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Publié le 6 Mai 2023

La Bohème (Giacomo Puccini - 1896)
Représentation du 02 mai 2023
Opéra Bastille

Mimì Ailyn Pérez
Musetta Slávka Zámečníková
Rodolfo Joshua Guerrero
Marcello Andrzej Filończyk
Schaunard Simone Del Savio
Colline / Benoît Gianluca Buratto
Alcindoro Franck Leguérinel
Parpignol Luca Sannai*
Sergente dei doganari Bernard Arrieta*
Un doganiere Pierpaolo Palloni*
Un venditore ambulante Paolo Bondi*
Le maître de cérémonie Virgile Chorlet (mime)
* Artistes des Chœurs de l’Opéra de Paris

Direction musicale Michele Mariotti    
Mise en scène Claus Guth (2017)

Il est courant à l’opéra qu’une mise en scène qui propose une lecture contemporaine d’une œuvre lyrique composée des décennies, voir des siècles, auparavant rencontre une forte résistance à sa création, puis trouve son chemin et devienne un classique. Ce fut le cas pour le ‘Ring’ dirigé par Patrice Chéreau à Bayreuth en 1976, ou bien, plus récemment, pour ‘Don Giovanni’ et ‘Iphigénie en Tauride’ respectivement mis en scène par Michael Haneke et Krzysztof Warlikowski au Palais Garnier en 2006.

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

C’est donc avec grand intérêt que la première soirée de reprise de ‘La Bohème’ imaginée par Claus Guth en décembre 2017, à l’occasion de laquelle l’orchestre de l’Opéra de Paris et Gustavo Dudamel collaboraient pour la première fois, était attendue afin de voir comment le public allait réagir.

La grande force de cette production est de déplacer le centre émotionnel sur la condition de Rodolfo et ses amis qui vivent leurs dernières heures à bord d’un vaisseau spatial qui dérive dans le vide sidéral, alors que l’oxygène vient à manquer, ce qui est une autre façon de représenter le sort de ces quatre artistes qui n’ont plus de quoi se nourrir.

Mimi devient ainsi une figure du souvenir nostalgique du bonheur terrestre qui survient quand le cerveau se met à fabriquer des images mentales colorées à l’approche du moment où la vie s'en va.

Joshua Guerrero (Rodolfo)

Joshua Guerrero (Rodolfo)

Comparé aux versions traditionnelles qui inlassablement reproduisent une vision cliché du Paris bohème fin XIXe siècle et de l’animation de ses bars qui convoque des dizaines de figurants sur scène, ce puissant spectacle gagne en épure poétique et ne fait intervenir qu’un nombre très limité de participants avec des coloris signifiants : le blanc pour les tenues des astronautes sur le point de perdre la vie, le rouge pour la robe de Mimi et l’élan vital qu’elle représente, le noir pour tous les personnages parisiens issus de l’imagination de Rodolfo.

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Joshua Guerrero (Rodolfo) et Ailyn Pérez (Mimì)

Le troisième acte réussit une parfaite synthèse entre le concept spatial de Claus Guth et la désolation de la barrière d’Enfer sur cette surface lunaire balayée par les chutes de neige, et le quatrième acte brille par l’humour de la scène étincelante de cabaret qui constitue le dernier baroud de folie pour fuir la réalité avant que la mort n’achève d’entraîner Rodolfo après ses amis.

Mimi, cette lueur de vie qui était apparue afin de surmonter pour un temps le désespoir de la situation, et qui dorénavant s’éteint au dernier souffle du poète, disparaît dans le paysage lunaire.

Slávka Zámečníková (Musetta)

Slávka Zámečníková (Musetta)

Ailyn Pérez, jeune interprète américaine du répertoire français et italien fin XIXe siècle régulièrement invitée au New-York Metropolitan Opera depuis 8 ans, inspire dans les deux premiers actes une félicité épanouie dénuée de toute mélancolie. Ce rayonnement s’accompagne d’une clarté et d’un moelleux de timbre d’une très agréable suavité, ce qui donnerait envie de l’entendre prolonger plus longuement ce souffle passionné qu’elle écourte parfois un peu tôt promptement. 

Andrzej Filończyk (Marcello) et Ailyn Pérez (Mimì)

Andrzej Filończyk (Marcello) et Ailyn Pérez (Mimì)

Son compatriote, Joshua Guerrero, qui devait être son partenaire dans la reprise de ‘Manon’ la saison dernière à l’opéra Bastille, avant qu'il ne se retire pour raison de santé, fait des débuts très appréciés sur la scène parisienne grâce à un charme vocal vaillant d’une très belle unité, même dans la tessiture aiguë, et une impulsivité théâtrale ombreuse qui laisse émaner beaucoup de profondeur de la part de Rodolfo. 

Il donne d’ailleurs l’impression de porter en lui une fougue rebelle qui donne un véritable sens au sentiment de rébellion de son personnage.

La Bohème (Pérez Guerrero Zámečníková Mariotti Guth) Opéra de Paris

Les trois autres artistes/astronautes sont vocalement très bien caractérisés et de façons très distinctes, que ce soit Gianluca Buratto, en Colline, qui dispose d’une forte résonance grave bien timbrée, ou bien Simone Del Savio qui insuffle une douce débonnaireté à Schaunard, ainsi que Andrzej Filończyk qui offre à Marcello jeunesse et modernité, mais peu de noirceur. On pourrait presque le sentir en concurrence avec Rodolfo.

Mais quel envoûtement à entendre la Musetta de Slávka Zámečníková! Glamour et plénitude du timbre, pureté du galbe vocal, sensualité et sophistication de la gestuelle corporelle, elle réussit à devenir un point focal d’une très grande intensité lorsqu’elle interprète ‘Quando me’n vo’ au cœur de l’alcôve dorée qu’a conçue Claus Guth, si bien qu’elle donne immédiatement envie de la découvrir dans des rôles de tout premier plan. 

Ailyn Pérez (Mimì)

Ailyn Pérez (Mimì)

Tous les autres rôles associés, dont quatre sont confiés à des artistes du chœur de l’Opéra de Paris, s’insèrent naturellement à la vitalité scénique, et Michele Mariotti, fervent défenseur d’une lecture à la théâtralité bien marquée, infuse l’amplitude orchestrale à l’action scénique de manière très harmonieuse avec des timbres orchestraux efficacement déployés.

Claus Guth, Michele Mariotti et Ailyn Pérez

Claus Guth, Michele Mariotti et Ailyn Pérez

Et l’un des grands plaisirs est d’avoir redécouvert comment cette version, qui dépouille le drame de toute agitation excessive, recrée un lien très intime entre l’auditeur et la musique de Puccini, d'autant plus que ce retour à la sincérité et à la simplicité se double d’une énergie extrêmement positive renvoyée toute la soirée par les spectateurs présents dans la salle, du moins dans l’entourage proche.

Car dorénavant délivré du public trop traditionnel, bruyant lors des premières et souvent ennuyeux par ses commentaires prévisibles, l’opéra Bastille semble accueillir des personnes plus jeunes et moins formatées qui manifestent beaucoup de joie à cette lecture qui les surprend souvent, ce qui permet de profiter de la soirée avec une fraîcheur tout à fait inattendue.

Et la plus belle surprise est de constater que Claus Guth, revenu pour cette reprise, reçoit au rideau final de chaleureux applaudissements, que les pourvoyeurs de huées se sont évanouis, que les mécontents se retirent en silence, ce qui confirme que ce type de proposition est clairement justifié et conforté.

 

Pour aller plus loin : Présentation de la nouvelle production de La Bohème par Claus Guth pour l'Opéra Bastille

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Publié le 2 Mai 2023

Ariodante (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Répétition générale du 14 avril et représentations du 30 avril et 16 mai 2023
Palais Garnier

Ariodante Emily D'Angelo
Ginevra Olga Kulchynska
Polinesso, Duc d’Albany Christophe Dumaux
Le Roi d’Ecosse Matthew Brook
Lurcanio Eric Ferring
Dalinda Tamara Banješević
Odoardo Enrico Casari

Direction musicale Harry Bicket
Mise en scène Robert Carsen (2023)
The English Concert & Chœurs de l’Opéra national de Paris

                                                            Harry Bicket

Coproduction Metropolitan Opera, New-York
Retransmission en direct le jeudi 11 mai 2023 sur la plateforme de l’Opéra national de Paris : Paris Opera Play, et diffusion le samedi 27 mai 2023 sur France Musique à 20 h.

Créé au Covent Garden Theatre de Londres 3 mois avant ‘Alcina’,  le 8 janvier 1735, ‘Ariodante’ fait partie des plus beaux chefs-d’œuvre de Georg Friedrich Haendel composés dans les années 1730, à un moment où les conventions de l’opera seria commençaient à passer de mode et à moins intéresser le public londonien. 

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Son succès modeste ne durera qu’un an, et il faudra attendre près de 250 ans pour qu’il retrouve les scènes du monde entier et soit apprécié à sa juste valeur.

La première implication de l’Opéra de Paris avec cette œuvre inspirée de l’’Orlando Furioso’ de l’Arioste date de 1985, lorsque la production de Pier Luigi Pizzi créée à la Scala de Milan fut présentée au Théâtre des Champs-Élysées pour 5 représentations du 25 mars au 09 avril de cette année là. 

Olga Kulchynska (Ginevra)

Olga Kulchynska (Ginevra)

A cette occasion, les chœurs titulaires du Théâtre national de l’Opéra de Paris s’étaient alliés à La Grande Écurie et la Chambre du Roy sous la direction de Jean-Claude Malgoire, et ce n’est que 16 ans plus tard, le 17 avril 2001, que l’ouvrage fit son entrée au répertoire de l’institution parisienne dans une mise en scène de Jorge Lavelli jamais reprise depuis. 

Le souvenir d’Anne Sofie von Otter chantant le si beau lamento ‘Scherza, infida’ est l’un des moments les plus bouleversants de l’histoire contemporaine du Palais Garnier, immortalisé au disque 4 ans plus tôt lors d’une version de concert donnée au Théâtre de Poissy le 11 janvier 1997.

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Pour le retour d’’Ariodante’ sur les planches de la place de l’Opéra, Alexander Neef a confié cette nouvelle production à une équipe artistique qui se connaît bien, Robert Carsen – il s’agit de sa 13e mise en scène pour l’Opéra de Paris depuis 1991 – et le chef d’orchestre Harry Bicket, qui ont tous deux enregistrés en 2005 la reprise du spectacle mythique du régisseur canadien, ‘A Midsummer’s night dream’ de Benjamin Britten.

Coréalisateur des décors et des éclairages, Robert Carsen imagine des changements de lieux fréquents ayant tous en commun d’être recouverts d’une peinture verte au sol, au plafond et sur les parois décorées de lignes et de motifs carrés, qui évoque le rapport de l’Écosse à la nature.

Ariodante (D'Angelo Kulchynska Dumaux Bicket Carsen) Opéra de Paris

Du cabinet intime de Ginevra - dont la symétrie de la configuration du lit à baldaquin flanqué de lampes de chevet chaleureuses rappelle celle du lit de ‘Rusalka’, une autre production emblématique du metteur en scène - à la grande salle des fêtes du Palais conçue selon un procédé architectural qui a aussi des résonances avec celle des sanctuaires égyptiens, en passant par le bureau du Roi où trônent les portraits de famille, et même cette clairière spacieuse et symbolique où Ariodante cherche l’inspiration pour peindre le portrait de sa bien aimée, se lit le désir de raconter l’histoire de manière sensible, et de rendre la justesse de chaque geste, qu’il soit d’honneur, affectueux ou destructeur. 

Eric Ferring (Lurcanio)

Eric Ferring (Lurcanio)

Également, s’imprime en filigrane la volonté d’opposer la nature violente et mortifère du pouvoir (trophées de têtes de cerfs et armures omniprésents servent de décorum aristocratique fixe et sans vie) à la nature authentique et romantique du prince.

Les jeux d’ombres et de lumières à travers les moindres interstices des portes sont véritablement très beaux, esthétisant un décor assez simple d’apparence, alors que l’utilisation récurrente d’une paroi descendante en avant scène sert aussi bien à isoler les solistes qu’à couvrir les changements de tableaux.

Christophe Dumaux (Polinesso)

Christophe Dumaux (Polinesso)

Une des particularités d’’Ariodante’ est de comprendre des musiques de ballet à la fin de chaque acte. Danse de cour joyeuse et énergique lors de la cérémonie de fiançailles, ou bien chorégraphie cauchemardesque de Ginevra qui voit s’affronter des doubles de Polinesso et d’Ariodante, l’immersion dans la psyché humaine donne de la profondeur à l’intrigue en accentuant les tourments que vivent les protagonistes victimes de la machination du Duc d’Albany.

Mais de petites touches d’humour, souvent destinées à s’amuser des relations entre la cour et le milieu médiatique, émaillent le jeu d’acteur, jusqu’à la scène finale qui invite à tirer un trait sur une société dépassée en faisant apparaître le chœur sous forme d’une foule de touristes plus ou moins bien éduquée déambulant dans une salle de musée où s’érigent les statues de cires de personnalités royales britanniques. Ariodante, Ginevra, Dalinda et Lurcanio auront d'ailleurs enfilés des tenues contemporaines avant de filer à l'anglaise.

Olga Kulchynska (Ginevra) et Emily D'Angelo (Ariodante)

Olga Kulchynska (Ginevra) et Emily D'Angelo (Ariodante)

Pour donner vie à cet univers formel et feutré où couve une violence autoritaire, Harry Bicket est entouré des musiciens de l’ensemble baroque ‘The English Concert’ qu’il dirige depuis 2007.

Rigueur rythmique infailliblement contrôlée, enrichissement subtil du son et étirement des lignes avec lustre et netteté qui ne couvre pas l’expression lyrique des solistes, il règne une clarté musicale qui s’accorde à la sincérité des sentiments dépeints.

Ariodante (D'Angelo Kulchynska Dumaux Bicket Carsen) Opéra de Paris

Issue de l’Ensemble Studio de la Canadian Opera Company après avoir remporté plusieurs premiers prix, Emily D'Angelo investit un nouveau grand rôle haendélien dans la prolongation de ses interprétations de Ruggiero (‘Alcina’) et Serse (‘Xerxès), l’année dernière à Londres.

Absolument subjuguante de par cette manière si naturelle de faire vivre l’allure androgyne d’Ariodante magnifiquement mise en valeur par le metteur en scène, elle inspire un caractère éveillé et romanesque que son timbre de voix homogène aux teintes bronze-argent enrichit d’une ferveur grave qui contribue aussi à une impression d’indétermination adolescente.

Emily D'Angelo (Ariodante)

Emily D'Angelo (Ariodante)

Et Robert Carsen lui offre de plus une très belle scène tout en contrastes d’ombres et de lumières au moment où elle chante ‘Scherza, infida’  comme si elle recherchait la confidence de l’orchestre pour calmer sa peine.

Autre image évocatrice qui marquera fortement, le retour d’Ariodante au troisième acte, avec en arrière plan un simple disque lumineux en guise de pleine lune, où, à nouveau, la voix d’Emily D'Angelo inspire toute l’âme dépressive du prince qui a survécu à son propre suicide.

Olga Kulchynska (Ginevra)

Olga Kulchynska (Ginevra)

Très touchante et acclamée à l’Opéra de Munich le mois précédent dans le rôle de Natacha du Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev, l’artiste ukrainienne Olga Kulchynska est de retour à l’Opéra de Paris pour rendre au personnage de Ginevra une candeur féminine idéalisée, mais aussi pour faire ressortir les réactions angoissées que le retournement de son père contre elle induit.

Son chant très lumineux aux éclats juvéniles accentue le sentiment de fraîcheur d’âme, alors que les noirceurs du timbre plus estompées sont filées avec une extrême finesse. Pour elle aussi, le metteur en scène détaille une très belle incarnation gestuelle qui permet au charme de cette artiste de s’épanouir harmonieusement.

Tamara Banješević (Dalinda) et Eric Ferring (Lurcanio)

Tamara Banješević (Dalinda) et Eric Ferring (Lurcanio)

Autre personnage d’une très grande force impressive, le Duc d’Albany, qui fait croire au Roi que sa fille est infidèle, est incarné avec une vitalité acérée par Christophe Dumaux qui se délecte à rendre Polinesso le plus infâme possible. Le kilt lui va très bien, et sa voix de contre ténor, agile, bien focalisée, et d’une très grande force radiale, a la minéralité de l’ivoire qui lui permet de camper un être à l’esprit aiguisé. Il est par ailleurs dirigé afin de faire ressortir une véritable confiance calculatrice, mais aussi afin de faire ressentir la puissance sexuelle comme véritable moteur de l’action. L’impulsivité qui le caractérise se double ainsi d’une grande maturité dans l’affirmation de son pouvoir émotionnel.

Enrico Casari (Odoardo) et Matthew Brook (Le Roi d’Écosse)

Enrico Casari (Odoardo) et Matthew Brook (Le Roi d’Écosse)

Tamara Banješević, qui joue Dalinda, insuffle une très grande modernité à la servante de Ginevra par des attitudes très libres, un chant souple, joliment délié, dans une coloration brune qui définit bien le tempérament trouble de la jeune femme qui apprécie de séduire.

Dans le rôle du fiancé, Lucarno, Eric Ferring expose une personnalité tendre et fière à la fois, doué d’un timbre de voix clair et aéré et une attitude bien ancrée qui inspire solidité et humanité.

Olga Kulchynska

Olga Kulchynska

Enfin, c’est un vieux Roi d’Écosse austère que fait vivre Matthew Brook, avec des variations de facettes vocales qui laissent poindre peu de sentiments et d’affectations, et qui s’inscrit plus dans le réalisme expressif, alors qu’ Enrico Casari pare la voix Odoardo de nuances mates et d’un souffle bien stable.

Emily D'Angelo

Emily D'Angelo

Ce spectacle où les chœurs colorés de l’Opéra de Paris sont joyeusement sollicités se joue ainsi des symboles naturels et culturels de l’Écosse, engage les émotions de l’auditeur, et initie aussi une réflexion sur le rapport de l’homme à la nature.

Olga Kulchynska et Christophe Dumaux

Olga Kulchynska et Christophe Dumaux

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Publié le 12 Avril 2023

Nixon in China (John Adams – 22 octobre 1987, Houston)
Répétition générale du 20 mars, et représentations du 25 mars, 10 et 12 avril 2023
Opéra Bastille

Richard Nixon Thomas Hampson
Pat Nixon Renée Fleming
Zhou Enlai Xiaomeng Zhang
Mao-Zedong John Matthew Myers
Henry Kissinger Joshua Bloom
Chiang Ch'ing Kathleen Kim
Nancy Tang Yajie Zhang
Deuxième secrétaire de Mao Ning Liang
Troisième secrétaire de Mao Emmanuela Pascu

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Valentina Carrasco (2023)

Nouvelle production
Retransmission en direct le 07 avril sur la plateforme de l'Opéra de Paris, puis en différé sur Mezzo à partir du 14 avril, et sur France Musique le 29 avril à 20h.

L’entrée de ‘Nixon in China’ au répertoire de l’Opéra national de Paris, 11 ans après la production de Chen Shi-Zheng montée au Théâtre du Châtelet, et 31 ans après sa première française accueillie le 14 décembre 1991 par la MC93 de Bobigny, dans la production de Peter Sellars – qui est partie prenante dans la naissance de ce projet -, permet à la musique de John Adams d’enfin connaître les honneurs de la première scène lyrique française, en présence même du compositeur invité à cette occasion.

Renée Fleming (Pat Nixon)

Renée Fleming (Pat Nixon)

L’œuvre fut écrite 10 ans après la rencontre historique entre Richard Nixon et Mao Zedong à Pékin en 1972, et fut créée le 22 octobre 1987 au Houston Grand Opera.

Dans le contexte actuel de rivalité entre la Chine et l’Occident, elle aborde la question du rapprochement de cultures antagonistes, ce qui engendre une résonance bien particulière.

Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai), Thomas Hampson (Richard Nixon) et Renée Fleming (Pat Nixon)

Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai), Thomas Hampson (Richard Nixon) et Renée Fleming (Pat Nixon)

Cette nouvelle production permet également à Valentina Carrasco de faire ses débuts sur une scène où elle a précédemment collaboré avec La Fura dels Baus à l’occasion de ‘Il Trovatore’.

Avec un grand sens de l’humour ludique, la metteuse en scène argentine introduit nombre de références à des symboles aussi bien diplomatiques, patriotiques et culturels, mais elle se montre également critique en alimentant le déroulé de la rencontre de nombreuses références vidéographiques aux conflits politiques qui se sont soldés par des millions de morts.

Joshua Bloom (Henry Kissinger), Thomas Hampson (Richard Nixon), John Matthew Myers (Mao-Zedong), Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai) et les trois secrétaires

Joshua Bloom (Henry Kissinger), Thomas Hampson (Richard Nixon), John Matthew Myers (Mao-Zedong), Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai) et les trois secrétaires

L’ouverture débute sur une rencontre de ping-pong, menée au ralenti, entre deux sportifs, l’un en bleu, l’autre en rouge, en clin d’œil au voyage de jeunes pongistes américains qui arrivèrent le 10 avril 1971 en Chine pour une rencontre amicale, un an avant le voyage de Nixon.

C’est ensuite l’ensemble du chœur qui est transformé en équipe sportive, entouré de tables de ping-pong bleues, qui entonne le chant enflammé initial avant que n’atterrisse sous forme d’impressionnant aigle de métal aux yeux rougeoyants – un Pygargue, le symbole des États-Unis – l’avion du président américain.

Nixon in China (Hampson Fleming Dudamel Carrasco) Opéra de Paris

La première rencontre avec le premier ministre chinois est sobre et protocolaire, étayée par les clichés des photographes, et les discussions avec Mao-Zedong se poursuivent dans ses appartements remplis de bibliothèques, alors qu’en sous-sol des gardes brûlent des centaines de livres et torturent les dissidents. 

Nous somme en pleine révolution culturelle prolétarienne initiée en 1966, à un moment où Mao-Zedong est en train reprendre la main de façon sanglante et s’apprête à lancer une campagne critique contre la pensée humaniste de Confucius.

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing) et Renée Fleming (Pat Nixon)

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing) et Renée Fleming (Pat Nixon)

C’est donc la cécité du couple présidentiel invité qui est mise en exergue au cours de ce tableau dominé par la nature feutrée des échanges.

Puis, la scène du banquet est transformée en une compétition amicale de ping-pong que le camp chinois gagne haut la main, dans une effervescence joyeuse qui marque, en apparence, la fin des vaines hostilités entre la Chine et les États-Unis. 

Renée Fleming (Pat Nixon)

Renée Fleming (Pat Nixon)

Le deuxième acte est le plus dense car l’innovation et la richesse des références musicales s’épanouissent sans temps mort, mais aussi parce que Valentina Carrasco utilise une variété de langages poétiques, d’imageries de propagande et de visions documentaires qui se mélangent en soulignant avec une grande force toute l’ambivalence de la situation.

Après un amusant match de double au ping-pong rythmé par les oscillations musicales, la visite de Pat Nixon se déroule devant un défilé d’images cartonnées mettant en valeur le soin accordé au peuple, à son éducation et à sa prospérité grâce à l’élevage du cochon. Puis, les quelques éléments de décors déplaçables à la main sont recouverts de tentures verdoyantes, et, devant un magnifique rideau en balles de ping-pong évoquant une tempête de neige en suspens, la femme du président se livre à une rêverie hypnotique ‘This is prophetic!’ accompagnée par un immense dragon chinois rouge, symbole de la noblesse d'âme et du succès, avec lequel la relation devient même affective.

Renée Fleming (Pat Nixon)

Renée Fleming (Pat Nixon)

Ce grand moment de respiration inoubliable est cependant suivi par la représentation du ‘Détachement féminin rouge’, ballet révolutionnaire créé le 26 septembre 1964 au Ballet national de Chine  – le Palais Garnier accueillit une production de ce ballet en janvier 2009 -, où la violence de la scène de lynchage de la jeune chinoise va révéler la grande sensibilité de Pat Nixon

Nixon in China (Hampson Fleming Dudamel Carrasco) Opéra de Paris

A partir de cet instant, le langage de Valentina Carrasco s’appuie beaucoup plus fortement sur des images d’archives superposées à la rythmique dramatique de la musique qui dénoncent autant les exécutions chinoises que les bombardements militaires américains menés en Asie au tournant des années 1970.  Le fait que, dans l’opéra, Kissinger joue dans le ballet des rôles détestables, devient le véritable déclencheur de ce moment de confrontation à la réalité.

La caractérisation de Chiang Ch'ing maniant aussi bien le revolver que le ‘Petit livre rouge’ de Mao-Zedong est, elle aussi, sans aucun égard pour la femme du dirigeant chinois. La scène finale où elle apparaît posant telle une Vestale, livre, drapeau et châle rouges bien en main, mais dans une marée de sang, résume assez bien sa personnalité sanguinaire pervertie par une fascination mythologique détournée.

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing)

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing)

Le dernier acte s’ouvre soudainement sur la projection d’extraits du film ‘From Mao to Mozart’ réalisé en 1979 à l’occasion du voyage en Chine du violoniste américain Isaac Stern – qui est né à Kremenets, ville ukrainienne de nos jours – et qui présente, à travers le portrait d’un professeur de musique, ce qu’endurèrent ceux qui étaient soupçonnés de défendre l’art occidental.

La démarche fait beaucoup penser à celle adoptée par Krzysztof Warlikowski en mars 2008 au début du 3e acte de ‘Parsifal’ lorsqu’il utilisa un extrait du film de Roberto Rossellini ‘Allemagne année zéro’ pour critiquer les idéologies criminelles. Le public avait alors très mal réagi du fait que ni musique, ni bande son, ne soutenaient l’image.

Mais ce soir, malgré la longueur des extraits vidéo, les commentaires du film apportent une force à l’image que d’aucun n’osera reprocher.

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing)

Kathleen Kim (Chiang Ch'ing)

Valentina Carrasco en reste cependant là pour l’analyse critique, et le dernier acte, très réflexif, se déroule dans un bleu nuit autour de tables de ping-pong disséminées dans tous les sens, et elle laisse le texte présenter les songes et les doutes de chaque protagoniste dans un atmosphère totalement surréaliste.

Il est rare de voir le travail d’un metteur en scène qui ne se limite pas au premier degré interprétatif de l’œuvre ne susciter aucune réaction négative lors d’une première représentation à l’Opéra de Paris, et pourtant, Valentina Carrasco réussit avec beaucoup d’intelligence à créer un consensus engagé autour de cette production qui est un véritable succès populaire comme chacun peut le constater en salle chaque soir.

Nixon in China (Hampson Fleming Dudamel Carrasco) Opéra de Paris

Bien entendu, la réalisation musicale est le pilier le plus important de cette entrée au répertoire, et la direction de Gustavo Dudamel fait honneur à la partition de John Adams, présent à l’opéra Bastille lors de la première représentation, en sachant créer des moments d’une très grande intimité tout en développant une complexité texturale qui fait beaucoup penser aux plus grandes orchestrations de Richard Strauss. Les cuivres sont utilisés avec des effets incisifs bien saillants, et les couleurs d’ensemble donnent beaucoup de lustre aux passages les plus spectaculaires.

Il est également fascinant de voir comment les deux pianos s’harmonisent avec les nappes orchestrales, de prendre la mesure des difficultés rythmiques à surmonter, et de sentir cette grande pureté qui se dégage dans la scène extatique de Pat Nixon, un moment de magie unique à vivre dans l’immensité de la scène Bastille.

Thomas Hampson (Richard Nixon) et Renée Fleming (Pat Nixon)

Thomas Hampson (Richard Nixon) et Renée Fleming (Pat Nixon)

Il y eut certes quelques effets de la sonorisation des chanteurs – une nécessité voulue par le compositeur - qui se sont fait entendre lors de la première, mais ils ont été mieux réglés par la suite. 

Thomas Hampson a conservé une présence vocale très appréciable qui se distingue par les couleurs très claires dans la tessiture aigüe ce qui contribue à donner une sensibilité rajeunie à son personnage qui est présenté ici de manière très sympathique. 

Ching-Lien Wu et le chœur de l'Opéra de Paris

Ching-Lien Wu et le chœur de l'Opéra de Paris

Il forme avec Renée Fleming un couple présidentiel très bien assorti, l’artiste américaine étant assez inhabituellement distribuée dans un rôle fort modeste qu’elle incarne avec une profondeur sans le moindre surjeu. Elle aime visiblement le côté rêveur de Pat Nixon, et l’on se surprend à retrouver les couleurs 'crème' qui ont fait sa renommée. La scène de jeu avec le Dragon rouge au second acte est un magnifique moment de laisser-aller à la poésie de l’enfance à laquelle elle s’adonne avec un très touchant sens de l’innocence retrouvée.

Gustavo Dudamel

Gustavo Dudamel

Le baryton chinois Xiaomeng Zhang offre au sombre ministre Zhou Enlai une très belle unité de timbre, mais aussi une tenue et une homogénéité austères qui donnent presque une image dépressive de cet homme complexe, mais qui résonnent aussi très bien avec ses dernières paroles, à la scène finale, où il s’interroge sur le bien fondé de toutes ses actions.

John Matthew Myers fait lui aussi ses débuts à l’Opéra de Paris, et Mao-Zedong prend sous ses traits une détermination assez vaillante soutenue par des qualités d’endurance très sollicitées, les aigus étant fermement soutenus sans que l’autoritarisme ne s’impose pour autant. Là aussi, un certain sentiment de jeunesse se dégage, en phase avec l’esprit surréaliste de l’ouvrage.

Renée Fleming, Gustavo Dudamel, Ching-Lien Wu, Valentina Carrasco et John Adams

Renée Fleming, Gustavo Dudamel, Ching-Lien Wu, Valentina Carrasco et John Adams

Kathleen Kim, que le public parisien a découvert en 2022 dans Cendrillon’ de Jules Massenet, réussit une réelle performance à incarner une femme, Chiang Ch'ing, qui est aux antipodes de ce qu’elle dégage habituellement. Ses couleurs vocales sont intégralement claires, mais elle vocalise avec une très grande précision, sait s’imposer dans une salle dont les dimensions ne lui sont pas forcément favorables, et elle s’imprègne d’une forme de mécanique militaire qui correspond bien à ce qu’incarne la femme de Mao.

Renée Fleming, Gustavo Dudamel, Ching-Lien Wu, Valentina Carrasco, John Adams et Thomas Hampson

Renée Fleming, Gustavo Dudamel, Ching-Lien Wu, Valentina Carrasco, John Adams et Thomas Hampson

Quant à Joshua Bloom, il se distingue principalement dans la scène du ballet où Henry Kissinger incarne plusieurs personnages du spectacles joués devant les Nixon, avec une vulgarité qui peut laisser penser qu’il y a peut-être une insinuation de la part de la metteuse en scène qui va au-delà de la simple représentation dans le spectacle.

Dans les rôles respectifs des trois secrétaires de Mao, Tang Yajie Zhang, Ning Liang, et Emmanuela Pascu forment un trio très bien phase et aux couleurs complémentaires, et le chœur, dirigé par Ching-Lien Wu, dont on reconnaît le visage parmi les personnages chinois représentés sur les estrades, fait montre d’une saisissante incisivité galvanique, mais aussi d’un style très épuré dans les moments contemplatifs.

Kathleen Kim, John Matthew Myers et Renée Fleming

Kathleen Kim, John Matthew Myers et Renée Fleming

Le magnétisme de ce spectacle est un jalon très important pour l’Opéra de Paris car il ouvre la porte à d’autres œuvres contemporaines écrites dans une veine lyrique séduisante tout en abordant des sujets de société actuels. Quand on sait que cet ouvrage a été programmé il y a plus de deux ans et qu’il se déroule au moment où le président français s’est rendu en Chine, impossible de ne pas être saisi par cette concordance des temps.

From Mao To Mozart: Isaac Stern In China (1979) - Documentaire intégral

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Publié le 24 Mars 2023

Guerre et Paix (Sergueï Prokofiev – Léningrad, 12 juin 1946)
Représentation du 15 mars 2023
Bayerische Staatsoper

Natascha Rostowa Olga Kulchynska
Sonja Alexandra Yangel
Marja Dmitrijewna Achrossimowa Violeta Urmana
Peronskaja Olga Guryakova
Graf Ilja Andrejewitsch Rostow Mischa Schelomianski
Graf Pierre Besuchow Arsen Soghomonyan
Gräfin Hélène Besuchowa Victoria Karkacheva
Anatol Kuragin Bekhzod Davronov
Leutnant Dolochow Alexei Botnarciuc
Fürstin Marja Bolkonskaja Christina Bock
Fürst Nikolai Andrejewitsch Bolkonski Andrei Zhilikhovsky
Matrjoscha Oksana Volkova
Dunjascha Elmira Karakhanova
Gawrila Roman Chabaranok
Métivier Stanislav Kuflyuk
Französischer Abbé Maxim Paster
Denissow Dmitry Cheblykov
Tichon Schtscherbaty Nikita Volkov
Fjodor Alexander Fedorov
Matwejew Sergei Leiferkus
Wassilissa Xenia Vyaznikova
Trischka Solist(en) des Tölzer Knabenchors
Michail I. Kutusow Dmitry Ulyanov
Kaisarow Alexander Fedin
Napoleon Tómas Tómasson
Adjutant des Generals Compans Alexander Fedorov
Adjutant Murats Alexandra Yangel
Marschall Bertier Stanislav Kuflyuk
General Belliard Bálint Szabó
Adjutant des Fürsten Eugène Granit Musliu
Stimme hinter den Kulissen Aleksey Kursanov
Adjutant aus dem Gefolge Napoleons Thomas Mole
Händlerin Olga Guryakova
Mawra Kusminitschna Xenia Vyaznikova
Iwanow Alexander Fedorov

Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2023)

Immense fleuve lyrique, ‘Guerre et Paix’ de Sergueï Prokofiev est rarement monté hors de sa ville de création, Saint-Pétersbourg, et de la capitale russe, Moscou, où il est régulièrement interprété plusieurs fois par décennies. Ailleurs, seuls 9 pays, l’Allemagne, la France, la Hongrie, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis l’ont représenté au moins une fois sur scène au cours des 25 dernières années.

Programmer un tel ouvrage est donc une marque de prestige, et, originellement, Dmitri Tcheniakov et Vladimir Jurowski avaient l’intention de le jouer à l’opéra de Munich dans sa version intégrale.

War and Peace - Voyna i mir (Jurowski Tcherniakov Kulchynska Zhilikhovsky) Munich

Sa genèse est cependant fort complexe. La première représentation fut interprétée au piano par Sviatoslav Richter et Anatoly Vedernikov en mai 1942 à Moscou, puis, la première version orchestrale (avec 9 des 11 tableaux initiaux) fut donnée le 07 juin 1945 à la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, et, finalement, la création scénique de la première partie, augmentée de la scène du bal, fut créée le 12 juin 1946.

Prokofiev n’achèvera la seconde partie, où fut rajoutée la scène du conseil de guerre (tableau n°10), qu’en mai 1947, et il poursuivit coupures, remaniements et ajouts jusqu’à l’édition de la partition définitive en 1958.

Olga Kulchynska (Natascha) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

Olga Kulchynska (Natascha) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

De cette partition, l’Opéra d’État de Bavière reprend complètement les 7 tableaux de la première partie, ‘La Paix’, mais opère plus de 30 minutes de coupures dans la seconde partie, ‘La Guerre’, afin de supprimer tous les passages aux élans trop patriotiques qu’il n’est plus possible d’entendre à l’heure de la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Sont ainsi omis dans cette nouvelle production le chœur des volontaires, l’air stalinien de Koutouzov et le chœur des Cosaques du 8e tableau situé avant la bataille de Borodino, le chœur final du 9e tableau à l’approche des Russes du camp de Napoléon, l’intégralité du 10e tableau qui se déroule au conseil de guerre, le chœur des Moscovites du 11e tableau, et les 3/4 du treizième tableau, dont le chœur final.

Violeta Urmana (Marja Dmitrijewna Achrossimowa)

Violeta Urmana (Marja Dmitrijewna Achrossimowa)

Il n’est pas impossible que, finalement, cette version revienne à la partition qui tenait le plus à cœur au compositeur russe. Et il est évidemment inutile d’attendre une lecture de l’œuvre au premier degré de la part de Dmitri Tcherniakov, qui interroge le texte du livret en profondeur et cherche à montrer sur scène ce qu’il révèle de la mentalité russe.

Il situe ainsi l’action du début à la fin au sein du somptueux décor de la ‘salle des colonnes’ du Palais des syndicats de Moscou, bâtiment destiné à célébrer des évènements importants, à accueillir des concerts symphoniques et, surtout, à honorer les funérailles des chefs d’État. Les corps de Lénine, Staline et Gorbatchev y ont été exposés.

Tous les détails de cette salle sont minutieusement reconstitués, les colonnes corinthiennes, les balcons, le parquet, la coupole ainsi que les multiples lustres en cristal, mais ce cadre magnifique est transformé en un lieu de refuge pour la population moscovite. Sacs de couchage, couvertures, vêtements recouvrent le sol occupé par le chœur et probablement des figurants.

Alexei Botnarciuc (Leutnant Dolochow) et Bekhzod Davronov (Anatol Kuragin)

Alexei Botnarciuc (Leutnant Dolochow) et Bekhzod Davronov (Anatol Kuragin)

Dans cette première partie, le metteur en scène dépeint un portrait sensible de Natacha comme il sait si bien le faire depuis l’inoubliable Tatiana d’’Eugène Onéguine’ qu’il fit connaître au Palais Garnier en 2008, production désormais reprise à l’Opéra de Vienne.

Au début de l’histoire, le prince André Bolkonskii erre seul au milieu de la salle comme s’il allait nous raconter ce qui a précipité le malheur de son monde.

Les gens qui étaient couchés au sol se relèvent petit à petit, et le passé se réactive à un moment où tous réunis dans l’enceinte semblent à la fois dans l’attente et en recherche de protection.

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Olga Kulchynska (Natascha)

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Olga Kulchynska (Natascha)

Ceux-ci revivent un moment festif dans une humeur bon enfant. Les différences sociales sont fortement atténuées, même si Peronskaja, incarnée par Olga Guryakova – une émouvante artiste qui insufflait un subtil glamour à ses interprétations de Natacha et Tatiana à l’Opéra Bastille au début des années 2000 et qui, ce soir, joue à fond, avec un timbre encore bien percutant, la bourgeoise heureuse parfaitement adaptée à l’environnement social -, s’affiche en manteau de fourrure pimpant.

La scène de bal s’insère naturellement dans cet état d’esprit sous la forme d’une mise en scène joyeuse de la présentation des multiples protagonistes.

Epigraphe en introduction du 8e tableau de 'Guerre et Paix'

Epigraphe en introduction du 8e tableau de 'Guerre et Paix'

Pour Olga Kulchynska, artiste lyrique ukrainienne qui s’est faite remarquée en 2018 à l’Opéra Bastille dans le rôle de Rosine du ‘Barbier de Séville’, le défi est grand à faire vivre les élans passionnés et cyclothymiques de Natacha, car il s’agit de faire ressentir son manque affectif désespéré qui s’anime d’abord sous le regard du Prince Bolkonskii, et qui, une fois celui ci écarté par son père, se reporte sur le dangereux et instable Kouraguine.

Le sentiment d’exaltation est très bien rendu, de par sa voix lumineuse et fruitée qui a la légèreté de l’oiseau de ‘Siegfried’ même dans les coups de sang les plus imprévisibles, avec une irrésistible envie de vivre qui contraste avec les angoisses de Sonja pour laquelle Alexandra Yangel offre une figure prévenante teintée de mélancolie sombre d’une très grande justesse.

Il faut dire que Dmitri Tcherniakov s’ingénie à donner vie aux dizaines d’artistes qui suivent de leur regard l’intimité de l’action autour de Natacha, comme s’ils avaient tous à conduire une ligne de vie bien spécifique qui accroît l’impression de réalisme d’ensemble. Leur présence permet également de mettre en exergue le décalage comportemental de la jeune fille avec son milieu social.

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

Arsen Soghomonyan (Pierre Besuchow) et Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski)

A cela s’ajoute une intégration de la rythmique musicale dans le jeu d’acteur qui, visuellement, la rend encore plus évidente au spectateur. Et ce travail musical peut aussi bien se traduire par une gestuelle futile et ludique, à l’instar de l’arrivée dansante de Kouraguine et ses amis, qu’engendrer une grande tension d’échange lorsque Achrossimowa se confronte à Natacha pour l’aider à remettre les pieds sur terre.

Avec ses habits de grand-mère qui la rendent adorablement touchante, Violeta Urmana est d’une authenticité magnifique, la figure même du cœur sur la main à la volonté ferme, et tout dans son chant et ses expressions sincères concoure à ennoblir le très beau portrait qu’elle fait vivre.

Dmitry Ulyanov (Michail I. Kutusow)

Dmitry Ulyanov (Michail I. Kutusow)

Naturellement, le mal-être de Natacha allant grandissant, après qu’elle ait appris de Pierre Besuchow que Kouraguine est marié, cette situation blessante conduit à une tentative de suicide jouée avec une sensibilité à fleur de peau fort poignante.

Arsen Soghomonyan manifeste avec un timbre de voix robuste, mature et adouci une grande densité expressive qui donne beaucoup de profondeur à ce comte épris d’une jeune fille qu’il cherche à protéger. L’homme est sérieux, intelligent, et son monologue est mené avec force de conviction, sans que le moindre geste ne soit laissé au hasard, avant qu’une voix en coulisses annonce l’arrivée de Napoléon, et qu’un jeune enfant pointe sur le pauvre homme une arme automatique à jets d’eau dans un esprit de dérision surprenant.

War and Peace - Voyna i mir (Jurowski Tcherniakov Kulchynska Zhilikhovsky) Munich

Car si la première partie est une vibrante mise en relief du caractère de Natacha dénuée de tout mélo-dramatisme facile, la seconde partie ne met plus en scène deux armées qui s’affrontent mais le peuple russe lui-même. L’épigraphe est d’ailleurs chanté en avant-scène dans l’ombre et avec une gestuelle fort vindicative qui dynamise l’excellent chœur puissant du Bayerische Staatsoper, qui devient dorénavant le principal sujet de l’action.

Dmitri Tcherniakov imagine que tous ces russes installés au centre de la salle se livrent à un jeu de simulation de guerre où tous les aspects sont abordés : combat, camouflage, évacuation des blessés, soins. Mais l’ennemi n’est jamais visible.

Olga Guryakova (Peronskaja)

Olga Guryakova (Peronskaja)

Le baryton moldave, Andrei Zhilikhovsky, prête son charme et sa chaleur de voix au rôle d’André Bolkonskii qui, avec le même détachement qu’en première partie, est encore perdu dans ses pensées pour Natacha, sans paraître pour un sou comme un des leaders du champ de bataille.

Kutusow, le général en chef des armées, auquel Dmitry Ulyanov prête une sereine envergure débonnaire, est présenté comme un chef relâché, vulgaire, et sans prestance.  Et l’on assiste ainsi à une description dérisoire de tous les symboles religieux ou militaires, les chœurs signant des croix orthodoxes de façon rapide et mécanique, allure saccadée et automatique que l’on retrouve pour décrire le Napoléon loufoque animé par Tómas Tómasson qui prend beaucoup de plaisir à forcer la caricature.

Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski) et Olga Kulchynska (Natascha)

Andrei Zhilikhovsky (Andrejewitsch Bolkonski) et Olga Kulchynska (Natascha)

Au début, cette approche semble bien légère et laisse craindre que Tcherniakov ne se contente de démythifier le volet sur ‘La Guerre’. Mais les lustres sont désormais recouverts d’un voile noir qui ne laisse présager rien de bon.
Et l’on assiste, sans s’en rendre compte au départ, à un début de tension entre les différentes individualités de la foule. Les gestes deviennent de plus en plus violents à partir du 11e tableau, avec exécutions arbitraires, tentatives de viols, et même vols des portraits de grands artistes russes tels Tchaïkovski ou Prokofiev.

En quelques images, le grand gâchis de l’histoire russe est illustré de façon glaçante avec un immense sentiment de dommage irréversible. Et c’est au cours du tableau de l’incendie de Moscou que la nature autodestructrice des Russes est le mieux mise en évidence, toujours dans un assombrissement sans retour, jusqu’au grand hommage rendu à Kutosow au moment où il s’allonge sur un nouveau lit mortuaire qui signe l’enterrement final de l’âme russe.

André Bolkonskii s’est finalement suicidé, Natacha s’est éteinte auprès de lui, et tout s’achève dans une grande impression de néant sous le regard malheureux de Pierre Besuchow.

Andrei Zhilikhovsky, Olga Kulchynska et Vladimir Jurowski

Andrei Zhilikhovsky, Olga Kulchynska et Vladimir Jurowski

Tout au long de cette représentation, l’unité artistique entre Vladimir Jurowski et les musiciens de l’Opéra de Bavière est évidente. L’évocation de la nature qui ouvre ce grand monument lyrique est un enchantement musical. La vie terrestre, les frémissements de sa verdoyance, et l’espoir d’un bonheur à portée de main sont magnifiquement évoqués, et ce splendide raffinement se double d’un art de la malléabilité qui fait rougeoyer d’une souplesse absolument crépusculaire la luxuriante matière qu’offre l'ensemble orchestral.

Très belle énergie sonore qui relance constamment l’action, les éclats des cuivres sont ciselés avec une formidable précision, mais sans en faire trop dans la grandiloquence épique.

Il y a aussi une recherche d’intimisme, de concentration du drame à sa juste mesure, et pour tout ce savant équilibre, Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov apparaissent comme deux des grandes valeurs artistiques russes d’aujourd’hui – ils sont nés tous les deux à Moscou au début des années 70 - dont on imagine bien la peine et la désolation qu’inspire le comportement de leur patrie d’origine, eux qui défendent au plus profond d'eux-mêmes un rapport éclairé et réfléchi à la vie.

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Publié le 19 Mars 2023

Die Teufel von Loudun (Krzysztof Penderecki – Hambourg, 1969)
Représentation du 14 mars 2023
Bayerische Staatsoper - Munich

Jeanne Ausrine Stundyte
Claire Ursula Hesse von den Steinen
Gabrielle Nadezhda Gulitskaya
Louise Lindsay Ammann
Philippe Danae Kontora
Ninon Nadezhda Karyazina
Grandier Nicholas Brownlee
Vater Barré Jens Larsen
Baron de Laubardemont Vincent Wolfsteiner
Vater Rangier Andrew Harris
Vater Mignon Ulrich Reß
Adam, Apotheker Kevin Conners
Mannoury Jochen Kupfer
d'Armagnac Thiemo Strutzenberger
de Cerisay Barbara Horvath
Prinz Henri de Condé Sean Michael Plumb
Vater Ambrose Martin Snell
Bontemps Christian Rieger
Gerichtsvorsteher Steffen Recks

Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Simon Stone (2022)

La reprise de ‘Die Teufel von Loudun’ qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Munich le 19 juin 2022, alors que Hambourg, à la création, puis Stuttgart, Berlin ou bien Cologne avaient bien auparavant accueilli le premier opéra de Krzysztof Penderecki, s’inscrit dans une volonté de Serge Dorny de promouvoir des œuvres créées après 1945, et de montrer que la dureté de son intrigue tire les leçons des souffrances infligées par les grands états autoritaires du XXe siècle, tout en laissant la responsabilité au spectateur de mesurer les menaces qui pèsent encore aujourd’hui sur les sociétés du monde contemporain.

Ausrine Stundyte (Jeanne)

Ausrine Stundyte (Jeanne)

Suite à la commande de Rolf Liebermann, intentant de l’Opéra de Hambourg de 1957 à 1972, le compositeur polonais a lui même rédigé un livret sur la base du drame que l’écrivain John Whiting a tiré du livre ‘Die Teufel von Loudun’ (1952) d’Aldous Leonard Huxley qui relate les évènements qui survinrent en 1634 dans la commune de Loudun située au nord de Poitiers.

A cette époque, Louis XIII et Richelieu souhaitaient détruire nombre de forteresses françaises, au moins par soucis d’économie, sinon pour fragiliser les protestants qui y trouvaient refuge. 

A Loudun, Urbain Grandier, originaire du diocèse du Mans, s’opposa aux décisions du pouvoir royal, alors que ses aventures féminines commençaient à être bien connues. Mais au même moment, des Ursulines furent sujettes à des crises obsessionnelles et l’une d’elle, Jeanne, crut reconnaître le fantôme de Grandier.

L’affaire fut remontée à Richelieu qui envoya le Baron de Laubardemont, d’abord pour régler la question de la destruction du château de Loudun, puis pour s’occuper de l’affaire des possédées.

Pendant ce temps, les tentatives d’exorcismes menées par les Pères Mignon, Barré et Rangier échouèrent, et Grandier fut arrêté, questionné et jugé le 18 août 1634, et enfin torturé et exécuté.

Die Teufel von Loudun (Stundyte Brownlee Larsen Jurowski Stone) Munich

A travers cette histoire sordide, l’œuvre de Krzysztof Penderecki soulève des questions sur le célibat des prêtres, sur l’intolérance religieuse, la violence du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux, mais aussi sur les mécanismes sociaux qui ont légitimé les dictatures au XXe siècle.

Après sa création, ‘Die Teufel von Loudun’ fut retouché à plusieurs reprises jusqu’en 2012, mais c’est la version originale qui est présentée à l’Opéra de Bavière, car sa partition laisse plus de degrés de liberté interprétatifs au chef et aux musiciens, ce qui est beaucoup plus stimulant.

L’abstraction de la musique n’est pas sans rappeler celle de Pascal Dusapin, où l’on retrouve d’étranges formations diffuses de textures originelles d’où émergent des chœurs liturgiques, et l’orchestre est prodigieusement étoffé en percussions qui recouvrent la totalité de l’arrière plan de la fosse.

Les basses entretiennent une tension sous-jacente permanente, les cordes arborent des frémissements mystérieux, des structures complexes et torturées soulignent les moments d’angoisse, et admirer la gestique parfaitement réglée de Vladimir Jurowski, qui domine un tel ensemble, fait partie du spectacle en lui même. 

Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)

Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)

Simon Stone a conçu un décor massif et cubique pivotant qui permet un enchaînement fluide des trente tableaux de l’ouvrage. Escaliers de la citadelle, chambre intime, petite chapelle des Ursulines, grand parvis d’un sanctuaire et cellule de prison, défilent dans une ambiance bleu-obscur. Et si les habits des religieuses restent intemporels, les citadins sont, eux, habillés en style contemporain.

La dramaturgie est parfaitement lisible, et le fait que ‘Die Teufel von Loudun’ comporte une forte dimension de théâtre parlé permet au metteur en scène de travailler, avec les chanteurs, le réalisme de chaque personnage de façon approfondie.

Die Teufel von Loudun (Stundyte Brownlee Larsen Jurowski Stone) Munich

Ausrine Stundyte est une artiste très intéressante pour le rôle de Jeanne, car elle est sait naturellement incarner des femmes sexuellement puissantes. La noirceur et le brillant métallique de son timbre de voix font ressentir une animalité blessée, et elle préserve un jeu sobre de telle manière à créer une opposition entre la nature spirituelle qu’elle représente et les tensions intérieures de son héroïne.

Tous ses partenaires s’inscrivent dans la même expressivité théâtrale qui crée une unité d’ambiance à la dureté implacable. Le baryton américain Nicholas Brownlee possède une forte présence physique et vocale, une massivité un peu brute et très colorée qui s’impose avec une soudaineté impressionnante, et il peut être très émouvant quand il défend la nature hédoniste de Grandier qui considère que c’est à travers ses aventures féminines qu’il exprime le mieux sa vie.

Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)

Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)

Dans la dernière partie, Simon Stone décrit sous forme de passion du Christ le supplice que vit Grandier au cours de sa marche ensanglantée à travers la ville, en montrant chaque habitant au visage fantomatique lui donner une frappe comme pour décharger sur lui leurs propres frustrations.

Il s’agit probablement de l’image de la plus puissante, car elle met en garde vis-à-vis de l’agressivité refoulée qui n’attend qu’une situation politique favorable pour pouvoir se libérer.

La scène de torture est difficilement soutenable, mais, à son point paroxysmique, le plateau tournant fait disparaître la chambre de torture alors que l’orchestre se déchaîne en un grand fracas qui exprime les cris d’horreur et de souffrance du condamné (on pense beaucoup au cri de désespoir de Katerina au dernier acte de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ de Dmitri Chostakovitch).

Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte

Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte

Et tous les représentants étatiques et ecclésiastiques, Père Barré, le Baron de Laubardemont, Père Rangier et Père Mignon, respectivement chantés par Jens Larsen (absolument terrible), Vincent Wolfsteiner, Andrew Harris et Ulrich Reß (à la retraite depuis juillet 2022, mais toujours disponible pour certains rôles), sont tellement crédibles et révulsifs qu’il devient presque difficile de les dissocier de leurs rôles lorsqu’ils réapparaissent au salut final.

Seule interprète à la fraîcheur moderne et virtuose, la jeune soprano grecque Danae Kontora offre également à Philippe une joie de vivre piquante et une luminosité qui contrastent avec les autres caractères plus sombres du drame.

Orchestre phénoménal de précision dont la patine ambrée se révèle fort malléable, chœur d’un fondu musical plaintif et harmonieux, tout concorde dans cette scénographie à créer un véritable malaise tout en chevillant le cœur du spectateur à la destinée d’un homme qui ne cesse de répéter depuis le début qu’il ne s’en ait pris à personne.

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Publié le 12 Mars 2023

Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille

Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski

Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil
Nouvelle production

Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h

Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de ‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’ de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.

Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.

Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos. 

Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.

C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - et Magdalena Cielecka dans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre.
Hasard annonciateur?

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.

Clive Bayley (Le Spectre)

Clive Bayley (Le Spectre)

Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.

Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique. 

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux. 

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.

Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.

Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.

La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre. 

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.

Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le IVe acte est le plus flamboyant. 
‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - .  Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.

Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.

A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.

A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.

Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’ - 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’ - 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.

Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir. 

Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la  rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.

Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’ joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.

Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.

Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.

Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.

La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.

Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.

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Publié le 5 Mars 2023

Saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper de Munich (BSO)

Depuis le samedi 04 mars 2023 10h, la saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper est révélée au grand public via la chaîne TV de l’Opéra de Munich. Il s’agit de la 3e saison de Serge Dorny à la direction de cette institution, et la structure de la programmation proposée se situe exactement dans la ligne qui caractérisait les années 2017-2019 d’avant pandémie.

En effet, la saison 2022/2023 est marquée par une part inhabituellement élevée pour l’institution d’opéras du XXe/XXIe siècle (30 % hors Puccini) et d’opéras baroques (12%). 

La saison 2023/2024 apparaît donc comme un retour aux fondamentaux du théâtre, sans pour autant laisser les compositeurs italiens du XIXe siècle s’accaparer la moitié du répertoire.

Ainsi 172 soirées dédiées à 38 ouvrages, dont 8 nouvelles productions, sont annoncées ce qui correspond à ce qui était pratiqué 5 ans auparavant, en léger retrait par rapport à la saison en cours (184 représentations) qui comprend en plus le Festival Ja, Mai, qui est un festival biannuel.

Krzysztof Warlikowski et Kent Nagano - Le Grand Macabre (Première le 28 Juin 2024)

Krzysztof Warlikowski et Kent Nagano - Le Grand Macabre (Première le 28 Juin 2024)

Si Serge Dorny semble vouloir satisfaire la part la plus conservatrice du public munichois, notamment en proposant une nouvelle production de ‘Tosca’ pour 11 représentations, 7 ouvrages couvriront pour 27 soirées le répertoire des années 1909 à 2006 dont 3 nouvelles productions : ‘Die Passagierin’ (Mieczyslaw Weinberg) mis en scène par Tobias Kratzer sous la direction de Vladimir Jurowski – il s’agit d’une œuvre qui traite de l’expérience des camps de concentration -, le diptyque ‘Lucrezia’ (Ottorino Respighi) / ‘Der Mond’ (Carl Orff) mis en scène par une artiste ukrainienne, Tamara Trunova, au Théâtre Cuvilliés avec les chanteurs de l’Opera Studio sous la direction d’Azim Karimov, et ‘Le Grand Macabre’ (György Ligeti), œuvre créée en 1978 à Stockholm, en 1981 au Palais Garnier et en 1997 à Salzbourg dans une version révisée, qui fera l’ouverture du Festival d’été 2024 dans une mis en scène de Krzyzstof Warlikowski, sous la direction de Kent Nagano

Il s’agira de la 3e collaboration entre le metteur en scène polonais et le directeur musical américain après ‘Die Bassariden’ (Salzburg – 2018) et ‘A Quiet Place’ (Palais Garnier – 2022). Le choix entre la version allemande ou anglaise du 'Grand Macabre' sera effectué par Krzysztof Warlikowski dans les six semaines qui suivront la première d''Hamlet' à l'Opéra de Paris.

Les reprises d’’Elektra’ (Richard Strauss), de ‘Nos’ (Dimitri Chostakovitch) et de ‘Wozzeck’ (Alban Berg) seront par ailleurs toutes dirigées par Vladimir Jurowski.

Vladimir Jurowski - Die Passagierin, Elektra, Nos, Wozzeck, Die Fledermaus

Vladimir Jurowski - Die Passagierin, Elektra, Nos, Wozzeck, Die Fledermaus

Les fondamentaux du répertoire des compositeurs italien du XIXe siècle reprennent cependant un peu de vigueur en occupant un bon tiers des soirées (63 représentations) avec 15 ouvrages dont 5 de Giacomo Puccini (‘Tosca’ – nouvelle production mis en scène par Kornél Mundruczó sous la direction d’Andrea Battistoni -, ‘Madame Butterfly’, ‘La Bohème’, ‘Il Trittico’ et ‘La Fanciulla del West’), 5 de Giuseppe Verdi (‘Macbeth’, ‘Il Trovatore’, ‘La Traviata’, ‘Aida’, ‘Otello’), ainsi que les reprises de ‘L’Elisir d’Amore’, ‘Lucia di Lammermoor’, ‘Norma’, ‘Il Barbiere di Siviglia’, et ‘La Cenerentola’.

Kornél Mundruczó - Tosca (Première, le 20 mai 2024)

Kornél Mundruczó - Tosca (Première, le 20 mai 2024)

Et comme nous sommes à Munich, Mozart et Wagner sont très bien servis cette saison avec une nouvelle production des ‘Noces de Figaro’ confiée à Evgeny Titov sous la direction de Stefano Montanari, les reprises de ‘Idomeneo’, ‘La Flûte enchantée’, ‘Cosi fan tutte’ et ‘L’enlèvement au sérail’, ainsi que 7 représentations de ‘Tannhäuser’, 6 représentations de ‘Parsifal’ et 4 soirées respectivement pour ‘Lohengrin’ et ‘Le Vaisseau Fantôme’.

Deux autres compositeurs germanophones du XVIIIe et XIXe siècle sont également à l’affiche avec une nouvelle production de ‘Die Fledermaus’ (Johan Strauss) mis en scène par Barrie Kosky sous la direction de Vladimir Jurowski, qui sera complétée par la reprise de ‘Fidelio’ (Beethoven).

Brandon Jovanovich - La Dame de Pique (Première, le 04 février 2024)

Brandon Jovanovich - La Dame de Pique (Première, le 04 février 2024)

Loin d’être mises au ban du répertoire, les œuvres russes de la période romantique sont bien présentes cette saison avec une nouvelle production de ‘La Dame de Pique’ (Piotr Ilyitch Tchaikovski) mise en scène par Benedict Andrews sous la direction d’Aziz Shokhakimov, chef d’orchestre qui fait ainsi ses débuts à l’Opéra de Bavière après des débuts très remarqués à l’Opéra de Paris dans ‘Lucia di Lammermoor’.

Quant à la reprise de ‘Boris Godounov’ (Modeste Petrovitch Moussorgski), elle sera confiée à la direction de Dima Slobodeniouk avec Dmitry Ulyanov dans le rôle titre.

Mirga Gražinytė-Tyla - Pelléas et Mélisande (Première, le 09 juillet 2024)

Mirga Gražinytė-Tyla - Pelléas et Mélisande (Première, le 09 juillet 2024)

Munich défend habituellement très peu le répertoire français, la nouvelle production de ‘Pelléas et Mélisande’ (Claude Debussy) mise en scène par Jetske Mijnssen dans le cadre du festival d’été sous la direction de la chef d’orchestre lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla est donc un évènement bienvenu. Il s’agit d’une coproduction avec l’opéra de Dallas qui sera représentée au Prinzregententheater.

La reprise de ‘Carmen’ (Georges Bizet) sera aussi l’occasion de retrouver Daniele Rustioni à la direction musicale, mais avec une distribution non francophone.

Tamara Trunova - Lucrezia / Der Mond (Première, le 24 avril 2024)

Tamara Trunova - Lucrezia / Der Mond (Première, le 24 avril 2024)

Peu soutenu également à Munich, le répertoire baroque ne pourra compter que sur deux représentations de ‘Didon et Enée’, dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui seront jouées dans le cadre du ‘UniCredit Septemberfest’ pour ouvrir la nouvelle saison lyrique, avec seulement deux catégories de prix, 8 et 25 euros.

Klaus Florian Vogt - Tannhäuser (Reprise, le 05 mai 2024)

Klaus Florian Vogt - Tannhäuser (Reprise, le 05 mai 2024)

Et pour ceux qui scrutent les distributions de grands chanteurs, ils pourront retrouver nombre d’artistes tels Sonya Yoncheva (Madame Butterfly, Norma), Anja Harteros (Otello, Parsifal, Tosca), Lise Davidsen (La Dame de Pique, Il Trittico), Asmik Grigorian (La Dame de Pique), Elena Pankratova (Elektra), Violeta Urmana (Elektra, La Dame de Pique), Ermonela Jaho et Tanja Ariane Baumgartner (Il Trittico), Marina Rebeka (Il Trovatore), Pretty Yende (L’Elixir d’Amour), Tara Erraught (Le Barbier de Séville), Isabel Leonard (La Cenerentola), Brenda Rae (L’Enlèvement au Sérail), Marlis Petersen (Wozzeck et Tannhäuser), Yulia Matochkina et Okka von der Damerau (Tannhäuser), Anja Kampe et Rachel Willis-Sørensen (Lohengrin), Diana Damrau (Die Fledermaus), Nina Minasyan (Lucia di Lammermoor), Nadezhda Pavlova (La Traviata), Anita Rachvelishvili et Elena Guseva (Aida), Saioa Hernández (Macbeth), Nicole Car (La Bohème), Vida Miknevičiūtė (Fidelio, Elektra), Ausrine Stundyte (Didon et Enée), Michael Volle (La Fanciulla del West), Charles Castronovo (Tosca), Jonas Kaufmann (Tosca et Aida), Wolfgang Koch (Il Trittico, Fidelio), Brandon Jovanovich (La Dame de Pique), Joseph Calleja (La Bohème), Bogdan Volkov (La Traviata, Cosi fan tutte), Pavol Breslik (Idomeneo), Klaus Florian Vogt (Tannhäuser), Christian Gerhaher (Tannhäuser, Pelléas et Mélisande, Parsifal), Georg Zeppenfeld (Parsifal), Willard White (Les Noces de Figaro), Lawrence Brownlee (La Cenerentola), Xabier Anduaga (Lucia di Lammermoor), Franz-Josef Selig (L’Enlèvement eu sérail, Pelléas et Mélisande), Javier Camarena (L’Elixir d’Amour), Peter Mattei (Wozzeck) …

Un focus sur les grands chanteurs français permet enfin de mettre en valeur Ludovic Tézier (Tosca), Sabine Devieilhe et Sophie Koch (Pelléas et Mélisande), Sandrine Piau (Cosi fan tutte) et Elsa Dreisig (Il Trittico, Les Noces de Figaro) qui rejoint ainsi l'Ensemble du Bayerische Staatsoper où elle sera dorénavant en résidence.

Elsa Dreisig - Les Noces de Figaro et Il Trittico

Elsa Dreisig - Les Noces de Figaro et Il Trittico

Avec seulement une coproduction parmi les 8 nouvelles productions, et 6 productions de répertoire dont les prix ne dépassent pas 100 euros en première catégorie (Nos, Boris Godounov, l'Enlèvement au Sérail, Idomeneo, La Cenerentola, Le Barbier de Séville), et un taux de fréquentation de 94% * en 2022, l'Opéra de Munich affiche une santé insolente et ne cède en rien à son identité artistique unique dans le monde.

*BR Klassik : Muss intendant Serge Dorny umsteuern?

Le détail de la saison 2023/2024 du Bayerische Staatsoper peut être consulté sous le lien suivant : Season 2023 /2024 : We are a chasm - a well that stares into the Sky.

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Publié le 24 Février 2023

L’annonce de la saison 2023/2024 était très attendue car l’institution américaine a été beaucoup plus ébranlée par la crise sanitaire que les établissements européens du fait que son modèle économique ne repose pas sur un système de subventions publiques directes, et qu’elle a du subir 18 mois de fermeture consécutifs jusqu’à la saison 2021/2022. La fréquentation est passée de 73 % avant crise à 61 %, et la billetterie s’est effondrée de plus de 40 millions de dollars (1).

Saison 2023/2024 du New-York Metropolitan Opera (MET)

Mais Peter Gelb est bien décidé à prouver que l’opéra a un avenir et qu’il peut y amener une nouvelle génération d’amoureux d’art lyrique. En effet, cette saison a montré que le public, et le plus jeune en particulier, ne court pas après les anciennes productions classiques et démodées et s’intéresse surtout aux thèmes qui le touchent plus directement. Les 40 % de fréquentation observés pour la production de ‘Don Carlo’ (1) par David McVicar sont un constat cinglant pour ceux qui croient sérieusement que ce genre de spectacle traditionnel peut plaire au grand nombre.
(1) Radio Classique 27/12/2022 :New York : Le Met Opera mise sur des œuvres plus contemporaines pour enrayer la baisse de fréquentation

Anthony Davis’s “X: The Life and Times of Malcolm X,” - New-York Times

Anthony Davis’s “X: The Life and Times of Malcolm X,” - New-York Times

18 spectacles, 6 nouvelles productions, 13 compositeurs dont 6 contemporains.

Avec 191 représentation lyriques au cours de la saison 2023/2024 et 18 spectacles lyriques (dont 6 nouvelles productions), le MET réduit considérablement la voilure. C’est 15% de spectacles et 10% de représentations en moins que la saison 2022/2023. Et sur 5 ans, la baisse est de 30% de spectacles et 15% de représentations en moins.

Toutefois, 13 compositeurs différents sont représentés, dont 6 sont contemporains et toujours vivants, et c’est le grand pari de cette saison qui offre 25 % de ses soirées à des ouvrages créés après 1980, ‘X: The Life and Times of Malcolm X’ d’Anthony Davis (1985), ‘Florencia en el Amazonas’ de Daniel Catán (1996), ‘Dead Man Walking’ de Jake Heggie (2000), ‘El Niño’ de John Adams (2000), ‘Fire shut up in My bones‘ de Terence Blanchard (2019) – premier opéra d’un compositeur noir présenté au MET en 2021 - et ‘The Hours’ de Kevin Puts (2022).

Benjamin Bernheim : Roméo et Juliette (2024)

Benjamin Bernheim : Roméo et Juliette (2024)

Le répertoire italien (Puccini et Verdi) et français (Bizet et Gounod) préservé

Mais le grand répertoire italien préserve ses fondamentaux avec 30 % des représentations dédiées à Giacomo Puccini (‘La Bohème’, ‘Tosca’, ‘Turandot’ et la plus rare ‘Rondine’) et 17 % à Giuseppe Verdi (‘Rigoletto’, 'La Forza del Destino' et ‘Un Ballo in Maschera’).

Dans un tel contexte, le répertoire français s’en sort très bien puisque deux ouvrages ‘Carmen’ (Nouvelle production mise en scène par Carrie Cracknell) et ‘Roméo et Juliette’ de Gounod couvrent 12 % des soirées, alors que Richard Wagner se maintient avec un seul ouvrage, ‘Tannhäuser’, dans une très ancienne production d’Otto Schenk, totalement dépassée aujourd'hui.

Oksana Lyniv : Turandot (2024)

Oksana Lyniv : Turandot (2024)

Le répertoire 1900-1980 allemand, tchèque et anglais, les œuvres baroques et les ouvrages russes absents

Quant à Mozart, il ne sera joué que dans une version réduite et familiale de ‘La Flûte enchantée’, et le répertoire classique pourra cependant compter sur la reprise d’’Orfeo ed Euridice’ de Gluck pour être pleinement défendu. Et les œuvres baroques, généralement assez rares dans cette immense salle de 3700 places, sont absentes cette saison.

Mais aucun ouvrage allemand, tchèque, autrichien ou britannique de la période 1900-1980 ne sera représenté (exit Richard Strauss, Alban Berg, Leos Janacek, Kurt Weill ou Benjamin Britten qui constituent habituellement 8 % du répertoire du MET), et il est trop tôt pour dire si l’absence du répertoire russe sera amenée à se prolonger en raison de la guerre en Ukraine, car Peter Gelb indiquait bien en avril 2022 que « il est ridicule que des artistes soient écartés parce qu’ils sont russes et le fait que certains orchestres et compagnies d’opéra annulent le répertoire russe est une erreur. Cela envoie exactement le mauvais message. Les grands chefs-d’œuvre russes ne sont pas responsables de Poutine. Nous annulons Poutine, pas Pouchkine. Nous n’allons donc pas modifier nos plans pour la représentation du répertoire russe. » (2)

Les débuts au MET de la chef d’orchestre ukrainienne Oksana Lyniv dans ‘Turandot’ n’en seront donc que plus remarqués.
(2) Diapason : Selon Peter Gelb, le public new-yorkais n’accepterait pas qu’Anna Netrebko se produise au Met.

Yannick Nézet-Séguin : Dead Man Walking, Florencia en el Amazonas,  La Forza del Destino, Roméo et Juliette

Yannick Nézet-Séguin : Dead Man Walking, Florencia en el Amazonas, La Forza del Destino, Roméo et Juliette

4 ouvrages en 4 langues différentes dont 3 nouvelles productions dirigées par Yannick Nézet-Seguin

Avec l’enthousiasme qu’on lui connaît, Yannick Nézet Séguin conduira 4 spectacles dont 3 nouvelles productions, ‘Dead Man Walking’ (Nouvelle production mis en scène par Ivo van Hove), ‘Florencia en el Amazonas’ (Nouvelle production mise en scène par Marie Zimmerman) , La Forza del Destino (Nouvelle production mise en scène par Marius Trelinski en co-production avec le Teatr Wielki–Polish National Opera) et ‘Roméo et Juliette’.

A ces 3 nouvelles productions s’ajoutent celles d’‘El Niño’ mis en scène par Lileana Blain-Cruz et conduite par Marin Alsop, ‘X: The Life and Times of Malcolm X’ mis en scène par Robert O’Hara et dirigée par Kazem Abdullah (coproduction Detroit Opera, Lyric Opera of Chicago, Opera Omaha, et Seattle Opera), et 'Carmen’  mis en scène par Carrie Cracknell sous la direction de Daniele Rustioni.

Et si l’on s’intéresse aux artistes français, seul 3 seront mis en valeur, Clémentine Margaine dans ‘Carmen’, Benjamin Bernheim dans ‘Roméo et Juliette’ et Roberto Alagna dans ‘Turandot’.

La Force du destin - Mise en scène Marius Trelinski - New-York Times

La Force du destin - Mise en scène Marius Trelinski - New-York Times

Pour rendre compte du travail du MET sur sa recherche de diversité d’origine et de genre des artistes qu’il souhaite représenter, il suffit alors de regarder les visages des distributions qui montrent le niveau de volontarisme pour cette ouverture au monde d’aujourd’hui. 

Même s’il on n’adhère pas à la politique artistique des dernières décennies du MET qui mettait l’accent sur les voix et non la recherche de spectacles signifiants et intelligents, il faut souhaiter que la vision de Peter Gelb soit la bonne, car elle replace New-York à l’avant-garde, ce qui pourrait amplifier l’effet d’entraînement en Europe, et notamment à Paris où les choses bougent malgré une frange conservatrice du public.

Saison 2023/2024 du New-York Metropolitan Opera (MET)

9 productions du MET en direct au cinéma en HD

Samedi     21 octobre 2023 - 12h55 (EST) : Dead Man Walking
Samedi 18 novembre 2023 - 12h55 (EST) : X: The Life and Times of Malcolm X
Samedi 09 décembre 2023 - 12h55 (EST) : Florencia en el Amazonas
Samedi      06 janvier 2024 - 12h55 (EST) : Nabucco
Samedi      27 janvier 2024 - 12h55 (EST) : Carmen
Samedi          09 mars 2024 - 12h55 (EST) : La Forza del Destino
Samedi          23 mars 2024 - 12h55 (EST) : Roméo et Juliette
Samedi           20 avril 2024 - 12h55 (EST) : La Rondine
Samedi             11 mai 2024 - 12h55 (EST) : Madame Butterfly

Le détail de la saison 2023/2024 du MET peut être consulté sous le lien suivant : On Stage 2023–24.

A écouter également, la très intéressante conversation entre Peter Gelb et Jim-Zirin (février 2023) sur les défis du MET, son engagement dans la guerre en Ukraine et les enjeux pour attirer de nouveaux passionnés. Peter Gelb se dit être un optimiste prudent.

Conversation entre Jim Zirin et Peter Gelb sur l'avenir du MET (Février 2023)

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Publié le 23 Février 2023

Achille in Sciro (Francesco Corselli – Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, 8 décembre 1744)
Représentation du 19 février 2023
Teatro Real de Madrid

Lycomède Mirco Palazzi
Ulysse Tim Mead 
Deidamia Francesca Aspromonte 
Teagene Sabina Puértolas
Achille / Pyrrha Gabriel Díaz
Arcade Krystian Adam
Néarque Juan Sancho

Direction musicale et clavecin Ivor Bolton
Mise en scène Mariame Clément (2020)
Orquesta Barroca de Sevilla
Chœur titulaire du Teatro Real de Madrid

Coproduction Theater an der Wien
Œuvre reconstituée par l’Instituo Complutense de Ciencas Musicales (ICCMU) – Édition critique de Alvaro Torrente

En introduction du livret distribué au public venu assister à ’Achille in Sciro’ de  Francesco Corselli, Gregorio Marañon, le président du Teatro Real, rappelle que, le 17 mars 2020, la première de cette recréation fut douloureusement suspendue à cause de l’épidémie de covid-19.

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha) et Francesca Aspromonte (Deidamia)

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha) et Francesca Aspromonte (Deidamia)

3 ans plus tard, cet opéra créé sous le règne de Philippe V, petit fils de Louis XIV, peut être enfin redécouvert.
Francesco Corselli est un compositeur italien qui naquit à Piacenza en 1705 et écrivit son premier opéra ‘La venere placata’ pour Venise en 1731. Il intégra la cour d’Espagne en 1734 où il composa un grand nombre d’œuvres religieuses, puis présenta en 1738, à l’occasion du mariage de l’Infant Charles III et de Marie-Amélie de Saxe ,‘Alessandro nelle Indie’, son premier opéra qui soit basé sur un texte de Métastase.

Il y en aura cinq autres dont ‘Achille in Sciro’ qui fut d’abord mis en musique par Antonio Caldara en 1736, pour Vienne, puis par Dominico Natale Sarro pour l’inauguration de Teatro san Carlo de Naples le 4 novembre 1737.

Sur ce même texte, Francesco Corselli composa une nouvelle musique destinée à célébrer le mariage de l’Infante d'Espagne Maria Teresa Rafaela avec le Dauphin Louis de France (fils de Louis XV), et la création eut lieu au Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, le 8 décembre 1744.

Tim Mead (Ulysse)

Tim Mead (Ulysse)

L’œuvre ne fut plus reprise en Espagne par la suite. Dans sa volonté de mettre en valeur une partie du patrimoine musical espagnol, le Teatro Real de Madrid lui offre ainsi un magnifique écrin dans une mise en scène et une interprétation musicale qui la servent très bien.

Métastase s’est inspiré d’un épisode qui n’est pas relaté dans l’Iliade mais bien plus tard par le poète napolitain Stace (40-96) à travers son épopée inachevée ‘Achilleis’, qui devait raconter l’enfance d’Achille jusqu’à la Guerre de Troie.
Il s’agit d’une réflexion enjouée sur le dilemme entre l’engagement amoureux et la conquête vers la gloire que l’environnement et la hiérarchie sociale font peser sur les hommes.

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Thétis, Néréide et mère d’Achille, sachant que son fils mourra lors de la prise de Troie, l’envoie à la cour du Roi de Skyros, Lycomède, déguisé en femme de la cour sous le nom de Pyrrha (‘La rousse’ en grec ancien). Il tombe amoureux de la fille du Roi, Déidamie, mais l’arrivée d’Ulysse sur l’île va aboutir au dévoilement du travestissement du guerrier grec.
Dans sa première partie, l’œuvre produit un complexe mélange de sexes et de genres dans un esprit de mascarade inhérent à l’époque baroque, et l’on peut même voir dans cette production de Mariame Clément un chanteur incarnant un homme déguisé en femme, Achille, embrasser furtivement une chanteuse incarnant un homme, Teagene.

Sabina Puértolas (Teagene)

Sabina Puértolas (Teagene)

Pour la petite histoire, cette légende d’Achille fut pour la première montée en opéra sous le titre ‘La finta pazza’ par Francesco Sacrati (Bologne, 1641), qui est considéré comme le premier opéra qui fut joué en France en 1645, à la salle du Petit Bourbon, à l’initiative du Cardinal Mazarin.

Quelques années plus tard, Giovanni Legrenzi composa également pour le Teatro di Santo Stefano de Ferrare, en 1663, ‘L’Achille in Sciro’.

C’est dire que ce thème a parcouru l’histoire de l’opéra baroque pendant un siècle jusqu’à l’ultime version de Francesco Corselli en passant même par le dernier opéra de Georg Friedrich Haendel, ‘Deidamia’, écrit pour Londres en 1741.

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Francesca Aspromonte (Deidamia)

Pour son retour sur la scène du Teatro Real de Madrid où il interprétait ‘La Calisto’ de Cavalli en mars 2019, l’Orquesta Barroca de Sevilla rend à la musique de Corselli toute sa fougue, augmentée par une caractérisation très affûtée des instruments à vent, le poli des cuivres sonnant avec clarté et pureté, notamment. Les nombreux aria da capo ne sont pas sans laisser une impression de répétition, et il manque dans l’écriture de longues plages de respiration, ces magnifiques largo qu’Haendel, par exemple, savait composer.

Mais l’esprit est à l’action et à l’optimisme, et Ivor Bolton s’avère être un efficace maître du tempo et de enchevêtrement théâtral et musical. L’écoute de cette belle pâte sonore, nourrie et vivante, est par ailleurs un plaisir entêtant de l’instant qui dynamise l’intériorité de l’auditeur.

Achille in Sciro (Diaz Aspomonte Mead Bolton Clément) Madrid

Dans le rôle principal, Gabriel Díaz assure le remplacement de Franco Fagioli, souffrant, et apporte une coloration ample et sombre à Achille qui évoque un fort sentiment mélancolique et dépressif. L’endurance de ce jeune chanteur sévillan est fortement mise à l’épreuve et s’avère solide pour surmonter ses nombreux airs. 

Tim Mead, en Ulysse, bien que lui aussi guerrier, fait ressentir une tendresse un peu lunaire. Il n’a pas autant à chanter que Gabriel Diaz, mais il est assez séduisant de constater que ses interventions invitent à la rêverie. Le contraste entre ce qu’évoquent ces deux chanteurs et les personnages mythologiques qu’ils représentent est absolument déroutant.

Juan Sancho (Néarque) et Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha)

Juan Sancho (Néarque) et Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha)

Émouvante, excellente actrice, et douée d’une fraîcheur de timbre charmante qui s’apprécie dans les moments les plus délicats, Francesca Aspromonte colore de multiples états d’âme Deidamia, à la fois femme amoureuse, heureuse de vivre, mais aussi qui aspire à une grande liberté d’être. 

Cela permet aussi à Sabina Puértolas de s’affirmer en Teagene comme une étourdissante technicienne, à manier les trilles et la vélocité expressive qui déploient ainsi un personnage vaillant et d’apparence sans peur. Autant Francesca Aspromonte est d’approche mozartienne, autant la soprano espagnole est totalement impliquée dans la tonalité baroque, avec des petites intonations assombries, et fait preuve d’un panache à l’effet très réussi.

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha), Tim Mead (Ulysse) et Krystian Adam (Arcade)

Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha), Tim Mead (Ulysse) et Krystian Adam (Arcade)

Deux ténors se présentent comme les reflets d’Achille et Ulysse. Néarque, le tuteur du premier, est interprété par Juan Sancho, chanteur à l’abatage certain qui a des qualités déclamatoires très expressive, mais Krystian Adam décrit un Arcade, le confident du second, plus posé, au timbre plus riche qui prend encore plus possession de la salle.

Enfin, Mirco Palazzi incarne un Lycomède adouci mais avec une élocution peu contrastée, ce qui rend son personnage trop monotone.

Achille in Sciro (Diaz Aspomonte Mead Bolton Clément) Madrid

Non sans un certain opportunisme, Mariame Clément insiste sur la dimension ‘queer’ de cet opéra baroque, et fait beaucoup appel à des coloris et des lumières dans les teintes rose-orangé, sans virer au kitsch pour autant. Elle choisit le cadre d’une grotte, qui évoque beaucoup la grotte de Vénus de Louis II Bavière, surtout lorsqu’ Ulysse approche de Skyros en barque. La présence une jeune aristocrate royale du XVIIIe siècle fait pencher pour l’interprétation d’un rêve dans un lieu qui sert de refuge.

Mariame Clément imprime un excellent rythme et beaucoup d’effets de surprise dans la gestion des apparitions des divers protagonistes, en faisant de cet opéra une brillante comédie de bon goût. Elle donne au chœur – qui n’a que trois interventions - une présence vivante et naturelle, et on voit qu’il s’agit d’une metteur en scène qui sait diffuser dans son spectacle sa propre personnalité avec finesse.

Gabriel Díaz, Francesca Aspromonte, Ivor Bolton, Gabriel Díaz et Sabina Puértolas

Gabriel Díaz, Francesca Aspromonte, Ivor Bolton, Gabriel Díaz et Sabina Puértolas

Pour montrer comment l’œuvre bascule de la confusion des genres inhérente à l’esprit du XVIIe siècle à un nouvel humanisme classique, des reproductions de statues sont insérées dans le décor, et une saisissante proue de navire apparaît au moment où l’heure du départ approche. On serait tenté de voir en Deidamia une autre Didon qui en veut à celui qui la quitte, mais ici, la rancœur est très passagère, et l’acceptation que le devoir est le plus fort est significatif de la morale que Corselli souhaitait présenter à la cour royale.

La démonstration qu’il s’agit d’un ouvrage qui sonne comme un adieu tout en sourire à une certaine époque est tout à fait convaincante, et de plus, il enrichit notre regard sur une légende qui a longtemps nourri l’histoire de l’opéra italien avant que de nouvelles formes musicales ne prennent la suite.

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Publié le 22 Février 2023

Concerto pour clavecin*, flûte, hautbois, clarinette, violon, et violoncelle (Manuel de Falla - Barcelone, 1926)
Pulcinella (Igor Stravinsky - Opéra de Paris, 1920 – réarrangement en suite, 1922)
El Retablo de Maese Pedro (Manuel de Falla - Version de concert à Sevilla, 23 mars 1923, et Version scénique à Paris - Hôtel de Polignac, le 25 juin 1923)

Représentation de concert du 18 février 2023
Teatro Real de Madrid

Maese Pedro Airam Hernández
Don Quijote José Antonio López
Trujamán Héctor López de Ayala Uribe

Direction musicale Pablo Heras-Casado
Mahler Chamber Orchestra
Claveciniste Benjamin Alard 

* Clave donado generosamente por Rafael Puyana al Archivo Manuel de Falla

 

Pour le centenaire de la création d’El Retablo de Maese Pedro’ (Les Tréteaux de Maître Pierre), le Teatro Real de Madrid présente, pour une seule soirée, un programme qui rend hommage à l’admiration du compositeur espagnol envers Igor Stravinsky, qu’il rencontra pour la première fois en France en 1916. 

Pablo Heras-Casado et le Mahler Chamber Orchestra

Pablo Heras-Casado et le Mahler Chamber Orchestra

En effet, après la Première Guerre mondiale, et dans un mouvement de prise de distance avec les influences nationalistes, Stravinsky développa une écriture néoclassique. Manuel de Falla fut lui aussi inspiré par ce style moins débordant et d’apparence plus rationnel auquel il se consacra dès qu’il s’installa à Grenade en 1920. 

Le programme de ce soir qui rapproche le ‘Concerto pour clavecin’, la suite ‘Pulcinella’ d’Igor Stranvinsky et ‘El Retablo de Maese Pedro’, tous trois composés après 1920, amène l’auditeur à se laisser imprégner par cette sensibilité musicale née dans l’entre Deux-Guerres.

Héctor López de Ayala Uribe (Trujamán) et Airam Hernández (Maese Pedro)

Héctor López de Ayala Uribe (Trujamán) et Airam Hernández (Maese Pedro)

Pour le 'Concerto pour clavecin, flûte, hautbois, clarinette, violon, et violoncelle', Pablo Heras-Casado a disposé les musiciens de façon à ce que le claveciniste soit placé à l’avant, auprès de lui, les 5 autres solistes étant disposés en cercle tout autour d’eux.

L’atmosphère est intime et détendue, et les sonorités pleines et chaleureuses font sentir la matière même des bois dans un esprit un peu ancien. Le très agréable délié du clavecin – instrument légué par Rafael Puyana (1931-2013), le dernier élève de Wanda Landowska, célèbre claveciniste que connut Manuel de Falla -, ne prend pas l’avantage et s’insère dans l’exécution d’ensemble dont la rythmique, d’apparence un peu mécanique et bien réglée, respire la joie de vivre, au lieu d’accentuer la sévérité des tempi.

Le hautboïste moscovite Andrey Godik se distingue aussi par la noblesse et la fluidité de son souffle.

Chiara Tonelli (Flûte), Andrey Godik (Hautbois) et Vicente Alberola Ferrando (Clarinette)

Chiara Tonelli (Flûte), Andrey Godik (Hautbois) et Vicente Alberola Ferrando (Clarinette)

On retrouve cette approche humble qui cultive le goût pour l'authenticité dans l’interprétation de la suite de ‘Pulcinella’, suite symphonique qu’arrangea Igo Stravinsky à partir de sa propre musique de ballet ‘Pulcinella’, elle même dérivée de la transposition de partitions de Pergolese (‘Il Flaminio’, ‘Lo frate ‘nnammorato’, ‘Luce degli occhi miei’, ‘Sinfonia for cello and basso’), de sonates de Domenico Gallo, du ‘concerto armonico n°2’ de Unico Wilhelm van Wassenaer, de suites pour clavecin de Carlo Monza, et même d’un air italien d’Alessandro Parisotti.

Pablo Heras-Casado fait corps avec les musiciens du Mahler Chamber Orchestra afin de dépeindre des lignes légères et heureuses, où la poésie rêveuse des bois – un second hautbois s’est substitué à la clarinette du concerto pour clavecin – et la clarté solaire des cuivres offrent les baumes les plus empreints de douceur.

José Antonio López (Don Quijote)

José Antonio López (Don Quijote)

Et en seconde partie, le clavecin de Benjamin Alard, délicat interprète de Bach, retrouve sa place au sein de l’orchestre pour jouer ‘El Retablo de Maese Pedro’, donné en version de concert comme lors de sa création à Séville le 23 mars 1923.

Le livret, offert gratuitement par le Teatro Real, reproduit en couleurs le programme de la création scénique parisienne qui eut lieu le 25 juin 1923 dans le salon musical de l’Hôtel de la Princesse Edmund de Polignac, situé aujourd’hui avenue Georges Mandel face à l’ancien appartement de Maria Callas.

A Paris, Henri Casadesus était le joueur de Harpe et de Luth, et Wanda Landowska, la claveciniste. Cette dernière écrivit d’ailleurs un très beau texte sur les éclairs rythmiques et le ruissellement flamboyant du ‘Roi des instruments’.

Pablo Heras-Casado

Pablo Heras-Casado

Ce petit opéra s’inspire des XXVe et XXVIe chapitres de la seconde partie du ‘Don Quichotte’ de Miguel Cervantes, et raconte l’histoire, à travers un théâtre de marionnettes, de la délivrance de Mélisandre détenue par les Maures d’Espagne à Sansueña (ancien nom de Saragosse).

En spectateur captivé, Don Quichotte, confondant théâtre et réalité, finit par détruire les marionnettes pour sauver sa dulcinée.

Le rôle du narrateur, Trujamán, est incarné par l’un des petits chanteurs de la JORCAM, Héctor López de Ayala Uribe, à la voix haute et agile très piquée, qui instille candeur et pureté, celui de Maese Pedro est chanté par Airam Hernández, ténor au timbre franc et clair, et celui de Don Quichotte est confié à José Antonio López, doté de colorations sombres et ambrées homogènes tout en restituant une caractérisation relativement sage.

José Antonio López, Héctor López de Ayala Uribe, Airam Hernández, et en arrière plan, Pablo Heras-Casado et Benjamin Alard

José Antonio López, Héctor López de Ayala Uribe, Airam Hernández, et en arrière plan, Pablo Heras-Casado et Benjamin Alard

Les tissures orchestrales sont un fin alliage de cordes et de patine cuivrée au raffinement enjôleur, des cadences palpitantes soutiennent l’articulation du chant, et, à défaut de représentation scénique, la vitalité expressive des musiciens participe à l’effervescence grisante insufflée par cette pièce qui ne dure qu'une demi-heure.

On ressort ainsi de ce concert avec un sentiment de plénitude souriante, et une compréhension plus approfondie des influences musicales qui traversent ces trois ouvrages. Par sa précision, son sens de l’équilibre serein et son élégance de geste, Pablo Heras-Casado démontre à nouveau la valeur qu’il représente pour le Teatro Real de Madrid.

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