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Publié le 19 Novembre 2022

Nocturne Vidéo enchantée (Schubert, Lekeu, Duparc, Brahms, Wolf, Liszt)
Concert du 18 novembre 2022
Amphithéâtre Olivier Messiaen (Opéra Bastille)

Franz Schubert – Wandrers Nachtlied I & II (1822) 
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1776 / 1780)
Guillaume Lekeu – Nocturne (extrait de ‘Trois Poèmes’ – 1892)
Poème de Guillaume Lekeu (1892)
Henri Duparc – Romance de Mignon (1869)
Poème de Johann Wolfgang Goethe (1796)
Henri Duparc – L’Invitation au voyage (1870)
‘Les fleurs du mal’ de Charles Baudelaire (1857)
Johannes Brahms – Vier ernste Gesänge op.21 (1896)
Textes extraits de l’Ancien et du Nouveau testament
Guillaume Lekeu – Molto adagio sempre cantante doloroso (1886-1887)
‘Mon âme est triste jusqu’à la mort’
Johannes Brahms – Der Tod, das ist die kühle Nacht Op.96 (1884)
Poème de Heinrich Heine (1824)
Hugo Wolf – Mignon Lieder Op.96 (1888)
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1795)
Franz Liszt – Wandrers Nachtlied I & II (1848 / 1859)
Poèmes de Johann Wolfgang Goethe (1776 / 1780)

Équipe artistique
Conception, réalisation, vidéo Denis Guéguin             
Adrien Mathonat (Basse)
Scénographie Faustine Zanardo

Artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris
Laurence Kilsby (Ténor), Marine Chagnon (Mezzo-soprano), Seray Pinar (Mezzo-soprano), Thomas Ricart (Ténor), Adrien Mathonat (Basse), Martina Russomanno (Soprano), Andres Cascante (Baryton)
Carlos Sanchis Aguirre et Guillem Aubry (Piano)
Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto), Auguste Rahon (Violoncelle)

L’invitation au voyage, que présentent pour un seul soir à l’amphithéâtre Bastille les artistes lyriques de l’Opéra national de Paris, prend la forme d’un récital de lieder et de mélodies de compositeurs romantiques du XIXe siècle voué principalement à l’univers poétique de Goethe, pour lequel Denis Guéguin, artiste vidéaste associé à nombre de productions de Krzysztof Warlikowski, a repensé la forme visuelle en créant des résonances entre l’esprit des mots, la manière d’être des solistes et des images d’une envoûtante mélancolie.

Martina Russomanno - 'Mignon Lieder'

Martina Russomanno - 'Mignon Lieder'

Ode à la nuit et à la nature, allusion à la mort, aspiration au retour aux origines et à l’évitement des vanités du monde, mais aussi besoin de réconfort, sont racontés à travers une conception lyrique qui débute comme elle s’achève sur les paroles de ‘Wandrers Nachtlied’, portées, au début, par la musique de Franz Schubert, puis, à la toute fin, par celle de Franz Liszt.

Et en plein cœur du récital, l’auditeur est amené à découvrir la poignance du quatuor à cordes ‘Molto adagio’ composé par Guillaume Lekeu entre 1886 et 1887, qui s’ouvre comme il s’achève, lui aussi, sur le même motif méditatif du violoncelle.

Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto) et Auguste Rahon (Violoncelle) - 'Molto adagio' de Guillaume Lekeu

Alexandra Lecocq (Violon), Keika Kawashima (Violon), Perrine Gakovic (Alto) et Auguste Rahon (Violoncelle) - 'Molto adagio' de Guillaume Lekeu

Dans la lueur en contre-jour d’un projecteur, les quatre interprètes, Alexandra Lecocq, Keika Kawashima, Perrine Gakovic et Auguste Rahon, innervent cette pièce peu connue du compositeur belge d’une irrésistible virtuosité, mais aussi d’une douceur langoureuse qui s’étire et enfonce dans l’ombre alors que l’on discerne à peine les visages des musiciens.

C’est en fait sur l’écran situé en arrière-plan que l’on découvre les jeunes artistes filmés en noir et blanc dans une pose calme et rêveuse. Ils défilent avec la lenteur du mouvement musical.

Vidéo sur 'Molto adagio sempre cantante doloroso' de Guillaume Lekeu

Vidéo sur 'Molto adagio sempre cantante doloroso' de Guillaume Lekeu

Mais les premières images bleutées du spectacle renvoient à celles d’un vieux théâtre en ruine, à une vision poétique d’un temps passé et à des premières visions d’élévation et d’apesanteur.

Laurence Kilsby procure d’emblée beaucoup de charme aux Lieder de Schubert avec consistance et clarté lunaire, une sensation idéale pour entrer dans l’esprit du soir.

Le troisième poème, ‘Nocturne’, de Guillaume Lekeu, poète et compositeur à l'instar de Richard Wagner qu'il admirait, prolonge ce début intense et serein, seule séquence entièrement enregistrée par Marine Chagnon (magnifiquement mise en valeur par la vidéo et ses reflets lumineux) et le quatuor à cordes.

Seray Pinar - 'Romance de Mignon'

Seray Pinar - 'Romance de Mignon'

Puis, l’expressivité devient plus viscérale pour Henri Duparc, quand Seray Pinar fend l’espace sonore d’une intense luminosité teintée de gravité pour la ‘Romance de Mignon’ – intensité que l’on retrouvera plus loin dans ‘ Der Tod, das ist die kühle Nacht’ de Brahms - , alors que Thomas Ricart partage une générosité expansive dans ‘L’invitation au voyage’

La vidéographie complexifie les enchevêtrements d’espaces, notamment en insérant des images du château de Nymphenburg tirées de ‘L’année dernière à Marienbad’, film d’Alain Resnais qui avait aussi inspiré la production de ‘Die Frau ohne Schatten’ par Krzyzstof Warlikowski à l’Opéra d’État de Bavière en 2013.

Denis Guéguin altère ainsi réalité et imaginaire en donnant l’illusion de fondre l’image filmée du jeune ténor dans les scènes du Palais qui furent tournées il y a plus de 60 ans.

Une autre séquence cinématographique issue d'une autre production mise en scène à La Monnaie de Bruxelles en 2012, 'Lulu', apparait également en surimpression, celle d'une Lune un peu étrange, objet céleste fortement inspirant chez Goethe.

Vidéo sur 'Vier ernste Gesänge' de Johannes Brahms

Vidéo sur 'Vier ernste Gesänge' de Johannes Brahms

Et sur les ‘Quatre chants sérieux’ composés par Johannes Brahms en 1896 à Vienne, à partir de textes de l’Ancien et du Nouveau testament, Adrien Mathonat impose une stature impressionnante pour son jeune âge, donnant à sa présence l’autorité d’un ‘Prince Grémine’. Les images renvoient à la faiblesse humaine, à la dépression, puis à la joie simple en communion avec la nature, et l’évocation des vanités fait alors écho au crâne humain laissé au sol près du piano. 

Guillem Aubry (Piano) et Martina Russomanno (Soprano) - 'Mignon Lieder'

Guillem Aubry (Piano) et Martina Russomanno (Soprano) - 'Mignon Lieder'

C’est dans les ‘Mignon Lieder’ que la vidéo est ensuite utilisée de manière à mettre en valeur corps, visage et sentiments intérieurs de l’interprète, Martina Russomanno, qui incarne avec un grand sens de l’extériorisation adolescente, et un lyrisme vibrant et émouvant, les états d’âmes et le cœur battant décrits par Hugo Wolf.

L’image contribue à la sophistication du personnage, à l'expression du désir de séduire par la couleur des maquillages en bleu et violet, et à la mise en perspective du souvenir d’un être qui hante la mémoire.

Carlos Sanchis Aguirre (Piano)

Carlos Sanchis Aguirre (Piano)

Enfin, c’est à un retour à une bienveillante sérénité qu’Andres Cascante, au timbre doux et souriant, invite le spectateur à refermer ce livre ouvert sur la psyché humaine, où les deux pianistes, Carlos Sanchis Aguirre et Guillem Aubry, ont alternativement dispensé une expression poétique chatoyante et chaleureuse enveloppante pour les solistes tout au long de la soirée.

Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq, Guillem Aubry, Adrien Mathonat, Seray Pinar, Keika Kawashima, Auguste Rahon, Andres Cascante, Perrine Gakovic, Laurence Kilsby, Thomas Ricart et Martina Russomanno

Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq, Guillem Aubry, Adrien Mathonat, Seray Pinar, Keika Kawashima, Auguste Rahon, Andres Cascante, Perrine Gakovic, Laurence Kilsby, Thomas Ricart et Martina Russomanno

Le plus incroyable est qu’un tel moment d’évasion qui renvoie chacun à ses propres émotions, soigné dans sa mise en espace, en image et en lumière, qui se construit sur un choix de textes et de mélodies qui amène l’auditeur vers des découvertes musicales, et qui permet de le confronter à des expressions vocales très différentes, avec l’intention de le ramener en douceur au point de départ de ce voyage, n'a pu s'apprécier que le temps d'un soir.

Laurence Kilsby, Thomas Ricart, Denis Guéguin, Martina Russomanno, Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq et Guillem Aubry

Laurence Kilsby, Thomas Ricart, Denis Guéguin, Martina Russomanno, Carlos Sanchis Aguirre, Alexandra Lecocq et Guillem Aubry

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Publié le 6 Novembre 2022

Mayerling (Kenneth MacMillan – 1978)
Représentations du 26 octobre et 04 novembre 2022
Palais Garnier

Prince Rudolf Mathieu Ganio
Baronne Mary Vetsera Ludmila Pagliero
Comtesse Marie Larisch Laura Hecquet
Princesse Stéphanie Eleonore Guérineau
Empereur Franz Joseph Yann Chailloux
Impératrice Elizabeth Héloïse Bourdon
Mitzi Caspar Bleuenn Battistoni
Princesse Louise Charline Giezendanner
Bratfisch Andréa Sarri
Colonel Bay Middleton Jérémy Loup-Quer (26), Pablo Legasa (04)
Les officiers  Pablo Legasa (26), Nikolaus Tudorin (04), Mathieu Contat, Guillaume Diop et Grégory Dominiak
Katharina Schratt Juliette Mey

Chorégraphie Kenneth MacMillan (1978)
Direction musicale Martin Yates
Compositeur Franz Liszt
Orchestration John Lanchberry
Extraits de Faust Symphonie S108; Héroïde funèbre S102; Waltzes Soirées de Vienne S427; Cinq petites pièce pour piano S192 (2); Valse mélancolique S210; Festklänge, S101; Morceaux en style de danses anciennes hongrois (S737); Sept portraits hongrois, S205 (1-2, 5, 7); Valse oubliée S215/2; Berceuse, S174; Tasso S96; Études d’exécution transcendante S139 (3-4, 11-12); Weihnachtsbaum, S186/7; ‘Csárdas obstiné’ S225/2; Mephisto Waltz No.1 S110/2; Fleurs mélodiques des Alpes S156/2; Consolation S172/1; Ich Scheide S319; Mephisto Polka S217; Vallée d'Obermann S156/4; Die Ideale S106; Danse hongroise S245/4; Funérailles S173/7

Le drame de Mayerling, petit hameau situé au sud-ouest de Vienne, qui s’est déroulé dans la nuit du 29 au 30 janvier 1889, est un sujet passionnant pour sa dimension historique teintée de mystère irrésolu. Il implique l’archiduc héritier de la couronne des Habsbourg, Rodolphe, dont la disparition aura pour conséquence la désignation, 7 ans plus tard, de François-Ferdinand comme héritier du trône impérial, avant qu’il ne soit assassiné à Sarajevo le 29 juin 1914. 

Cette affaire privée est donc un évènement parmi tous ceux qui jalonnent la marche vers le déclin de l’Empire d’Autriche et l’entrée dans la première Guerre Mondiale.

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Ludmila Pagliero (Mary Vetsera)

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Ludmila Pagliero (Mary Vetsera)

Le cinéma s’est d’ailleurs emparé assez tôt de cette histoire, d’abord avec la version lumineuse et poétique d’Anatole Litvak, en 1936, qui réunit Danielle Darrieux et Charles Boyer, puis il y eut celle de Jean Delannoy en 1949, ‘Le Secret de Mayerling’, où figurent Jean Marais et Dominique Blanchar, et enfin vint s'imposer la version plus célèbre de Terence Young qui afficha Omar Sharif et Catherine Deneuve en 1968.

Puis, le 14 février 1978, jour de la Saint Valentin, le ballet du Royal Opera House de Londres interpréta une version chorégraphique de ‘Mayerling’ créée par Kenneth MacMillan qui aura connu 146 représentations au 30 novembre 2022 (ce ballet est repris à Londres au même moment qu'il est créé à Paris à l'automne 2022).

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Laura Hecquet (Marie Larisch)

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Laura Hecquet (Marie Larisch)

L’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de cette version, dans les décors et costumes issus des ateliers de l’institution parisienne, est donc un grand évènement, salué par le public tous les soirs, parce qu’il permet d’aller à la rencontre d’un profil psychologique noir et très intéressant.

Car la vision que présente Kenneth MacMillan de Rodolphe est celle d’un jeune homme en révolte contre une cour qui l’oppresse, et qui en souffre au point d’être engagé dans une quête suicidaire de la femme avec laquelle il pourra inscrire définitivement leur amour dans la mort.

L’histoire est complexe à suivre et nécessite d’être étudiée en amont, d’autant plus que pas moins de 6 femmes interviennent dans la vie du Prince

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Héloïse Bourdon (Impératrice Elizabeth)

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Héloïse Bourdon (Impératrice Elizabeth)

Il y a d’abord Stéphanie, qu’il a épousé mais qu’il n’aime pas, puis Louise, la sœur de sa femme, qu’il courtise par jeu, puis sa mère, l’Impératrice Elisabeth, plus connue sous le nom de Sissi, qui lui témoigne peu d’amour, voir aucun, la Comtesse Marie Larisch, son ancienne amante qui le comprend le mieux, Mizzi Caspar, la courtisane qui refusera de mourir avec lui, et enfin Mary Vetsera qui, elle, va s’éprendre pour lui d’un amour romantique et dangereux qui aboutira au double suicide final.

Ludmila Pagliero (Mary Vetsera)

Ludmila Pagliero (Mary Vetsera)

Dans la première partie, toute la pompe et la lourdeur de la cour impériale sont restituées dans les décors sombres où se devinent les colonnes de portraits de la Hofburg de Vienne. Mathieu Ganio incarne un Prince qui se livre à contre cœur aux règles formelles, et dans sa danse transparaissent des petites faiblesses à respecter le classicisme de la chorégraphie initiale. La relation affective à sa mère qui le dédaigne est poignante, au point de clairement faire apparaître qu’elle est un élément d’explication du comportement destructeur qui va suivre.

Ludmila Pagliero (Mary Vetsera) et Mathieu Ganio (Prince Rudolf)

Ludmila Pagliero (Mary Vetsera) et Mathieu Ganio (Prince Rudolf)

Car à partir du développement de sa relation avec Mary, au second acte, on peut voir le grand tragédien prendre le dessus, se plier à la gestuelle piquée et torturée, et décrire un magnifique portrait d’un homme qui plonge dans le désespoir avec de la détermination et une véritable profondeur.

Il faut dire que Ludmila Pagliero est pour lui une immense partenaire. Tonicité aussi bien dans l’impulsivité que la délicatesse, sens du tragique, perfection du jeu, expressivité de ses torsions, tout est juste dans sa manière de faire vivre Mary et d’en faire une femme forte maîtresse de ses désirs. Une simple robe légère noire suffit à suggérer l’âme de cette femme qui progressivement se révèle.

Eleonore Guérineau (Princesse Stéphanie)

Eleonore Guérineau (Princesse Stéphanie)

Et les autres partenaires de Mathieu Ganio sont tout aussi signifiantes dans leurs rôles respectifs, Eleonore Guérineau dans le très beau solo aux formes galbées qui se mue en duo faussement joyeux pour en révéler sa tristesse quand Stéphanie finit par ployer sous la violence ironique du Prince, Laura Hecquet, qui incarne une femme blessée mais prévenante, conventionnelle et fluide, et guidée par le souvenir d’un bonheur disparu, ou bien la sophistication de Bleuenn Battistoni, nommée première danseuse quelques jours plus tard le 05 novembre, très assurée et déjà excellente comédienne dans la rôle de Mitzi.

Ce qui frappe également, dans cette production, est à quel point l’Impératrice, jouée avec allure par Héloïse Bourdon, est un personnage froid, manipulateur et bien peu sympathique.

Pablo Legasa (Officier hongrois) - représentation du 26 octobre 2022

Pablo Legasa (Officier hongrois) - représentation du 26 octobre 2022

Mais il y a aussi les quatre officiers hongrois qui représentent l’inspiration libérale et libertaire nécessaire à l’équilibre de Rodolphe. Le premier d’entre-eux est incarné pour un soir par Pablo Legasa, splendide de tenue et excellent dans son jeu trouble, et un autre soir par Nikolaus Tudorin, d’une vivacité qui en fait tout son panache.

Enfin, impeccable de droiture, le Bratfisch très inspiré d’Andréa Sarri fait tout autant grande impression.

La chorégraphie de Kenneth MacMillan atteint sa plus haute vérité expressive dans les grands pas de deux qui donnent beaucoup de force aux fins des 3 actes, d'autant plus qu’ils sont associés au meilleur de la musique de Franz Liszt extraite des ‘Études d’exécution transcendante’. La réorchestration symphonique de John Lanchberry accroit l'ampleur tragique de ces passages, qui résonne avec des sonorités bien connues de la musique de Tchaikovski ou bien de Rachmaninov.

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Bleuenn Battistoni (Mitzi Caspar)

Mathieu Ganio (Prince Rudolf) et Bleuenn Battistoni (Mitzi Caspar)

On retrouve aussi cette noirceur romantique dans la ‘Faust Symphonie‘, l’ ‘Héroïde funèbre’ et les ‘Funérailles’ qui ouvrent et ferment le ballet sur l’image du corps de Mary amenée vers un cercueil afin d’effacer les traces du drame. 

Mais à d’autres moments, la musique est plus triviale, dans la scène de cabaret par exemple, ce qui engendre une traduction chorégraphique un peu trop illustrative, et à d’autres moments, à l’instar de la scène des cartes, elle devient plus inspirée, alors qu’il ne se passe pas grand-chose sur scène. L’épisode de la partie de chasse qui débute le 3e acte reste par ailleurs très convenu sans qu’il ne soit utilisé de manière déterminante dans le discours dramaturgique.

Et au cœur du second acte, quelques minutes de recueillement sont dévouées à l'écoute d'un des lieder de Franz Liszt 'Ich Scheide', composé en 1860, qui est interprété par une jeune artiste lyrique, Juliette Mey, qui incarne Katharina Schratt, actrice autrichienne qui fut une amie de l'Empereur Franz Joseph.

Juliette Mey (Katharina Schratt) interprétant 'Ich Scheide'

Juliette Mey (Katharina Schratt) interprétant 'Ich Scheide'

Il n’y a donc pas une unité stylistique tout au long du ballet, et Martin Yates tire de la musique de Liszt des sonorités un peu trop rêches sans donner un élan suffisamment enlevé, même si lors de la soirée du 04 novembre l’orchestre a paru plus dense et chaleureux.

Mais un tel sujet est si inspirant que, paradoxalement, l’entrée tardive de ‘Mayerling’ au répertoire de la maison suggère déjà qu’il serait un parfait sujet pour une version moderne de cette histoire, aussi bien sur le plan musical que chorégraphique.

Pablo Legasa, Ludmila Pagliero, Mathieu Ganio et Laura Hecquet

Pablo Legasa, Ludmila Pagliero, Mathieu Ganio et Laura Hecquet

Matinée du 01 novembre 2022

Fortement sollicitant pour les danseuses et danseurs, ‘Mayerling’ est joué tous les soirs , si bien que plusieurs distributions sont prévues.

L’une d’elles fait intervenir dans les deux rôles principaux un couple différent de celui formé par Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio, car bien plus jeune, qui réunit Hohyun Kang et Paul Marque.

Hohyun Kang (Mary Vetsera) et Paul Marque (Prince Rudolf)

Hohyun Kang (Mary Vetsera) et Paul Marque (Prince Rudolf)

Le danseur étoile joue un personnage plus fin et élégant dans la gestuelle classique, mais aussi plus dur de tempérament. L’alliage avec la danseuse coréenne, qui a été promue ‘sujet’ à l’issue du concours annuel du corps de ballet qui s’est tenu au Palais Garnier les 4 et 5 novembre, fonctionne à merveille, et Hohyun Kang renvoie une image de pureté dramatique qui éblouit par sa virtuosité.

L’histoire de ce couple gagne ainsi en fraîcheur et spontanéité, ce qui contraste avec la noirceur perverse plus mortifère de leurs aînés.

Paul Marque et Hohyun Kang

Paul Marque et Hohyun Kang

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Publié le 21 Août 2022

Angelord Blaise (contre ténor) & Sébastien Grimaud (piano)
Récital du 21 août 2022
Eglise Saint-Merry - Paris

William Gomez Ave Maria (2000)
Ernest Chausson Le Charme (1879)
Franz Liszt Es muss ein wunderbares sein (1852)
François Couperin Les barricades mystérieuses (piano seul) (1717)
Reynaldo Hahn A Chloris (1913)
Francis Poulenc Les chemins de l’amour (1940)
Vladimir Vavilov Ave Maria dit de Giulio Caccini (1970)
Christoph Willibald Gluck Che faro senza Euridice (1762)
Georg Friedrich Haendel Lascia ch’io pianga (1705)
Edvard Grieg Jour de mariage à Troldhaugen (piano seul) (1876)
Wolfgang Amadé Mozart Laudate dominum (1779)
Georg Friedrich Haendel Svegliatevi nel core (1723)     
Angelord Blaise

Au cœur de la nef gothique de l’église Saint-Merry, l’association ‘L’Accueil Musical’ présente en ce dimanche après-midi le jeune chanteur Angelord Blaise qui a remporté à l’opéra Bastille, le 10 janvier 2022, la quatrième finale du concours Voix d’Outre Mer.

Angelord Blaise

Angelord Blaise

Accompagné au piano très consciencieusement par Sébastien Grimaud, qui déroule un délié sombre de sonorités noires et denses, le contre-ténor haïtien présente un programme conçu en deux parties, la première privilégiant des airs français de toutes les époques, la seconde étant dominée par les répertoires baroques et classiques du XVIIIe siècle.

L’’Ave Maria’ de William Gomez est probablement une découverte pour le public venu en grand nombre, car cette mélodie fut composée peu avant la disparition du compositeur espagnol en l’an 2000. C’est principalement la mezzo-soprano lettone Elīna Garanča qui l’a rendu célèbre en concert et au disque, sous l’impulsion de son mari et chef d’orchestre Karel Mark Chichon qui était un ami du musicien.

Eglise Saint-Merry

Eglise Saint-Merry

Le timbre de voix d’Angelord Blaise révèle d’emblée ses qualités de rondeur et de luminosité portées par une ample vibrance, ainsi que ses similitudes avec les voix de femmes graves – il s’imprègne également de leur raffinement de geste -, et l’effet est saisissant en un tel lieu sous les arcs voutés où quelques vitraux diffusent leurs coloris le long des parois.

Ensuite, les airs plus intimes de Chausson, Liszt et Hahn  - on n’échappe pas à l’épure mélancolique d'‘A Chloris’ – font apparaître la flamboyance du chanteur qui peut faire entendre de subtiles clartés presque sans couleurs, à la façon d’un ange, pour soudainement laisser épanouir dans toute sa puissance un panache d’harmoniques fauves aux traits violents.

Sébastien Grimaud et Angelord Blaise

Sébastien Grimaud et Angelord Blaise

Ces qualités s’accordent naturellement avec les airs opératiques de Haendel (‘Almira’ et ‘Giulio Cesare’) et de Gluck (‘Orfeo ed Euridice’) si propices à des effusions de sentiments exubérants.

Cette seconde partie aura aussi permis d’entendre un autre ‘Ave Maria’ contemporain, celui composé en 1970 par Vladimir Vavilov, un pastiche faussement attribué à Giulio Caccini (1551 – 1618). 

On peut trouver cet ‘Ave Maria’ auprès de celui de William Gomez sur l’album d’ Elīna Garanča,’Meditation’, ce qui montre à nouveau le lien étroit qu’il y a entre la voix d’Angelord Blaise et les voix de mezzo et de contralto dramatiques. 

Eglise Saint-Merry

Eglise Saint-Merry

Ce récital était gratuit, avec le soutien des ‘Voix d’Outre Mer’, et certains auditeurs étaient tout heureux des frissons que l’écoute de ces mélopées enveloppantes leur avait procuré avec une générosité émouvante et poétique, d’autant plus que ‘Les chemins de l’amour’ de Poulenc fut repris en bis dans un esprit de grâce légère tout à fait grisante. 

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Publié le 28 Juillet 2022

Strauss, Brahms, Liszt, Wolf... Fauré, Duparc, Hahn, Mahler - Lieder allemands et français
Récital du 26 juillet 2022
Bayerische Staatsoper - Prinzregententheater

Karl Weigl Seele 

Nacht und Träume
Richard Strauss Die Nacht 
Johannes Brahms Nachtwandler
Hugo Wolf Die Nacht
Hans Sommer Seliges Vergessen

Bewegung im Innern
Max Reger Schmied Schmerz
Richard Strauss Ruhe, meine Seele
Johannes Brahms Der Tod, Nachtigall, Verzagen 
Franz Liszt Laßt mich ruhen

Mouvement intérieur
Gabriel Fauré Après un rêve
Reynaldo Hahn À Chloris, L'Énamourée
Henri Duparc Chanson triste
Gabriel Fauré Notre amour

Erlösung und Heimkehr
Max Reger Abend
Hugo Wolf Gebet
Richard Rössler Läuterung
Gustav Mahler Urlicht

Soprano Marlis Petersen
Piano Stephan Matthias Lademann

Issu du troisième CD de la série 'Dimensionen' intitulé 'Innen Welt' et édité en septembre 2019 chez Solo Musica, le florilège de lieder allemands et français présenté ce soir par Marlis Petersen et Stephan Matthias Lademann au Prinzregententheater de Munich a d'abord été diffusé sur le site internet de l'Opéra de Franfort le 28 mai 2021, avant que les deux artistes n'entâment une tournée allemande déjà passée par Nuremberg et Cologne.

Ces mélodies sont regroupées par thèmes, 'Nacht und Träume', 'Bewegung im Innern', 'Mouvement intérieur' et 'Erlösung und Heimkehr', et Marlis Petersen révèle un magnifiquement talent de conteuse lorsqu'elle présente au public chacun d'entre eux par un art du phrasé qui vous enveloppe le cœur avec une attention presque maternelle.

Marlis Petersen

Marlis Petersen

La première série dédiée à la nuit et aux rêves relie Richard Strauss, Johanne Brahms, Hugo Wolf et Hans Sommer par une même clarté et une présence humaine de timbre qui racontent des pensées, ou bien une vision inquiète du monde, avec une lucidité poétique d'une très grande expressivité qui ne verse cependant pas dans l'affect mélancolique.

Suivre le texte tout en écoutant cette grande artiste sculpter et développer les syllabes sous nos yeux et au creux de l'oreille fait naitre une fascination qui est le véritable moteur du plaisir ressenti.

Puis, à partir de 'Ruhe, meine seele' de Richard Strauss, Marlis Petersen fait ressortir des graves plus sombres et des exultations plus tendues qui élargissent l'univers de ses sentiments non exempts de colère. Elle dépeint ainsi une personnalité plus complexe ce qui accroit la prégnance de son incarnation toute éphémère qu'elle soit.

Marlis Petersen

Marlis Petersen

Mais la surprise de la soirée survient au cours du troisième thème 'Mouvement intérieur' où les mélodies 'Après un rêve' de Fauré et 'A Cloris' de Reynaldo Hahn, en particulier, sont d'une telle beauté interprétative que la délicatesse des teintes et des nuances qui s'épanouissent engendre une émotion profonde irrésistible.

A l'entendre défendre avec un tel soin un répertoire aussi difficile et dans une langue qui n'est pas la sienne, on se prend à rêver de la découvrir dans le répertoire baroque français le plus raffiné tant son phrasé est magnifiquement orné.

Marlis Petersen et Stephan Matthias Lademann

Marlis Petersen et Stephan Matthias Lademann

Le rythme reste ensuite plus lent qu'au début, tout en réunissant Reger, Wolf et Rössler autour de leurs expressions les plus méditatives, et Marlis Petersen achève ce voyage plus bucolique que noir par le seul lied qui n'apparait pas sur son enregistrement, 'Urlicht' de Gustav Mahler, portée par le désir de revenir à une lumière qui lui est bien naturelle avec toujours cet art ample du déploiement des mots aux couleurs ambrées.

Et en bis, 'Träume' de Richard Wagner et 'Nacht und Träume' de Franz Schubert comblent une soirée où le toucher crépusculaire de Stephan Matthias Lademann aura entretenu un esprit nimbé de classicisme perlé et méticuleux.

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Publié le 25 Juillet 2022

Beethoven, Schubert ... Zemlinsly, Mahler & Liszt  - Lieder allemands
Récital du 23 juillet 2022
Bayerische Staatsoper

Ludwig van Beethoven Adelaide
Franz Schubert Der Musenshon
Felix Mendelssohn-Bartholdy Auf Flügeln des Gesanges
Edward Grieg Ich liebe dich
Robert Schumann Wirdmung
Johannes Brahms In Waldeseinsamkeit
Antonín Dvořák Als die alte Mutter
Piotr Ilitch Tchaïkovski Nur wer die Sehnsucht kennt
Richard Strauss Allerseelen
Hugo Wolf Verborgenheit
Alexander von Zemlinsky Selige Stunde
Gustav Mahler Ich bin der Welt abhanden gekommen

Franz Liszt
Vergiftet sind meine Lieder
Im rhein, im Schönen Strome
Freudvoll und leidvoll (2 Fassungen)
O lieb, solang du lieben kannst
Es war ein König in Thule
Die drei Zigeuner
Ihr Glocken von Marling
Die Loreley

Ténor Jonas Kaufmann
Piano Helmut Deutsch

Ayant du annuler, pour cause de symptômes covid prononcés, sa participation aux représentations de 'Cavalleria Rusticana' et 'Pagliacci' prévues au Royal Opera House de Londres au cours du mois de juillet, Jonas Kaufmann a toutefois maintenu sa présence au récital du 23 juillet proposé par le Bayerische Staatsoper. 

Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann

La soirée est intégralement dédiée à l'art du lied allemand avec, en première partie, 12 mélodies de 12 compositeurs différents que l'on peut retrouver sur le disque édité en 2020 chez Sony, 'Selige Stunde', hormis 'In Waldeseinsamkeit' de Johannes Brahms qu'il interprétait en concert cette saison auprès de Diana Damrau, et, en seconde partie, 9 lieder de Franz Liszt que l'on peut réécouter sur l'enregistrement 'Freudvoll und leidvoll' édité également chez Sony en 2021, aboutissement du regard sur un répertoire que l'artiste ravive régulièrement en public depuis une décennie.

Des microfailles se sont bien manifestées dans les passages les plus sensibles des premières mélodies, mais elles se sont totalement estompées à l'approche des compositions fin XIXe et début XXe siècles les plus profondes et les plus délicates d'écriture. 

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Le coulant mélodique de 'Auf Flügeln des Gesanges', 'Ich liebe dich' et 'Wirdmung' est assurément celui que l'on associe le plus facilement au charisme du chanteur car il draine un charme nostalgique qui lui colle à la peau avec une évidence confondante.

Puis, 'Als die alte Mutter' et 'Nur wer die Sehnsucht kennt' s'imprègnent d'une tristesse slave si bien dépeinte par la gravité d'un timbre de voix sombre et doux. Cet art de la nuance, des teintes ombrées et des tissures fines et aérées si 'hors du temps' de par leur immatérialité, s'épanouit ainsi dans un cisellement hautement escarpé comme pour décrire avec la précision la plus acérée les cimes des sentiments enfermés sur eux-mêmes qui parcourent avec une lenteur dépressive les trois lieder composés respectivement par Hugo Wolf, Alexander von Zemlinsky et Gustav Mahler.

Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann

Les lieder de Franz Liszt poursuivent ce mouvement introspectif sans se départir d'une écriture qui permette au chanteur d'exprimer une volonté rayonnante. 'O lieb, solang du lieben kannst' est dans cet esprit l'un des sommets de cette seconde partie à propos d'un amour qui doit savoir surmonter les blessures des mots les plus durs, une exhortation à la sagesse que l'on retrouve dans 'Die drei Zigeuner' Jonas Kaufmann semble discourir plus que jamais au creux de l'oreille de l'auditeur.

La beauté contemplative d''Ihr Glocken von Marling' et ses subtils murmures en forme de berceuse qui glissent sur les perles rêveuses du piano d'Helmut Deutsch ne font que précipiter une émotion intérieure subjugée par le sentiment d'une perfection humaine miraculeuse.

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann

Tout au long de ce récital qui se conclura pas 5 bis choisis dans la même tonalité et par un "Heureux d'être de retour à la maison!" de la part du chanteur, son compagnon au piano aura émerveillé tant par la clarté lumineuse et son touché soyeux que par une attitude qui veille à ne laisser aucun épanchement dévier d'une ligne lucide et rigoureuse magnifiquement mêlée au phrasé de Jonas Kaufmann

L'acoustique de la grande salle du Bayerische Staatsoper offre en supplément une enveloppe sublime à une expression intimiste totalement vouée au recueillement.

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Publié le 8 Mai 2022

Mats Ek (Carmen – Another Place - Boléro)
Répétition générale du 04 mai 2022
Palais Garnier

Carmen (Georges Bizet - Rodion Chtchedrine)
Ballet créé le 15 mai 1992 par le ballet Cullberg à la Maison de la Danse de Stockholm
Carmen Letizia Galloni
Don José Simon Le Borgne
M Ida Viikinkoski
Escamillo Florent Melac
Gipsy Takeru Coste
Capitaine Daniel Stokes

Another Place (Franz Liszt - Sonate pour piano en si mineur)
Ballet créé le 22 juin 2019 pour le Ballet de l’Opéra de Paris
Pièce dédiée à Agnes de Mille
Soliste Femme Alice Renavand
Soliste Homme Mathieu Ganio

Boléro (Maurice Ravel)
Pièce dédiée à Sven
Artistes du corps de Ballet de l’Opéra de Paris
Avec la participation exceptionnelle d’Yvan Auzely    
Ida Viikinkoski et Simon Le Borgne

Chorégraphie Mats Ek
Piano Staffan Scheja
Direction musicale Jonathan Darlington

La reprise des trois ballets de Mats Ek entrés au répertoire de l’Opéra de Paris le 22 juin 2019 est l’occasion de retrouver trois œuvres musicales classiques révisées par le regard audacieux, et parfois cruel, du chorégraphe, et de retrouver également le chef d’orchestre Jonathan Darlington qui les dirigeait à leur création. Il célèbre ainsi ses 31 ans de relation avec la maison puisque c’est comme assistant de Myung Yun Chung qu’il y fit ses débuts pour la première saison de l’Opéra Bastille où il dirigea, en janvier 1991, 'Les Noces de Figaro' dans la production de Giorgio Strehler.

Florent Melac (Escamillo), Letizia Galloni (Carmen) et le corps de Ballet

Florent Melac (Escamillo), Letizia Galloni (Carmen) et le corps de Ballet

Mais d'abord, petit retour en arrière : le 20 avril 1967, entra au répertoire du Théâtre du Bolshoi une version de 'Carmen' chorégraphiée par Alberto Alonso sur une musique de Rodio Chtchedrine, et arrangée pour cordes et 47 percussions d’après le célèbre opéra de Georges Bizet. 'Carmen Suite', dénommée ainsi, offrit un superbe rôle à Maya Plitsetskaya, la femme du compositeur russe, qu’elle dansera 350 fois jusqu’à l'âge de 65 ans.

Cette version traditionnelle bourrée de clichés hispanisants est toujours à l’affiche de l’institution moscovite, mais, révisée par Mats Ek, elle porte un regard impitoyable et bien moins souriant malgré ses grandes scènes de vie où les danseurs crient, s’exclament et vivent comme dans la rue. 

Carmen Suite

Carmen Suite

Les ensembles colorés ont parfois des allures de danse indienne populaire, mais les solistes sont considérés avec un sens de l’expressivité tout à fait unique. Simon Le Borgne est un Don José où tout dans les postures, le poids sur les épaules et le regard noir font ressentir comment un homme est en train de devenir fou et de s’effondrer intérieurement, après que Carmen lui ait déchiré le cœur en retirant de son torse un dérisoire foulard rouge. Il représente le contraire du danseur doucereusement romantique, et il apparaît tel un garçon auquel le spectateur d’aujourd’hui pourrait facilement s’identifier car il dessine des portraits pulsés et très fortement expressionnistes comme s’il faisait vivre sur scène des personnages peints par Egon Schiele

La manière dont on le voit s’enfermer dans ses obsessions alors que la musique devient circulaire et répétitive à la manière de Philip Glass laissera une empreinte totalement indélébile.

Letizia Galloni (Carmen) et Simon Le Borgne (Don José)

Letizia Galloni (Carmen) et Simon Le Borgne (Don José)

Et dans ce ballet, Carmen, livrée aux élans fluides, aux postures sexuellement provocantes et à la grâce de Letizia Galloni, est parfaitement montrée pour que notre regard voit que tout ce qu’elle incarne est faux et que Don José se leurre, même quand elle semble tendrement compatissante. Il ne s'agit plus du tout d'une œuvre sur la liberté mais sur les erreurs de regard. 

Ida Viikinkoski, formidablement ductile et courbée de douleur pour essayer de faire revenir Don José à la raison, est éblouissante de présence féline ondoyante, et Jonathan Darlington fait vivre la musique avec un très beau relief, ample et chaleureux, tout en restant dans un choix de rythmes précis et mesurés qui créent un liant à la fois dense et fin.

Mathieu Ganio

Mathieu Ganio

Après un tel ouvrage qui occupe la moitié de la soirée, succède une pièce spécialement conçue pour Aurélie Dupont avec laquelle elle fit sa dernière apparition sur scène en juin 2019, 'Another place'.

Sur la ‘Sonate pour piano en si mineur’ de Franz Liszt dont Staffan Scheja adoucit la brutalité et approfondit une lumineuse noirceur, Alice Renavand et Mathieu Ganio, elle, sévère et impressionnante par sa manière de diriger et laisser aller son corps avec un semblant de total détachement, lui, étonnant d’assurance à incarner l’homme ordinaire, se cherchent autour d’une petite table en faisant vivre le pathétique d’un couple qui ne se trouve pas, même dans les reflets des glaces du foyer de la danse qui s’ouvre spectaculairement sur tout le lointain de la scène Garnier.

Regard d'enfant sur Alice Renavand dans 'Another place'

Regard d'enfant sur Alice Renavand dans 'Another place'

L’atmosphère de cette œuvre, belle de désespoir, est ponctuée d’intrépides et dérisoires petits gestes corporels, comme s'il y avait dans ce couple un refus de céder au bonheur romantique, une rigidité intellectuelle qui se garde des illusions.

Et dans la continuité d’un simple fondu enchaîné qui se déroule sur cette même scène totalement ouverte sur ses coulisses sans fard et artifices, un homme en complet beige au regard caché par son chapeau se met à faire des va-et-vient avec un sceau afin de remplir patiemment une baignoire alors que des danseurs et danseuses mollets à vif et vêtus de noir entament une chorégraphie ludique, comme des jeunes de rue qui se retrouvent pour préparer quelque chose d’inattendu, alors que des ombres sinueuses se projettent progressivement au sol.

Alice Renavand et Mathieu Ganio

Alice Renavand et Mathieu Ganio

Les mouvements répétitifs de la musique auxquels répondent ceux de l’homme et des jeunes font énormément penser à l’art vidéographique de Bill Viola qui pousse l’observateur à suivre méticuleusement une scène de vie, dans la nature ou en ville, semblant dérouler son cours à l’infini avant que, subitement, les évènements ne se précipitent et bousculent tout. 

Cette montée de la cristallisation d’un évènement est ici imagée par la musique qui va crescendo avec des sonorités qui deviennent de plus en plus massives et semblent solidifier la structure de l’orchestration dès lors que la relation entre les jeunes et l’homme vire à la confrontation et la dérision, et s'achève par un splendide et comique pied-de-nez quand ce dernier accélère sa gestuelle brutalement et se jette tout habillé dans le bain qu’il se préparait depuis un quart d’heure.

Boléro de Ravel

Boléro de Ravel

Une façon de finir la soirée sur une note de légèreté et d’absurde qui invite à sourire de la vie de manière désabusée.

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