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Publié le 31 Mars 2025

Don Carlos (Giuseppe Verdi – Opéra de Paris, Salle Le Peletier, le 11 mars 1867)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétition générale du 26 mars 2025
Représentations du 29 mars, 17 et 25 avril 2025

Philippe II Christian Van Horn
Don Carlos Charles Castronovo
Rodrigue Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur Alexander Tsymbalyuk
Élisabeth de Valois Marina Rebeka
La Princesse Eboli Ekaterina Gubanova
Thibault Marine Chagnon
Une voix d'en haut Teona Todua
Le Comte de Lerme Manase Latu
Le Moine Sava Vemić
L’informatrice Danielle Gabou (rôle muet)

Direction musicale Simone Young
                               Clelia Cafiero le 17 avril
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak                             
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

 

Si l’on avait dit à Giuseppe Verdi en 1867 que son grand opéra français, ‘Don Carlos’, ferait encore les belles soirées de l’Opéra de Paris dans 150 ans, de surcroît non pas dans la version tronquée de la création, mais avec l’intégralité de la musique qu’il avait composé de 1865 à 1866 avant les coupures opérées, il n’aurait probablement pas pris cette perspective au sérieux.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

En effet, après 43 représentations données en 1867 à la salle Le Peletier, ‘Don Carlos’ disparut de l’affiche parisienne pour ne revenir au Palais Garnier qu’en 1986, dans la version intégrale des répétitions. Elle ne sera pas reprise, la production de Marco Arturo Marelli ayant fait l’unanimité contre elle.

La version de 1866, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Élisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Élisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion, tous supprimés en 1867 pour laisser place à l’ajout d’un ballet conventionnel, ‘La Pérégrina’.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Ce n’est que depuis le 10 octobre 2017 que l’opéra Bastille peut à nouveau proposer la version intégrale de ce chef-d’œuvre verdien dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui sera immédiatement reprise en 2019 dans la version cinq actes de Modène (1886), en italien cette fois.

La force de cette grande production de répertoire est de présenter la totale déliquescence morale et sentimentale de cette famille royale, marquée par le poids de son passé impérial et de l’inquisition religieuse, dans une atmosphère de désespoir délétère palpable à tout moment.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Le monumental décor aux façades boisées conçu par Małgorzata Szczęśniak, dressé dès l’acte de Fontainebleau, mélange l’impression d’immensité froide et luxueuse du Palais de San Lorenzo de El Escorial à l’obscurité de l’enfermement mental de Don Carlos traumatisé par son histoire.

L’art vidéographique soigné et esthétisant de Denis Guéguin est utilisé pour évoquer d’emblée la nature suicidaire de l’Infant rendue par les jeux d’ombres filmés sur son visage, avec des effets visuels de tâches noires ou blanches donnant aux premières scènes une allure de mémoire abîmée par le temps passé.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Inoubliable scène d’escrime dans une salle de sport aménagée du palais où s’entraînent Eboli et sa cour féminine – princesse blessée à l’œil depuis son enfance -, c’est là, une fois seuls, que se rencontreront Carlos et Élisabeth. Interviendra un personnage muet chargé de surveiller tous les déplacements de la Reine, une informatrice de l’ombre livrée à la présence charismatique de la chorégraphe Danielle Gabou. C’est en effet sous Philippe II que se développa au XVIe siècle un puissant réseau de renseignements pour contrôler son Empire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Après le grand duo entre Philippe et Rodrique, élégant mais musicalement plus faible que dans la version réécrite pour la version milanaise en italien de 1884, et la scène de méprise entre Don Carlos et Eboli - qui est surtout une scène qui met en avant le jeu d’actrice de l’interprète de la Princesse sous des lumières dentelées comme une soie de mantille (un travail d’une finesse absolue signée Felice Ross) -, la grande scène d’autodafé se déroule sous des cloches retentissantes au moment de l’arrivée d’un immense amphithéâtre du Palais regroupant tout le chœur, mais aussi les députés flamands et l’inquisiteur.

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Pas de procession, ce qui serait un spectacle un peu trop convenu, mais plutôt un focus sur la relation entre le Roi et la Reine dont on assiste à l’amère décomposition du couple en pleine cérémonie, sous le regard de domestiques dont l’une, reprisant régulièrement la robe d’Élisabeth , semble, d’un simple regard baissé, consternée du déchirement humain qui se joue devant elle.

La vidéo vient à nouveau s’incruster à l’ensemble du tableau pour représenter un bûcher en flamme d’où émerge la tête effrayante de Lucifer dévorant un être humain, une métaphore du Roi dévorant son propre peuple empruntée à un film muet italien de 1911, ‘L’Inferno’, inspiré de la 'Divine Comédie' de Dante – par coïncidence, ce thème de ‘La Comédie’ de Dante est aussi le sujet de ‘Il Viaggio, Dante’ de Pascal Dusapin joué au même moment au Palais Garnier, et de ‘Gianni Schicchi’ qui sera représenté à Bastille après les représentations de ‘Don Carlos’ -.

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Autre scène emblématique, la rencontre dans un salon de cinéma privé et intime entre un Inquisiteur mafieux et un Roi alcoolisé, venant de coucher avec Eboli, se déroule sur l’une des musiques les plus sombres qu’ait écrite Verdi, mise en scène avec sensibilité à la justesse des ambiances lumineuses, y compris lorsque Élisabeth congédie durement sa rivale.

Et l’on retrouve à nouveau ces très beaux jeux de lumières en clair-obscur passés au filtre des mailles de la prison, scène sobre où la mort de Rodrigue est minutieusement réglée, avant d’ouvrir sur la splendide scène du cinquième acte où les lumières crépusculaires évoquent l’effet des derniers rayons du Soleil couchant frappant les parois de l’Escorial en mettant en valeur toutes leurs nuances de couleurs.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Tout de noir vêtue, Élisabeth traverse lascivement la scène depuis le fond vers l’orchestre sur la musique d’une puissance dramatique bouleversante, disparaissant même dans une zone d’ombre qui ne semblait pas exister lors de la création, et réapparaissant pour adresser tout son désarroi au buste maudit de Charles Quint. 

Là aussi, une précision de geste et d’attitude qui mènera à une conclusion indécise, Krzysztof Warlikowski optant pour laisser au spectateur le soin d’imaginer si Don Carlos choisira de se donner la mort pour ne plus souffrir de ce cauchemar, juste après qu’Élisabeth ait préféré s’empoisonner.

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Après la luxueuse distribution qu’avait réuni Stéphane Lissner en 2017 autour de Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elīna Garanča, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov, il y avait bien une petite appréhension à voir comment serait relevé le défi d’une telle reprise, mais celle ci s’est très vite atténuée par la manière dont les solistes se sont engagés dans une interprétation empreinte d’un tragique désillusionné.

Charles Castronovo (Don Carlos)

Charles Castronovo (Don Carlos)

Souffrant depuis quelques jours, Charles Castronovo a pu suffisamment se rétablir pour offrir lors de cette première un portrait très touchant d’un Don Carlos complètement écrasé par le sort. Il joue avec une très grande sincérité d’attitude, comme si il y avait toujours en lui une fierté d’être, mais sans la moindre ostentation.

Son timbre sombre aux couleurs parfois rompues convient parfaitement à la description d’un personnage dépressif, en conduisant une ligne de chant qui épouse avec délicatesse les lignes orchestrales. Ses aigus ne sont jamais dépareillés, la précision du texte soignée, et seule la confrontation avec le Roi, lors de l’autodafé, sera moins incisive, signe que quelques jours de rétablissement sont encore nécessaires. Mais il est impossible de rester insensible à une telle incarnation authentique qui ne faiblira pas de toute la soirée.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Seule parmi les rôles principaux à faire ses débuts sur la grande scène Bastille, Marina Rebeka est une très belle femme qui a de l’allure et qui donne beaucoup de dignité à Élisabeth de Valois.
Sa force est dans le dessin virtuose de son souffle de voix, puissant et cristallin dans la tessiture aiguë, qui sera d’une grande force impressive au cinquième acte. Elle détient en effet une saisissante faculté de rayonnement, avec toutefois des graves peu marqués, ce qui crée aussi une certaine distance en contraste avec la noirceur de Carlos. 

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova

Présente dès la création en alternance avec Elīna Garanča, Ekaterina Gubanova connaît très bien cette mise en scène et se révèle très à l’aise dans tous les tableaux avec une assurance crâneuse. La chanson du voile du second acte est une séduisante démonstration de sensualité vocale dans les résonances graves, bien que sa voix soit moins prédisposée à l’agilité des aigus de ce grand air, mais c’est surtout dans les emportements dramatiques qu’elle est à son meilleur aussi bien dans la scène de reconnaissance avec Don Carlos au troisième acte que dans le ‘Don fatale’ chanté avec un vrai sens incendiaire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

En grand habitué de l’Opéra de Paris, Christian Van Horn n’a aucun mal à imposer un Philippe II avec une diction tout à fait correcte et une largeur vocale qui s’appuie sur une assise grave bien développée. La texture de son timbre grisaillant et monochrome contient peu d’inflexions distinctives en soi, mais ce grand baryton-basse américain a comme grand atout de savoir incarner un homme d’aujourd’hui avec ses forces et faiblesses tout en conservant quelque chose de sympathique. C’est d’ailleurs pourquoi ses déraillements comportementaux face à Élisabeth, lors des scènes de l’autodafé et du salon, sont rendus avec beaucoup d’humanité.

Cela laisse le champ à Alexander Tsymbalyuk pour brosser le portrait d’un Grand Inquisiteur bien plus terrible, et qui fait beaucoup d’effet quand il appuie sur un beau galbe grave qui contraste avec la terreur qu’évoque son personnage.

Le moine de Sava Vemić fait, lui aussi, forte impression, malgré quelques tensions dans l'aigu.

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Et c’est un jeune et beau Rodrigue qu’incarne Andrzej Filończyk, tout juste trentenaire, qui fait montre d’un timbre fumé bien homogène qui s’harmonise le mieux avec celui de Philippe II. Si l’on s’attache à son langage corporel, son positionnement dans le jeu de la cour paraît instable, plutôt séducteur avec Eboli, amical mais sans être fraternel avec Carlos, moins mature que le Roi, il manque encore une profonde droiture, une autorité bien posée qui traduise une grande stabilité intérieure qui puisse se lire dans ses postures. C’est cependant dans la scène de sa mort à la prison de Carlos que s’épanouissent pleinement ses qualités de souffle donnant l’impression que c’est cet instant qui révèle toute la grandeur du patriote flamand

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Et parmi les seconds rôles se distinguent deux membres de la troupe lyrique de l’Opéra, Marine Chagnon qui donne une fraîcheur très naturelle à Thibault, et Manase Latu dont les qualités belcantistes et la chaleur crème de son doux timbre de voix dépeignent un bien luxueux Comte de Lerme.

Simone Young

Simone Young

C’est enfin avec grand plaisir que l’on retrouve à la direction orchestrale Simone Young qui rend énormément justice à l’âme de l’écriture verdienne et à sa traduction de la prosodie française. Les archets sont entraînés dans des tissures d’une grande souplesse alliés à des bois soyeux et poétiques, émanation d’une douceur qui sied bien au phrasé des chanteurs, tout en insufflant une vigueur de discours qui ait de l’allant. On sent toujours une certaine propension à contrôler les cuivres clairs, mais les cuivres plus sombres et chaleureux sont généreusement fondus aux cordes pour créer un son chargé et plein. La chef australienne n’hésite d’ailleurs pas à libérer beaucoup d’ampleur dans les scènes spectaculaires, et les chœurs lui donnent la réplique avec vigueur et panache tout en sachant aussi se montrer diaphanes dans l’acte de Fontainebleau.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

La qualité de cette première, l'audience très attentive, et la réserve de potentiel qui se devine chez certains solistes rendent absolument indispensable de profiter en ce mois d’avril de la reprise de ce grand opéra créé pour la scène parisienne, mais qui est rarement donné dans une version aussi monumentale.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Représentation du 17 avril 

Retenue au Festtage du Staatsoper Berlin pour rendre un hommage à Pierre Boulez, Simone Young n'a pu assurer la représentation de 'Don Carlos' le 17 avril, laissant ainsi la place à Clelia Cafiero, cheffe principale invitée à l'Opéra de Tours.

D'une gestuelle très souple et aérée, la cheffe italienne a entrainé l'orchestre et les solistes dans un grand élan de respiration en insufflant une rythmique et une explosion des couleurs très italiennes comme si elle dirigeait la version de Milan de 1884. L'effet, d'une grande efficacité, s'éloignait aussi de la conception plus austère et profonde de Simone Young, même si l'absence de répétition n'avait pas départi l'orchestre des choix très contrôlés, notamment pour les cuivres, de la cheffe australienne.

Au final, Clelia Cafiero a rassemblé l'enthousiasme de tout le monde, musiciens, choristes, solistes et spectateurs qui acclamaient à tout rompre, avec embrassades sur scène, fosse d'orchestre debout, Christian Van Horn la poussant même en avant, et Marina Rebeka qui n'en finissait pas de l'embrasser, sous la clameur du public. Une soirée étonnante qui révèle aussi le grand professionnaliste de tous les artistes invités et de la maison.

Andrzej Filończyk s'est ainsi montré puissant, Ekaterina Gubanova dramatique, Christian Van Horn émouvant et impulsif, Marina Rebeka intense, et Charles Castronovo profondément investi.

Clelia Cafiero 

Clelia Cafiero 

Représentation du 25 avril 

Pour la dernière représentation, Simone Young était de retour, et la salle était comble pour 5 heures de spectacle un vendredi soir. Il ne fallait pas manquer cette dernière occasion d'entendre cette version intégrale de l'ouvrage qui n'en était qu'à sa 30e représentation depuis la première du 11 mars 1867 où ce n'était pas cette version là qui était jouée, l'ajout obligatoire à l'époque du ballet ayant entrainé 20 minutes de coupures musicales.

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Simone Young a repris en main sa conception très raffinée dans un esprit mélancolique qui n'exclut pas l'impulsivité dramatique. Charles Castronovo est décidément un chanteur qui fait corps avec son personnage en le jouant avec beaucoup de sensibilité, et son timbre sombre et intériorisé laisse aussi ressortir des expressions d'un cœur écorché saisissantes. Probablement est-il un des tous meilleurs interprètes du rôle après Jonas Kaufmann dans cette version parisienne.

Marina Rebeka souligne un peu plus les graves de son médium ce qui, mêlés à son rayonnement royal au dernier acte, la rend encore plus éblouissante. Elle fera un magnifique geste en forme de cœur à destination du public pour une telle ovation au moment des saluts.

Grand succès pour tous les solistes, chœur et orchestre, et pour la direction musicale si magnifiquement coulée dans l'esprit de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Marina Rebeka

Marina Rebeka

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Publié le 2 Décembre 2024

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 11 mars 1851, Venise)
Répétition générale du 28 novembre et représentations du 01 et 24 décembre 2024
Opéra Bastille

Rigoletto Roman Burdenko
Gilda Rosa Feola
Il Duca di Mantova Liparit Avetisyan
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Aude Extrémo
Giovanna Marine Chagnon
Il Conte di Monterone Blake Denson
Marullo Florent Mbia
Matteo Borsa Manase Latu 
La Contessa di Ceprano Teona Todua
Il Conte di Ceprano Amin Ahangaran
Usciere di corte Julien Joguet
Paggio della Duchessa Seray Pinar
Double de Rigoletto Henri Bernard Guizirian

Direction musicale Domingo Hindoyan
Mise en scène Claus Guth (2016)

10e opéra le plus joué à l’Opéra national de Paris depuis le début de la période Rolf Liebermann (1973) avec 143 représentations au 01 décembre 2024 – mais plus de 1230 soirées depuis son entrée au répertoire le 27 février 1885 -, ‘Rigoletto’ représentait initialement, en tant qu’adaptation du ‘Roi s’amuse’ de Victor Hugo, une ouverture à la modernité alliée à la tradition littéraire française, et servait de vecteur de résistance aux œuvres de Richard Wagner qui bénéficiaient du soutien de très influents mécènes au tournant du XXe siècle.

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Roman Burdenko (Rigoletto) et Rosa Feola (Gilda)

Aujourd’hui, il est devenu un drame riche en grands airs et ensembles populaires qui peuvent être très entraînants malgré la façon dont les femmes y sont considérées, drame qui montre comment un homme, Rigoletto, amené à jouer de façon complice avec une société immorale, va voir cette société se retourner contre lui et sa fille, Gilda, totalement inconsciente de la manipulation qu’elle subit du fait du Duc de Mantoue, et pour lequel elle va pourtant sacrifier sa vie de manière insensée.

Rigoletto (Burdenko Feola Avetisyan Hindoyan Guth) Opéra de Paris

Depuis le 11 avril 2016, une nouvelle mise en scène de Claus Guth est régulièrement reprise sur la scène Bastille (voir les comptes-rendus de 2016, ‘Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth)’, et 2021, Rigoletto (Calleja - Lučić - Lungu - Sagripanti - Guth)’ qui décrivent en détail son esprit théâtral), production qui accentue le ressenti pathétique du spectateur en représentant en avant scène une immense boite en carton, déployée vers la salle, où toute l’action se déroule. 

Ce dispositif représente ainsi la petite boite qu’a conservé un Rigoletto âgé, incarné par un acteur - il s’agit d’Henri Bernard Guizirian ce soir -, qui se remémore sa vie passée détruite par le jeu sordide auquel il s’est lui même livré. Ne lui reste pour pleurer que la robe souillée de sa fille qu’il conserve maladivement.

Naturellement, tout décor somptueux est évacué pour éviter une séduction facile, et le metteur en scène cherche avant tout à resserrer l’action au plus près du public en compensant ce visuel, abîmé et déchiré, par des jeux d’ombres et de lumières qui mettent en relief la monstruosité des personnages tout autant que l’artifice de la cour de Mantoue.

La chute soudaine du rideau de spectacle bleu final au moment du meurtre de Gilda est particulièrement glaçante.

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Henri Bernard Guizirian (Rigoletto - rôle muet)

Pourtant Claus Guth réserve les plus belles images, un peu naïves, pour Gilda, à travers une imagerie vidéographique bucolique et une évocation toute inventée de l’aspiration de la jeune fille au monde de la danse.

Et pour cette nouvelle série, la distribution réunie est particulièrement liée par une implication totalement généreuse, à la mesure de la salle.

Tous ont en effet des voix très sonores et des statures qui leur donnent une présence forte.

Aude Extrémo (Maddalena)

Aude Extrémo (Maddalena)

C’est ainsi le cas du couple formé par Maddalena et Sparafucile dont Aude Extrémo, au galbe noir d’une résonance saisissante, et Goderdzi Janelidze, grande basse au mordant vif et expressif, mettent en relief la dureté de sa mentalité criminelle, mais aussi du Conte di Monterone de Blake Denson qui jette des vibrations violemment fusées au front de Rigoletto avec un aplomb fascinant.

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Blake Denson (Il Conte di Monterone)

Le baryton russe, Roman Burdenko, pourrait d’ailleurs paraître dans la première scène assez réservé, mais il va faire ressortir peu après les blessures de l’âme mélancolique du bouffon en gardant une excellente tenue de voix qui va s'imposer progressivement avec une assise solide et une tessiture assez souple et peu heurtée.

Le chanteur, 40 ans, est encore jeune et peut paraître plus frêle que son collègue acteur, Henri Bernard Guizirian, et pourtant son sens du tragique s’impose à la hauteur d’autres grands caractères verdiens, comme Macbeth qu’il évoque très souvent ce soir. C'est cette nature tragique qui passe d'ailleurs au premier plan, devant la relation paternelle à Gilda.

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Liparit Avetisyan (Il Duca di Mantova)

Et quel formidable Duc de Mantoue que fait vivre le ténor arménien Liparit Avetisyan, absolument sensationnel par sa manière de préserver l’unité de son timbre tout en tenant des aigus avec un souffle splendide, mêlant des accents graves à sa tessiture mature et très agréable à l’écoute!

Il y a surtout chez lui une impulsivité qui répond au rythme imprimé par le chef d’orchestre, et il se livre à des gamineries et un jeu de jeune homme immature qui rendent crédible son potentiel séducteur. Et la confiance qu'il affiche tout au long de la soirée donne du baume au cœur car elle inspire l'optimisme, surtout qu'elle émane d'un artiste qui vient d'une région du monde qui n'est pas aussi privilégiée que la France, et c'est tout à son honneur.

Véritablement, c’est un personnage entier et passionnant à suivre qu’il décrit avec toute sa joie de vivre et son esprit de liberté, au point de faire parfois oublier l'univers dépravé auquel il participe.

Rosa Feola (Gilda)

Rosa Feola (Gilda)

Entourée par tous ces caractères marquants, Rosa Feola s’en détache par la sensibilité qu’elle est sensée dégager. Son timbre a de la personnalité dans le médium, ce qui lui permet de donner beaucoup d’authenticité et de féminité à Gilda.

Elle est capable d’afficher un rayonnement puissant avec finesse, et de rendre la poésie rêveuse de la jeune fille sans pour autant la confiner dans un rôle transparent. Cette fraîcheur mêlée à une technique expérimentée donne ainsi une entièreté à son personnage que l’on ne ressent pas toujours avec autant de naturel.

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Rosa Feola (Gilda) et Marine Chagnon (Giovanna)

Et parmi les seconds rôles, on découvre un jeune ténor néo-zélandais, Manase Latu, en Matteo Borsa, qui tient fièrement les échanges avec le Duc de Mantoue, et plusieurs interprètes de l’Académie et de la troupe de l’Opéra de Paris, Teona Todua, Amin Ahangaran, Seray Pinar, le très sympathique Florent Mbia, en Marullo, et la Giovanna précieuse de Marine Chagnon, qui tous contribuent à la coloration vocale et vivante des différents tableaux.

Domingo Hindoyan

Domingo Hindoyan

Les chœurs sont eux aussi à leur affaire dans ce répertoire qu’ils connaissant si bien, mais dans la fosse d’orchestre, Domingo Hindoyan entretient une fougue et un dramatisme flamboyants d’une grande tension, forçant les attaques pour ne par lâcher l’action, se montrant très souple et plus léché dans les moments détendus où la beauté de l’atmosphère prime, réussissant à ce que la violence de l’action n’induise pas un écrasement des couleurs. 

Rosa Feola et Roman Burdenko

Rosa Feola et Roman Burdenko

La rougeur des cuivres s’amalgame ainsi au flux des cordes et clarté des vents dans un même courant ambré, les contrebasses noircissent l'austérité ambiante, et avec son allure de jeune Verdi ambitieux, le chef d’orchestre vénézuélien nous emporte lui aussi un peu plus vers les régions d’Émilie-Romagne et de Lombardie.

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Rosa Feola et Roman Burdenko, le 24 décembre 2024 soir

Salle comble dès la première représentation de cette reprise, et c’est bien mérité quand un tel éclat et un tel allant emportent les cœurs des auditeurs.

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

Domingo Hindoyan, Rosa Feola, Henri Bernard Guizirian, Roman Burdenko, Liparit Avetisyan, Goderdzi Janelidze et Blake Denson

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Publié le 7 Juin 2024

Don Quichotte (Jules Massenet –
Opéra de Monte-Carlo, le 24 février 1910)
Représentations du 14, 29 mai et 05 juin 2024
Opéra Bastille

Don Quichotte Christian Van Horn (14&29/05)
                         Gábor Bretz            (05/06)
Dulcinée Gaëlle Arquez
Sancho Étienne Dupuis
Pedro Emy Gazeilles
Garcias Marine Chagnon
Rodriguez Samy Camps
Juan Nicholas Jones
Deux serviteurs Young-Woo Kim, Hyunsik Zee
Chef des bandits Nicolas Jean-Brianchon
Quatre bandits Pierre André, Bastien Darmon, Gabriel Paratian, Joan Payet

Direction musicale Patrick Fournillier
Mise en scène Damiano Michieletto (2024)

Retransmission en direct sur France TV / Culture Box le 23 mai 2024 à 19h30
Diffusion sur France Musique le samedi 29 juin 2024 à 20h dans l’émission ‘Samedi à l’opéra’ présentée par Judith Chaîne

Présenté au Palais Garnier pour la première fois dans son intégralité le 16 avril 1974 – il y eut auparavant une production à l’Opéra Comique en 1945 sous l’égide de la R.T.L.N –, ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet a connu plusieurs mises en scène successives à l’Opéra national de Paris de la part de Peter Ustinov (1974), Piero Faggioni (1986) puis Gilbert Deflo (2000 et 2002).

Le livret n’est pas une adaptation directe du roman de Cervantès, mais celle du drame héroïque de Jacques Le Lorrain ‘Le Chevalier de la longue figure’, qui fut créé au Théâtre Victor Hugo (l’actuel Trianon situé sur le boulevard Marguerite-de-Rochechouart à Paris) le 30 avril 1904.

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Christian Van Horn (Don Quichotte)

A l’instar de ‘Werther’ et ‘Manon’, l’ouvrage s’est imposé au répertoire de l’institution alors qu’il n’y a pas été créé – c’est la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo qui en eut le privilège, le 24 février 1910 – au point de faire partie des 60 ouvrages régulièrement repris ces dernières années, loin devant les opéras du compositeur stéphanois écrits spécifiquement pour l’Opéra, ‘Le Roi de Lahore’, ‘Le Cid’, ‘Le Mage’, ‘Thaïs’ ou ‘Ariane’.

Et pour cette nouvelle production, l’Opéra de Paris fait appel à l’un des directeurs scéniques les plus prolixes du moment, Damiano Michieletto.

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Samy Camps (Rodriguez), Christian Van Horn (Don Quichotte), Nicholas Jones (Juan) et Marine Chagnon (Garcias)

Les incursions du metteur en scène vénitien dans les ouvrages en langue française sont d’ailleurs de plus en plus fréquentes depuis ‘Roméo et Juliette’ (Venise, 2009) jusqu’à ‘Carmen’ (Londres, 2024), en passant par 'Guillaume Tell’ (Londres, 2015), ‘Samson et Dalila’ (Opéra de Paris, 2016), ‘Cendrillon’ (Berlin, 2018) ou bien ‘Les Contes d’Hoffmann’ (Sydney, 2023).

Pour ce ‘Don Quichotte’, il reste sans surprise à distance de tout contexte historique ou folklorique, ce qui se révèle d’emblée frustrant dans l’ouverture Flamenco menée sans danse, avant de laisser place à la peinture d'un portrait intérieur d’une très grande sensibilité.

Il a conçu un décor modulable qui, en situation de repli, représente un salon d’intérieur simple et décoré d’un vert mélancolique, avec en arrière plan une petite cuisine, le plafond étant relativement bas afin de donner une impression panoramique et d’enfermement.

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Christian Van Horn (Don Quichotte)

Don Quichotte est un poète en mal d’inspiration, les chants de la foule résonnent dans sa tête, et les quatre amoureux surgissent des meubles pour moquer son amour passé pour Dulcinée, une sorte de maîtresse d’école dont le souvenir est projeté en vidéo sur le mur longitudinal.

Et lorsque ses pensées s’ouvrent sur ce passé et ses scènes imaginaires, les murs s’élargissent pour révéler un vaste espace en forme de chambre photographique qui s’étire et se rétrécit de manière circulaire comme pour donner une impression de puits sans fond. On assiste ainsi à une alternance entre le monde mental et la condition d’un homme seul, simplement accompagné par son serviteur.

Un amateur d’opéra pourrait faire une analogie avec la condition que connut Maria Callas en fin de carrière, vivant seule à Paris avec ses domestiques et revivant intérieurement son passé.

Don Quichotte (Van Horn Bretz Arquez Dupuis Fournillier Michieletto) Opéra de Paris

Les variations de lumières passant du blanc-vert franc aux teintes plus sombres et chaleureuses permettent d’amener doucement les transitions entre les différents niveaux d’états d’âme et de faire ressentir intuitivement au spectateur les changements d’état psychique.

Le lever d’aurore où apparaît dans les airs Dulcinée parmi des chevaux de manège est l'un des magnifiques moments de cette production, poésie qui se retrouve également dans la scène de fête chez la jeune femme où la musique invisible devient celle qu’écoute seul Don Quichotte, enivré par la magie d’une mélodie issue d’un casque.

Le metteur en scène a ensuite recours à des personnages vêtus de noirs pour imager les symptômes dépressifs qui envahissent la tête de celui qui se vit comme un chevalier. La lutte avec les géants devient ainsi une manifestation maladive de son cerveau perturbé, la vidéo venant y superposer des images de nuées de mouches noires pour accentuer ce mal-être intérieur. 

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

La scène clé se situe cependant très clairement au moment où le héros réussit à récupérer le collier pour sa belle, toujours dans une imagerie mentale, où sa foi chrétienne est simplement soulignée par une lumière jetée sur lui quand il tend la main vers le ciel, sur une musique d’orgue et sous la pression des bandits. Aucune main ne descend pour soulager sa douleur, et un des voleurs lui rend le bijou, illusion d’un sens déique. 

On peut alors se demander si la foi de Don Quichotte n’est pas une émanation visant à contrer son obscurité et ses tortures intérieures, et à lui rendre la vie plus supportable, tout simplement.

Et toutes ces questions sur la maladie mentale, les doutes de la foi, et la créativité que soulève la mise en scène de Damiano Michieletto en font véritablement un spectacle très attachant, d’autant plus que le burlesque de situation n’est pas oublié avec le personnage de Sancho Panza qu’il travestit amusement au second acte.

Reste que ce délire ‘sublime’ s’achève par un dur retour à la réalité et à la solitude humaine.

Patrick Fournillier

Patrick Fournillier

Ce spectacle ne doit pas seulement sa force à la puissance de la mise en scène, mais aussi à la manière dont Patrick Fournillier fait vivre la musique de Jules Massenet avec une passion généreuse et une somptuosité grisante. Hormis la direction d’un ‘Casse-Noisette’ au Palais Garnier en 1988, le chef d’orchestre français n’était plus revenu à l’Opéra de Paris, ce qui ne l’a pas empêché de développer une carrière internationale qui l’a amené de l’Opéra de Saint-Étienne à la direction musicale du Teatr Wielki de Varsovie.

Plusieurs enregistrements d’opéras rares de Jules Massenet détiennent sa signature, ‘Griselidis’, ‘La Vierge’, ‘Amadis’, ‘Esclarmonde’, ‘Cléopâtre’, et cet amour pour le compositeur s’entend par la manière dont le chef enlace l’orchestre de l’Opéra de Paris pour en tirer des sonorités gorgées de chaleur, un éclat opulent, des volumes sensuels et charnels, et une plasticité volubile inouïe qui a une grande capacité à envelopper l’auditeur dans une sensation de bien-être difficile à se défaire.

Et en même temps, tout est mené avec un art poétique ardent qui se retrouve même dans les beaux passages intimes qui singularisent l’art de chaque musicien, que ce soit à l’alto où à la harpe.

On sent qu’il s’agit probablement d’un grand moment de reconnaissance pour Patrick Fournillier qui suscite l’envie de le retrouver prochainement dans ce répertoire.

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Gábor Bretz (Don Quichotte)

Les solistes disposant ainsi d’un cadre avantageux pour faire vivre cet ouvrage avec soin et vitalité, on retrouve en alternance dans le rôle de Don Quichotte deux interprètes, Christian Van Horn et Gábor Bretz.

Le premier, taillé aux dimensions d’un Méphisto, possède une très grande résonance et une noirceur caverneuse qui ancrent solidement la présence du héros, et le chanteur américain, bon acteur par nature, rend émouvante sa déchéance mentale.

Son élocution manque cependant de définition, tant la largeur vocale est prédominante, et c’est donc Gábor Bretz, l’actuel Wotan du ‘Ring’ de La Monnaie, qui offre un timbre fumé et plus raffiné et une excellente élocution, mais sans la profondeur de basse qui caractérise si bien son confrère.

Sa projection dans la salle Bastille est très bonne, et son portrait retrouve une jeunesse qui est très bien mise en valeur au moment des retrouvailles douloureuses avec Dulcinée.

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Gaëlle Arquez (Dulcinée)

Dans ce personnage de maîtresse d’école un peu étrange pour l’ouvrage, Gaëlle Arquez est très à l’aise avec un timbre vibrant qui rend son chant vivant, ses couleurs vocales qui tirent vers le crème brillant, mais une certaine sévérité en émane aussi, car elle n’est pas dans un rapport de séduction avec son entourage. Le regard de Don Quichotte, tourné vers un portrait d’elle, influence aussi le regard porté sur cette Dulcinée ordinaire.

Quant à Étienne Dupuis, son élocution franche et la noblesse verdienne de son chant rehaussent le caractère de Sancho Panza en le distanciant d’une caricature bourrue, et le rajeunissent également, surtout lorsqu’il donne de grands coups d’éclat qui montrent la portée que peut avoir ce grand chanteur.

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Étienne Dupuis (Sancho Panza)

Les rôles secondaires sont très bien incarnés, Samy Camps particulièrement très charmeur, et parmi les figurants qui font vivre les bandits avec des allures de mauvais garçons contemporains, Nicolas Jean-Brianchon ne manque pas de se distinguer par son élocution très narquoise.

Chœur très bien dirigé et très impliqué scéniquement pour décrire ce monde conformiste et moderne qui se moque à outrance de Don Quichotte, l’ensemble contribue lui aussi à rendre ce spectacle tragique en accentuant la pression que subit une âme tourmentée poussée à la désocialisation.

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

Christian Van Horn, Gaëlle Arquez et Étienne Dupuis

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Publié le 19 Février 2024

La Traviata (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 6 mars 1853)
Représentation du 16 février 2024
Opéra Bastille

Violetta Valery Nadine Sierra
Alfredo Germont René Barbera
Giorgio Germont Ludovic Tézier
Flora Bervoix Marine Chagnon
Annina Cassandre Berthon
Gastone Maciej Kwaśnikowski
Il Barone Douphol Alejandro Baliñas Vieites
Il Marchese d'Obigny Florent Mbia
Giuseppe Hyun-Jong Roh
Domestico Olivier Ayault
Commissionario Pierpaolo Palloni

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Simon Stone (2019)

Coproduction avec le Wiener Staatsoper, Vienne

Le transfert sur les planches de l'opéra Bastille de la production de 'La Traviata', créée par Simon Stone au Palais Garnier, le 12 septembre 2019, permet de donner la pleine mesure à une lecture qui inscrit le drame de Violetta totalement dans la société d'aujourd'hui.

En effet, le regard du metteur en scène australien fait partie de ceux qui comptent, et en particulier lorsqu’il se pose sur les comportements de la jeunesse. Il ne recule ni devant la trivialité de notre société, ni devant sa vacuité, et entend bien confronter le spectateur à ce qu'il perçoit de son propre univers.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il en résulte que le public présent en salle, ce soir, se retrouve face à un monde qu’il reconnaît parfaitement, expérience que ne connurent pas les Vénitiens qui assistèrent à la création de l'ouvrage en mars 1853, car la censure interdit à Verdi de représenter une critique réaliste de la société de son époque, d’autant plus que les costumes prévus originellement étaient représentatifs du XIXe siècle. 

Son personnage féminin, inspiré de Marguerite Gautier, l'héroïne de 'La Dame aux camélias' d'Alexandre Dumas, elle même imaginée à partir d'une courtisane, Marie Duplessis, que connut l'écrivain français, était trop révélateur de l'hypocrisie de la morale bourgeoise, si bien que l'action fut transposée au début du XVIIe siècle, à l'époque du Cardinal Richelieu, de son vrai nom Armand Jean du Plessis de Richelieu, un comble!

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Simon Stone redonne de la vigueur à l’ouvrage en inscrivant Violetta dans les quartiers chics entourant la place Vendôme, tout en choisissant, par la vidéo, d’immerger le public dans le monde des réseaux sociaux, leur instantanéité, leur voyeurisme, mais aussi leur artificialité. Le dévoiement de la Traviata se nourrit du regard des autres, et de l’influence dont elle espère tirer profit en vendant son image.

Son dispositif scénique tournoyant traduit une froideur clinique qui accompagne constamment la vie de Violetta, jusque sur son lit d’hôpital. 

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il se sert de quelques objets assez imposants, respectivement une chapelle et un tracteur, pour saisir aussi bien l’austérité de Germont que la connexion à la nature d’Alfredo, mais c’est véritablement dans ses descriptions des trépidations des milieux bling-bling qu’il est le plus percutant. L’art vidéo est un moyen dont il se sert pour projeter, en grandes dimensions, le monde d’images que s’est construit la jeune femme.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

A travers cette reprise, il a la chance de pouvoir compter sur Nadine Sierra pour défendre cette vision moderne, car la soprano américaine, qui n’aborde le rôle de la Traviata que depuis 2021, à Florence, puis au MET de New York, est elle aussi une femme actuelle.

Elle apporte une énergie et des réactions émotionnelles qui renvoient à une contemporanéité immédiate, et son timbre de voix lumineux, riche en couleurs jusqu’aux graves les plus morbides, fait sensation, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur une longueur de souffle inaltérable et une très belle souplesse qui lui permettent de restituer d'étourdissantes lignes virtuoses. Elle exprime ainsi une forme de détresse, mais aussi un évident désir de vivre jusqu’au plus profond du corps, et c’est cet engagement sidérant qui touche directement chaque auditeur.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Nous avons là une conception du personnage très différente de celle qu’avait obtenu Christine Schäfer au Palais Garnier en 2007, dans la production de Christoph Marthaler au pathétisme poétisé, qui en faisait une artiste à la ‘Edith Piaf’ sur la fin de sa carrière. Et alors que la soprano allemande chantait Violetta dans un lit jonché au sol de fleurs apportées par ses fans, dans la production de Simon Stone ces fleurs ne sont que des images, et ne reste rien de concret, hormis Alfredo, lorsqu’elle s’éteint dans une lumière intense et blanchâtre.

René Barbera (Alfredo Germont)

René Barbera (Alfredo Germont)

Le jeune amoureux est incarné par le ténor américain René Barbera, dont la clarté belcantiste, soutenue par une ardeur infaillible, brosse un portrait très touchant qui charme, là aussi, par une très belle longueur de souffle et de la sensibilité dans les nuances. En arborant ainsi un style empreint de romantisme bellinien, il idéalise la nature d’Alfredo, ce qui marque un contraste fort, lors de l’affrontement avec Violetta chez Flora, quand son jeu devient véritablement vériste.

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

A l’approche de ses 25 ans de carrière à l’Opéra national de Paris, depuis ses débuts dans ‘La Bohème’, le 12 mai 1999, Ludovic Tézier dépasse dorénavant les 250 représentations sur cette seule scène. Familier du rôle de Germont depuis la reprise de 'La Traviata' dans la mise en scène de Francesca Zambello à l’opéra de Bordeaux, en novembre 2000, il impose une puissante personnalité, déployant une ligne dense et profonde, et une sévérité qui se mue à travers les changements de teintes vocales, en maintenant ainsi l’ambiguïté sur l’humanité de Germont vis à vis de Violetta.

Et, inévitablement, le beau délié, avec lequel il accompagne l’air ‘Di provenza il mar il suol’, est développé avec une plénitude qui rappelle la noblesse bienveillante de Posa dans ‘Don Carlo’.

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Ces trois grands personnages verdiens sont entourés de caractères très vivants, et sont tous incarnés avec entrain et des timbres colorés qui résonnent pleinement dans Bastille.

On reconnait ainsi, dans le rôle de la femme de chambre Annina, Cassandre Berthon, l'épouse de Ludovic Tézier, qui célèbre aussi ses 25 ans de présence sur la scène de l'Opéra national de Paris, depuis le retour de 'Platée' au répertoire en avril 1999, mais aussi plusieurs membres de la nouvelle troupe de l'institution qui apportent leur jeunesse de souffle, Marine Chagnon, en Flora Bervoix élégante et mondaine, Alejandro Baliñas Vieites, en très beau Baron Douphol, Maciej Kwaśnikowski, Gaston très vif, et Florent Mbia, en Marquis d'Obigny bien présent

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

A la direction musicale, Giacomo Sagripanti mène les  musiciens de l'Opéra national de Paris d'un geste véhément et diligent dans l'urgence de l'action, sans écraser les timbres orchestraux, mais s'adapte aussi au besoin des chanteurs d'arrêter le temps pour laisser leur respiration magnifier les airs qui font la magie de cet opéra en salle.

Se ressent toutefois une tension entre le naturel impulsif du chef qui tend à entrainer trop vite tout le monde avant de se recaler en douceur sur le rythme des solistes, mais cela entretient aussi un sentiment de vie irrépressible qui fait l'intérêt de ce spectacle.

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Le chœur, excellent, fait preuve d'un bel éclat très saillant qui, conjugué à la fougue orchestrale, atteint un niveau d'exubérance qui en met également plein la vue.

Salle comble tous les soirs, énorme enthousiasme au salut final, cette soirée fait bien partie des immanquables de la saison 2023/2024.

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Publié le 3 Février 2024

Adriana Lecouvreur (Francesco Cilea – Teatro Lirico de Milan, le 6 novembre 1902)
Répétition générale du 13 janvier et représentation du 31 janvier 2024
Opéra Bastille

Adriana Lecouvreur  Anna Netrebko (le 13)
                                  Anna Pirozzi (le 31)
Maurizio Yusif Eyvazov (le 13)
                Giorgio Berrugi (le 31)

La Princesse de Bouillon Ekaterina Semenchuk (le 13)
                                    Clémentine Margaine (le 31)
Le Prince de Bouillon Sava Vemić
L’Abbé de Chazeuil Leonardo Cortellazzi
Michonnet Ambrogio Maestri
Quinault Alejandro Baliñas Vieites
Poisson Nicholas Jones
Mademoiselle Jouvenot Ilanah Lobel-Torres
Mademoiselle Dangeville Marine Chagnon
Un Majordome Se-Jin Hwang

Direction musicale Jader Bignamini
Mise en scène David McVicar (2010)

Coproduction Royal Opera House, Covent Garden, Londres, Gran Teatre del Liceu, Barcelone, Wiener Staatsoper, New-York Metropolitan Opera et San Francisco Opera

La production d’’Adriana Lecouvreur’ dans la mise en scène de David McVicar créée à Londres en 2010, qui fut accueillie par plusieurs capitales européennes ainsi qu’Outre-Atlantique, revient à Paris, 8 ans après son premier passage.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

L’une des plus célèbres tragédiennes de la Comédie-Française, née d’une famille pauvre, devint, 120 ans après sa disparition, le sujet d’un drame d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, grand défenseur des droits des femmes, dont va s’inspirer 50 ans plus tard Arturo Colautti pour écrire le livret de l’opéra le plus célèbre de Francesco Cilea.

David McVicar choisit une évocation d’époque de l’ancienne Comédie Française des années 1729-1730, qui était située à l’actuel 14 rue de l’Ancienne Comédie, près de la place de l’Odéon, à travers un décor qui montre un condensé de l’arrière-scène débordant de vie, et que l’on retrouvera froid et éteint au dernier acte, ce théâtre symbolisant l’âme d’Adriana.

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Les premières scènes permettent aux artistes de jouer à fond l’excitation de la vie de la compagnie, alors qu’au troisième acte, la salle de réception au Palais du Prince de Bouillon oblige à un jeu très retenu et figé.

Mais l’on vient surtout entendre cet ouvrage pour assister à un affrontement entre deux femmes, l’une comédienne au statut méprisé, et l’autre aristocrate, dominante en société, toutes deux éprises du Comte de Saxe, un homme volage qui se fait passer pour un simple officier.

Et le choix de confier les représentations à deux distributions différentes, l’une russo-turque, l’autre italo-latine, va parfaitement traduire l’ambiguïté qu’imprègne ’Adriana Lecouvreur’, entre ceux qui considèrent l’œuvre comme l’aboutissement le plus réussi du courant vériste italien, et ceux qui insistent sur sa nature belcantiste.

Ekaterina Semenchuk (La Princesse de Bouillon) et Yusif Eyvazov (Maurizio)

Ekaterina Semenchuk (La Princesse de Bouillon) et Yusif Eyvazov (Maurizio)

La première série permet donc de retrouver Anna Netrebko sur la scène Bastille, un an après être venue y incarner la Donna Leonora de la ‘Forza del Destino’. Le timbre est d’une luxueuse beauté sombre avec, parfois, des inflexions fortement morbides, presque monstrueuses, sa présence souveraine se complaît dans un glamour contemplatif hypnotisant, mais, surtout, elle réserve au dernier acte, quand elle reçoit le bouquet de violettes empoisonnées, une puissance dramatique phénoménale. Sa noirceur vocale devient absolument subjuguante tant elle évoque la souffrance intérieure sur le point d’expirer, alors que Jader Bignamini tisse une orchestration d’un soin infiniment précieux.

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Avec une correspondance de galbe vocal qui s’harmonise naturellement à celui de la soprano russe, Ekaterina Semenchuk impose aussi un fort caractère et une ampleur d’une grande noblesse, tout en ayant une attitude fortement tenue, à l’image de l’esprit général de ces premières représentations où le style musical se veut plus ampoulé que nerveux.

Le chef d’orchestre imprime en effet, pour ces premières représentations, un alanguissement fastueux qui ferait douter de la nature vériste de l’ouvrage et qui conforte les défenseurs d’une interprétation qui surligne la magnificence de l’écriture musicale, au détriment d’une urgence qui se fait souvent attendre.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

En Maurizio, le ténor Azerbaïdjanais Yusif Eyvazov s’inscrit dans une matière bien différente, affichant un volontarisme héroïque qui rappelle surtout le personnage verdien de Manrico d’’Il Trovatore’. L’assise vocale et les aigus sont d’une solidité à toute épreuve, le soucis de la nuance palpable, et son feux intérieur transcende un sensibilité rugueuse.

Ayant lui même une forte personnalité, ses expressions gagnent en virilité un peu animale.

Leonardo Cortellazzi (L’Abbé de Chazeuil) et Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Leonardo Cortellazzi (L’Abbé de Chazeuil) et Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

C’est pourtant à un tout autre spectacle qu’il est possible d’assister depuis le 28 janvier avec l’arrivée d’un autre trio principal qui, de notre point de vue, défend bien mieux la nature théâtrale d’’Adriana Lecouvreur’.

Anna Pirozzi, qui fit ses débuts à l’Opéra national de Paris il y a un an, à l’occasion de la même série de ‘La Forza del Destino’ qu’Anna Netrebko, offre un tout autre visage, la lumière dans le regard, une très grande clarté et une franchise de phrasé indispensable pour rendre justice aux talents de tragédienne d’Adriana Lecouvreur. Son rayonnement et sa grande sincérité touchent instantanément au cœur, et dans le grand monologue de ‘Phèdre’, ‘Giusto cielo !’, elle fait ressentir la pression d’une émotion qui finit par exploser avec un art de la gradation fabuleux. 

Giorgio Berrugi (Maurizio) et Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Giorgio Berrugi (Maurizio) et Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Elle aussi, dotée d’un mordant et d’une résonance impressionnants, Clémentine Margaine transforme la Princesse de Bouillon en une dame d’une violence féroce, les graves d'airain claquant dans la salle tout en gardant une excellente netteté.

On a là une femme à l’orgueil débordant qui vous secoue Maurizio avec un ‘Restate!’ à réveiller les morts.  Le terme de ‘vérisme’ s’applique aussi bien à l’interprétation de la mezzo-soprano narbonnaise qu’à celle de la soprano napolitaine, car toutes deux extériorisent les personnalités respectives de la princesse et de la comédienne avec une vérité humaine qui vous tient aux tripes de bout-en-bout.

Marine Chagnon (Dangeville), Ambrogio Maestri (Michonnet), Ilanah Lobel-Torres (Jouvenot)

Marine Chagnon (Dangeville), Ambrogio Maestri (Michonnet), Ilanah Lobel-Torres (Jouvenot)

Aucun artifice ici, nous sommes tous impliqués dans un drame où le Comte de Saxe, sous la figure de Giorgio Berrugi, apparaît comme un homme malmené par ces deux femmes, et qui, grâce au beau style ombré du ténor pisan, conserve une dignité qui, finalement, lui donne une allure plutôt conventionnelle.

Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Quels que soient les soirs, Ambrogio Maestri fait battre le grand cœur de Michonnet avec une prestance à la fois lumineuse et pudique, et tous les personnages qui entourent la comédienne, Quinault, Poisson, Mesdemoiselles Jouvenot et Dangeville, et le majordome, sont vivifiés avec brio par les artistes de la troupe, Alejandro Baliñas Vieites, Nicholas Jones, Ilanah Lobel-Torres et Marine Chagnon, et le choriste Se-Jin Hwang, auxquels le ténor Leonardo Cortellazzi adjoint un impact bien marqué avec une esprit de meneur dans le rôle de l’Abbé de Chazeuil.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Mais toute cette énergie jetée dans la bataille du drame ne pourrait avoir totalement prise si Jader Bignamini n’avait adapté sa direction d’orchestre à ce nouvel influx sanguin, s’en donnant à cœur joie dans les scènes d’une vitalité piquante, rendant même passionnante la musique pourtant anodine de la pantomime du troisième acte, et, surtout, déployant une somptuosité volcanique – le coup d’éclat d’Adriana, à la fin de son monologue, est rendu avec une splendeur retentissante et des couleurs de métal flamboyant absolument ensorcelants - et un sens de excitation dramatique qui faisaient défaut avec la première distribution.

Une interprétation de référence d’’Adriana Lecouvreur’ à l’opéra Bastille, en ce mercredi 31 janvier 2024, que l’on n’est pas près d’oublier de si tôt!

Sava Vemić, Clémentine Margaine, Anna Pirozzi, Jader Bignamini, Giorgio Berrugi, Ambrogio Maestri et Leonardo Cortellazzi

Sava Vemić, Clémentine Margaine, Anna Pirozzi, Jader Bignamini, Giorgio Berrugi, Ambrogio Maestri et Leonardo Cortellazzi

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Publié le 19 Novembre 2023

Cendrillon (Jules Massenet – Opéra Comique, le 24 mai1899)
Représentation du 14 novembre 2023
Opéra Bastille

Cendrillon Jeanine De Bique
Madame de la Haltière Daniela Barcellona
Le prince charmant Paula Murrihy
La fée Caroline Wettergreen
Noémie Emy Gazeilles
Dorothée Marine Chagnon
Pandolfe Laurent Naouri
Le roi Philippe Rouillon
Le Doyen de la faculté Luca Sannai
Le Surintendant des plaisirs Laurent Laberdesque
Le Premier Ministre Fabio Bellenghi
Six Esprits Corinne Talibart, So-Hee Lee, Stéphanie Loris, Anne-Sophie Ducret, Sophie Van de Woestyne, Blandine Folio Peres

Direction musicale Keri-Lynn Wilson                                 Keri-Lynn Wilson
Mise en scène Mariame Clément (2022)

18 mois seulement après son entrée au répertoire, ‘Cendrillon’ de Jules Massenet revient à l’opéra Bastille ce qui, au premier abord, parait un pari bien risqué.
C’est sans compter sur une approche artistique, commerciale et de communication fort originale qui n’avait jamais été mis en place auparavant.

Paula Murrihy (Le Prince) et Jeanine De Bique (Cendrillon)

Paula Murrihy (Le Prince) et Jeanine De Bique (Cendrillon)

En effet, alors que généralement le prix moyen affiché par place pour une production lyrique à l’opéra Bastille oscille entre 145 euros pour les grands tubes et 90 euros pour les œuvres plus difficiles, la reprise de ‘Cendrillon’ a été d’emblée proposée à un tarif moyen de 57 euros, sans qu’aucune place ne dépasse 95 euros.

Pas ailleurs, ont été distribués dans les rôles de Noémie et Dorothée deux membres de la nouvelle troupe de l’Opéra de Paris, Emy Gazeilles et Marine Chagnon, ainsi que trois membres des chœurs, Luca Sannai, Laurent Laberdesque et Fabio Bellenghi dans les rôles secondaires, en plus des six choristes qui avaient déjà été programmées l’année précédente pour interpréter les Six Esprits.

Marine Chagnon (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière) et Emy Gazeilles (Noémie)

Marine Chagnon (Dorothée), Daniela Barcellona (Madame de la Haltière) et Emy Gazeilles (Noémie)

A cela, vous ajoutez une campagne de communication publique orientée vers le public jeune, et vous obtenez un spectacle sold-out et d’impressionnantes files d’attente à l’extérieur de la salle 15 minutes avant chaque représentation.

Cela rappelle ce qui était arrivé avec la production de ‘Don Quichotte’ de Jules Massenet en septembre 2000 qui avait été remontée 15 mois plus tard en atteignant 99% de taux de fréquentation.

Et même l’esprit en salle change, les spectateurs rajeunis s’enchantent de manière très communicative lors des précipités, car la mise en scène de Mariame Clément mêle habilement décors industriels qui s’illuminent poétiquement lors des interventions de la fée, surcharge la mise en scène en perruques bouclées et vêtements roses outrés qui ridiculisent les prétendantes et dont Cendrillon se débarrassera elle-même pour retrouver une relation authentique avec le Prince, et s’appuie aussi sur un surjeu qui invite à la comédie.

Jeanine De Bique (Cendrillon)

Jeanine De Bique (Cendrillon)

Pour cette reprise, Keri-Lynn Wilson, fondatrice et directrice musicale de l’Ukrainian Freedom Orchestra qui a engagé une tournée internationale en Europe et aux États-Unis contre la guerre de conquête menée par la Russie, fait ses débuts à l’Opéra national de Paris et concoure à l’enthousiasme soulevé par la soirée grâce à une magnifique direction qui fait vivre l'orchestre en communion avec l'allant des solistes et qui colore avec finesse et rutilance les lignes mélodiques.

La chef d’orchestre canadienne, qui a également des ascendants ukrainiens, montre un amour prévenant pour l’écriture de Jules Massenet et procède par touches très précises et enlevées en éclairant avec beaucoup de raffinement les structures orchestrales.

Paula Murrihy (Le Prince)

Paula Murrihy (Le Prince)

Les solistes réunis permettent de retrouver dans le rôle de Cendrillon Jeanine De Bique qui a déjà interprété récemment à l'Opéra de Paris Alcina (‘Alcina’ de Haendel) et Suzanne (‘Les Noces de Figaro’ de Mozart).

Douée pour incarner sensibilité et joie pétillante, la soprano trinidadienne donne au chant de l’héroïne une coloration très vibrée dans une tonalité sombre et ambrée assez atypique qui la démarque de son entourage. L’unité vocale qui en émane aspire cependant à lisser l’articulation du français qui se fond dans cette tessiture très fine.

En Prince charmant, Paula Murrihy, qui chantait Didon (‘Les Troyens’ de Berlioz) deux mois plus tôt à l’Opéra de Versailles, est mieux rodée à la langue française, et sa voix dramatique suggère dans son incarnation un tempérament beaucoup plus extraverti et moins dépressif comme un timbre plus ténébreux pourrait le faire ressentir.

Caroline Wettergreen (La fée)

Caroline Wettergreen (La fée)

Avec son abattage impayable et déjà une longue carrière belcantiste, Daniela Barcellona fait à nouveau sensation dans le rôle de Madame de la Haltière qui ne manque pas de faire sourire la salle au moment où elle témoigne toute son affection intéressée à Cendrillon lorsque le Prince la choisit officiellement, et Laurent Naouri, comme toujours très sonore et expressif avec ses accents indignés, est parfait en père attentionné.

Lumineuse, Caroline Wettergreen reprend le rôle de ses débuts lorsqu’elle interpréta pour la première fois au Komische Oper de Berlin en 2016 la fée de ‘Cendrillon’ dans la mise en scène de Damiano Michieletto, et se plaît avec aisance à faire rayonner le brillant et la netteté de ses aigus avec un effet surnaturel qui charme spontanément.

Jeanine de Bique, Alessandro Di Stefano, Keri-Lynn Wilson, Paula Murrihy, Caroline Wettergreen et Laurent Naouri

Jeanine de Bique, Alessandro Di Stefano, Keri-Lynn Wilson, Paula Murrihy, Caroline Wettergreen et Laurent Naouri

Quant à Marine Chagnon et Emy Gazeilles, idéalement appariées, elles ne manquent ni d’entrain, ni de projection et d’intelligibilité dans les passages parlés, et font entendre une éloquence vocale bien timbrée qui leur vaut, elles aussi, un chaleureux retour de la part du public.

Et l’ensemble des artistes des chœurs distribués sont naturellement d’une musicalité ironique impeccable.

Un engouement pour cette soirée qui se vit avec beaucoup de plaisir et de légèreté!

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Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

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Publié le 19 Novembre 2022

Nocturne Vidéo enchantée (Schubert, Lekeu, Duparc, Brahms, Wolf, Liszt)
Concert du 18 novembre 2022
Amphithéâtre Olivier Messiaen (Opéra Bastille)

Franz Schubert – Wandrers Nachtlied I & II (1822) 
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1776 / 1780)
Guillaume Lekeu – Nocturne (extrait de ‘Trois Poèmes’ – 1892)
Poème de Guillaume Lekeu (1892)
Henri Duparc – Romance de Mignon (1869)
Poème de Johann Wolfgang Goethe (1796)
Henri Duparc – L’Invitation au voyage (1870)
‘Les fleurs du mal’ de Charles Baudelaire (1857)
Johannes Brahms – Vier ernste Gesänge op.21 (1896)
Textes extraits de l’Ancien et du Nouveau testament
Guillaume Lekeu – Molto adagio sempre cantante doloroso (1886-1887)
‘Mon âme est triste jusqu’à la mort’
Johannes Brahms – Der Tod, das ist die kühle Nacht Op.96 (1884)
Poème de Heinrich Heine (1824)
Hugo Wolf – Mignon Lieder Op.96 (1888)
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1795)
Franz Liszt – Wandrers Nachtlied I & II (1848 / 1859)
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1776 / 1780)

Équipe artistique
Conception, réalisation, vidéo Denis Guéguin             
Adrien Mathonat (Basse)
Scénographie Faustine Zanardo

Artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris
Laurence Kilsby (Ténor), Marine Chagnon (Mezzo-soprano), Seray Pinar (Mezzo-soprano), Thomas Ricart (Ténor), Adrien Mathonat (Basse), Martina Russomanno (Soprano), Andres Cascante (Baryton)
Carlos Sanchis Aguirre et Guillem Aubry (Piano)
Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto), Auguste Rahon (Violoncelle)

L’invitation au voyage, que présentent pour un seul soir à l’amphithéâtre Bastille les artistes lyriques de l’Opéra national de Paris, prend la forme d’un récital de lieder et de mélodies de compositeurs romantiques du XIXe siècle voué principalement à l’univers poétique de Goethe, pour lequel Denis Guéguin, artiste vidéaste associé à nombre de productions de Krzysztof Warlikowski, a repensé la forme visuelle en créant des résonances entre l’esprit des mots, la manière d’être des solistes et des images d’une envoûtante mélancolie.

Martina Russomanno - 'Mignon Lieder'

Martina Russomanno - 'Mignon Lieder'

Ode à la nuit et à la nature, allusion à la mort, aspiration au retour aux origines et à l’évitement des vanités du monde, mais aussi besoin de réconfort, sont racontés à travers une conception lyrique qui débute comme elle s’achève sur les paroles de ‘Wandrers Nachtlied’, portées, au début, par la musique de Franz Schubert, puis, à la toute fin, par celle de Franz Liszt.

Et en plein cœur du récital, l’auditeur est amené à découvrir la poignance du quatuor à cordes ‘Molto adagio’ composé par Guillaume Lekeu entre 1886 et 1887, qui s’ouvre comme il s’achève, lui aussi, sur le même motif méditatif du violoncelle.

Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto) et Auguste Rahon (Violoncelle) - 'Molto adagio' de Guillaume Lekeu

Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto) et Auguste Rahon (Violoncelle) - 'Molto adagio' de Guillaume Lekeu

Dans la lueur en contre-jour d’un projecteur, les quatre interprètes, Alexandra Lecocq, Keika Kawashima, Perrine Gakovic et Auguste Rahon, innervent cette pièce peu connue du compositeur belge d’une irrésistible virtuosité, mais aussi d’une douceur langoureuse qui s’étire et enfonce dans l’ombre alors que l’on discerne à peine les visages des musiciens.

C’est en fait sur l’écran situé en arrière-plan que l’on découvre les jeunes artistes filmés en noir et blanc dans une pose calme et rêveuse. Ils défilent avec la lenteur du mouvement musical.

Vidéo sur 'Molto adagio sempre cantante doloroso' de Guillaume Lekeu

Vidéo sur 'Molto adagio sempre cantante doloroso' de Guillaume Lekeu

Mais les premières images bleutées du spectacle renvoient à celles d’un vieux théâtre en ruine, à une vision poétique d’un temps passé et à des premières visions d’élévation et d’apesanteur.

Laurence Kilsby procure d’emblée beaucoup de charme aux Lieder de Schubert avec consistance et clarté lunaire, une sensation idéale pour entrer dans l’esprit du soir.

Le troisième poème, ‘Nocturne’, de Guillaume Lekeu, poète et compositeur à l'instar de Richard Wagner qu'il admirait, prolonge ce début intense et serein, seule séquence entièrement enregistrée par Marine Chagnon (magnifiquement mise en valeur par la vidéo et ses reflets lumineux) et le quatuor à cordes.

Seray Pinar - 'Romance de Mignon'

Seray Pinar - 'Romance de Mignon'

Puis, l’expressivité devient plus viscérale pour Henri Duparc, quand Seray Pinar fend l’espace sonore d’une intense luminosité teintée de gravité pour la ‘Romance de Mignon’ – intensité que l’on retrouvera plus loin dans ‘ Der Tod, das ist die kühle Nacht’ de Brahms - , alors que Thomas Ricart partage une générosité expansive dans ‘L’invitation au voyage’

La vidéographie complexifie les enchevêtrements d’espaces, notamment en insérant des images du château de Nymphenburg tirées de ‘L’année dernière à Marienbad’, film d’Alain Resnais qui avait aussi inspiré la production de ‘Die Frau ohne Schatten’ par Krzyzstof Warlikowski à l’Opéra d’État de Bavière en 2013.

Denis Guéguin altère ainsi réalité et imaginaire en donnant l’illusion de fondre l’image filmée du jeune ténor dans les scènes du Palais qui furent tournées il y a plus de 60 ans.

Une autre séquence cinématographique issue d'une autre production mise en scène à La Monnaie de Bruxelles en 2012, 'Lulu', apparait également en surimpression, celle d'une Lune un peu étrange, objet céleste fortement inspirant chez Goethe.

Vidéo sur 'Vier ernste Gesänge' de Johannes Brahms

Vidéo sur 'Vier ernste Gesänge' de Johannes Brahms

Et sur les ‘Quatre chants sérieux’ composés par Johannes Brahms en 1896 à Vienne, à partir de textes de l’Ancien et du Nouveau testament, Adrien Mathonat impose une stature impressionnante pour son jeune âge, donnant à sa présence l’autorité d’un ‘Prince Grémine’. Les images renvoient à la faiblesse humaine, à la dépression, puis à la joie simple en communion avec la nature, et l’évocation des vanités fait alors écho au crâne humain laissé au sol près du piano. 

Guillem Aubry (Piano) et Martina Russomanno (Soprano) - 'Mignon Lieder'

Guillem Aubry (Piano) et Martina Russomanno (Soprano) - 'Mignon Lieder'

C’est dans les ‘Mignon Lieder’ que la vidéo est ensuite utilisée de manière à mettre en valeur corps, visage et sentiments intérieurs de l’interprète, Martina Russomanno, qui incarne avec un grand sens de l’extériorisation adolescente, et un lyrisme vibrant et émouvant, les états d’âmes et le cœur battant décrits par Hugo Wolf.

L’image contribue à la sophistication du personnage, à l'expression du désir de séduire par la couleur des maquillages en bleu et violet, et à la mise en perspective du souvenir d’un être qui hante la mémoire.

Carlos Sanchis Aguirre (Piano)

Carlos Sanchis Aguirre (Piano)

Enfin, c’est à un retour à une bienveillante sérénité qu’Andres Cascante, au timbre doux et souriant, invite le spectateur à refermer ce livre ouvert sur la psyché humaine, où les deux pianistes, Carlos Sanchis Aguirre et Guillem Aubry, ont alternativement dispensé une expression poétique chatoyante et chaleureuse enveloppante pour les solistes tout au long de la soirée.

Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq, Guillem Aubry, Adrien Mathonat, Seray Pinar, Keika Kawashima, Auguste Rahon, Andres Cascante, Perrine Gakovic, Laurence Kilsby, Thomas Ricart et Martina Russomanno

Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq, Guillem Aubry, Adrien Mathonat, Seray Pinar, Keika Kawashima, Auguste Rahon, Andres Cascante, Perrine Gakovic, Laurence Kilsby, Thomas Ricart et Martina Russomanno

Le plus incroyable est qu’un tel moment d’évasion qui renvoie chacun à ses propres émotions, soigné dans sa mise en espace, en image et en lumière, qui se construit sur un choix de textes et de mélodies qui amène l’auditeur vers des découvertes musicales, et qui permet de le confronter à des expressions vocales très différentes, avec l’intention de le ramener en douceur au point de départ de ce voyage, n'a pu s'apprécier que le temps d'un soir.

Laurence Kilsby, Thomas Ricart, Denis Guéguin, Martina Russomanno, Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq et Guillem Aubry

Laurence Kilsby, Thomas Ricart, Denis Guéguin, Martina Russomanno, Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq et Guillem Aubry

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