forme, le travail entrepris par le metteur en scène russe pour détailler minutieusement non seulement les comportements des protagonistes principaux, mais également les moindres individualités des chœurs qui participent à la vie du village, contribue à un réalisme captivant auquel le public international de Bayreuth n’est pas toujours habitué.

Georg Zeppenfeld, Elisabeth Teige, Oksana Lyniv et Michael Volle

Georg Zeppenfeld, Elisabeth Teige, Oksana Lyniv et Michael Volle

Ce ‘Vaisseau Fantôme’ est construit comme un véritable roman policier comportant, en ouverture, une scène énigmatique racontant l’histoire d’une femme amoureuse d’un homme, Daland, qui l’aime pour un temps avant de la rejeter violemment. Et par mimétisme, tout le village, y compris la morale de l’église, l’exclut également, ne lui laissant d’autre choix que de se suicider sous les yeux de son petit garçon. 

Nourri et piégé par la colère et le ressentiment, ce garçon a grandi et est de retour dans son village d’origine pour y accomplir sa terrible vengeance. C’est cependant au spectateur de s’interroger sur les motivations de cet homme en apparence affable, sociable, qui vient se mêler à la vie villageoise, et qui rencontre avec intérêt Senta, la fille du marchand. Toutefois, Dmitri Tcherniakov laisse de subtils indices, notamment lors du dîner chez Daland où la servante Mary, présentée ici comme sa femme légitime, semble de plus en plus troublée comme si elle détectait que quelque chose cloche.

Le dénouement final est tout aussi brillamment mis en scène avec ce temps laissé au spectateur pour comprendre qui sont ces hommes qui accompagnent le Hollandais, avant que n’éclate de toute part la violence. Il faut ajouter que grâce à un savant assemblage de maisons et bâtiments mobiles, les lieux changent en permanence de configuration sans rompre la fluidité de la musique, tout en donnant une atmosphère pastel à la situation scénique.

Nadine Weissmann et le Chœur - Photo : Enrico Nawrath

Nadine Weissmann et le Chœur - Photo : Enrico Nawrath

Ce spectacle devient ainsi un miroir de la lâcheté humaine – la manière insoutenable dont Daland se débarrasse de son amante -, du conformisme social et de l’esprit grégaire – la façon dont les individualités se fondent dans le groupe pour leur propre survie -, et montre que l’individu peut faire plier une société hypocrite et la détruire, mais au prix de sa vie. Le rire final de Senta peut se comprendre par la révolte que lui inspirait aussi ce monde qu’elle subissait.

Sur le plan purement musical, l’interprétation est aussi d’un très haut niveau. D’emblée, c’est une tempête qui emporte le spectateur dans un allant mêlé de fureur qui montre que la cheffe d’orchestre ukrainienne Oksana Lyniv a musclé son discours depuis 2021, comme si elle avait intégré à sa direction la puissance ravageuse du Hollandais. Les cuivres dramatisent considérablement mais créent aussi des lignes de fuites saisissantes parcourues d’une vivacité ardente, et l’agilité reste de mise, les mouvements se faisant toujours avec une fluidité d’une très grande élégance. 

Elisabeth Teige (Senta), Georg Zeppenfeld (Daland) et Michael Volle (Le Hollandais) - Photo : Enrico Nawrath

Elisabeth Teige (Senta), Georg Zeppenfeld (Daland) et Michael Volle (Le Hollandais) - Photo : Enrico Nawrath

En Holländer, Michael Volle s’impose avec sa voix large d’une superbe éloquence et d’une longue vibrance, et son phrasé d’une grande incisivité. Sa carrure impressionnante est adoucie par un regard d’apparence affable dont il joue avec malice pour ensuite faire apparaître un visage inflexible et animal. La confrontation avec un autre grand chanteur wagnérien tel Georg Zeppenfeld est passionnante à suivre, tant la fausse connivence entre les deux hommes est jouée avec un humour caché qui se ressent fortement.

Invitée à Bayreuth depuis seulement deux ans, Elisabeth Teige construit très rapidement une présence qui devient habituelle sur la colline verte. En Senta, elle retrouve un rôle qu’elle a abordé il y a près de dix ans à l’opéra d’Oslo, et elle lui rend à la fois une impertinence et un lyrisme mélancolique qui teinte sa voix embrunie.

Elisabeth Teige (Senta) et Nadine Weismann (Mary) - Photo : Enrico Nawrath

Elisabeth Teige (Senta) et Nadine Weismann (Mary) - Photo : Enrico Nawrath

Eric Cutler, son partenaire qui incarne Erik, le fiancé conventionnel, oppose un tempérament convaincant, à la fois farouchement volontaire et souffrant, avec toutefois beaucoup plus d’instabilité dans les expressions aigus qui l’obligent à forcer. 
Mais l’élocution est facile. Il a le sens du drame dans la peau, et cela se ressent très directement.

Et dans le rôle de Mary, bien que Nadine Weismann donne beaucoup de contenance à son personnage au rôle réhaussé par la production, les déperditions en teintes vocales sont telles qu’elles affaiblissent aussi sa vigueur.

Quant à Matthew Newlin, en pilote, il se montre impliqué, avec une coloration plutôt mate.

Eric Cutler, Elisabeth teige, Michael Volle, Nadine Weismann et Georg Zeppenfeld

Eric Cutler, Elisabeth teige, Michael Volle, Nadine Weismann et Georg Zeppenfeld

Chœurs splendides, aussi bien la partie féminine, enjouée et espiègle, que la partie masculine dans la terrible confrontation finale d’une impétuosité percutante, l’intelligence dramaturgique et l'engagement total d'une équipe artistique vouée à la vision géniale de Dmitri Tcherniakov portent ainsi Bayreuth à son meilleur, pour le plaisir de tous!

 

A relire : Der Fliegende Holländer (Zeppenfeld-Grigorian-Cutler-Prudenskaya-Lundgren-Lyniv-Tcherniakov) Bayreuther Festspiele 2021

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Publié le 8 Août 2024

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2024
28 juillet - Das Rheingold
29 juillet - Die Walküre
31 juillet - Siegfried
02 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Simone Young
Mise en scène Valentin Schwarz (2022),  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan Tomasz Konieczny            Brünnhilde Catherine Foster
Siegmund Michael Spyres                         Sieglinde Vida Miknevičiūtė
Siegfried Klaus Florian Vogt             Hagen Mika Kares
Loge John Daszak                                      Alberich Olafur Sigurdarson
Erda Okka von der Damerau            Gunther Michael Kupfer-Radecky  
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Ya-Chung Huang
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Tobias Kehrer
Fricka  / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Freia / 3. Norn Christina Nilsson         Rossweisse / 1.Norn Noa Beinart
Grimgerde / Flosshilde Marie Henriette Reinhold      Woglinde Evelin Novak 
Siegrune  / 2. Norn Alexandra Ionis            Waltraute Claire Barnett-Jones
Wellgunde Natalia Skrycka               Gutrune Gabriela Scherer
Helmwige Dorothea Herbert                   Froh Mirko Roschkowski
Gerhilde Catharine Woodward        Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Waldvogel Alexandra Steiner            Donner Nicholas Brownlee 

Créé à l’été 2022, le ‘Ring’ mis en scène par Valentin Schwarz devrait être celui qui aura connu le plus faible nombre de cycles de l’histoire du Festival de Bayreuth (mis à part celui de Richard Wagner qui ne connut que 3 cycles l’année de sa création en 1876), car avec seulement 8 cycles programmés en 3 ans, il devrait atteindre pour sa dernière saison en 2025 un total de 10 cycles, bien moins que les 12 (Peter Hall) à 16 cycles (Patrice Chéreau, Franz Castorf) des productions précédentes.

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Néanmoins, le metteur en scène allemand a retravaillé depuis 2022 certains points de manière à rendre plus lisible une trame qui place au cœur du Ring l’obsession mortifère de Wotan pour s’assurer une descendance. L’Or du Rhin est donc initialement identifié comme un enfant maléfique dont s’empare Alberich, et que cherche à récupérer Wotan – il s’agira de Hagen -. Il lui échappera, mais toute la dramaturgie montre comment ce chef de clan familial va se focaliser sur la recherche d’un autre espoir.

La mort de Fafner, personnage présenté comme l’ancêtre commun à Alberich et Wotan, devient le point de départ des destins divergents de Siegfried et de Hagen, qui se retrouveront plus tard chez Gunter et Gutrune, nouveaux riches dégénérés.

Siegfried, représenté ici comme un homme conventionnel enlisé dans une vie bourgeoise avec Brünnhilde qui ne lui convient plus, se laisse prendre par ce milieu perverti lors d’une soirée costumée qui fait écho au film ‘Eyes wide shut’ de Stanley Kubrick - la scène festive et d'orgie n'était pas montrée en 2022 -, et l’échec total de Wotan, apparaissant pendu, est cette fois clairement souligné lors de la conclusion finale du ‘Crépuscule des Dieux’.

Même si le développement théâtral est conséquent, il sert un scénario librement inspiré de la Tétralogie qui n’en approfondit aucun des thèmes.

Ces retouches n'empêcheront pas Valentin Schwarz d'essuyer beaucoup de huées à la fin de ce premier cycle 2024, mais le soutien apporté par une autre partie du public montre que cette appréciation est très nuancée selon les attentes de chacun.

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Pour cette reprise, on retrouve le Wotan de Tomasz Konieczny et l’Alberich de Olafur Sigurdarson présents dès la création. Si le premier dégage une vraie personnalité avec des moments de fureurs impressionnants, ses changements d’intonations ternissent parfois des passages plus subtils. ‘Siegfried’ est néanmoins le volet qui le montre à son meilleur, comme si le Wanderer menait un baroud d’honneur avec une très grande détermination.

Face à lui, le baryton islandais dessine à nouveau un chef des Nibelungen (ces derniers sont cependant absents de la vision de Schwarz) toujours aussi impactant, avec un métal dans la voix qui accroche et lui donne une dimension impressionnante, un véritable monstre de volonté à la hauteur de Wotan.

D’ailleurs, Nicholas Brownlee, distribué dans le rôle de Donner, montre dans ‘Rheingold’ qu’il a lui aussi la présence et l’ampleur d’un Wotan, ce que Vienne et Munich pourront apprécier très prochainement.

Parmi les rôles n’intervenant qu’épisodiquement, se font aussi remarquer John Daszak (Loge) avec sa grande clarté déclamatoire qui ravit par son aisance expressive, Ya-Chung Huang qui joue un inhabituel Mime humain et affectif avec son timbre lyrique et légèrement ombré, la Freia irradiante et dramatique de Christina Nilsson, l’Erda très homogène et imperturbable, sans noirceur prononcée, d’Okka von der Damerau, la Gutrune repentie à cœur ouvert de Gabriela Scherer, ou bien la première norne de Noa Beinart, aux graves fortement résonnants.

Georg Zeppenfeld est bien sûr impeccable en Hunding, parlant comme il chante avec un mélange d’autorité et d’humanité inimitable, Christa Mayer donne de l’ampleur à Fricka et Waltraude avec des couleurs chamarrées mais qui la mûrissent trop, et Mika Kares a une noblesse de tessiture diaphane qui tranche avec les Hagen plus anguleux et caverneux entendus dans ce rôle, ce qui le rend insaisissable mais peu inquiétant.

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Mais ce Ring opère un véritable renouvellement grâce à quatre chanteurs d’exception; ‘Die Walküre’ est en premier lieu l’occasion de découvrir un nouveau couple Siegmund / Sieglinde sous les traits de Michael Spyres et de Vida Miknevičiūtė. Le baryténor américain, qui s’est illustré principalement dans les répertoires mozartien, rossinien et français du XIXe siècle, fait une prise de rôle wagnérienne inattendue. Il faut reconnaître qu’il ne manifeste aucune difficulté - et se montre même plutôt démonstratif -, assoit un timbre velouté assez inhabituel dans ce rôle, mais utilise aussi son habileté à changer soudainement de couleur vocale, sans altérer pour autant ses propres qualités de souplesse, ce qui rend sa personnalité un peu instable. Aucun problème de puissance dans le Festspielhaus, son interprétation chaleureuse lui vaudra un accueil tout autant chaleureux.

Malheureusement, en en faisant un paumé marginalisé, Valentin Schwarz n’a pas le bon goût de le soigner physiquement, alors que ce chanteur mérite une tout autre mise en valeur scénique.

En Sieglinde, la soprano lituanienne Vida Miknevičiūtė offre un portrait vocal qui a le même caractère déchirant que celui de Christina Nilsson en Freia, mais avec encore plus d’intensité et de complexité de couleurs. Par rapport à sa Chrysothémis de Salzburg en 2021, elle a gagné en consistance et soyeux sans rien perdre de ses facultés percutantes mêlées à une fragilité sous-jacente.

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

C’est dans la mise en scène de Frank Castorf que le public de Bayreuth a pu assister à l’envol de Catherine Foster dans le rôle de Brünnhilde. Depuis son second acte encore trop prudent en 2013, à son incarnation pleine et assurée en 2014, la soprano britannique a acquis une envergure qui en jette plein la vue. Superbe rayonnement vibrant excellemment projeté, aigus faciles avec style, elle manifeste une légère incertitude uniquement au final du 3e acte de ‘Siegfried’ sans en altérer la force exaltante, pour achever sur un ‘Götterdämmerung’ éclatant avec une touchante sensibilité de timbre.

Quant à Klaus Florian Vogt, lui qui fit sa prise de rôle de Siegfried au printemps 2023 à Zurich, il forme avec Catherine Foster un duo éblouissant. Comme très souvent dans les opéras wagnériens, toute la beauté, la grâce et la puissance de ce magnifique chanteur s’épanouissent dans les derniers actes de ‘Siegfried’ et ‘Götterdämmerung’, où il est le seul à pouvoir faire retentir sa voix d’un éclat d’or tout en dégageant une candeur poétique inouïe.

Tous deux vont au bout de leur rôle, et les voir donner autant avec une telle sensibilité vous emplit d'une joie chevillée au corps.

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Si la réussite musicale de ce ‘Ring’ permet de pallier à la déception scénique, elle le doit beaucoup à la distribution réunie à cette occasion, mais aussi à la direction musicale de Simone Young qui est probablement la plus grande surprise de cette reprise.

Assistante de Daniel Barenboim au Festspielhaus en 1991 et 1992, à l’occasion du Ring de Harry Kupfer, la cheffe d’orchestre australienne révèle qu’elle a Bayreuth dans le sang. A travers une lecture splendide qui unifie la complexité d’écriture avec un excellent sens dramatique et de l’élan pour les chanteurs, elle porte l’Orchestre du Festival à son meilleur, faisant vivre les lignes wagnériennes avec une grande clarté, riche en couleurs et mouvements expressifs, donnant de la puissance aux cuivres avec une belle souplesse, et, surtout, faisant de la musique une peinture de caractères qui se fond idéalement à l’éloquence de chacun des solistes.

Le plus bel exemple de ce travail se trouve dans le 3e acte de ‘Götterdämmerung’ où la solennité qu’elle exprime se déroule avec un naturel saisissant sans virer à la grandiloquence, dégageant ainsi un fort sentiment humain.

Simone Young

Simone Young

L’accueil en délire que lui réserve le public pour ce grand voyage merveilleux qui transcende la narration scénique l’a manifestement beaucoup touchée, et Bayreuth n’oubliera pas aussi bien sa joie que celle qu’elle a su apporter à tous, artistes et spectateurs enchantés.

 

Le lien vers le compte rendu Der Ring des Nibelungen (Meister - Schwarz) Bayreuth 2022

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Publié le 7 Juillet 2024

Le Grand Macabre (György Ligeti – Stockholm, le 12 avril 1978)
Représentations du 28 juin et 01 juillet 2024
Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Chef der Geheimen Politischen Polizei (Gepopo)
           Sarah Aristidou
Venus Sarah Aristidou
Amanda Seonwoo Lee
Amando Avery Amereau
Fürst Go-Go John Holiday
Astradamors Sam Carl
Mescalina Lindsay Ammann
Piet vom Fass Benjamin Bruns
Nekrotzar Michael Nagy
Ruffiack Andrew Hamilton
Schobiack Thomas Mole
Schabernack Nikita Volkov
Weißer Minister Kevin Conners
Schwarzer Minister Bálint Szabó
Refugees (Chorsoli) Isabel Becker, Sabine Heckmann, Saeyong Park, Sang-Eun Shim

Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)               
      Kent Nagano
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp, Olaf Roth

Né au sein d’une famille juive hongroise le 28 mai 1923, György Ligeti étudia en Roumanie à Cluj-Napoca. Il désirait devenir scientifique, mais les lois antisémites nazis contrarièrent ce projet.

Il connut le travail forcé sous ce régime et perdit son père et son frère dans les camps de concentration. Sa mère survivra à Auschwitz, mais il devra fuir Budapest en 1956 au moment de la révolution hongroise qui sera écrasée par Staline.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Réfugié à Vienne puis à Cologne, il étudie la musique d’avant-garde et commence à composer. Il connaît son premier véritable succès avec ‘Atmosphères’ (1961), une pièce orchestrale d’une durée de 9 mn qui sera par la suite popularisée en 1968 à travers le film de Stanley Kubrick ‘2001, A Space Odyssey’ dont elle fera l’ouverture.

Sa créativité engendre par la suite nombre de concertos pour orchestre ou instrument seul, ainsi que des pièces chorales – le célèbre ‘Lux Aeterna’, autre composition utilisée dans ‘2001’ -, et ce sens pour le développement de textures denses et surnaturelles combinées à des sonorités mécaniques inspirera nombre de musiciens.

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Le Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

De 1974 à 1977, il compose son unique opéra ‘Le Grand Macabre’ d’après la pièce de Michel de Ghelderode ‘La balade du Grand Macabre’ (1934), qui connaîtra sa première le 12 avril 1978 à l’Opéra Royal de Stockholm, en suédois – le compositeur souhaitait que l’ouvrage soit interprété dans la langue du pays qui l’accueille -. Bien qu’amalgame d’inspirations diverses, la musique décrit un univers ayant son identité propre. 

La première à l’Opéra de Paris aura lieu trois ans plus tard, le 23 mars 1981.

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

Ouverture du 'Grand Macabre' - ms Krzysztof Warlikowski

György Ligeti crée par la suite, en 1996, une version révisée en langue anglaise qui réduit les passages parlés et retravaille la structure orchestrale. Cette nouvelle version sera mise en scène en 1997 par Peter Sellars au Festival de Salzbourg sous la direction de Esa-Pekka Salonen, en coproduction avec le Théâtre du Châtelet (une coproduction Gerard MortierStéphane Lissner, si l'on peut dire ainsi), et c’est celle-ci qui est jouée pour la première fois à l’opéra d’État de Bavière à l’occasion de l’ouverture du Festival lyrique d’été 2024.

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Salle du Bayerische Staatsoper, lundi 01 juillet 2024

Pour mettre en scène cet ouvrage difficile à interpréter, vocalement et musicalement, Serge Dorny a choisi Krzysztof Warlikowski qui en est à sa septième production munichoise depuis ‘Eugène Onéguine’ donné le 31 octobre 2007 sous la direction du chef d’orchestre américain Kent Nagano, lorsque ce dernier était directeur musical de l’institution.

Avec ‘Le Grand Macabre’, les deux artistes en sont dorénavant à leur quatrième collaboration en incluant ‘The Bassarids’ (Salzbourg, 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier, 2022).

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Benjamin Bruns (Piet vom Fass)

Le décor monumental représente une salle d’accueil de réfugiés aux murs gris comprenant plusieurs larges fenêtres quadrillées de barreaux donnant une impression de grande froideur. Cette salle prendra de plus en plus la forme d’une salle de sport.

Dès l’ouverture, un écran longitudinal descend des cintres pour montrer à contre-jour l’arrivée de personnes dans ce centre où un gardien vérifie l’identité de chacun. Ce gardien, vêtu d’un long manteau noir, n’est autre que Nekrotzar qui annonce la fin du monde. Visage de mort, blanc blafard et les yeux cernés de noir, cette symbolique se retrouve sur tous les personnages qui incarnent une autorité policière. 

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Seonwoo Lee (Amanda) et Avery Amereau (Amando)

Éprises de narcissisme, le visage bandé par une opération de chirurgie esthétique traduisant leur désir de jeunesse éternelle afin de contrer l’arrivée de la mort, Amando et Amanda livrent une charmante danse d’amoureuses.

Krzysztof Warlikowski superpose les scènes selon un art du contrepoint théâtral qui lui est propre. Ainsi, au même moment que la première scène menée par Nekrotzar et l’ivrogne Piet se développe, les personnages principaux de la seconde scène, Astradamors et Mescalina, se préparent à l’exposition de leur relation sadomasochiste qui, une fois passée au premier plan, joue avec beaucoup d’humour sur les interprétations sexuelles qui tendent à accentuer l’identité homosexuelle du jeune astronome.

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Sarah Aristidou (Gepopo), Bálint Szabó (Schwarzer Minister) et Kevin Conners (Weißer Minister)

Une cage grillagée se plante en plein centre de la scène pour constituer une zone d’enfermement. 

Au fur et à mesure de la représentation, devient ainsi sensible, en trame de fond, l’expérience que connut Ligeti face aux régimes autoritaires avec leurs tribunaux administratifs chargés de sélectionner les personnes et de les enfermer, ce qui se produira dans cette production lorsque le prince Go-Go passera sous l’influence de deux ministres et du chef de la police, Gepopo.

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Scène d'ouverture de 'Melancholia' de Lars von Trier

Les impressions musicales, mélange de brusqueries et d’atmosphères métalliques, se retrouvent dans cette conception visuelle acerbe, mais l’équipe de production révèle aussi un rapport très poétique à l’univers par sa manière de présenter l’imminence de la catastrophe planétaire sous des lumières bleu nuit-orangé impressives (Felice Ross), toujours magnifiquement alliées à la musique surnaturelle de Ligeti, à travers un choix de vidéos montrant un astre incandescent tournant sur lui-même, ou bien en reprenant l’ouverture du film de Lars von Trier ‘Melancholia’ (2011mettant en scène la collision entre une planète gigantesque et la Terre.

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Sam Carl (Astradamors) découvrant l'arrivée de la Comète

Il y a ainsi l’apocalypse engendrée par une catastrophe stellaire – on peut d’ailleurs voir, à travers la scène des enfants écoutant Astradamors autour de son écran d’ordinateur, une référence à l’envie originelle de Ligeti de devenir scientifique, ce qui apparaîtra sous force de témoignage du compositeur en fin de spectacle -, mais il y a aussi l’apocalypse engendrée par la démesure et la folie humaine, l’holocauste, bien sûr, tout autant que les guerres dévastatrices des grands conquérants tels Gengis-Khan ou Napoléon.

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Scène de la mort de Nekrotzar et de l'apocalypse

Krzyzstof Warlikowski et Kamil Polak font défiler au moment de l’impact irrépressible une série d’extraits de plusieurs films muets issus de l’entre-deux-Guerres où naquit Ligeti, ‘Faust’ (Murnau), ‘Napoléon (Gance), ‘Les Dix Commandements’ (DeMille), ‘Sodom und Gomorrha’ (Curtiz), tous fascinants par leur imagerie poétique, ainsi que la scène finale de ‘Theorem’ (Pasolini) qui montre l’anéantissement de l’homme dans le désert.

En aparté, on peut remarquer qu'Abel Gance fut l'auteur en 1931 d'un film de transition entre le muet et le parlant intitulé 'La fin du monde', sur une musique d'Arthur Honegger et d'après le roman éponyme de l'astronome et écrivain français Camille Flammarion (1893), dont le thème du passage d'une comète, qui croise la trajectoire de la Terre en l'évitant de justesse, suscitant des scènes d'orgie, rejoint totalement l'histoire du 'Grand Macabre'.

Michael Nagy (Nekrotzar)

Michael Nagy (Nekrotzar)

Car le cataclysme a bien lieu – la manière dont le décor se recouvre d’une noirceur macabre le long des grilles est d’un très grand impact dramatique -, et à la toute fin, trois astronautes ayant découvert les restes de cette planète récupèrent le seul souvenir de tous ces gens que nous avons vu enfermés, puis revenir affublés de masques d’animaux fantomatiques, une émouvante collection de photographies de familles.

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

Lindsay Ammann (Mescalina) et Sam Carl (Astradamors)

A travers le costume laid et dénudé de Nekrotzar, puis de Mescalina, au second acte, le grotesque insiste également sur l’obsession de la détérioration des corps, et c’est donc une réflexion sur l’angoisse de la vieillesse qui est renforcée dans ce spectacle en renvoyant férocement chaque individu à sa finitude.

Il y a donc quelque chose de particulièrement savoureux, mais aussi de malicieux de la part du directeur du théâtre, à programmer ‘Le Grand Macabre’ en ouverture de festival, lorsque le public munichois vient parader dans ses plus beaux effets. Il faut d’ailleurs souhaiter que la personne qui a fait un malaise au parterre, lors de la seconde représentation, au paroxysme de la brutalité musicale qui démultipliait les effets hystérisés du chef de la police, s’en est bien remise depuis.

John Holiday (Go-Go)

John Holiday (Go-Go)

Virevoltant sur leurs chaises à roulettes, comme en apesanteur, Go-Go et Piet semblent passés dans un autre monde, et les trois gardes qui les rejoignent révèlent, sous leurs tenues de policiers d’état, des vêtements résilles qui les érotisent. La perspective de la mort est ainsi faussement dédramatisée à travers un grand cocktail partagé à l’avant scène, en montrant en arrière plan ce qu’il reste de tous ceux qui ont disparu par la faute des régimes politiques, comme si le destin de l’homme n’était que dérisoire.

Scène finale

Scène finale

Pour un chanteur, travailler avec Krzysztof Warlikowski ne consiste pas seulement à s’intégrer dans une dramaturgie originale qui fait très souvent se croiser plusieurs histoires personnelles et parfois plusieurs niveaux temporels, mais également à étoffer sa propre manière d’incarner sur scène afin de conserver cet acquis dans le temps. Et c’est pour cela que beaucoup d’artistes apprécient de s'en remettre avec ce metteur en scène qui les fait se dépasser.

Ainsi, ceux qui ont connu Benjamin Bruns en Pilote du ‘Vaisseau Fantôme’ (Bayreuth, 2012), en Tamino (Vienne, 2015) ou bien Lohengrin (Munich, 2024) seront surpris du jeu absolument clownesque qu’il imprime à Piet, avec une expressivité sardonique mêlée de clarté adoucie.

Sarah Aristidou (Gepopo)

Sarah Aristidou (Gepopo)

La même sidération s’impose face à Sarah Aristidou, soprano franco-chypriote née à Paris mais surtout connue en Allemagne où elle chante régulièrement Zerbinette à Frankfurt et Berlin, tout en se passionnant pour la musique contemporaine, qui se retrouve dorénavant à interpréter les rôles de Vénus et du Chef de la Police après les avoir abordés à la Maison de la Radio et de la Musique, en français, en décembre 2023. 

Non seulement son agilité vocale fait merveille, mais elle tire aussi des sonorités formidablement malléables et puissamment effilées dans les aigus, tout en leur donnant un métal consistant d’une grande souplesse avec des glissandi surnaturels, en se livrant à un jeu qui peut se révéler assez acrobatique, notamment avec l’utilisation du cheval d’arçons. Cette soirée est autant importante pour elle que pour le public qui n’a pas manqué de lui transmettre, au rideau final, ses fortes impressions.

Salut final

Salut final

Autre voix assez atypique, celle du contre-ténor américain John Holiday a une capacité à glisser de la clarté baroque à une étrange vocalité purement féminine qui ajoute une ambiguïté considérable à son personnage, accrochant en permanence l’auditeur par les changements de représentations mentales qu’il engendre naturellement. Il joue ainsi le rôle d’un homme politique qui vire au portrait d’un enfant gâté qui fuit ses responsabilités en envoyant au front médiatique ses deux ministres.

Baryton d’origine hongroise né à Stuttgart, Michael Nagy donne de l’épaisseur à Nekrotzar tout en suggérant une mélancolie désabusée qui fait penser à celle d’Amfortas. Son personnage, qui évolue de l’inquiétant au grotesque maladif, évoque pas son évolution esthétique glauque un rapport morbide à la mort.

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

Krzysztof Warlikowski avec en arrière-plan Avery Amereau et Sam Carl

En parallèle, la contralto Lindsay Ammann et le basse-baryton Sam Carl mettent beaucoup de vivacité et de drôlerie dans la peinture décomplexée de la relation entre l’astronome et sa femme, jouée avec beaucoup de présence.

Enfin, il y a une concordance idéale dans la fusion sensuelle des timbres des deux amants incarnés par Seonwoo Lee et Avery Amereau, Bálint Szabó et Kevin Conners sont deux ministres aux très grands talents de comédiens, et Andrew Hamilton, Thomas Mole et Nikita Volkov forment un groupe de trois soldats cerbériques aux profils de grands gaillards espiègles.

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

Kent Nagano, avec en arrière plan Sarah Aristidou, Sam Carl et Michael Nagy

En grand défenseur des œuvres contemporaines, Kent Nagano impressionne beaucoup par sa maîtrise d’un orchestre d’une telle complexité, engageant les musiciens dans une théâtralité sans ambages dans les passages les plus violents – le paroxysme étant atteint dans la scène délirante de l’officier de la police secrète -, avec une très grande densité du son, mais aussi avec un soin merveilleux accordé à l'immatérialité des tissures orchestrales. La nature chaotique de la musique est aussi très bien contrôlée de manière à ce qu’elle respire avec le jeu des solistes, les jaillissements des cuivres sont toujours éclatants, et le sentiment d’unité du spectacle en est renforcé.

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Seonwoo Lee, Krzysztof Warlikowski et Avery Amereau

Avec une telle lecture d’ensemble, ce ‘Grand Macabre’ immerge l’auditeur dans le génie artistique de György Ligeti autant que dans son histoire personnelle, et montre à quel point celle-ci recouvre des résonances avec notre monde et ses images inquiétantes.

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

Kent Nagano, John Holiday, Felice Ross et Claude Bardouil

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