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Publié le 31 Mars 2025

Don Carlos (Giuseppe Verdi – Opéra de Paris, Salle Le Peletier, le 11 mars 1867)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétition générale du 26 mars 2025
Représentations du 29 mars, 17 et 25 avril 2025

Philippe II Christian Van Horn
Don Carlos Charles Castronovo
Rodrigue Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur Alexander Tsymbalyuk
Élisabeth de Valois Marina Rebeka
La Princesse Eboli Ekaterina Gubanova
Thibault Marine Chagnon
Une voix d'en haut Teona Todua
Le Comte de Lerme Manase Latu
Le Moine Sava Vemić
L’informatrice Danielle Gabou (rôle muet)

Direction musicale Simone Young
                               Clelia Cafiero le 17 avril
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak                             
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

 

Si l’on avait dit à Giuseppe Verdi en 1867 que son grand opéra français, ‘Don Carlos’, ferait encore les belles soirées de l’Opéra de Paris dans 150 ans, de surcroît non pas dans la version tronquée de la création, mais avec l’intégralité de la musique qu’il avait composé de 1865 à 1866 avant les coupures opérées, il n’aurait probablement pas pris cette perspective au sérieux.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

En effet, après 43 représentations données en 1867 à la salle Le Peletier, ‘Don Carlos’ disparut de l’affiche parisienne pour ne revenir au Palais Garnier qu’en 1986, dans la version intégrale des répétitions. Elle ne sera pas reprise, la production de Marco Arturo Marelli ayant fait l’unanimité contre elle.

La version de 1866, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Élisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Élisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion, tous supprimés en 1867 pour laisser place à l’ajout d’un ballet conventionnel, ‘La Pérégrina’.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Ce n’est que depuis le 10 octobre 2017 que l’opéra Bastille peut à nouveau proposer la version intégrale de ce chef-d’œuvre verdien dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui sera immédiatement reprise en 2019 dans la version cinq actes de Modène (1886), en italien cette fois.

La force de cette grande production de répertoire est de présenter la totale déliquescence morale et sentimentale de cette famille royale, marquée par le poids de son passé impérial et de l’inquisition religieuse, dans une atmosphère de désespoir délétère palpable à tout moment.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Le monumental décor aux façades boisées conçu par Małgorzata Szczęśniak, dressé dès l’acte de Fontainebleau, mélange l’impression d’immensité froide et luxueuse du Palais de San Lorenzo de El Escorial à l’obscurité de l’enfermement mental de Don Carlos traumatisé par son histoire.

L’art vidéographique soigné et esthétisant de Denis Guéguin est utilisé pour évoquer d’emblée la nature suicidaire de l’Infant rendue par les jeux d’ombres filmés sur son visage, avec des effets visuels de tâches noires ou blanches donnant aux premières scènes une allure de mémoire abîmée par le temps passé.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Inoubliable scène d’escrime dans une salle de sport aménagée du palais où s’entraînent Eboli et sa cour féminine – princesse blessée à l’œil depuis son enfance -, c’est là, une fois seuls, que se rencontreront Carlos et Élisabeth. Interviendra un personnage muet chargé de surveiller tous les déplacements de la Reine, une informatrice de l’ombre livrée à la présence charismatique de la chorégraphe Danielle Gabou. C’est en effet sous Philippe II que se développa au XVIe siècle un puissant réseau de renseignements pour contrôler son Empire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Après le grand duo entre Philippe et Rodrique, élégant mais musicalement plus faible que dans la version réécrite pour la version milanaise en italien de 1884, et la scène de méprise entre Don Carlos et Eboli - qui est surtout une scène qui met en avant le jeu d’actrice de l’interprète de la Princesse sous des lumières dentelées comme une soie de mantille (un travail d’une finesse absolue signée Felice Ross) -, la grande scène d’autodafé se déroule sous des cloches retentissantes au moment de l’arrivée d’un immense amphithéâtre du Palais regroupant tout le chœur, mais aussi les députés flamands et l’inquisiteur.

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Pas de procession, ce qui serait un spectacle un peu trop convenu, mais plutôt un focus sur la relation entre le Roi et la Reine dont on assiste à l’amère décomposition du couple en pleine cérémonie, sous le regard de domestiques dont l’une, reprisant régulièrement la robe d’Élisabeth , semble, d’un simple regard baissé, consternée du déchirement humain qui se joue devant elle.

La vidéo vient à nouveau s’incruster à l’ensemble du tableau pour représenter un bûcher en flamme d’où émerge la tête effrayante de Lucifer dévorant un être humain, une métaphore du Roi dévorant son propre peuple empruntée à un film muet italien de 1911, ‘L’Inferno’, inspiré de la 'Divine Comédie' de Dante – par coïncidence, ce thème de ‘La Comédie’ de Dante est aussi le sujet de ‘Il Viaggio, Dante’ de Pascal Dusapin joué au même moment au Palais Garnier, et de ‘Gianni Schicchi’ qui sera représenté à Bastille après les représentations de ‘Don Carlos’ -.

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Autre scène emblématique, la rencontre dans un salon de cinéma privé et intime entre un Inquisiteur mafieux et un Roi alcoolisé, venant de coucher avec Eboli, se déroule sur l’une des musiques les plus sombres qu’ait écrite Verdi, mise en scène avec sensibilité à la justesse des ambiances lumineuses, y compris lorsque Élisabeth congédie durement sa rivale.

Et l’on retrouve à nouveau ces très beaux jeux de lumières en clair-obscur passés au filtre des mailles de la prison, scène sobre où la mort de Rodrigue est minutieusement réglée, avant d’ouvrir sur la splendide scène du cinquième acte où les lumières crépusculaires évoquent l’effet des derniers rayons du Soleil couchant frappant les parois de l’Escorial en mettant en valeur toutes leurs nuances de couleurs.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Tout de noir vêtue, Élisabeth traverse lascivement la scène depuis le fond vers l’orchestre sur la musique d’une puissance dramatique bouleversante, disparaissant même dans une zone d’ombre qui ne semblait pas exister lors de la création, et réapparaissant pour adresser tout son désarroi au buste maudit de Charles Quint. 

Là aussi, une précision de geste et d’attitude qui mènera à une conclusion indécise, Krzysztof Warlikowski optant pour laisser au spectateur le soin d’imaginer si Don Carlos choisira de se donner la mort pour ne plus souffrir de ce cauchemar, juste après qu’Élisabeth ait préféré s’empoisonner.

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Après la luxueuse distribution qu’avait réuni Stéphane Lissner en 2017 autour de Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elīna Garanča, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov, il y avait bien une petite appréhension à voir comment serait relevé le défi d’une telle reprise, mais celle ci s’est très vite atténuée par la manière dont les solistes se sont engagés dans une interprétation empreinte d’un tragique désillusionné.

Charles Castronovo (Don Carlos)

Charles Castronovo (Don Carlos)

Souffrant depuis quelques jours, Charles Castronovo a pu suffisamment se rétablir pour offrir lors de cette première un portrait très touchant d’un Don Carlos complètement écrasé par le sort. Il joue avec une très grande sincérité d’attitude, comme si il y avait toujours en lui une fierté d’être, mais sans la moindre ostentation.

Son timbre sombre aux couleurs parfois rompues convient parfaitement à la description d’un personnage dépressif, en conduisant une ligne de chant qui épouse avec délicatesse les lignes orchestrales. Ses aigus ne sont jamais dépareillés, la précision du texte soignée, et seule la confrontation avec le Roi, lors de l’autodafé, sera moins incisive, signe que quelques jours de rétablissement sont encore nécessaires. Mais il est impossible de rester insensible à une telle incarnation authentique qui ne faiblira pas de toute la soirée.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Seule parmi les rôles principaux à faire ses débuts sur la grande scène Bastille, Marina Rebeka est une très belle femme qui a de l’allure et qui donne beaucoup de dignité à Élisabeth de Valois.
Sa force est dans le dessin virtuose de son souffle de voix, puissant et cristallin dans la tessiture aiguë, qui sera d’une grande force impressive au cinquième acte. Elle détient en effet une saisissante faculté de rayonnement, avec toutefois des graves peu marqués, ce qui crée aussi une certaine distance en contraste avec la noirceur de Carlos. 

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova

Présente dès la création en alternance avec Elīna Garanča, Ekaterina Gubanova connaît très bien cette mise en scène et se révèle très à l’aise dans tous les tableaux avec une assurance crâneuse. La chanson du voile du second acte est une séduisante démonstration de sensualité vocale dans les résonances graves, bien que sa voix soit moins prédisposée à l’agilité des aigus de ce grand air, mais c’est surtout dans les emportements dramatiques qu’elle est à son meilleur aussi bien dans la scène de reconnaissance avec Don Carlos au troisième acte que dans le ‘Don fatale’ chanté avec un vrai sens incendiaire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

En grand habitué de l’Opéra de Paris, Christian Van Horn n’a aucun mal à imposer un Philippe II avec une diction tout à fait correcte et une largeur vocale qui s’appuie sur une assise grave bien développée. La texture de son timbre grisaillant et monochrome contient peu d’inflexions distinctives en soi, mais ce grand baryton-basse américain a comme grand atout de savoir incarner un homme d’aujourd’hui avec ses forces et faiblesses tout en conservant quelque chose de sympathique. C’est d’ailleurs pourquoi ses déraillements comportementaux face à Élisabeth, lors des scènes de l’autodafé et du salon, sont rendus avec beaucoup d’humanité.

Cela laisse le champ à Alexander Tsymbalyuk pour brosser le portrait d’un Grand Inquisiteur bien plus terrible, et qui fait beaucoup d’effet quand il appuie sur un beau galbe grave qui contraste avec la terreur qu’évoque son personnage.

Le moine de Sava Vemić fait, lui aussi, forte impression, malgré quelques tensions dans l'aigu.

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Et c’est un jeune et beau Rodrigue qu’incarne Andrzej Filończyk, tout juste trentenaire, qui fait montre d’un timbre fumé bien homogène qui s’harmonise le mieux avec celui de Philippe II. Si l’on s’attache à son langage corporel, son positionnement dans le jeu de la cour paraît instable, plutôt séducteur avec Eboli, amical mais sans être fraternel avec Carlos, moins mature que le Roi, il manque encore une profonde droiture, une autorité bien posée qui traduise une grande stabilité intérieure qui puisse se lire dans ses postures. C’est cependant dans la scène de sa mort à la prison de Carlos que s’épanouissent pleinement ses qualités de souffle donnant l’impression que c’est cet instant qui révèle toute la grandeur du patriote flamand

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Et parmi les seconds rôles se distinguent deux membres de la troupe lyrique de l’Opéra, Marine Chagnon qui donne une fraîcheur très naturelle à Thibault, et Manase Latu dont les qualités belcantistes et la chaleur crème de son doux timbre de voix dépeignent un bien luxueux Comte de Lerme.

Simone Young

Simone Young

C’est enfin avec grand plaisir que l’on retrouve à la direction orchestrale Simone Young qui rend énormément justice à l’âme de l’écriture verdienne et à sa traduction de la prosodie française. Les archets sont entraînés dans des tissures d’une grande souplesse alliés à des bois soyeux et poétiques, émanation d’une douceur qui sied bien au phrasé des chanteurs, tout en insufflant une vigueur de discours qui ait de l’allant. On sent toujours une certaine propension à contrôler les cuivres clairs, mais les cuivres plus sombres et chaleureux sont généreusement fondus aux cordes pour créer un son chargé et plein. La chef australienne n’hésite d’ailleurs pas à libérer beaucoup d’ampleur dans les scènes spectaculaires, et les chœurs lui donnent la réplique avec vigueur et panache tout en sachant aussi se montrer diaphanes dans l’acte de Fontainebleau.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

La qualité de cette première, l'audience très attentive, et la réserve de potentiel qui se devine chez certains solistes rendent absolument indispensable de profiter en ce mois d’avril de la reprise de ce grand opéra créé pour la scène parisienne, mais qui est rarement donné dans une version aussi monumentale.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Représentation du 17 avril 

Retenue au Festtage du Staatsoper Berlin pour rendre un hommage à Pierre Boulez, Simone Young n'a pu assurer la représentation de 'Don Carlos' le 17 avril, laissant ainsi la place à Clelia Cafiero, cheffe principale invitée à l'Opéra de Tours.

D'une gestuelle très souple et aérée, la cheffe italienne a entrainé l'orchestre et les solistes dans un grand élan de respiration en insufflant une rythmique et une explosion des couleurs très italiennes comme si elle dirigeait la version de Milan de 1884. L'effet, d'une grande efficacité, s'éloignait aussi de la conception plus austère et profonde de Simone Young, même si l'absence de répétition n'avait pas départi l'orchestre des choix très contrôlés, notamment pour les cuivres, de la cheffe australienne.

Au final, Clelia Cafiero a rassemblé l'enthousiasme de tout le monde, musiciens, choristes, solistes et spectateurs qui acclamaient à tout rompre, avec embrassades sur scène, fosse d'orchestre debout, Christian Van Horn la poussant même en avant, et Marina Rebeka qui n'en finissait pas de l'embrasser, sous la clameur du public. Une soirée étonnante qui révèle aussi le grand professionnaliste de tous les artistes invités et de la maison.

Andrzej Filończyk s'est ainsi montré puissant, Ekaterina Gubanova dramatique, Christian Van Horn émouvant et impulsif, Marina Rebeka intense, et Charles Castronovo profondément investi.

Clelia Cafiero 

Clelia Cafiero 

Représentation du 25 avril 

Pour la dernière représentation, Simone Young était de retour, et la salle était comble pour 5 heures de spectacle un vendredi soir. Il ne fallait pas manquer cette dernière occasion d'entendre cette version intégrale de l'ouvrage qui n'en était qu'à sa 30e représentation depuis la première du 11 mars 1867 où ce n'était pas cette version là qui était jouée, l'ajout obligatoire à l'époque du ballet ayant entrainé 20 minutes de coupures musicales.

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Simone Young a repris en main sa conception très raffinée dans un esprit mélancolique qui n'exclut pas l'impulsivité dramatique. Charles Castronovo est décidément un chanteur qui fait corps avec son personnage en le jouant avec beaucoup de sensibilité, et son timbre sombre et intériorisé laisse aussi ressortir des expressions d'un cœur écorché saisissantes. Probablement est-il un des tous meilleurs interprètes du rôle après Jonas Kaufmann dans cette version parisienne.

Marina Rebeka souligne un peu plus les graves de son médium ce qui, mêlés à son rayonnement royal au dernier acte, la rend encore plus éblouissante. Elle fera un magnifique geste en forme de cœur à destination du public pour une telle ovation au moment des saluts.

Grand succès pour tous les solistes, chœur et orchestre, et pour la direction musicale si magnifiquement coulée dans l'esprit de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Marina Rebeka

Marina Rebeka

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Publié le 2 Décembre 2024

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 11 mars 1851, Venise)
Répétition générale du 28 novembre et représentations du 01 et 24 décembre 2024
Opéra Bastille

Rigoletto Roman Burdenko
Gilda Rosa Feola
Il Duca di Mantova Liparit Avetisyan
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Aude Extrémo
Giovanna Marine Chagnon
Il Conte di Monterone Blake Denson
Marullo Florent Mbia
Matteo Borsa Manase Latu 
La Contessa di Ceprano Teona Todua
Il Conte di Ceprano Amin Ahangaran
Usciere di corte Julien Joguet
Paggio della Duchessa Seray Pinar
Double de Rigoletto Henri Bernard Guizirian

Direction musicale Domingo Hindoyan
Mise en scène Claus Guth (2016)

10e opéra le plus joué à l’Opéra national de Paris depuis le début de la période Rolf Liebermann (1973) avec 143 représentations au 01 décembre 2024 – mais plus de 1230 soirées depuis son entrée au répertoire le 27 février 1885 -, ‘Rigoletto’ représentait initialement, en tant qu’adaptation du ‘Roi s’amuse’ de Victor Hugo, une ouverture à la modernité alliée à la tradition littéraire française, et servait de vecteur de résistance aux œuvres de Richard Wagner qui bénéficiaient du soutien de très influents mécènes au tournant du XXe siècle.

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Aujourd’hui, il est devenu un drame riche en grands airs et ensembles populaires qui peuvent être très entraînants malgré la façon dont les femmes y sont considérées, drame qui montre comment un homme, Rigoletto, amené à jouer de façon complice avec une société immorale, va voir cette société se retourner contre lui et sa fille, Gilda, totalement inconsciente de la manipulation qu’elle subit du fait du Duc de Mantoue, et pour lequel elle va pourtant sacrifier sa vie de manière insensée.

Rigoletto (Burdenko Feola Avetisyan Hindoyan Guth) Opéra de Paris

Depuis le 11 avril 2016, une nouvelle mise en scène de Claus Guth est régulièrement reprise sur la scène Bastille (voir les comptes-rendus de 2016, ‘Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth)’, et 2021, Rigoletto (Calleja - Lučić - Lungu - Sagripanti - Guth)’ qui décrivent en détail son esprit théâtral), production qui accentue le ressenti pathétique du spectateur en représentant en avant scène une immense boite en carton, déployée vers la salle, où toute l’action se déroule. 

Ce dispositif représente ainsi la petite boite qu’a conservé un Rigoletto âgé, incarné par un acteur - il s’agit d’Henri Bernard Guizirian ce soir -, qui se remémore sa vie passée détruite par le jeu sordide auquel il s’est lui même livré. Ne lui reste pour pleurer que la robe souillée de sa fille qu’il conserve maladivement.

Naturellement, tout décor somptueux est évacué pour éviter une séduction facile, et le metteur en scène cherche avant tout à resserrer l’action au plus près du public en compensant ce visuel, abîmé et déchiré, par des jeux d’ombres et de lumières qui mettent en relief la monstruosité des personnages tout autant que l’artifice de la cour de Mantoue.

La chute soudaine du rideau de spectacle bleu final au moment du meurtre de Gilda est particulièrement glaçante.

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Pourtant Claus Guth réserve les plus belles images, un peu naïves, pour Gilda, à travers une imagerie vidéographique bucolique et une évocation toute inventée de l’aspiration de la jeune fille au monde de la danse.

Et pour cette nouvelle série, la distribution réunie est particulièrement liée par une implication totalement généreuse, à la mesure de la salle.

Tous ont en effet des voix très sonores et des statures qui leur donnent une présence forte.

Aude Extrémo (Maddalena)

Aude Extrémo (Maddalena)

C’est ainsi le cas du couple formé par Maddalena et Sparafucile dont Aude Extrémo, au galbe noir d’une résonance saisissante, et Goderdzi Janelidze, grande basse au mordant vif et expressif, mettent en relief la dureté de sa mentalité criminelle, mais aussi du Conte di Monterone de Blake Denson qui jette des vibrations violemment fusées au front de Rigoletto avec un aplomb fascinant.

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Le baryton russe, Roman Burdenko, pourrait d’ailleurs paraître dans la première scène assez réservé, mais il va faire ressortir peu après les blessures de l’âme mélancolique du bouffon en gardant une excellente tenue de voix qui va s'imposer progressivement avec une assise solide et une tessiture assez souple et peu heurtée.

Le chanteur, 40 ans, est encore jeune et peut paraître plus frêle que son collègue acteur, Henri Bernard Guizirian, et pourtant son sens du tragique s’impose à la hauteur d’autres grands caractères verdiens, comme Macbeth qu’il évoque très souvent ce soir. C'est cette nature tragique qui passe d'ailleurs au premier plan, devant la relation paternelle à Gilda.

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Et quel formidable Duc de Mantoue que fait vivre le ténor arménien Liparit Avetisyan, absolument sensationnel par sa manière de préserver l’unité de son timbre tout en tenant des aigus avec un souffle splendide, mêlant des accents graves à sa tessiture mature et très agréable à l’écoute!

Il y a surtout chez lui une impulsivité qui répond au rythme imprimé par le chef d’orchestre, et il se livre à des gamineries et un jeu de jeune homme immature qui rendent crédible son potentiel séducteur. Et la confiance qu'il affiche tout au long de la soirée donne du baume au cœur car elle inspire l'optimisme, surtout qu'elle émane d'un artiste qui vient d'une région du monde qui n'est pas aussi privilégiée que la France, et c'est tout à son honneur.

Véritablement, c’est un personnage entier et passionnant à suivre qu’il décrit avec toute sa joie de vivre et son esprit de liberté, au point de faire parfois oublier l'univers dépravé auquel il participe.

Rosa Feola (Gilda)

Rosa Feola (Gilda)

Entourée par tous ces caractères marquants, Rosa Feola s’en détache par la sensibilité qu’elle est sensée dégager. Son timbre a de la personnalité dans le médium, ce qui lui permet de donner beaucoup d’authenticité et de féminité à Gilda.

Elle est capable d’afficher un rayonnement puissant avec finesse, et de rendre la poésie rêveuse de la jeune fille sans pour autant la confiner dans un rôle transparent. Cette fraîcheur mêlée à une technique expérimentée donne ainsi une entièreté à son personnage que l’on ne ressent pas toujours avec autant de naturel.

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Et parmi les seconds rôles, on découvre un jeune ténor néo-zélandais, Manase Latu, en Matteo Borsa, qui tient fièrement les échanges avec le Duc de Mantoue, et plusieurs interprètes de l’Académie et de la troupe de l’Opéra de Paris, Teona Todua, Amin Ahangaran, Seray Pinar, le très sympathique Florent Mbia, en Marullo, et la Giovanna précieuse de Marine Chagnon, qui tous contribuent à la coloration vocale et vivante des différents tableaux.

Domingo Hindoyan

Domingo Hindoyan

Les chœurs sont eux aussi à leur affaire dans ce répertoire qu’ils connaissant si bien, mais dans la fosse d’orchestre, Domingo Hindoyan entretient une fougue et un dramatisme flamboyants d’une grande tension, forçant les attaques pour ne par lâcher l’action, se montrant très souple et plus léché dans les moments détendus où la beauté de l’atmosphère prime, réussissant à ce que la violence de l’action n’induise pas un écrasement des couleurs. 

Rosa Feola et Roman Burdenko

Rosa Feola et Roman Burdenko

La rougeur des cuivres s’amalgame ainsi au flux des cordes et clarté des vents dans un même courant ambré, les contrebasses noircissent l'austérité ambiante, et avec son allure de jeune Verdi ambitieux, le chef d’orchestre vénézuélien nous emporte lui aussi un peu plus vers les régions d’Émilie-Romagne et de Lombardie.

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Salle comble dès la première représentation de cette reprise, et c’est bien mérité quand un tel éclat et un tel allant emportent les cœurs des auditeurs.

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

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Publié le 23 Avril 2024

Street Scene (Kurt Weill – Philadelphie, Schubert Theater, 16 décembre 1946,  New York, Adelphi Theatre, 9 janvier 1947 – version révisée)
Fragments de l’opéra de Broadway de 1948 Street Scene
Représentation du 19 avril 2024
MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny

Artistes en résidence à l’Académie de l'Opéra de Paris

Greta Fiorentino Sima Ouahman
Emma Jones Seray Pinar
George Jones Luis Felipe Sousa
Carl Olsen Adrien Mathonat
Anna Maurrant Margarita Polonskaya
Frank Maurrant Ihor Mostovoi
Rose Maurrant Teona Todua
Sam Kaplan Kevin Punnackal
Shirley Kaplan Lisa Chaïb-Auriol
Mrs Hildebrand Sofia Anisimova

Artistes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine
Charlie Hildebrand Noah Diabate
Willie Maurrant Nicolas Brière

Artistes invités
Mae Jones Lindsay Atherton
Dick McGann Robson Broad
Mr Sankey Teddy Chawa
Mr Fiorentino Francesco Lucii
Olga Olsen Cornelia Oncioiu
Harry Easter Jeremy Weiss

Direction musicale Yshani Perinpanayagam
Mise en scène Ted Huffman (2024)

Avec les musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris et les musiciens de l'Orchestre atelier Ostinato
Coproduction avec la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

Après ‘Don Giovanni’ en 2014, chanté par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, puis ‘La Chauve Souris’ en 2019, l’Académie de l’Opéra de Paris est de retour au MC93 de Bobigny pour y présenter des fragments de ‘Street Scene’, un des opéras de Kurt Weill qui inspirera plus tard Leonardo Bernstein par l’art avec lequel plusieurs influences musicales sont unifiées en une même composition orchestrale afin de conduire à un drame poignant.

Margarita Polonskaya (Anna Maurrant)

Margarita Polonskaya (Anna Maurrant)

Dans cette œuvre, le compositeur allemand, naturalisé ‘Américain’ en 1943, se base sur une nouvelle d’Emler Rice (1929) pour décrire la vie fourmillante d’un quartier de l’est de Manhattan où les habitants vivent en songeant à un avenir meilleur.

Plusieurs familles cohabitent plus ou moins difficilement, la famille Jones, menée par Emma, véritable commère mariée à un homme alcoolique, le couple suédois Olsen, le couple italo-allemand Fiorentino, la mère célibataire Hildebrand et son petit garçon, la famille érudite Kaplan dont le fils, Sam, est amoureux de Rose Maurrant autour de laquelle la tragédie va se cristalliser.

Et pour cette version réduite à une heure quarante, seuls dix-huit de la trentaine de personnages sont incarnés, dix par les artistes de l’Académie, deux enfants par les artistes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, auxquels se joignent six autres artistes invités.

Cornelia Oncioiu (Olga Olsen) et Adrien Mathonat (Carl Olsen)

Cornelia Oncioiu (Olga Olsen) et Adrien Mathonat (Carl Olsen)

Le dispositif scénique est constitué de la fosse d’orchestre entourée de balustrades autour desquelles les chanteurs jouent des scènes vivantes et sensibles au milieu des spectateurs répartis de part et d’autre sur les gradins de l’amphithéâtre principal, ainsi que sur une estrade plus réduite placée en face à face.

Tout au long de la représentation, le son laqué de l’orchestre constitué de musiciens de l’Académie et de musiciens de l’Orchestre Atelier Ostinato, une formation de jeunes artistes de 18 à 25 ans, est très bien unifié, débordant d’un vrai lyrisme puccinien et d’un doux entrain dans les passages jazzy en apparence nonchalants. Pianiste, compositrice et directrice musicale, Yshani Perinpanayagam insuffle une énergie profonde, et même un dramatisme romantique dès l’ouverture, qui s’équilibre très bien avec la partie chantée, rehaussée par des micros pour assurer une proximité quel que soit le placement de l’auditeur.

Lindsay Atherton (Mae Jones) et Ted Huffman

Lindsay Atherton (Mae Jones) et Ted Huffman

Ted Huffman, jeune metteur en scène new-yorkais que beaucoup de théâtres internationaux, mais aussi français, connaissent depuis une douzaine d’années, travaille le rendu psychologique des personnages afin de faire ressortir leur état d’esprit et leur condition sociale par leurs tenues contemporaines et ordinaires, mais aussi par leurs manières d’être.

Il évite de faire prendre aux chanteurs une tonalité trop mélodramatique, et montre surtout une vrai envie de faire ressentir qu’ils sont tous liés par une force symbolisée par l’orchestre central, le point de rencontre vers lequel ils reviennent toujours après qu’ils se soient retirés momentanément à travers les gradins.

Teona Todua (Rose Maurrant)

Teona Todua (Rose Maurrant)

Dans cette production, tous les artistes sont très jeunes, ce qui permet également d’entendre des voix d’une belle homogénéité même pour les personnages censés être bien plus âgés.

La soprano polonaise Margarita Polonskaya, en Anna Maurrant - une femme mariée qui entretient une relation avec le laitier, Mr Sankey, incarné par Teddy Chawa, un acteur qui est apparu récemment dans deux pièces de Tiphaine Raffier, ‘La réponse des hommes’ et ‘France fantôme’ -, possède déjà d’impressionnantes qualités lyriques avec une voix profonde, chargée d’intensité, qui évoquent couleurs et les vibrations de la soprano bulgare Krassimira Stoyanova.

Originaire de Donetsk, Teona Todua brosse le portrait de Rose, la fille d’Anna Maurrant, avec un jeu et un chant d’une fine émotivité, vêtue du rouge de la vie et de la passion au début, puis de noir en seconde partie lorsque s’annonce le drame passionnel qui aboutira au meurtre soudain de sa mère par son père jaloux.

Kevin Punnackal (Sam Kaplan)

Kevin Punnackal (Sam Kaplan)

Sa relation avec le jeune Sam Kaplan est le cœur palpitant de l’œuvre, car se pose en permanence la question de ce qu’elle éprouve confusément pour lui, et si elle le prend au sérieux. 

Le ténor indo-américain Kevin Punnackal dévoue au rôle de Sam Kaplan un charme vocal doux et boisé idéal pour exprimer une vraie maturité romantique, et la chaleur qu’il communique à l’audience se démarque de l’ambiance générale d’autant plus que Kurt Weill lui confie les pages les plus exaltées de l’ouvrage. 

Seray Pinar (Emma Jones)

Seray Pinar (Emma Jones)

Tous les caractères sont ainsi bien très bien dessinés et différenciés en terme de couleurs, que ce soit la noirceur bienveillante d’Adrien Mathonat en Carl Olsen, dont la femme est jouée avec naturel et familiarité par une ancienne de l’Atelier lyrique, Cornelia Oncioiu, ou bien la pétillance impertinente de Seray Pinar, très à l’aise dans le jeu social qu’elle entend animer, ou bien le sinistre Frank Maurrant dont Ihor Mostovoi exprime toutes les rancœurs hargneuses qui le mènent à la déchéance, puis au crime.

Et rodé à la comédie musicale – il intervenait récemment dans ‘Moulin Rouge’, le Musical, à Londres -, l’acteur Robson Broad joue de son jeune physique musclé pour interpréter un Dick McGann dragueur et joueur avec un brillant très nettement affiché.

Robson Broad (Dick McGann)

Robson Broad (Dick McGann)

Grand succès au final pour l’ensemble de l’équipe artistique qui réussit à rendre ce spectacle stimulant alors qu’il est joué sans décors, ce qui accentue la charge vitale de chacun des chanteurs et permet un échange d’énergie assez fort avec le public.

Street Scenes (d’après Kurt Weill - Académie de l’Opéra de Paris ) MC93

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