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Publié le 16 Novembre 2023

Halka (Stanisław Moniuszko – Version 2 actes à Vilnius, 28 février 1854 – Version 4 actes à Varsovie, le 01 janvier 1858)
Version de concert du 11 novembre 2023
Teatro Real de Madrid

Stolnik Maxim Kuzmin-Karavaev
Dziemba Tomasz Kumiega
Janusz Tomasz Konieczny
Zofia Olga Syniakova
Halka Corinne Winters
Jontek Piotr Beczała

Bagpiper Javier Povedano

Direction musicale Łukasz Borowicz
Chœur et Orchestre du Teatro Real de Madrid

 

Le Teatro Real de Madrid ne cesse d’impressionner par l’expansion de ses connections avec les institutions culturelles du monde entier, et cette soirée du 11 novembre 2023 donnée à l’occasion des 105 ans de l’indépendance de la Pologne en est un excitant exemple.

Corinne Winters (Halka)

Corinne Winters (Halka)

‘Halka’ est en effet l’opéra polonais le plus emblématique de la culture de ce pays, et c’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Stanisław Moniuszko, le 05 mai 1819 près de Minsk, que le Theater an der Wien redonna vie à cette ouvrage en 2019 dans une production de Mariusz Treliński éditée en DVD et reprise l’année d’après au Teatr Wielki de Varsovie.

L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la même mouvance nationaliste qui s’étendit en Europe après les campagnes napoléoniennes, et qui sera également à l'origine de l’épanouissement de l’opéra russe.

Corinne Winters (Halka) et Tomasz Konieczny (Janusz)

Corinne Winters (Halka) et Tomasz Konieczny (Janusz)

Et c’est un véritable mélange d’influences que recèle cette musique qui donne d’emblée une ferveur populaire exaltante aux chœurs, ferveur que l’on retrouvera à plusieurs reprises au cours de l’opéra, notamment avec le chant des montagnards qui ouvre le 3e acte.

L’intense lyrisme orchestral qui porte chaque personnage s’accompagne d’une écriture vocale assez élevée et d’un allant semblable à celui qui parcoure les ouvrages italiens écrits au milieu du XIXe siècle, mais avec, bien évidemment, des couleurs slaves.

Chœurs du Teatro Real de Madrid

Chœurs du Teatro Real de Madrid

S'insèrent ensuite, lors des scènes festives, des danses inspirées de mazurkas et de polonaises qui participent à la peinture identitaire, dans le bon sens du terme, de la dramaturgie musicale.

Il s’agit cependant bien d’un drame qui raconte l’histoire d’une jeune paysanne, Halka, qui tombe amoureuse d’un homme de la haute société, Janusz, qui malgré ses sentiments et sa liaison avec elle a décidé d’épouser Zofia.

Halka est cependant aimée de Jontek, un jeune montagnard, qui tente de la convaincre que l’amour de Janusz pour elle est insincère. Elle le comprend lorsque ce dernier la rejette en apprenant qu’elle attend un enfant de lui, mais ses pleurs lui attirent la sympathie et le soutien des gens qui l’entourent.

Décidant malgré tout d’assister au mariage de Zofia et Janusz, le choc de la perte de son enfant finit par la pousser à mettre fin à ses jours. Jontek en reste dévasté.

Corinne Winters (Halka) et Piotr Beczała (Jontek)

Corinne Winters (Halka) et Piotr Beczała (Jontek)

A la direction de l’ Orchestre du Teatro Real de Madrid, brillant de ses plus belles couleurs, Łukasz Borowicz lui communique un enthousiasme volontaire à la limite de l’engagement martial, enchaînant avec souplesse et fluidité les différentes ambiances, qu’elles soient populaires, intimistes ou symphoniques, avec une vivacité contrôlée par des effets de nuances qui rendent le discours toujours prenant.

C’est toute la richesse et la verve de Stanisław Moniuszko qui sont mises en valeur avec un sens du partage passionnant. 

Łukasz Borowicz, Corinne Winters (Halka), Piotr Beczała (Jontek) et Tomasz Konieczny (Janusz)

Łukasz Borowicz, Corinne Winters (Halka), Piotr Beczała (Jontek) et Tomasz Konieczny (Janusz)

Et si l’on souhaite faire une petite comparaison avec les ouvrages de l’époque de sa création, Giuseppe Verdi venait d’achever en 1853 sa trilogie populaire, ‘Rigoletto’, ‘Il trovatore’ et ‘La Traviata’, alors que Smetana ne composera ‘La Fiancée vendue’ que 10 ans plus tard, et Tchaïkovski, ‘Eugène Onéquine’  25 ans plus tard.

C’est dire le sens de l’innovation que porte cette musique qui reste raffinée même dans les moments très festifs et légers.

En plus du chef, on retrouve ce soir les quatre rôles principaux présents au Theater an der Wien en 2019.

Tomasz Konieczny a la carrure et le timbre qui permettent de brosser un Janusz dominant et très inquiétant, d’autant plus que l’on entend des résonances très caverneuses de sa part, ses incarnations étant par ailleurs toujours empreintes d’une forte expressivité quasi animale.

Olga Syniakova (Zofia)

Olga Syniakova (Zofia)

La mezzo-soprano ukrainienne Olga Syniakova offre au personnage de Zofia une luminosité teintée d’une douce noirceur slave qui respire l’envie de vivre, alors que, au contraire, Corinne Winters dépeint une Halka fragile, à la projection très focalisée dont la sensibilité raconte beaucoup des sentiments blessés de la jeune femme, usant de subtiles gradations en couleurs, et affirmant aussi une certaine droiture dramatique qui affecte l’auditeur, ce dernier ne pouvant qu’être touché par quelqu’un qui s’accroche à une ligne pourtant désespérée.

Corinne Winters (Halka)

Corinne Winters (Halka)

Et quelle superbe et intense prestance de la part de Piotr Beczała dont le chant passionné exalte la salle entière, à croire que Stanisław Moniuszko a écrit le rôle de Jontek pour lui. Il incarne le sens de l’honneur vaillant et l’élégance émotive, ses élans dans les aigus sont d’une longueur et d’une robustesse sans faille, et on ne voit pas quel autre ténor pourrait aujourd’hui aussi bien se fondre avec un tel panache dans ce personnage romantique et très prévenant. 

Tomasz Kumiega (Dziemba)

Tomasz Kumiega (Dziemba)

Les rôles secondaires, Maxim Kuzmin-Karavaev en Stolnik et Javier Povedano en Bagpiper sont très bien tenus, le premier figurant la sagesse conventionnelle alors que le second joue plus une fière expansivité, mais l’on retient aussi Tomasz Kumiega, baryton polonais passé par l’Académie du Théâtre Wielki puis l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, dont la noblesse et l’assurance du timbre de voix donnent beaucoup d’allure à Dziemba. Là aussi, une très belle correspondance avec l’esprit et la langue de ce protagoniste au rôle fortement protocolaire.

Corinne Winters et Piotr Beczała

Corinne Winters et Piotr Beczała

Et si l’on ajoute un ensemble de chœurs magnifiquement allié en couleurs et en esprit à la musique, avec un très beau fondu des voix féminines et masculines, les qualités de ce grand ouvrage sont ainsi défendues à leur meilleur.

Une soirée qui compte pour le Teatro Real de Madrid, assurément!

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Publié le 14 Novembre 2023

Las Golondrinas (José María Usandizagal - Madrid, 1914 puis Barcelone, 1929)
Livret de Gregorio Martínez Sierra et María Martínez Sierra
Édition critique de Ramon Lazkano (1999)
Représentation du 10 novembre 2023
Teatro de la Zarzuela (Madrid)

Puck César San Martín
Lina Sofía Esparza Jáuregui
Cecilia María Antúnez
Juanito Jorge Rodríguez Norton
Roberto Javier Castañeda
Un caballero Mario Villoria

Artistes de cirque : Alex G.Robles (chef de la troupe), Emilio Rodriguez (jongleur), Nacho Serrato (acrobate, monocycle), Néstor Marqués (acrobate, contorsionniste), Angel Lee (acrobate, cracheur de feu, Diable), Pedro Torres (acrobate, Cupidon), Sergio Dorado (Clown)

Direction musicale Juanjo Mena
Mise en scène Giancarlo del Monaco (2016)
Orquesta de la Comunidad de Madrid, Titular del Teatro de La Zarzuela
Coro del Teatro de La Zarzuela

La reprise de la production de ‘Las Golondrinas’ permet à Daniel Bianco de quitter la direction du Teatro de la Zarzuela avec le spectacle qui avait ouvert son mandat au début de la saison 2016/2017.
C’est en effet Isamay Benavente qui lui succède dès à présent en devenant la première femme à diriger cette institution créée en 1856.

Les saltimbanques

Les saltimbanques

'Las Golondrinas' est joué ce soir dans sa version opéra de 1929 – à l’origine, la création en 1914 sous forme de Zarzuela comprenait des textes parlés -, et l'on retrouve à la mise en scène Giancarlo del Monaco qui avait connu son âge d'or au début des années 2010 lorsque Nicolas Joel l'invitait à l'Opéra de Paris pour mettre en scène des œuvres issues du vérisme italien (‘I Pagliacci’, ‘Andrea Chénier’).

Il y a effectivement une correspondance entre le monde des saltimbanques de José María Usandizagal et 'I Pagliacci' de Ruggero Leoncavallo, mais l'univers musical est moins violemment passionnel et plus délicat dans le drame lyrique espagnol où les motifs psychologiques diffèrent également.

Le Teatro de la Zarzuela

Le Teatro de la Zarzuela

Il s'agit ici d'observer la montée de l'obsession maladive et destructrice de Puck pour une femme, Cecilia, qui recherche son indépendance, alors qu'une autre jeune femme, Lina, amoureuse de lui, plus sociable et naturelle, lui révélera son attachement affectif au moment où, n'en pouvant plus, Puck assassinera son ancienne amante - cet acte n'est pas montré, comme le vérisme italien le ferait, et seule la conséquence est divulguée -. Lina lui pardonnera pourtant tout.

La scénographie et les costumes sont purement colorés de gris, blanc et noir, et la première scène prend pour décor le plateau vide du théâtre avec ses murs mis à nus.

Les saltimbanques arrivent par l'allée centrale du parterre et montent sur scène non sans faire peser un léger risque lorsque déambulation d'échassier, jongleries et numéros de monocycle se déroulent en bordure de la fosse d'orchestre.

César San Martín (Puck) entouré des saltimbanques

César San Martín (Puck) entouré des saltimbanques

Le sentiment de mélancolie de Puck se projette ainsi dans le regard du spectateur, et tous les personnages sont instantanément présentés.

Cecilia paraît être le prolongement d'une Carmen frustrée qui attend de pouvoir vivre, mais qui, dans sa posture refermée, peut tout aussi bien suggérer l'attente de la mort.
Lina se montre beaucoup plus insouciante et prévenante, et pour qui ne connaît pas l'ouvrage, rien ne laisse transparaître le caractère ardent et fort volontaire qui couve sous ce personnage en apparence léger.

Quant à Puck, il croule déjà sous ses ressassements.

María Antúnez (Cecilia)

María Antúnez (Cecilia)

C'est à partir du second acte qui se déroule dans le grand cirque d'une importante cité, que les décors et les costumes prennent momentanément une coloration plus festive, jusqu'à la pantomime qui conserve toujours une certaine empreinte dépressive avec la présence du personnage de Charlot.

Sofía Esparza approfondit à ce moment là la charge affective de Lina en exprimant une flamme lumineuse et très intense qui rappelle beaucoup celui du personnage de Tatiana dans 'Eugène Onéguine' de Tchaïkovski.

Ce mélange de passion et de juste-boutisme attachant devient alors le point central de toute la seconde partie, tant l'investissement de la chanteuse à défendre les sentiments de la jeune femme est formidable à vivre.

Sofía Esparza Jáuregui (Lina)

Sofía Esparza Jáuregui (Lina)

A l'inverse, María Antúnez, qui use d'un registre mélangeant chant et déclamation réaliste, maintient une coloration dramatique qui annonce un sombre présage.

Quant à César San Martín, baryton très sonore qui s'inscrit aussi dans une ligne expressive vériste qui s'affine dans les duos avec Sofía Esparza, il joue une personnalité hallucinée avec un jeu théâtral bien marqué, en laissant filer l’image d’un homme dont l’identité se délite.

Toutefois, on ressent à plusieurs moments que l’écriture vocale ne s’harmonise pas toujours avec la ligne mélodique de l’orchestre que Juanjo Mena peaufine en privilégiant la douceur du toucher et le délié bucolique de la peinture orchestrale.

Sofía Esparza Jáuregui (Lina) et César San Martín (Puck)

Sofía Esparza Jáuregui (Lina) et César San Martín (Puck)

Mais il semble moins attentif au soutien des solistes, et n’insuffle pas suffisamment à son interprétation une ampleur dramatique qui pourrait donner plus de corps et d'unité à une partition qui alterne beaux moments poétiques, voir fortement romantiques et tourmentés, et des atmosphères plus discrètes.

L’association à la vision assez sobre de Giancarlo del Monaco fonctionne cependant très bien, ce qui permet d'apprécier les valeurs de l'ouvrage et de ressentir aussi qu’elles pourraient s'épanouir avec encore plus de flamboyance et de violence.

Las Golondrinas (Mena del Monaco Esparza Antúnez San Martín) Teatro La Zarzuela

Finalement, c’est assurément Sofía Esparza qui fait l’unanimité ce soir dans ce rôle exaltant où une certaine surpuissance se met en place chez elle pour absoudre la folie de l’être aimé.

Sofía Esparza Jáuregui

Sofía Esparza Jáuregui

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Publié le 13 Novembre 2023

L’Or du Rhin (Richard Wagner – Munich, 22 septembre 1869)
Représentation du 05 novembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Wotan Gábor Bretz
Donner Andrew Foster-Williams
Froh Julian Hubbard
Loge Nicky Spence
Fricka Marie-Nicole Lemieux
Freia Anett Fritsch
Erda Nora Gubisch
Alberich Scott Hendricks
Mime Peter Hoare
Fasolt Ante Jerkunica
Fafner Wilhelm Schwinghammer
Woglinde Eleonore Marguerre
Wellgunde Jelena Kordić
Flosshilde Christel Loetzsch

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Romeo Castellucci (2023)
Dramaturgie Christian Longchamp
Orchestre symphonique de la Monnaie

Coproduction Gran Teatro Del Liceu (Barcelone)

La nouvelle Tétralogie mise en scène par Romeo Castellucci, 32 ans après celle d’Herbert Wernicke qui avait marqué la fin du mandat de Gerard Mortier avec Sylvain Cambreling à la direction orchestrale, est un évènement après tant d’absence, d’autant plus qu’il s’agit d’un cycle qui va afficher 8 représentations par épisode, le nombre le plus élevé de l’histoire du Théâtre de La Monnaie, et donc atteindre un rayonnement conséquent sur le public régional et international.

Et évidemment, avec un plasticien qui aime introduire une imagerie mystique dans ses visions, on sait d’avance qu’il faudra se laisser aller à la beauté des choix esthétiques issus de l’histoire de l’art humaine sans forcément percuter immédiatement sur le sens qui leur est donné.

Et à la vue de ce premier volet, la sensibilité générale qui s’en dégage est une profonde empathie pour la souffrance humaine et son désir de trouver dans l’adoration des Dieux une consolation qui n’est qu’illusoire.

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Scott Hendricks (Alberich) et Gábor Bretz (Wotan)

Après le claquement glaçant d’un immense anneau tournoyant sur scène et qui s’immobilise, le monde naît dans le noir de la fosse d’orchestre où seul le subtile point vert lumineux de la baguette du chef guide les musiciens dans leur longue montée des flots du Rhin, une noirceur sereine sous tension.

Alberich, vieilli, décharné et attaché à une poutre de métal, interpelle dans l’ombre les filles du Rhin, trois danseuses et trois interprètes prises elles aussi dans des noirceurs abyssales, et lorsque le nain réussit à prendre l’or, l’univers des Dieux apparaît dans toute sa blancheur immaculée, recouvert de fresques et de statues antiques, alors qu’une marée humaine se tord sous leurs pieds, puis sous les pierres monumentales qui l’écrase, comme dans certaines imageries bibliques.

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Gábor Bretz (Wotan) et Marie-Nicole Lemieux (Fricka)

Cette vision de la déchéance humaine sur laquelle règne Wotan est à mettre en regard avec l’émancipation d’Alberich qui, sorti des bas-fonds, se rebiffe dans l’espoir d’entraîner la chute de l’ordre établi et de prendre sa place.

L’apparition des géants venus, en tenues de travailleurs, réclamer leur salaire pour la construction de la résidence des Dieux, est exploitée de façon à infantiliser les commanditaires, en les doublant par des adolescents. Mais hormis le fait que cette scène ajoute à l'étrangeté de la situation, elle a surtout pour conséquence de placer les géants, les chefs des travailleurs, au dessus de leurs donneurs d'ordres.

Personnage le plus burlesque de ce prologue, Loge doit autant à la personnalité bonhomme et charnelle de Nicky Spence qu’à la liberté expressive que lui accorde Romeo Castellucci, qui a tendance à peu valoriser la gestuelle des dieux et des nymphes, une incarnation vivante qui le place en position de commentateur distancié de l'action.

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Wilhelm Schwinghammer (Fafner) et Ante Jerkunica (Fasolt)

Toutefois, le point culminant de la soirée est atteint au retour du Nibelheim, lorsque Wotan et Loge ramènent Alberich dans l'univers blanc et lumineux des Dieux. Ils font vivre au nain une véritable scène de torture, recouvrant de liquide noir la nudité de Scott Hendricks, un des artistes à qui La Monnaie doit parmi ses plus fortes incarnations, tout en restant attaché à l'anneau fabriqué au préalable dans les entrailles de la terre. Les poses et les traces au sol qui en résultent ont un effet esthétisant qui contribuent à la fascination de cette scène saisissante.

Mais de sa main noire, Alberich a le temps de faire porter sa malédiction sur l'anneau et le visage de Wotan, alors que deux crocodiles géants descendent des cintres - on ne peut s'empêcher de penser à Frank Castorf qui les utilisaient aussi dans 'Siegfried' au Festival de Bayreuth - pour révéler la véritable nature des géants dont l'un, Fasolt, finira écrasé par l'un des deux reptiles.

Scott Hendricks (Alberich)

Scott Hendricks (Alberich)

La très belle scène finale est également marquante par la manière dont l'Or du Rhin, un immense rond pleinement doré, se découvre sur un mur blanc, puis s'abat au sol sans que l'on ne voit ensuite se creuser un puits noir, surmonté d’étoiles à neuf branches semblant plonger à l'intérieur, dans lequel les dieux, un par un, iront se jeter de dos et bras écartés lors de la montée au Walhalla qui annonce en fait une descente aux enfers pour eux.

Ce final évoque d'ailleurs beaucoup celui du 'Dialogues des Carmélites' de Francis Poulenc, mais avec une valeur inversée.

L’Or du Rhin (Altinoglu Castellucci Hendricks Spence Bretz Lemieux) La Monnaie

La lecture et les couleurs qu’adjoignent Alain Altinoglu et l'Orchestre symphonique de La Monnaie privilégient une énergie sombre fortement dominée par la coloration expressionniste et puissante des bois et des vents qui s’allie chaleureusement à la structure des cordes lumineuses, mais avec de l'épaisseur. Tous les motifs solo sont par ailleurs harmonieusement dessinés avec soin.

Cette unité d’ensemble appuie ainsi un discours fortement théâtral et très prenant, avec un petit effet de huis-clos probablement du à la configuration de la salle du Théâtre.

Anett Fritsch (Freia)

Anett Fritsch (Freia)

Hormis Jelena Kordić (Wellgunde) qui fait ses débuts sur la scène de La Monnaie, tous les chanteurs ont déjà été invités sur ces planches au moins une fois par le passé, certains depuis plus de 10 ans tels Andrew Foster-Williams, Julian Hubbard, Marie-Nicole Lemieux - la vétérane depuis son premier récital interprété il y a exactement 22 ans -, Anett Fritsch, Nora Gubish, Scott Hendricks (inoubliable Macbeth dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski) et Ante Jerkunica. Ils seront tous reconduits sur les autres volets qui les font intervenir.

Gábor Bretz n’a pas encore la cinquantaine mais a toujours une apparence très jeune. A l’image du Coppelius qu’il incarnait sur cette scène il y a quatre ans, il offre une personnalité assez claire, vocalement, et visiblement fort traversée par le doute – Romeo Castellucci le fait s’agenouiller devant la statue d’un Bouddha décapité au moment de sa malédiction -.

C’est avec grande impatience que l’on attend de voir comment il va ajouter de la profondeur à Wotan dans les deux premières journées du Ring.

Nora Gubish (Erda)

Nora Gubish (Erda)

Marie-Nicole Lemieux n’a aucun mal à imposer une Fricka sévère avec son timbre aux couleurs nocturnes, et Anett Fritsch offre une fougue à Freia qui précipite un fort sentiment d’urgence.

Deux autres fortes personnalités prédominent cependant au cours de ce prologue, le Loge de Nicky Spence et l’Alberich de Scott Hendricks. Le premier est d’une aisance dansante assez originale avec beaucoup de clarté d’accents, mais aussi dans le regard, qui lui permettent de faire vivre un esprit lucide et impertinent très accrocheur, alors que le second est d’une noirceur expressive qui engage tout le corps de l’interprète, ce qui en fait un des sommets interprétatifs parmi les rôles les plus forts du baryton texan.

Nicky Spence (Loge)

Nicky Spence (Loge)

Quant aux deux géants, Fasolt et Fafner, ils trouvent en Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer deux impressionnants interprètes très difficiles à différencier du fait que le metteur en scène les fait mimer le chant de leur frère respectif pour mieux les confondre.

Et en Erda, Nora Gubisch apporte une dignité d’une très grande sagesse, peu inquiétante, afin de donner le maximum de portée spirituelle à la déesse de la terre.

Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard rendent beaucoup de simplicité humaine à Donner et Froh, et ‘Siegfried’ permettra de voir comment Peter Hoare va dessiner les traits les plus torturés de Mime

Enfin, loin d’incarner des filles éthérées et inaccessibles, Eleonore Marguerre, Jelena Kordić et Christel Loetzsch assoient au contraire des personnages féminins très présents.

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Nicky Spence, Gábor Bretz, Alain Altinoglu, Scott Hendricks, Marie-Nicole Lemieux

Il faudra désormais attendre la première journée, ‘La Walkyrie’, programmée en janvier prochain, pour voir quels degrés d’unité et de continuité Romeo Castellucci va insuffler à la ligne de ce Ring, et quels seront les éléments de correspondance entre chaque épisode.

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Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 3 Octobre 2023

Interviews réalisées par Axel Driffort

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Fascinant cas pour un directeur de salle que cette production de l''Affaire Makropoulos' de Leoš Janáček, car elle fait mentir la corrélation supposée entre la qualité d'un spectacle et son taux de remplissage. Interrogez n'importe qui ayant assisté à une représentation, il vous en dira le plus grand bien.

C'est d'ailleurs ce que nous avons voulu faire en donnant la parole à trois protagonistes différents pour avoir leurs visions sur ce spectacle si particulier, dont tous attendent beaucoup.

Ilanah Lobel-Torres, soprano

Que fais-tu dans la vie ?

Je viens de finir ma formation à l’Académie de l’Opéra national de Paris où je suis rentrée en 2019 et je suis désormais membre de la Troupe de l’Opéra national de Paris. Sur cette scène, j’ai déjà eu l’opportunité de chanter dans des productions de l’'Enfant et les Sortilèges', 'Manon', 'Les Noces de Figaro' et 'Peter Grimes'.

 

Dans cette production, j’interprète le rôle de Krista. Cette version est particulière car j’y chante également le rôle des deux caméristes.

 

Cela rend le personnage encore plus important et cela fait plus de sens, car on la voit être obsédée par Marty et s’approcher d'elle de plus en plus jusqu'à prendre sa place.

 

Est-ce la première fois que tu chantes du Janáček  ? Que penses-tu de sa musique ?

Il s’agit de mon premier Janáček. J’ai commencé à chanter en tchèque cet été à l’opéra de Santa Fe dans 'Rusalka', mais la composition est très différente, Dvořák est axé sur le beau, Janáček est davantage axé sur le théâtre, l’action et le drame, ainsi que la réaction émotionnelle qui en découle.

Comment as-tu géré cette prise de rôle ?

On fait une reprise qui date d’il y a plus de dix ans. On se sent beaucoup plus impliqué dans le processus créatif car on a l’impression de recréer ce spectacle. Ce n’est pas toujours le cas dans les reprises.

J’ai fait la découverte de la pièce à la demande de l’Opéra. J’ai d’abord eu peur car il n’y a pas d’aria, ce n’est presque que du théâtre ; on ne sait jamais comment s’achève la mélodie. En plus, tout est en tchèque !

Pour la langue, j’ai d’abord pensé l’aborder comme j’avais abordé le russe. Mais ça n’a pas bien fonctionné, les consonnes sont beaucoup plus rapides et il n’y a pas de longue ligne sur les voyelles. Il faut travailler le texte en langage parlé pendant très longtemps. Ensuite, il est possible de mémoriser les mélodies. Cela m’a pris près d’un mois à plein temps ; heureusement, Irène Kudela, la coach de tchèque à l’Opéra, était là.

J’ai travaillé en m’interrogeant sur la finalité de la musique. Sur chaque phrase, je me demandais quelle était l’émotion voulue, car la mélodie nous donne toutes les indications. Une fois que l’on a compris où Janáček veut nous emmener, tout fait sens.

Maintenant, je me rends compte que tout ce travail m’ouvre à un nouveau répertoire. Cela me donne très envie de faire 'La Petite Renarde rusée'.  Avant, j’aurais eu trop peur, et cela ne me parlait pas, j’étais plus axée sur la musique romantique. 

Que penses-tu de la chef d’orchestre ?  

Elle est très claire, c’est une présence très rassurante. Si on a un problème, elle est toujours là pour nous rattraper. Elle a été très patiente durant les répétitions.

Qu’as-tu le plus aimé ?

La sensation de succès quand on commence à maîtriser le rôle. Ce n’est pas naturel comme pour Mozart, et beaucoup plus gratifiant. J’adore aussi l’idée que l’Opéra soit comme un film. Finalement, j’aime particulièrement dans cet opéra les moments de beauté éparse dans l'œuvre qui surgissent subrepticement.

D’un point de vue musical, j’aime particulièrement le début du deuxième acte quand Emilia Marty apparaît dans la main de King Kong avant de sortir de l’écran. J’aime énormément le troisième acte, pour son propos et son efficacité dramatique, notamment quand Emilia Marty s’explique.

Que penses-tu de la mise en scène ?

Il n’y a pas d’aria ou de duo qui explique quelque chose durant cinq minutes, la vision cinématographique permet vraiment de souligner efficacement l’intrigue.  D’un point de vue visuel, on est vraiment dans quelque chose d’abouti et de somptueux.

Et quid de la distribution ?

Le casting est très diversifié ; fait notable, nous avons tous une nationalité différente (américaine, française, danoise, finlandaise, tchèque, australienne et hongroise). Cela montre que cette musique peut parler à tout le monde, quelle que soit l'origine ou l'expérience.

J’aime beaucoup Karita Mattila, bien sûr, mais aussi Pavel Černoch qui interprète le rôle d'Albert Gregor. Il a une voix sombre, romantique et chaude. De plus, son timbre et sa projection sont très très bons, et donnent l’impression qu’il traverse le rôle naturellement et sans effort.

Fabien Wallerand, tuba solo

Quand es-tu rentré à l'orchestre de l'Opéra ?

En 2004, après le conservatoire, j’ai été intermittent pendant trois ans dont deux ans à l’Opéra de Lyon avec plusieurs concerts aux orchestres Philharmonique de Radio France et de Paris, puis je suis rentré dans cet orchestre.

 

 

Avais-tu participé à la création en 2007 ? Si oui, que penses-tu de son évolution ?

Oui. Pour ce qui est de l’évolution, je la vois surtout au niveau orchestral. Quand je suis rentré, il n’y avait pas de directeur musical et je trouve que cela manquait. Puis Philippe Jordan est arrivé et a apporté beaucoup de choses musicalement et humainement durant ses onze années de mandat.

Depuis 2007, j’ai vu beaucoup d’évolution au sein de l’orchestre et de progression, notamment d’un point de vue musical et disciplinaire. Le son de l’orchestre s’est enrichi et considérablement développé au fil de ces années.

La chance de travailler avec des grands chefs, tels que Semyon Bychkov, Valery Gergiev et Seiji Ozawa nous a permis d’apprendre beaucoup en s’ouvrant et en leur faisant confiance. Récemment, l’entrée dans l'orchestre de beaucoup de jeunes à des postes prestigieux a relancé cette dynamique, notamment grâce à leurs capacités d’adaptation.

Concrètement, sur du Janáček, on le sent au niveau des lectures d’orchestres. Ces lectures nous permettent de bien adapter nos phrasés et de trouver un son. Sur cette partition, la densité et la délicatesse sont d'ailleurs redoutables et nous n'avons que quelques lectures pour effectuer ce travail.

Quel est la force de la musique de Janáček, et spécialement de cette partition ?

L’orchestre y a une grande présence, mais ce qui est particulièrement intéressant musicalement ce sont les couleurs orchestrales. Janáček, ce sont des couleurs particulières auxquelles le public de l’Opéra n’est pas forcément habitué, cela fait presque penser à du Korngold

Sur cette partition, la musique est très rythmique, très dense, et notre travail de musicien se concentre certes sur le rythme, mais aussi sur les phrases, car il y a des superpositions de plusieurs motifs pas toujours simples à mettre en place, et finalement, l’attention est portée aux couleurs. C’est indubitablement une musique à découvrir. Le fait que cela soit très rythmé rend la musique captivante et facile d’accès.

Y a t-il des moments particulièrement marquants selon toi ?

L’ouverture, avec ses percussions accentuées, quasi tribales. S’ajoutent ces accords marqués comme si l’orchestre était un orgue, le résultat est captivant avec un rendu très riche et très dense d’entrée.

Beaucoup de moments sont au demeurant magnifiques, mais j’aime particulièrement la fin.  On frise la dissonance puis le spectre s’ouvre et de nouvelles harmonies surgissent.

Que penses-tu de la direction de Susanna Mälkki et de la distribution ? L’un des chanteurs ressort-il ?

C’est un répertoire où elle est à l’aise, elle connaît parfaitement la partition et la gestuelle est très précise. Elle a beaucoup d'énergie, le rendu final marche. Elle est juste obligée de contrôler simultanément l’orchestre et les chanteurs qui se situent parfois très loin sur le plateau, ce qui la force à prendre en compte le délai causé par la vitesse du son, le tout sur une partition redoutable.

Sur scène, Karita Mattila campe une Emilia Marty charismatique, et elle a la couleur vocale et le lyrisme qui conviennent pour ce rôle. On n’en est qu’aux répétitions, mais elle s’en sort déjà très bien.

Denis Guéguin, vidéaste

Que fais-tu dans la vie ?

Je suis vidéaste réalisateur vidéo. Je fais des films essentiellement au théâtre et à l’opéra avec Krzysztof Warlikowski, avec qui j’ai fait près 25 spectacles.

Comment as tu commencé à travailler avec Krzysztof Warlikowski ?

Nous nous sommes rencontrés lorsqu’on nous étions encore étudiants, je faisais des études de cinéma et de théâtre ; lui était en Pologne, moi en France.

A cette époque la vidéo n’était quasiment pas utilisée dans les opéras et les moyens techniques n’étaient pas du tout les mêmes.

Toutefois, nous nous rejoignions sur le monde fascinant de l’opéra et aussi sur ses « lacunes », sur le fait qu’un  livret d’opéra n’est pas un roman et qu’il faut parfois pouvoir l’étoffer.

Ensuite, Krzysztof a eu l’opportunité de monter 'Ubu Rex' de Krzysztof Penderecki à Varsovie, puis il a fait ses débuts français (après le Festival Avignon) au Théâtre National de Nice avec 'Le Songe d’une nuit d’été'.  C’est alors que l’on a commencé à travailler sur l’insertion vidéo au sein même de la dramaturgie pour compléter le récit, pour créer un récit complémentaire. Cela nous intéressait beaucoup d’explorer les potentiels de l’image

Que penses-tu de l’évolution de cette production au fil du temps?

Je pense que la création est ce qu’il y a de mieux, car la reprise perd toujours un petit peu.

Mais je suis nostalgique ! Les interprètes ont gagné en puissance musicale, mais ont perdu en jeu sur le plateau, en souplesse…  Mais l’émotion musicale et théâtrale reste au fil des reprises - le spectacle, donné à Paris en 2007, 2009 et 2013, s’est également exporté au Teatro Real de Madrid en 2008 -.

On est dans le cœur du problème de l’opéra. Gerard Mortier avait choisi Krzysztof pour faire des mises en scène très théâtrales et étudier la profondeur des personnages et du récit, là où se porte sa valeur ajoutée. C’est aussi ce qu’il répète et peaufine à chaque reprise.

Quelle est selon toi la place de la vidéo au sein des œuvres lyriques ?

Je considère que la vidéo est un art presque muet, je ne veux être ni dans la provocation ni dans un suivi trop scolaire des didascalies. La force lyrique et dramatique des vidéos réside dans les contrepoints.

Globalement, on cherche à mettre la vidéo à un niveau d’art, de « haute culture », et je pense que l’on a besoin de cela ; surtout à un moment où Mickey et la Joconde sont sur le même piédestal. C’est pour cela qu’il me paraît important de mettre la barre plus haut au niveau des interventions vidéo dans l’Opéra.

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Quelle est la spécificité de la vidéo dans cette mise en scène ?

Dans l’'Affaire Makropoulos', le plus réside dans le fait que Krzysztof Warlikowski utilise le thème du Cinéma. Le personnage d’Emilia Marty, normalement une cantatrice, devient véritablement une icône à la Marilyn Monroe.

Qu’est ce qu’il t’y plait particulièrement ?

Je suis particulièrement sensible à tout l’univers cinématographique évoqué, entre King Kong, Marilyn Monroe et Gloria Swanson dans 'Sunset Boulevard'.  La notion d’icône y est abordée dans toute sa complexité, avec ce qu’il y a derrière, leurs moments de doute et la chute. J’aime également beaucoup les décors : l’opéra devient un cinéma, « un movie Theater ». J’adore le fait que toute la scénographie soit liée au cinéma ; avec, par exemple, la présence de King Kong sur scène, qui apparaît comme un énorme accessoire qui reviendrait à la vie.

Comment vois-tu les liens entre les visuels et la musique ?

Cela dépend. 
Par exemple, durant l’ouverture on projette un montage des images des reportages sur Marilyn Monroe, 'Sunset Boulevard' et King Kong pendant que, dans la fosse, la masse orchestrale part dans tous les sens. Cela faisait vraiment sens de montrer des plans chaotiques, à la frontière du cinéma expérimental, des plans décadrés, surexposés, granuleux ; j’ai suivi les envolées de l’orchestre.

L’ouverture donne un ton au spectacle, ça monte et ça descend, c’est vertigineux et ça mêle les images de gloire et les images de mort. Le film en introduction est très singulier et différent des autres.

L’autre exemple, très différent, qui me vient à l’esprit est un extrait de 'Sunset Boulevard', au début du deuxième acte, où il y a pendant 10 minutes un couple qui valse, avec un zoom progressif dans l’image qui devient floue, la séquence devient alors un récit décalé et parallèle où la vidéo crée une boucle hypnotique avec la musique.

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Publié le 25 Septembre 2023

Lohengrin (Richard Wagner – Weimar, le 28 août 1850)
Répétition générale du 18 septembre et

représentations du 23, 27, 30 septembre, 11, 18 et 27 octobre 2023
Opéra Bastille

Heinrich der Vogler Kwangchul Youn (18, 27/09 et 11, 18, 27/10)
                                 Tareq Nazmi (23/09)
Lohengrin Piotr Beczala (18, 23, 27/09 et 18, 27/10)
                  Klaus Florian Vogt (11/10)
Elsa von Brabant Johanni van Oostrum (23, 27/09 et 18/10)
                            Sinead Campbell Wallace (18, 30/09 et 11, 27/10)
Friedrich von Telramund Wolfgang Koch
Ortrud  Nina Stemme (18, 23, 27/09 et 11/10)
             Ekaterina Gubanova (18, 27/10)
Der Heerrufer des Königs Shenyang

Mise en scène Kirill Serebrennikov (2023)
Direction musicale Alexander Soddy
Nouvelle production

Diffusion en direct sur Paris Opera Play le 24 octobre 2023, en différé sur Medici.TV dès le 01 novembre 2023, et sur France Musique le 11 novembre 2023.

4e opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’au début du XXe siècle, ‘Lohengrin’ est depuis la Seconde Guerre mondiale bien moins représenté, comme tous les autres opéras de Richard Wagner, hormis ‘Le Vaisseau Fantôme’.

Mais avec cette nouvelle production confiée à Kirill Serebrennikov, il revient parmi les 50 titres les plus interprétés à l’Opéra national de Paris depuis les années Rolf Liebermann

En ce 23 septembre 2023, il en est ainsi à sa 667e représentation depuis son entrée au répertoire de l’institution le 16 septembre 1891.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Souvent présenté comme cinéaste, Kirill Serebrennikov est avant tout un artiste qui a été le directeur du Centre Gogol de Moscou entre 2012 et 2021, un lieu qu’il avait transformé en un espace de liberté d’expression très prisé par la jeunesse moscovite, mais très mal vu du pouvoir. Depuis, ce théâtre est en reconversion pour revenir à des pièces plus conventionnelles.

Opposé à la guerre en Ukraine, le metteur en scène a quitté la Russie fin mars 2022 pour s’installer à Berlin, mais croit toujours qu’un jour son pays deviendra un beau pays.

Kirill Serebrennikov

Kirill Serebrennikov

Il est le créateur d’une production de ‘Parsifal’ conçue à distance pour l’opéra de Vienne au printemps 2021, en pleine restriction sanitaire, que l’on a pu voir en streaming sur Arte Concert.

La violence et l’humanité de l’univers carcéral y sont analysées autour d’une histoire de crime passionnel manœuvrant brillamment avec les interprétations possibles du livret.

Pour cette nouvelle production de ‘Lohengrin’ qui va s’inscrire durablement, et pour notre plus grand plaisir, au répertoire de l’Opéra de Paris, Kirill Serebrennikov s’appuie sur la nature politique du livret pour nourrir sa dramaturgie des conflits militaires dont nous avons tous en tête des images.

Kwangchul Youn (Henri l'Oiseleur) - Répétition générale

Kwangchul Youn (Henri l'Oiseleur) - Répétition générale

A l’origine, l’histoire se déroule à l’époque d’Henri l’Oiseleur, au cours de la première partie du Xe siècle, au moment où se forme l’unité du royaume de Germanie alors que des menaces se profilent sur les frontières orientales.

Comme annoncé lors de la première intervention d’Henri à l’acte I, le Brabant se prépare à déclarer la guerre aux Hongrois sous prétexte que ceux-ci s’armeraient – historiquement, l’armée Magyare sera effectivement défaite le 15 mars 933 dans le nord de la Thuringe -.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

En ouverture, le metteur en scène offre pourtant une scène d’une magnifique sensibilité et sensualité en montrant par une vidéo noir et blanc un beau jeune homme, tatoué d’ailes de cygne sur le dos et les bras, allant se baigner dans un lac sous le regard d’un être qui l’aime et qui l’admire. Les effets de contre-jour sont splendides, et la lenteur du film démultiplie l’effet poétique de cette séquence.

On imagine qu’il s’agit du souvenir idéalisé du frère d’Elsa désormais disparu. Il se rhabille cependant en treillis et sac à dos militaires.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Par la suite, et à l’instar de la production viennoise de ‘Parsifal’, les 3 actes sont architecturés de la même façon : un ou plusieurs espaces scéniques sont délimités au sol, et 3 écrans vidéos situés en hauteur permettent d’accroître l’imprégnation sensible à l’esprit des scènes ou des protagonistes.

Par ailleurs, Elsa, Lohengrin, Telramund et Ortrud sont traités comme des principes, ou bien des âmes, c’est à dire qu’ils incarnent des valeurs qui n’agissent pas directement, et sont tous les quatre complétés par d’autres formes humaines qui les prolongent.

 Sinead Campbell Wallace (Elsa) - Répétition générale

Sinead Campbell Wallace (Elsa) - Répétition générale

Elsa est d’emblée une femme malade qui divague. Deux danseuses lui ressemblant expriment sa grâce et son délire intérieur, et une femme gribouille à l’infini sur les vidéos très sombres où apparaît le prénom ‘Gottfried’, le frère d’Elsa, c’est à dire littéralement la ‘Paix de Dieu’.

De façon plus difficile à interpréter, Elsa s’empare d’un amas informe, grisâtre et enchevêtré qui inspire confusion et déformation. Elle distribue au peuple du Brabant une petite partie de ces branchages tressés en forme de couronne, comme si elle leur communiquait ses propres névroses. Elle devient le symbole de l’esprit malade de toute une génération.

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala (Lohengrin)

Lohengrin apparaît soudainement dans une lumière resplendissante habillé d’une tenue militaire très claire qui lui donne de l’allure. Deux hommes torse-nus aux ailes de cygnes ajoutent à son aura, et une très belle chorégraphie s’enclenche entre ces deux danseurs et les danseuses qui incarnent Elsa.

De même, le combat entre Lohengrin et Telramund est figuré par une opposition entre ces deux cygnes humains et quatre gardes fantomatiques surmontés d’un heaume noir totalement sphérique.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Dès la victoire de Lohengrin, une croix chrétienne apparue peu avant le combat est chahutée au même moment que les branchages s'embrasent sur les vidéos. Quant au monde royal, il est brouillé et zébré de noir.

Cet acte crucial prend donc une valeur spirituellement inversée par rapport à l’esprit originel du texte, car la victoire de la foi est remise en question par le metteur en scène.

Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud)

Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud)

Au second acte, Ortrud et Telramund se retrouvent dans un charmant salon bibliothèque.

Il s’agit d’intellectuels un peu miteux et aigris – Telramund est lui-même devenu suicidaire -, mais capables d’analyser avec beaucoup de lucidité la situation.

Ortrud retrouve Elsa dans une autre pièce surmontée d’une très élégante décoration qui figure Zeus métamorphosé en Cygne venu séduire Leda, manière très esthétique et mystérieuse de dire l’obsession d’Elsa pour son frère. Des symboles de cette boucle temporelle qui n’en finit pas de tourner dans la tête sont d’ailleurs présents à chaque acte.

Mais un autre terme, sous forme d’injonction, va lui aussi devenir obsessionnel dans les vidéos, le ‘Nie’ de ‘Nie sollst du mich befragen’, ‘Tu ne devras Jamais me questionner’, ordonné par Lohengrin au premier acte.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Dans son duo avec Elsa, Ortrud est présentée comme quelqu’un qui introduit le doute pour amener à l’éveil la jeune femme afin de lui faire comprendre que quelque chose cloche avec Lohengrin.
Comprenant la folie d’Elsa, elle la confie à des infirmières.

Mais lorsque Telramund annonce qu’’ainsi pénètre le malheur dans cette maison !’, il ne fait pas allusion aux conséquences de l’échange avec Ortrud mais bien à l’influence de Lohengrin sur le Brabant.

La transition est magnifiquement réalisée par un lent effet de travelling qui balaye un champ de bataille nocturne jonché de barbelés, ce qui, intuitivement, fait le lien entre l’esprit torturé d’Elsa qui a appelé Lohengrin, et la réalité de la guerre qui s’impose dorénavant.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

S’en suit un triptyque saisissant qui présente les trois étapes clés de la vie des militaires, leurs repas pris en caserne, leurs soins à l’hôpital une fois de retour à moitié estropiés, puis l’emballage de leurs corps inanimés avant leur transfert en chambre froide - les puristes seront peut-être désorientés par l’absence de cathédrale à cet acte -.
Image très médiatique, le Roi vient alors saluer les blessés et leur apporter son soutien, et le décor de chacune de ses pièces prend un aspect de plus en plus dégradé. 

Mais malgré les conséquences humaines fortement visibles, la rébellion d’Ortrud et Telramund contre la folie d’Elsa, qui est aussi la folie de tout un peuple, échoue.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Et lorsque la pureté de Lohengrin commence à être mise en doute, une très belle image crépusculaire des corps nus et blafards des soldats morts se relevant pour aller au ciel sur les murmures du chœur et des solistes donne une dimension extraordinaire à ce passage, car l’on saisit de près la désolation du metteur en scène pour qui la guerre signifie la destruction tragique de la beauté de la vie.

Et cette fois c’est bien le temps de la guerre qui s’installe, car le troisième acte s’ouvre sur des vidéos très esthétiques de soldats partant aux combats, alors que le chant nuptial est utilisé pour montrer des scènes de fiançailles de militaires telles qu’on peut les voir chaque jour sur les réseaux sociaux à travers le conflit russo-ukrainien.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Tout se passe dans un grand hangar, et Lohengrin n’est plus aussi solaire, car sa tenue est sombre et son apparence plus vulgaire. Elsa est toujours souffrante, et leur tête-à-tête, qui n’a rien de romantique, conduit au paroxysme de la folie de la jeune femme qui voit revenir tous ses fantômes.

Un léger flottement apparaît également dans la mise en scène car on ne voit pas Lohengrin tuer directement Telramund. C’est en fait pour mieux dénoncer un peu plus loin la responsabilité du leader pour tous les morts à la guerre quand il se retrouve face aux sacs des cadavres qui jonchent l’avant-scène.

Désespérée, Ortrud y reconnaîtra son mari. C’est la chute de l’aura de Lohengrin qui, finalement, ne vaut pas mieux que Prigojine.

Lohengrin (Soddy Serebrennikov Beczala van Oostrum Campbell Wallace Stemme Koch) Opéra de Paris

Et pour Elsa, c’est aussi une catastrophe lorsqu’elle réalise que le Comte de Brabant qui apparaît n’est qu’un soldat mortellement blessé, comme le fut son propre frère.

Si certains détails peuvent rester obscurs, l’approche générale de Kirill Serebrennikov est menée avec une intelligence rare qui fait que l’esprit de sa mise en scène reste lisible. Il met en avant l’épopée guerrière suggérée par le livret, alors que celle-ci est très souvent occultée ou considérée comme une trame de second plan.

Il conduit par la même une réflexion sur la condition humaine des soldats, et raccroche des thèmes de l’ouvrage de façon saisissante à la réalité de la guerre que l’on peut suivre en direct aujourd’hui.

Sinead Campbell Wallace (Elsa)

Sinead Campbell Wallace (Elsa)

Ce travail d’une très grande force émotionnelle est allié à une interprétation musicale de très haut niveau portée par la direction élancée d’Alexander Soddy qui accentue avec nuance l’élan dramaturgique de la musique. Les belles couleurs orchestrales tendent à incruster des accents explosifs et métalliques qui sont l’apanage des ensembles allemands - le flux reste d’ailleurs toujours délié et vitalisant -, mais le tranchant n’est pas employé systématiquement comme dans le duo entre Ortrud et Telramund au début du second acte où une certaine mesure est maintenue. 

Une attention soutenue est également apportée à l’équilibre avec les voix des solistes, et les chœurs, quand ils occupent tout l’avant scène, sont capables d’exprimer une clameur et une exaltation d’une puissance impressionnante qui semble être une des volontés très chère à leur cheffe Ching-Lien Wu.

Mais dans les moments plus élégiaques et insaisissables, ils retrouvent aussi cette forme d’évanescence qui élève avec inspiration les pensées de l’auditeur. 

 Johanni van Oostrum (Elsa)

Johanni van Oostrum (Elsa)

Deux titulaires du rôle d’Elsa se partagent les 9 représentations officielles, et toutes deux ont des atouts qui les différencient et rendent nécessaire de les entendre au moins une fois chacune.

Présente à la répétition du 18 septembre, Sinead Campbell Wallace donne l’impression d’être une wagnérienne aguerrie tant la flamme ample et chaleureuse est mise au service d’un sens du tragique poignant. Et pourtant, il s’agit, sauf erreur, de son premier grand rôle scénique wagnérien.

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala (Lohengrin)

Et pour la première représentation, le public parisien découvre une artiste habituée d’un rôle qu’elle a chanté auprès de Klaus Florian Vogt dans deux productions différentes à Munich, Johanni van Oostrum.

Son timbre est d’une douce unité veloutée qu’elle rayonne avec une excellente projection nette et bien focalisée ce qui n’était pas assuré d’avance sur la scène Bastille. L’incarnation est entière avec des changements de personnalité qui ramènent à la spontanéité de l’adolescence.

Nina Stemme

Nina Stemme

Habitué de la scène de l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans où il y a chanté Mozart, Puccini, Verdi, Tchaïkovski, Smetana et même Massenet et Gounod, Piotr Beczala revient avec son personnage wagnérien privilégié qu’il met en avant sur les plus grandes scènes du monde de Vienne à New-York en passant par Bayreuth.

Il révèle une maturité virile qui convient particulièrement bien dans cette vision d’un être qui sait charmer tout en cachant une mentalité de gangster qui n’apparaît qu’à la toute fin. Il chante avec une unité infaillible, exprime même une sincérité très crédible dans la tessiture aiguë, et dose subtilement le mélange entre douceur attentionnée et assurance qui ne vire jamais au sentiment de supériorité. 

Piotr Beczala

Piotr Beczala

De retour elle aussi sur la scène Bastille qu’elle n’avait plus foulé depuis près de 10 ans, Nina Stemme ne fait qu’une bouchée du rôle d’Ortrud avec des couleurs vocales d’un airain vibrant qui font sensation.

D’une autorité animale que son allure scénique tend à contenir pour lui donner une dureté calculatrice qui n’en fait pas pour autant un monstre, sa magnificence d’élocution crée un constant saisissement quasi hypnotique, tout en laissant poindre le sentiment qu’elle en garde sous le pied pour les représentations suivantes. Il y aura au moins une soirée d’anthologie, à n’en pas douter.

Wolfgang Koch (Telramund)

Wolfgang Koch (Telramund)

Le Friedrich von Telramund est en terme de personnalité tout le contraire. Extraordinaire par la complexité de caractère qu’il articule avec un réalisme inégalable, Wolfgang Koch démontre à nouveau quel immense acteur de la vie il est, sa clarté vocale faisant apparaître avec netteté les moindres tressaillements qui font ressentir toutes les faiblesses et sombres doutes de son être.

Mais on l’entend toutefois avec un impact vocal qui s’évapore un peu trop en première partie, bien qu’il le consolide beaucoup plus dans la seconde partie du second acte au moment où il s’agit de mettre à jour l’identité de Lohengrin.

Ce grand habitué de l’excellente acoustique de la scène munichoise sait aussi surprendre d’un soir à l’autre, et il a la capacité de faire sienne l’empreinte Bastille.

Ching-Lien Wu et les chœurs de l'Opéra de Paris

Ching-Lien Wu et les chœurs de l'Opéra de Paris

Enfin, si Kwangchul Youn a eu le temps de montrer en répétition qu’il a toujours su préserver sa noblesse d’expression, son remplaçant à la première, Tareq Nazmi – le fameux Banco de la production de ‘Macbeth’ au festival de Salzbourg cet été -, brosse un portrait digne et d’une noirceur bien marquée, hautement conforme au symbole conventionnel que représente Henri l’Oiseleur, appuyé par Shenyang qui offre beaucoup de panache au Héraut du Roi.

Piotr Beczała, Alexander Soddy, Kirill Serebrennikov et Nina Stemme

Piotr Beczała, Alexander Soddy, Kirill Serebrennikov et Nina Stemme

C’est sur un grand entrelacement entre l’enthousiasme de spectateurs saisis par un spectacle puissant et très bien réfléchi, et le décontenancement d’une autre partie de spectateurs qui accepte moins que l’obscurité du monde soit autant mise en avant sur une scène lyrique, que tous les artistes ont été emportés aux saluts finaux par une énergie générale qui démontre l'importance de ces propositions si essentielles par les vérités qu'elles drainent et que l'on n'oublie pas avec le temps.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Représentation du 11 octobre 2023

Après 10 jours sans représentations, la série des 'Lohengrin' a repris avec un remplacement inattendu et au pied levé pour un soir le 11 octobre 2023, celui de Piotr Beczala, souffrant, par Klaus Florian Vogt.

Ce n'est pas la première fois que ce magnifique ténor wagnérien fidèle du Festival de Bayreuth incarne un chef militaire - c'était déjà le cas dans la production de 'Parsifal' de Uwe Eric Laufenberg -, si bien qu'il apparaît ce soir dans la continuité des rôles qu'il a toujours incarnés, sérieux d'allure, prévenants et attentionnés, mais prompts à s'irriter si les protagonistes ne sont pas à la hauteur de sa stature morale, même si dans cette production son personnage devient vite un symbole critique de l'esprit de guerre.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Depuis ses débuts dans le rôle de Lohengrin à l'opéra d'Erfurt en 2002, Klaus Florian Vogt ne cesse d'impressionner par la manière dont il a su préserver la candeur de son timbre de voix tout en l'enrichissant en chaleur et puissance.

Grande subtilité des nuances, magnificence des couleurs et splendide rayonnement toujours aussi souverain qui emportent l'auditeur dans un autre temps, il fait vivre aux spectateurs l'expérience de l'évocation d'une âme surnaturelle avec une telle intensité que son grand air 'In fernem land' devient un sidérant récit spirituel avec une capacité à exacerber la sensibilité de l'auditeur pour l'empreindre de sentimentalisme. C'est véritablement trop beau pour être décrit!

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Par ailleurs, après quelques jours de repos, la distribution est à son meilleur, Kwangchul Youn parfait de par sa stature de chef d'Etat, Wolfgang Koch brillant dans ses expressions naturalistes et très théâtrales, Nina Stemme impressionnante par la somptuosité de ses graves et la pénétrance de ses aigus hallucinés, et Sinead Campbell Wallace vaillante en toutes circonstances.

Chœurs à nouveau inspirants et élégiaques, orchestre sous tension permanente par la main galvanisante d'Alexander Soddy, cordes qui développent des tissures évanescentes absolument fantastiques, cette soirée du 11 octobre restera gravée pour beaucoup dans les mémoires.

Nina Stemme, Klaus Florian Vogt, Kwangchul Youn et les choeurs

Nina Stemme, Klaus Florian Vogt, Kwangchul Youn et les choeurs

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Publié le 20 Septembre 2023

Cassandra (Bernard Foccroulle - le 10 septembre 2023, La Monnaie de Bruxelles)
Livret Matthew Jocelyn
Représentation du 17 septembre 2023
Théâtre Royal de La Monnaie

Cassandra Katarina Bradíc
Sandra Jessica Niles
Hecuba / Victoria Susan Bickley
Naomi Sarah Défrise
Blake Paul Appleby
Apollo Joshua Hopkins
Priam / Alexander Gidon Saks
Marjorie Sandrine Mairesse
Présentatrice Lisa Willems

Direction musicale Kazushi Ono
Mise en scène Marie-Eve Signeyrole (2023)
Création mondiale

                                                                     Katarina Bradíc (Cassandra) et Joshua Hopkins (Apollo)

Successeur de Gerard Mortier à la direction du Théâtre Royal de La Monnaie de 1992 à 2007, puis successeur de Stéphane Lissner à la direction du Festival d'Aix-en-Provence de 2007 à 2018, Bernard Foccroulle a eu l’occasion de passer commande d’une trentaine d’œuvres lyriques, mais est avant tout un musicien, organiste de formation, qui a aussi composé nombre de pièces vocales et instrumentales.

Pour la première fois, il s’attache lui-même à la composition d’un opéra et s’associe à Matthew Jocelyn, directeur de 2009 à 2017 de la compagnie théâtrale contemporaine ‘Canadian Stage’, qui en a écrit le livret sur la base d’une des problématiques majeures du réchauffement climatique d’origine humaine, l’exploitation des énergies fossiles.

Jessica Niles (Sandra)

Jessica Niles (Sandra)

Le personnage mythologique de Cassandre est d’abord introduit pour rappeler la catastrophe de la prise de Troie par les Grecs, dont on estime qu’elle a pu se produire vers – 1250 av J.-C, et pour symboliser la malédiction de cette femme condamnée par Apollon à ne pas être écoutée et crue.

Puis, un autre personnage, contemporain cette fois, apparaît sous la forme d’une activiste écologique dénommée Sandra, qui intervient pour lancer un débat avec son public, puis son père et sa mère, respectivement acteurs de l’industrie d’exploitation et du monde financier, lors d’un dîner familial fort mouvementé, passionnant et parfois même très drôle.

Katarina Bradíc (Cassandra)

Katarina Bradíc (Cassandra)

La rencontre avec Blake, qui deviendra son fiancé, porte en elle les angoisses des générations actuelles qui se demandent s’il est raisonnable d’avoir des enfants. A l’inverse, Naomi, la sœur de Sandra, résiste à ce catastrophisme, mais en est indirectement punie par la perte de son enfant.

Sur le fond, le livret de Matthew Jocelyn aborde donc la problématique climatique du point de vue d’un milieu social aisé qui s’est enrichi grâce à l’exploitation des énergies fossiles, et dont une descendante se révolte, mais n’aborde pas la question des inégalités de développement humain dans le monde et de comment les réduire sans accroître la pression sur le système écologique.

Paul Appleby (Blake) et Susan Bickley (Victoria)

Paul Appleby (Blake) et Susan Bickley (Victoria)

C’est d’ailleurs l’attitude que l’on peut déplorer dans les pays riches, c’est à dire s’inquiéter des risques pour leur propre survivance, mais ne pas montrer suffisamment d’empathie pour la majorité du monde qui n’a pas le même niveau de vie mais qui a droit à se développer pour vivre mieux, et qui attend donc des solutions soutenables.

Au lieu de cela, l’activisme décrit ici se borne à parler d’’action’, mais sans dire ce que cela peut être, et laisse croire qu’il suffirait de dénoncer et de bloquer le déroulement des choses pour sauver le monde.

Un autre type d’action, plus efficace mais beaucoup plus ardu car inscrit dans la durée, pourrait tout aussi être de travailler à développer de nouveaux procédés, biens et services, nécessaires aux sociétés modernes mais moins demandants vis-à-vis de la nature.

Jessica Niles (Sandra)

Jessica Niles (Sandra)

On apprend cependant beaucoup de choses et notamment l’existence de la plateforme de glace de Bach, située sur l’île Alexandre en Antarctique, dont les reliefs portent des noms de compositeurs de musique classique tels Lully, Beethoven, Puccini, Mahler, Debussy et même Stravinsky.

Il y a donc une habilité certaine entre les choix de références du livret et les affinités musicales du compositeur.

Kazushi Ōno et l'Orchestre symphonique de La Monnaie

Kazushi Ōno et l'Orchestre symphonique de La Monnaie

Nommé par Bernard Foccroulle à la direction de l’orchestre symphonique de la Monnaie de 2002 à 2008, Kazushi Ono est donc tout désigné pour être le chef chargé de restituer la splendeur sonore de cette nouvelle création, ce qu’il fait avec un art magnifique pour rendre aux tissures orchestrales une patine ciselée avec une précision et un lustre d’orfèvrerie luxueuses.

L’écriture musicale est continue afin de créer un climat sonore alliant subtilement tension et mystère avec un mouvement constant qui varie les atmosphères sans avoir besoin de recourir à des secousses trop brutales qui favorisent ainsi l’immersivité de l’auditeur.

Les couleurs et la dynamique des vents sont par ailleurs finement dosées afin de se fondre idéalement avec un chant déclamatoire séduisant, s'entendent beaucoup d’effets d’irisation quand il s’agit d’évoquer le vol des abeilles qui se réduit avec le temps, et l’insertion des jeux de percussions au fil du discours fait écho aux influences primitives et antiques de l'histoire humaine.

Joshua Hopkins (Apollo) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Joshua Hopkins (Apollo) et Katarina Bradíc (Cassandra)

L’ensemble de l’ouvrage préserve ainsi une forme d’intimisme aux structures résolument détaillées et frémissantes, avec des inspirations très debussystes à certains moments – l’échange entre la Cassandre antique et ses parents qui comprennent trop tard qu’ils ne l’ont pas écoutée s’inscrit dans cette approche -.

Et lorsque le chœur commente en coulisse, il prend aussi une tonalité austère et allégée très bien fondue aux nappes orchestrales.

Gidon Saks (Priam) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Gidon Saks (Priam) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Tous les chanteurs apportent une personnalité et des couleurs bien distinctes à leurs personnages, ce qui permet notamment d’apprécier le dramatisme de Katarina Bradíc, qui ressemble beaucoup à l’inoubliable silhouette d’Anna Caterina Antonacci vue dans la version des ‘Troyens’ du Théâtre du Châtelet en 2003, mais avec un timbre plus noir et âpre.

Son jeu au tragique appuyé est contrebalancé par celui de Sandra que Jessica Niles anime avec une ferveur et une clarté vocale insolentes qui, quelque part, nous disent que le monde d’aujourd’hui requière d’autres postures. Des acteurs, disséminés dans la salle, réagissent aux propos de la jeune activiste, et même le chef d’orchestre intervient dans le jeu en demandant le silence aux spectateurs.

Le personnage de Blake incarné par Paul Appleby apparaît cependant comme le plus touchant, car il est dans un rapport très naturel aux autres, et à Sandra en particulier, et le timbre du jeune chanteur américain est agréablement chaleureux.

Jessica Niles (Sandra) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Jessica Niles (Sandra) et Katarina Bradíc (Cassandra)

Mais décrit comme un être monolithique et figé, Apollon vaut surtout pour le poids autoritaire qu’il impose, Joshua Hopkins lui apportant une stature vocale nobiliaire d’une unité soignée.

Une très grande importance est donnée au personnage dual de Priam et Alexander qui représente le pouvoir et le conservatisme en résistance face à la jeunesse, et Gidon Saks offre un portrait éloquent qu’il dépeint en usant de toutes la palette de couleurs expressives dont il dispose. Il peut être aussi bien sarcastique que saisi d’effroi, et du fait qu’il incarne à la fois le père de Cassandra, qui regrette de ne pas l’avoir écoutée, puis le père de Sandra qui raille ses contradictions, il donne une grande impression de schizophrénie tout au long de la narration.

Quant à Susan Bickley (Hécube et Victoria), au réalisme bienveillant, et Sarah Défrise (Naomi), à la joie de vivre piquante et expansive, elles complètent toutes deux une distribution où chacun apporte un contrepoids qui modifie en permanence les équilibres relationnels.

Gidon Saks, Paul Appleby, Katarina Bradíc, Jessica Niles, Susan Bickley et Joshua Hopkins

Gidon Saks, Paul Appleby, Katarina Bradíc, Jessica Niles, Susan Bickley et Joshua Hopkins

Née à Paris mais œuvrant souvent à l’étranger, Marie-Ève Signeyrole signe une production d’une très belle esthétique léchée qui mêle élégamment monumentalisme antique et décors modernes, où la vidéo est utilisée à la fois pour lier une atmosphère scénique, c’est à dire créer une unité visuelle entre les décors, les costumes, le fond de scène et la dramaturgie, que pour illustrer le propos sociétal.

L’effondrement de la Troie moderne du début de l’ouvrage est ainsi représenté par des petites scènes de vie jouées par des acteurs qui vont disparaître lors de la destruction, et les images tournées vers les visages viennent augmenter l’horreur du drame.

Plus loin, le bleu de glace vient apporter de l’espoir avec le personnage de Sandra, et aussi  évoquer l’univers de l’Antarctique où se mesure le passé et se joue l’avenir, cette région polaire étant à la fois une mémoire du temps et une boussole pour le futur.

Kazushi Ōno et Bernard Foccroulle

Kazushi Ōno et Bernard Foccroulle

La direction d’acteur atteint ses meilleurs points de vérité dans les moments très intimes et cherche à rester juste tout en suivant les lignes de la musique.

Globalement, on assiste à un spectacle où toutes les composantes fonctionnent très bien ensemble, et où quelques objets symboliques tels un cube de glace ou bien les alvéoles géantes des ruches démontrent la perfection géométrique de la nature.

C’est beau, parlant, autour d’un sujet qui suscite réflexions et soulève des contradictions, l’une des plus belles créations contemporaines que l'on puisse voir actuellement.

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Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

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Publié le 31 Août 2023

Les Troyens (Hector Berlioz – Théâtre Lyrique de Paris, le 04 novembre 1863)
Version de Concert du 29 août 2023
Opéra Royal de Versailles
Durée 5h20 avec deux entractes

Cassandre Alice Coote
Hécube Rebecca Evans
Ascagne Adèle Charvet
Didon Paula Murrihy
Anna Beth Taylor
Chorèbe et Sentinelle I Lionel Lhote
Narbal et Priam William Thomas
Helenus Graham Neal
Enée Michael Spyres
Panthée Ashley Riches
Ombre d’Hector et Sentinelle II Alex Rosen
Iopas et Hylas Laurence Kilsby
Un Soldat Sam Evans

Direction musicale Dinis Sousa
Mise en espace Tess Gibs                                                 
Beth Taylor (Anna)
Lumières Rick Fisher
Orchestre Révolutionnaire et Romantique
Monteverdi Choir

La Côte-Saint-André (22 et 23 août 2023), Festival de Salzbourg (26 août 2023), Philharmonie de Berlin (1 septembre 2023), Londres, BBC Proms (3 septembre 2023)

La tournée engagée par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir depuis La Côte-Saint-André, lieu de naissance d’Hector Berlioz, afin de représenter la grandeur des ‘Troyens’, est passée par le Festival de Salzbourg avant de s’arrêter à l’opéra de Versailles pour une seule soirée.

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Paula Murrihy (Didon) et Michael Spyres (Enée)

Il est fort à parier que, 20 ans après la série de représentations des 'Troyens' donnée par ce même ensemble sous la direction de Sir John Eliot Gardiner au Théâtre du Châtelet en octobre 2003 – on se souvient que la matinée du 26 octobre diffusée en direct sur France 2 et France 3 avait réuni 1 million de téléspectateurs -, qui fut un jalon important pour les jeunes carrières d’Anna Caterina Antonacci, Nicolas Testé, Stéphanie d’Oustrac et Ludovic Tézier Gregory Kunde célébrait déjà ses 25 ans de vie professionnelle en tant que ténor -, une partie du public venue ce soir n’a pas oublié ce point culminant d’une période fastueuse de la vie lyrique parisienne.

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri (1837)

Les dimensions de la salle ne sont certes pas les mêmes, et l’orchestre occupe la majeure partie de la scène devant ce fastueux décor historique peint par Pierre-Luc-Charles Ciceri en 1837 qu’Hector Berlioz a peut-être connu lorsqu’il vint diriger une ' Fête musicale' en octobre 1848 en ce même lieu, mais chacun des spectateurs s’apprête à vivre un rapport d’un rare intimisme avec un ouvrage aussi monumental que celui des ‘Troyens’.

Paula Murrihy (Didon)

Paula Murrihy (Didon)

D’une frénésie initiale bouillonnante semblant conçue pour éveiller tous les sens de l’auditeur, la direction de Dinis Sousa met sous tension le drame et l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique avec une vivacité claquante qui, non seulement, gagne en souplesse tout au long de la soirée, mais aussi réussit à fondre des alliages de timbres orchestraux de toute beauté comme s’il s’agissait de créer une ornementation où l’on ne distinguerait plus bois et ors précieux.

C’est absolument étourdissant à voir et entendre, et même si l’on aimerait ressentir plus profondément les vibrations des cordes les plus sombres – mais l’acuité du discours prime, dans cette version, sur les grands effets romantiques -, cette fougue tire des traits de couleurs tranchants d’une telle netteté que le spectateur se sent littéralement happé par la finesse d’un dessin vif constamment changeant.

Alice Coote (Cassandre)

Alice Coote (Cassandre)

Les sonorités dites ‘anciennes’ des instruments apportent également une touche de rusticité très expressive - c’est fort notable pour les cors, par exemple -,  et cette énergie fantastique se canalise magnifiquement lorsque viennent les moments de poétiser avec une pulsation douce et bien rythmée les multiples airs et duos propices à l’évasion rêveuse. 

A ce solide ensemble qui semble prêt à tout engloutir, le Monteverdi Choir s’unit avec une superbe clarté de diction et un chant puissant et exalté verni d’un splendide travail sur les couleurs et les nuances par groupes de choristes qui renforce l’enchantement que procure ce spectacle très impressionnant.

Et bien qu’anecdotique de par son écriture originale, le chant des esclaves nubiennes est ici saisissant par sa richesse rythmique et de coloris si bien mis en valeur qui, pour quelques minutes, nous font changer de monde.

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

L'orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir

La distribution artistique réunie à cette occasion se démarque par l’excellente caractérisation et différentiation vocales de chacun des personnages tout en permettant de découvrir plusieurs jeunes talents qui seront à suivre dans les années à venir.

Peu connue dans le répertoire français qu’elle a pourtant beaucoup interprété il y a une dizaine d’années, la mezzo-soprano britannique Alice Coote s’impose d’emblée par le soin qu’elle accorde au phrasé grâce, probablement, à sa grande expérience du lied, ce qui rend le discours de Cassandre parfaitement intelligible. 

Elle dessine un portrait classique et de grande ampleur avec une variété d’impressions où se mélangent aigus d’un métal saillant et vibrations claires riches en teintes moirées, ce qui donne beaucoup d’intensité à son incarnation angoissée et névrosée.

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Alex Rosen (L'ombre d'Hector)

Lionel Lhote lui oppose un Chorébe austère et sévère avec beaucoup plus de flou et de reflets sombres dans les expressions qui permettent plus difficilement de sentir le tempérament de son personnage.

Et c’est évidemment un grand plaisir de retrouver le velours exceptionnel de Michael Spyres qui fait vivre en Enée une belle noirceur aristocratique qu’il développe avec cet art rare de la transition tout en douceur vers des clartés plus solaires dont, toutefois, il modère le brillant plus qu’à l’accoutumée.

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Beth Taylor (Anna) et Paula Murrihy (Didon)

Il forme ainsi un très beau duo avec Paula Murrihy – la soprano irlandaise sera prochainement Le prince charmant dans ‘Cendrillon’ à l’opéra Bastille - qui fait vivre une Didon qui rayonne d’un grand plaisir à vivre, de la classe sans maniérisme, une fermeté vocale qui s’accorde avec une plasticité qui permet de laisser filer avec beaucoup d’aisance des langueurs amoureuses romantiques, dont on apprécie énormément la communion de timbre avec celui de Beth Taylor.

Cette dernière donne en effet une présence à Anna, la sœur de Didon, qui se rencontre rarement avec autant d’expansivité. Le grave a une forte personnalité qui se déploie ensuite très chaleureusement, et la mezzo-soprano écossaise renvoie un tel sourire et une telle sensibilité qu’elle donne à son rôle une importance qui la propulse au premier plan, un véritable bonheur pour chaque auditeur.

William Thomas (Narbal)

William Thomas (Narbal)

Et parmi les rôles secondaires, tous très bien mis en espace par Tess Gibs, on découvre une Adèle Charvet vaillante en Ascagne, un jeune et beau Narbal sous la noirceur funèbre de William Thomas, un impressionnant fantôme d’Hector auquel Alex Rosen apporte une densité à raviver les morts, et un jeune interprète qui a fait son entrée à l’Académie de l’Opéra de Paris en début de saison 2022-2023, Laurence Kilsby, doué d’un chant d’une très agréable clarté avec de la couleur dans le médium, et d’un goût pour le raffinement de geste qui donne de l’élégance à Iopas et Hylas.

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Adèle Charvet, Laurence Kilsby, Paula Murrihy, Michael Spyres, Beth Taylor et William Thomas

Et tous ces artistes, y compris le chœur qui est amené à prendre de nombreuses attitudes symboliques pour exprimer les enjeux dramatiques, sont pris dans une direction d’acteur simple mais vivante dans un espace scénique très restreint, mais dont les multiples changements d’ambiances lumineuses réglés par Rick Fisher offrent de nombreuses mises en relief et de jeux d’ombres qui se détachent magnifiquement sur le décor du fond de scène.

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

Dinis Sousa, Paula Murrihy et Michael Spyres

De par l’apparente aisance avec laquelle Dinis Sousa a porté tout au long de la soirée une telle équipe sans la moindre faille et avec une telle vigueur, on attend avec joie de retrouver ce chef pour animer d’autres répertoires avec la même intensité.

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Publié le 13 Août 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague)
Représentation du 10 août 2023
Soirées lyriques de Sanxay

Don Giovanni Florian Sempey
Leporello Adrian Sampetrean
Donna Elvira Andreea Soare
Donna Anna Klara Kolonits
Don Ottavio Granit Musliu
Zerlina Charlotte Bonnet
Masetto et Le Commandeur Adrien Mathonat

Direction musicale Marc Leroy-Calatayud
Mise en scène Jean-Christophe Mast (2023)

                            Granit Musliu (Don Ottavio)

 

Après ‘La Flûte enchantée’ qui fut monté pour la première fois sur la scène du théâtre antique de Sanxay en août 2017, un second opéra de Mozart fait son entrée au répertoire des Soirées Lyriques de Sanxay, festival dominé jusqu’à présent par Verdi et Puccini qui ont occupé les 2/3 des représentations depuis l’an 2000.

‘Don Giovanni’ devient ainsi le 14e ouvrage lyrique à être proposé au public de la région Aquitaine, et le défi est grand ce soir à représenter en plein air cet ouvrage qui fut créé à Prague dans une salle d’un millier de places seulement, le Théâtre des États, et que les Chorégies d’Orange n’ont abordé pour la première fois qu’en 1996.

Florian Sempey (Don Giovanni) et Adrien Mathonat (Le Commandeur)

Florian Sempey (Don Giovanni) et Adrien Mathonat (Le Commandeur)

Pourtant, au déroulé de cette première représentation rien n’y paraît, bien au contraire, l’absorption des spectateurs par l’action scénique étant fortement palpable.

L’ouverture instrumentale permet de saisir d’emblée comment la musique de Mozart va sonner, et Marc Leroy-Calatayud induit un intimisme crépusculaire dont la fluidité du discours sera une constante tout au long du spectacle.
Des mouvements soyeux viennent alors charmer l’oreille.

Dans cette optique, la théâtralité est portée par la mise en scène et les artistes, et l’orchestre vient assouplir ce geste théâtral et lui donner une poétique qui bénéficie au magnétisme des chanteurs.
L’emploi d’un piano à la place du clavecin ajoute par ailleurs une rondeur cristalline et chaleureuse aux récitatifs.

Klara Kolonits (Donna Anna) et Florian Sempey (Don Giovanni)

Klara Kolonits (Donna Anna) et Florian Sempey (Don Giovanni)

Le dispositif scénique évoque entièrement les ténèbres, flanqué de deux pylônes noirs et d’un autel central qui servira de chambre ou d’alcôve mortuaire lors de la scène du cimetière.

Deux portes simples, surmontées toutes deux d’une ornementation en forme de cornes, permettent les entrées des protagonistes côté cour et côté jardin, et les éclairages allègent la noirceur des décors en leur donnant une teinte gris anthracite.

Jean-Christophe Mast habille de rouge le héros principal qui évoque ainsi le désir, le sang et donc la violence et la vie, ce qui le démarque de tous ses opposants, y compris son valet, habillés de noir pour les plus nobles jusqu’au gris clair pour le peuple paysan, tous les costumes étant somptueusement dessinés.

Florian Sempey (Don Giovanni)

Florian Sempey (Don Giovanni)

Un jeu d’acteur vif, dynamique et très sensible avec les personnages féminins donne beaucoup d’entrain aux situations sans verser dans la farce excessive, le spectateur ayant bien conscience d’assister à un drame que l’humour vient seulement alléger sans prendre le dessus pour autant. Une petite touche de fantaisie viendra même illuminer la scène champêtre au cours de laquelle des ballons de fête selon lâchés dans le ciel nocturne.

Et par bonheur, l’ensemble de la distribution sert excellemment l’ouvrage en offrant au public une musicalité très homogène et un chant affiné et coloré.

Adrian Sampetrean (Leporello)

Adrian Sampetrean (Leporello)

Après avoir assuré à Sanxay plusieurs rôles secondaires il y a une dizaine d’années, Florian Sempey se voit confier pour la troisième année consécutive un rôle de premier plan.

Il y eut Escamillo dans ‘Carmen’ en 2021, Figaro dans ‘Le Barbier de Séville’ en 2022, dorénavant c’est à une nouvelle prise de rôle qu’il se confronte, et son Don Giovanni lui va comme un gant. 

Vivacité vocale, noirceur de timbre naturellement fumé qu’il manie avec un impact d’une grande justesse, aucun effet trop appuyé, toutes ces qualités servent une aisance dont il imprègne ce personnage insaisissable, mais pourtant familier. Dans une mise en scène qui vise à faire circuler des flux d’acteurs/chanteurs dans un empressement vivifiant, sa prestance est maîtresse des lieux.

La scène et les gradins du Théâtre antique de Sanxay (10 août 2023)

La scène et les gradins du Théâtre antique de Sanxay (10 août 2023)

A ses côtés, Adrian Sampetrean fait montre de la même ardeur et dépeint un portrait élégant et très expressif, toujours un peu imprévisible, de Leporello. Son air du catalogue chanté devant un immense drapé représentant les différents pays européens brille par son agilité et son assurance.

Et les trois dames se distinguent par des profils vocaux et psychologiques bien distincts. 
La Donna Anna de Klara Kolonits a le timbre qui exprime le plus la maturité, voir un certain maternalisme, avec des effets corsés alliés à un filage des aigus très aisé.

Andreea Soare (Donna Elvira)

Andreea Soare (Donna Elvira)

Arrivant dans une charmante chaise à porteur, moyen de déplacement couramment utilisé par l’aristocratie en Espagne et même dans toute l’Europe au XVIIe siècle, Andreea Soare donne beaucoup de pénétrance à Donna Elvira, une subtilité que l’on retrouve autant dans la finesse des lignes vocales que les coloris des graves. 

Par ailleurs, son riche costume et son chapeau décoré d’une plume lui donnent une allure qui la place au même niveau que son séducteur de mari, ce qui traduit également une grande bienveillance générale de la part du metteur en scène vis-à-vis de tous les personnages du drame.

Andreea Soare (Donna Elvira)

Andreea Soare (Donna Elvira)

Et Charlotte Bonnet, qui fit ses débuts très appréciés à Sanxay en Frasquita (Carmen) en 2021, puis à l’opéra Bastille en Noémie (Cendrillon) en 2022, apporte une vitalité très naturelle à Zerlina avec une harmonieuse unité de la voix et aussi une plénitude de rayonnement fort enjôleuse. 

Elle semble dans un réel rapport de séduction avec le public, et son léger empressement dans la reprise de ‘Batti, Batti, o bel Masetto’ permettra d’apprécier la dextérité de Marc Leroy-Calatayud à réaligner l’orchestre tout en assurant la continuité musicale.

Charlotte Bonnet (Zerlina) et Adrien Mathonat (Masetto)

Charlotte Bonnet (Zerlina) et Adrien Mathonat (Masetto)

Elle est de plus associée au Masetto d’Adrien Mathonat, nouvel entrant à l’Académie de l’Opéra de Paris en septembre dernier qui fera fort impression deux mois plus tard lors du spectacle ‘Nocturne vidéo-en-chantée’ de Denis Guéguin (le vidéaste de Krzysztof Warlikowski) donné à l’amphithéâtre Bastille, doué d’une magnifique souplesse de timbre mais aussi d’une profonde noirceur qui le rapproche beaucoup plus de la stature du commandeur qu’il incarne également ce soir. 
Ce chanteur est à suivre absolument dans les années à venir.

Enfin, Granit Musliu donne du style et suffisamment d’épaisseur à Don Ottavio pour lui éviter l’effacement qui lui est souvent attribué.

Florian Sempey (Don Giovanni)

Florian Sempey (Don Giovanni)

Et rappelons le, tous ces artistes sont liés par une cohésion musicale et de manière d’être qui fait la valeur de cette représentation qui s’achève sur une impressionnante image d’une statue de commandeur évoquant la mort, suivie par la morale finale qui permet à chaque artiste de saluer le public alors que Don Giovanni réapparaît fugacement pour ordonner à Leporello de le suivre, signe que son emprise reste intacte.

Pari hautement remporté pour les Soirées Lyriques de Sanxay, auxquelles l’on souhaite que les représentants politiques qui financent ce festival absolument unique de par le lieu champêtre où il se déroule mesurent bien sa portée artistique et sociale.

Florian Sempey et Marc Leroy-Calatayud

Florian Sempey et Marc Leroy-Calatayud

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