Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Die Teufel von Loudun (Krzysztof Penderecki – Hambourg, 1969) Représentation du 14 mars 2023
Bayerische Staatsoper - Munich
Jeanne Ausrine Stundyte
Claire Ursula Hesse von den Steinen
Gabrielle Nadezhda Gulitskaya
Louise Lindsay Ammann
Philippe Danae Kontora
Ninon Nadezhda Karyazina
Grandier Nicholas Brownlee
Vater Barré Jens Larsen
Baron de Laubardemont Vincent Wolfsteiner
Vater Rangier Andrew Harris
Vater Mignon Ulrich Reß
Adam, Apotheker Kevin Conners
Mannoury Jochen Kupfer
d'Armagnac Thiemo Strutzenberger
de Cerisay Barbara Horvath
Prinz Henri de Condé Sean Michael Plumb
Vater Ambrose Martin Snell
Bontemps Christian Rieger
Gerichtsvorsteher Steffen Recks
Direction Musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Simon Stone (2022)
La reprise de ‘Die Teufel von Loudun’ qui fit son entrée au répertoire de l’Opéra de Munich le 19 juin 2022, alors que Hambourg, à la création, puis Stuttgart, Berlin ou bien Cologne avaient bien auparavant accueilli le premier opéra de Krzysztof Penderecki, s’inscrit dans une volonté de Serge Dorny de promouvoir des œuvres créées après 1945, et de montrer que la dureté de son intrigue tire les leçons des souffrances infligées par les grands états autoritaires du XXe siècle, tout en laissant la responsabilité au spectateur de mesurer les menaces qui pèsent encore aujourd’hui sur les sociétés du monde contemporain.
Ausrine Stundyte (Jeanne)
Suite à la commande de Rolf Liebermann, intentant de l’Opéra de Hambourg de 1957 à 1972, le compositeur polonais a lui même rédigé un livret sur la base du drame que l’écrivain John Whiting a tiré du livre ‘Die Teufel von Loudun’ (1952) d’Aldous Leonard Huxley qui relate les évènements qui survinrent en 1634 dans la commune de Loudun située au nord de Poitiers.
A cette époque, Louis XIII et Richelieu souhaitaient détruire nombre de forteresses françaises, au moins par soucis d’économie, sinon pour fragiliser les protestants qui y trouvaient refuge.
A Loudun, Urbain Grandier, originaire du diocèse du Mans, s’opposa aux décisions du pouvoir royal, alors que ses aventures féminines commençaient à être bien connues. Mais au même moment, des Ursulines furent sujettes à des crises obsessionnelles et l’une d’elle, Jeanne, crut reconnaître le fantôme de Grandier.
L’affaire fut remontée à Richelieu qui envoya le Baron de Laubardemont, d’abord pour régler la question de la destruction du château de Loudun, puis pour s’occuper de l’affaire des possédées.
Pendant ce temps, les tentatives d’exorcismes menées par les Pères Mignon, Barré et Rangier échouèrent, et Grandier fut arrêté, questionné et jugé le 18 août 1634, et enfin torturé et exécuté.
A travers cette histoire sordide, l’œuvre de Krzysztof Penderecki soulève des questions sur le célibat des prêtres, sur l’intolérance religieuse, la violence du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux, mais aussi sur les mécanismes sociaux qui ont légitimé les dictatures au XXe siècle.
Après sa création, ‘Die Teufel von Loudun’ fut retouché à plusieurs reprises jusqu’en 2012, mais c’est la version originale qui est présentée à l’Opéra de Bavière, car sa partition laisse plus de degrés de liberté interprétatifs au chef et aux musiciens, ce qui est beaucoup plus stimulant.
L’abstraction de la musique n’est pas sans rappeler celle de Pascal Dusapin, où l’on retrouve d’étranges formations diffuses de textures originelles d’où émergent des chœurs liturgiques, et l’orchestre est prodigieusement étoffé en percussions qui recouvrent la totalité de l’arrière plan de la fosse.
Les basses entretiennent une tension sous-jacente permanente, les cordes arborent des frémissements mystérieux, des structures complexes et torturées soulignent les moments d’angoisse, et admirer la gestique parfaitement réglée de Vladimir Jurowski, qui domine un tel ensemble, fait partie du spectacle en lui même.
Nadezhda Karyazina (Nineon) et Nicholas Brownlee (Grandier)
Simon Stone a conçu un décor massif et cubique pivotant qui permet un enchaînement fluide des trente tableaux de l’ouvrage. Escaliers de la citadelle, chambre intime, petite chapelle des Ursulines, grand parvis d’un sanctuaire et cellule de prison, défilent dans une ambiance bleu-obscur. Et si les habits des religieuses restent intemporels, les citadins sont, eux, habillés en style contemporain.
La dramaturgie est parfaitement lisible, et le fait que ‘Die Teufel von Loudun’ comporte une forte dimension de théâtre parlé permet au metteur en scène de travailler, avec les chanteurs, le réalisme de chaque personnage de façon approfondie.
Ausrine Stundyte est une artiste très intéressante pour le rôle de Jeanne, car elle est sait naturellement incarner des femmes sexuellement puissantes. La noirceur et le brillant métallique de son timbre de voix font ressentir une animalité blessée, et elle préserve un jeu sobre de telle manière à créer une opposition entre la nature spirituelle qu’elle représente et les tensions intérieures de son héroïne.
Tous ses partenaires s’inscrivent dans la même expressivité théâtrale qui crée une unité d’ambiance à la dureté implacable. Le baryton américain Nicholas Brownlee possède une forte présence physique et vocale, une massivité un peu brute et très colorée qui s’impose avec une soudaineté impressionnante, et il peut être très émouvant quand il défend la nature hédoniste de Grandier qui considère que c’est à travers ses aventures féminines qu’il exprime le mieux sa vie.
Ulrich Reß (Vater Mignon) et Ausrine Stundyte (Jeanne)
Dans la dernière partie, Simon Stone décrit sous forme de passion du Christ le supplice que vit Grandier au cours de sa marche ensanglantée à travers la ville, en montrant chaque habitant au visage fantomatique lui donner une frappe comme pour décharger sur lui leurs propres frustrations.
Il s’agit probablement de l’image de la plus puissante, car elle met en garde vis-à-vis de l’agressivité refoulée qui n’attend qu’une situation politique favorable pour pouvoir se libérer.
La scène de torture est difficilement soutenable, mais, à son point paroxysmique, le plateau tournant fait disparaître la chambre de torture alors que l’orchestre se déchaîne en un grand fracas qui exprime les cris d’horreur et de souffrance du condamné (on pense beaucoup au cri de désespoir de Katerina au dernier acte de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ de Dmitri Chostakovitch).
Vladimir Jurowski entouré de Nicholas Brownlee et Ausrine Stundyte
Et tous les représentants étatiques et ecclésiastiques, Père Barré, le Baron de Laubardemont, Père Rangier et Père Mignon, respectivement chantés par Jens Larsen (absolument terrible), Vincent Wolfsteiner, Andrew Harris et Ulrich Reß (à la retraite depuis juillet 2022, mais toujours disponible pour certains rôles), sont tellement crédibles et révulsifs qu’il devient presque difficile de les dissocier de leurs rôles lorsqu’ils réapparaissent au salut final.
Seule interprète à la fraîcheur moderne et virtuose, la jeune soprano grecque Danae Kontora offre également à Philippe une joie de vivre piquante et une luminosité qui contrastent avec les autres caractères plus sombres du drame.
Orchestre phénoménal de précision dont la patine ambrée se révèle fort malléable, chœur d’un fondu musical plaintif et harmonieux, tout concorde dans cette scénographie à créer un véritable malaise tout en chevillant le cœur du spectateur à la destinée d’un homme qui ne cesse de répéter depuis le début qu’il ne s’en ait pris à personne.
Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille
Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski
Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil Nouvelle production
Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h
Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)
Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).
Hamlet - Acte 1, premier tableau
Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.
Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet
Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.
Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos.
Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.
Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin
Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.
C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - etMagdalena Cieleckadans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre. Hasard annonciateur?
Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)
Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.
Clive Bayley (Le Spectre)
Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.
Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)
Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.
Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.
Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.
Ludovic Tézier (Hamlet)
L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.
Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.
La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre.
Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)
Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.
Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)
Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.
Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Le IVe acte est le plus flamboyant. ‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - . Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.
Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.
A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.
Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)
Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.
Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)
C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.
Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil
Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.
A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.
Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.
Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans ‘Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’- 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’- 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.
Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.
Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou
Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir.
Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)
Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.
Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.
Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)
Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.
Ludovic Tézier (Hamlet)
Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.
Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.
Ludovic Tézier (Hamlet)
D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.
Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.
Lisette Oropesa (Ophélie)
Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.
Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.
Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin
Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.
Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud
Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.
La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.
Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski
Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.
Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.
Leonard Bernstein / Jake Heggie / John Adams
Concert du 23 février 2023
Auditorium de Radio France
Leonard Bernstein (1918-1990) : Candide, ouverture (1956) Jake Heggie (né en 1961) : Camille Claudel : Into The Fire (2012) John Adams (né en 1947 ) : Harmonielehre (1985)
Mezzo-soprano Joyce DiDonato
Direction musicale Pierre Bleuse Orchestre National de France
Cette soirée du 23 février 2023 restera sans doute inoubliable pour le public de l’auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique au point que l’on peut déplorer qu’une plus grande publicité n'ait été faite pour ce concert 100 % américain qui méritait une salle comble.
Sous forme de mise en bouche, l’étincelante ouverture de ‘Candide’ de Leonard Bernstein est d’emblée une bouffée d’optimisme à l’effervescence bien rythmée qui laisse la plénitude du son s’épanouir, ce qui permet à Orchestre National de France d’offrir une première démonstration de l’ampleur de ses couleurs.
Joyce DiDonato
Magnifique et vêtue d’une robe aux reflets grenats et prompte à entrer dans les états d’âme recueillis de Camille Claudel, Joyce DiDonato fait une entrée chaleureuse et émue, sous les applaudissements du public mais aussi de Pierre Bleuse, car elle s’apprête à offrir à l’assistance, en première pour la France, son interprétation d’’Into The Fire’ dont elle avait assurée la première mondiale 11 ans plus tôt, le 04 février 2012, au Herbst Theater de San Francisco.
A ce moment là, Jake Heggie avait composé cet hommage à la muse de Rodin pour un quatuor à cordes, une forme plus intime et introspective que la version orchestrale jouée ce soir, dont l'arrangement fut achevé trois ans plus tard pour le Berkeley Symphony, en décembre 2014.
Sur des textes de Gene Scheer, auteur et compositrice américaine, les huit poèmes symphoniques racontent l’absence, l’attachement, le manque et des étreintes évanouies de la sculptrice, jusqu’au délire paranoïaque et la solitude de l’asile psychiatrique.
Joyce DiDonato et Pierre Bleuse
L’amateur d’opéra ne peut s’empêcher de reconnaître, dès la première pièce intitulée ‘Rodin’, des réminiscences de la scène de la tour de ‘Pelléas et Mélisande’ qui reviendront à plusieurs reprises dans les autres passages. Le texte est d’ailleurs très explicite, peut-être par hasard, dans ‘La petite châtelaine’, lorsque sa mère évoque ses sorties la nuit par la fenêtre de la tour.
Mais on pense aussi au sentimentalisme du ‘Werther’ de Massenet dès le début, ou bien, dans ‘Shakuntala’, à un orientalisme mauresque où Joyce DiDonato fait une démonstration d’ornementations nuancées et de colorations passionnées d’une intensité fabuleuse. La tension corporelle qui l’anime atteint son paroxysme à ce moment précis.
Joyce DiDonato
Et puis il y a aussi ces évanescences minimalistes qui évoquent les compositions de Philip Glass dans ‘The Gossip’, puis un retour, dans l’épilogue, à ce mélange subtil de romantisme et de symbolisme présent au début.
Cette très belle musique aux tissures délicates fait voyager, mais aussi fait progressivement remonter des émotions profondes dans un esprit de sérénité très mystérieux.
Applaudissements nourris, galvanisés par un spectateur, assis au parterre, très enthousiaste qui cherche à entraîner avec lui toute la salle, cette première partie est autant un hommage à Jake Heggie qu’à une artiste aussi merveilleuse et bienveillante que Joyce DiDonato.
L'Orchestre National de France
Changement d’atmosphère en seconde partie, où Pierre Bleuse va se lâcher et électriser l’Orchestre national de France surmonté par une impressionnante rangée de percussions et de vibraphones.
‘Harmonielehre’ fut créée le 21 mars 1985 au Davies Hall de San Francisco. Cette symphonie en trois mouvements est née d’un rêve de John Adams, ce qui autorise pleinement l’auditeur à laisser courir son imagination sur une musique de conception minimaliste, mais qui s’ouvre sur des paysages grandioses et une ampleur d’où peuvent surgir des accélérations rythmiques qui catalysent une énergie phénoménale.
Pierre Bleuse
Le chef d’orchestre français, qui dirigera l’Ensemble intercontemporain à partir de la saison prochaine, est impressionnant d’enthousiasme. Sens inné de la tension physique, drainé par une exaltation quasi hallucinée, il fait ressortir l’étrange dimension wagnérienne de l’œuvre d’autant plus aisément que l’Orchestre National de France en a l’envergure.
A plusieurs moments, le sentiment d’être aspiré dans un univers cosmique vertigineux devient très intense, et cette sensation nous fait perdre tous nos repères quand l’ivresse sonore l’emporte. Et visiblement, les musiciens sont eux-mêmes subjugués par ce véritable monstre musical qu’ils engendrent, respectant la complexe mécanique musicale tout en faisant s'enchevêtrer les multiples nappes sonores avec un art de la fusion splendide.
Un concert dont on sort estomaqué et heureux d’avoir été aussi submergé par une telle impression de grandiose et d’excès.
Achille in Sciro (Francesco Corselli – Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, 8 décembre 1744) Représentation du 19 février 2023
Teatro Real de Madrid
Lycomède Mirco Palazzi
Ulysse Tim Mead
Deidamia Francesca Aspromonte
Teagene Sabina Puértolas
Achille / Pyrrha Gabriel Díaz
Arcade Krystian Adam
Néarque Juan Sancho
Direction musicale et clavecin Ivor Bolton
Mise en scène Mariame Clément (2020) Orquesta Barroca de Sevilla
Chœur titulaire du Teatro Real de Madrid Coproduction Theater an der Wien
Œuvre reconstituée par l’Instituo Complutense de Ciencas Musicales (ICCMU) – Édition critique de Alvaro Torrente
En introduction du livret distribué au public venu assister à ’Achille in Sciro’ de Francesco Corselli, Gregorio Marañon, le président du Teatro Real, rappelle que, le 17 mars 2020, la première de cette recréation fut douloureusement suspendue à cause de l’épidémie de covid-19.
Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha) et Francesca Aspromonte (Deidamia)
3 ans plus tard, cet opéra créé sous le règne de Philippe V, petit fils de Louis XIV, peut être enfin redécouvert. Francesco Corselli est un compositeur italien qui naquit à Piacenza en 1705 et écrivit son premier opéra ‘La venere placata’ pour Venise en 1731. Il intégra la cour d’Espagne en 1734 où il composa un grand nombre d’œuvres religieuses, puis présenta en 1738, à l’occasion du mariage de l’Infant Charles III et de Marie-Amélie de Saxe ,‘Alessandro nelle Indie’, son premier opéra qui soit basé sur un texte de Métastase.
Il y en aura cinq autres dont ‘Achille in Sciro’ qui fut d’abord mis en musique par Antonio Caldara en 1736, pour Vienne, puis par Dominico Natale Sarro pour l’inauguration de Teatro san Carlo de Naples le 4 novembre 1737.
Sur ce même texte, Francesco Corselli composa une nouvelle musique destinée à célébrer le mariage de l’Infante d'Espagne Maria Teresa Rafaela avec le Dauphin Louis de France (fils de Louis XV), et la création eut lieu au Real Colisea del Buen Retiro de Madrid, le 8 décembre 1744.
Tim Mead (Ulysse)
L’œuvre ne fut plus reprise en Espagne par la suite. Dans sa volonté de mettre en valeur une partie du patrimoine musical espagnol, le Teatro Real de Madrid lui offre ainsi un magnifique écrin dans une mise en scène et une interprétation musicale qui la servent très bien.
Métastase s’est inspiré d’un épisode qui n’est pas relaté dans l’Iliade mais bien plus tard par le poète napolitain Stace (40-96) à travers son épopée inachevée ‘Achilleis’, qui devait raconter l’enfance d’Achille jusqu’à la Guerre de Troie.
Il s’agit d’une réflexion enjouée sur le dilemme entre l’engagement amoureux et la conquête vers la gloire que l’environnement et la hiérarchie sociale font peser sur les hommes.
Francesca Aspromonte (Deidamia)
Thétis, Néréide et mère d’Achille, sachant que son fils mourra lors de la prise de Troie, l’envoie à la cour du Roi de Skyros, Lycomède, déguisé en femme de la cour sous le nom de Pyrrha (‘La rousse’ en grec ancien). Il tombe amoureux de la fille du Roi, Déidamie, mais l’arrivée d’Ulysse sur l’île va aboutir au dévoilement du travestissement du guerrier grec.
Dans sa première partie, l’œuvre produit un complexe mélange de sexes et de genres dans un esprit de mascarade inhérent à l’époque baroque, et l’on peut même voir dans cette production de Mariame Clément un chanteur incarnant un homme déguisé en femme, Achille, embrasser furtivement une chanteuse incarnant un homme, Teagene.
Sabina Puértolas (Teagene)
Pour la petite histoire, cette légende d’Achille fut pour la première montée en opéra sous le titre ‘La finta pazza’ par Francesco Sacrati (Bologne, 1641), qui est considéré comme le premier opéra qui fut joué en France en 1645, à la salle du Petit Bourbon, à l’initiative du Cardinal Mazarin.
Quelques années plus tard, Giovanni Legrenzi composa également pour le Teatro di Santo Stefano de Ferrare, en 1663, ‘L’Achille in Sciro’.
C’est dire que ce thème a parcouru l’histoire de l’opéra baroque pendant un siècle jusqu’à l’ultime version de Francesco Corselli en passant même par le dernier opéra de Georg Friedrich Haendel, ‘Deidamia’, écrit pour Londres en 1741.
Francesca Aspromonte (Deidamia)
Pour son retour sur la scène du Teatro Real de Madrid où il interprétait ‘La Calisto’ de Cavalli en mars 2019, l’Orquesta Barroca de Sevilla rend à la musique de Corselli toute sa fougue, augmentée par une caractérisation très affûtée des instruments à vent, le poli des cuivres sonnant avec clarté et pureté, notamment. Les nombreux aria da capo ne sont pas sans laisser une impression de répétition, et il manque dans l’écriture de longues plages de respiration, ces magnifiques largo qu’Haendel, par exemple, savait composer.
Mais l’esprit est à l’action et à l’optimisme, et Ivor Bolton s’avère être un efficace maître du tempo et de enchevêtrement théâtral et musical. L’écoute de cette belle pâte sonore, nourrie et vivante, est par ailleurs un plaisir entêtant de l’instant qui dynamise l’intériorité de l’auditeur.
Dans le rôle principal, Gabriel Díaz assure le remplacement de Franco Fagioli, souffrant, et apporte une coloration ample et sombre à Achille qui évoque un fort sentiment mélancolique et dépressif. L’endurance de ce jeune chanteur sévillan est fortement mise à l’épreuve et s’avère solide pour surmonter ses nombreux airs.
Tim Mead, en Ulysse, bien que lui aussi guerrier, fait ressentir une tendresse un peu lunaire. Il n’a pas autant à chanter que Gabriel Diaz, mais il est assez séduisant de constater que ses interventions invitent à la rêverie. Le contraste entre ce qu’évoquent ces deux chanteurs et les personnages mythologiques qu’ils représentent est absolument déroutant.
Juan Sancho (Néarque) et Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha)
Émouvante, excellente actrice, et douée d’une fraîcheur de timbre charmante qui s’apprécie dans les moments les plus délicats, Francesca Aspromonte colore de multiples états d’âme Deidamia, à la fois femme amoureuse, heureuse de vivre, mais aussi qui aspire à une grande liberté d’être.
Cela permet aussi à Sabina Puértolas de s’affirmer en Teagene comme une étourdissante technicienne, à manier les trilles et la vélocité expressive qui déploient ainsi un personnage vaillant et d’apparence sans peur. Autant Francesca Aspromonte est d’approche mozartienne, autant la soprano espagnole est totalement impliquée dans la tonalité baroque, avec des petites intonations assombries, et fait preuve d’un panache à l’effet très réussi.
Gabriel Díaz (Achille / Pyrrha), Tim Mead (Ulysse) et Krystian Adam (Arcade)
Deux ténors se présentent comme les reflets d’Achille et Ulysse. Néarque, le tuteur du premier, est interprété par Juan Sancho, chanteur à l’abatage certain qui a des qualités déclamatoires très expressive, mais Krystian Adam décrit un Arcade, le confident du second, plus posé, au timbre plus riche qui prend encore plus possession de la salle.
Enfin, Mirco Palazzi incarne un Lycomède adouci mais avec une élocution peu contrastée, ce qui rend son personnage trop monotone.
Non sans un certain opportunisme, Mariame Clément insiste sur la dimension ‘queer’ de cet opéra baroque, et fait beaucoup appel à des coloris et des lumières dans les teintes rose-orangé, sans virer au kitsch pour autant. Elle choisit le cadre d’une grotte, qui évoque beaucoup la grotte de Vénus de Louis II Bavière, surtout lorsqu’ Ulysse approche de Skyros en barque. La présence une jeune aristocrate royale du XVIIIe siècle fait pencher pour l’interprétation d’un rêve dans un lieu qui sert de refuge.
Mariame Clément imprime un excellent rythme et beaucoup d’effets de surprise dans la gestion des apparitions des divers protagonistes, en faisant de cet opéra une brillante comédie de bon goût. Elle donne au chœur – qui n’a que trois interventions - une présence vivante et naturelle, et on voit qu’il s’agit d’une metteur en scène qui sait diffuser dans son spectacle sa propre personnalité avec finesse.
Gabriel Díaz, Francesca Aspromonte, Ivor Bolton, Gabriel Díaz et Sabina Puértolas
Pour montrer comment l’œuvre bascule de la confusion des genres inhérente à l’esprit du XVIIe siècle à un nouvel humanisme classique, des reproductions de statues sont insérées dans le décor, et une saisissante proue de navire apparaît au moment où l’heure du départ approche. On serait tenté de voir en Deidamia une autre Didon qui en veut à celui qui la quitte, mais ici, la rancœur est très passagère, et l’acceptation que le devoir est le plus fort est significatif de la morale que Corselli souhaitait présenter à la cour royale.
La démonstration qu’il s’agit d’un ouvrage qui sonne comme un adieu tout en sourire à une certaine époque est tout à fait convaincante, et de plus, il enrichit notre regard sur une légende qui a longtemps nourri l’histoire de l’opéra italien avant que de nouvelles formes musicales ne prennent la suite.
Concerto pour clavecin*, flûte, hautbois, clarinette, violon, et violoncelle (Manuel de Falla - Barcelone, 1926)
Pulcinella (Igor Stravinsky - Opéra de Paris, 1920 – réarrangement en suite, 1922)
El Retablo de Maese Pedro (Manuel de Falla - Version de concert à Sevilla, 23 mars 1923, et Version scénique à Paris - Hôtel de Polignac, le 25 juin 1923)
Représentation de concert du 18 février 2023
Teatro Real de Madrid
Maese Pedro Airam Hernández
Don Quijote José Antonio López
Trujamán Héctor López de Ayala Uribe
Direction musicale Pablo Heras-Casado Mahler Chamber Orchestra
Claveciniste Benjamin Alard * Clave donado generosamente por Rafael Puyana al Archivo Manuel de Falla
Pour le centenaire de la création d’El Retablo de Maese Pedro’ (Les Tréteaux de Maître Pierre), le Teatro Real de Madrid présente, pour une seule soirée, un programme qui rend hommage à l’admiration du compositeur espagnol envers Igor Stravinsky, qu’il rencontra pour la première fois en France en 1916.
Pablo Heras-Casado et le Mahler Chamber Orchestra
En effet, après la Première Guerre mondiale, et dans un mouvement de prise de distance avec les influences nationalistes, Stravinsky développa une écriture néoclassique. Manuel de Falla fut lui aussi inspiré par ce style moins débordant et d’apparence plus rationnel auquel il se consacra dès qu’il s’installa à Grenade en 1920.
Le programme de ce soir qui rapproche le ‘Concerto pour clavecin’, la suite ‘Pulcinella’ d’Igor Stranvinsky et ‘El Retablo de Maese Pedro’, tous trois composés après 1920, amène l’auditeur à se laisser imprégner par cette sensibilité musicale née dans l’entre Deux-Guerres.
Héctor López de Ayala Uribe (Trujamán) et Airam Hernández (Maese Pedro)
Pour le 'Concerto pour clavecin, flûte, hautbois, clarinette, violon, et violoncelle', Pablo Heras-Casado a disposé les musiciens de façon à ce que le claveciniste soit placé à l’avant, auprès de lui, les 5 autres solistes étant disposés en cercle tout autour d’eux.
L’atmosphère est intime et détendue, et les sonorités pleines et chaleureuses font sentir la matière même des bois dans un esprit un peu ancien. Le très agréable délié du clavecin – instrument légué par Rafael Puyana (1931-2013), le dernier élève de Wanda Landowska, célèbre claveciniste que connut Manuel de Falla -, ne prend pas l’avantage et s’insère dans l’exécution d’ensemble dont la rythmique, d’apparence un peu mécanique et bien réglée, respire la joie de vivre, au lieu d’accentuer la sévérité des tempi.
Le hautboïste moscovite Andrey Godik se distingue aussi par la noblesse et la fluidité de son souffle.
On retrouve cette approche humble qui cultive le goût pour l'authenticité dans l’interprétation de la suite de ‘Pulcinella’, suite symphonique qu’arrangea Igo Stravinsky à partir de sa propre musique de ballet ‘Pulcinella’, elle même dérivée de la transposition de partitions de Pergolese (‘Il Flaminio’, ‘Lo frate ‘nnammorato’, ‘Luce degli occhi miei’, ‘Sinfonia for cello and basso’), de sonates de Domenico Gallo, du ‘concerto armonico n°2’ de Unico Wilhelm van Wassenaer, de suites pour clavecin de Carlo Monza, et même d’un air italien d’Alessandro Parisotti.
Pablo Heras-Casado fait corps avec les musiciens du Mahler Chamber Orchestra afin de dépeindre des lignes légères et heureuses, où la poésie rêveuse des bois – un second hautbois s’est substitué à la clarinette du concerto pour clavecin – et la clarté solaire des cuivres offrent les baumes les plus empreints de douceur.
José Antonio López (Don Quijote)
Et en seconde partie, le clavecin de Benjamin Alard, délicat interprète de Bach, retrouve sa place au sein de l’orchestre pour jouer ‘El Retablo de Maese Pedro’, donné en version de concert comme lors de sa création à Séville le 23 mars 1923.
Le livret, offert gratuitement par le Teatro Real, reproduit en couleurs le programme de la création scénique parisienne qui eut lieu le 25 juin 1923 dans le salon musical de l’Hôtel de la Princesse Edmund de Polignac, situé aujourd’hui avenue Georges Mandel face à l’ancien appartement de Maria Callas.
A Paris, Henri Casadesus était le joueur de Harpe et de Luth, et Wanda Landowska, la claveciniste. Cette dernière écrivit d’ailleurs un très beau texte sur les éclairs rythmiques et le ruissellement flamboyant du ‘Roi des instruments’.
Pablo Heras-Casado
Ce petit opéra s’inspire des XXVe et XXVIe chapitres de la seconde partie du ‘Don Quichotte’ de Miguel Cervantes, et raconte l’histoire, à travers un théâtre de marionnettes, de la délivrance de Mélisandre détenue par les Maures d’Espagne à Sansueña (ancien nom de Saragosse).
En spectateur captivé, Don Quichotte, confondant théâtre et réalité, finit par détruire les marionnettes pour sauver sa dulcinée.
Le rôle du narrateur, Trujamán, est incarné par l’un des petits chanteurs de la JORCAM, Héctor López de Ayala Uribe, à la voix haute et agile très piquée, qui instille candeur et pureté, celui de Maese Pedro est chanté par Airam Hernández, ténor au timbre franc et clair, et celui de Don Quichotte est confié à José Antonio López, doté de colorations sombres et ambrées homogènes tout en restituant une caractérisation relativement sage.
José Antonio López, Héctor López de Ayala Uribe, Airam Hernández, et en arrière plan, Pablo Heras-Casado et Benjamin Alard
Les tissures orchestrales sont un fin alliage de cordes et de patine cuivrée au raffinement enjôleur, des cadences palpitantes soutiennent l’articulation du chant, et, à défaut de représentation scénique, la vitalité expressive des musiciens participe à l’effervescence grisante insufflée par cette pièce qui ne dure qu'une demi-heure.
On ressort ainsi de ce concert avec un sentiment de plénitude souriante, et une compréhension plus approfondie des influences musicales qui traversent ces trois ouvrages. Par sa précision, son sens de l’équilibre serein et son élégance de geste, Pablo Heras-Casado démontre à nouveau la valeur qu’il représente pour le Teatro Real de Madrid.
Lucia di Lammermoor (Gaetano Donizetti – 28 septembre 1835, Naples)
Répétition générale du 16 février et représentations du 28 février et 04 mars 2023
Opéra Bastille
Lucia di Lammermoor Brenda Rae
Lord Enrico Ashton Mattia Olivieri
Sir Edgardo di Ravenswood Javier Camarena
Lord Arturo Bucklaw Thomas Bettinger
Alisa Julie Pasturaud
Raimondo Bidebent Adam Palka
Normanno Eric Huchet
Mise en scène Andrei Serban (1995)
Direction musicale Aziz Shokhakimov
Créée sur la scène Bastille le 26 janvier 1995, pour les débuts à l’Opéra national de Paris de Roberto Alagna, la production de ‘Lucia di Lammermoor’ mise en scène par Andrei Serban est la seule avec celle de ‘Madame Butterfly’ imaginée par Robert Wilson a avoir traversé le temps depuis le mandat de Pierre Bergé.
A l’époque, cette production n’avait pas manqué de s’attirer les critiques perplexes des esprits conventionnels qui regrettaient l’absence de romantisme inhérent à la nouvelle de Walter Scott, ‘La Fiancée de Lammermoor', qui se déroule originellement au creux des collines de Lammermuir situées au sud-est d’Edimburg.
Pourtant, 28 ans plus tard, elle démontre à quel point elle était en avance sur son temps.
Brenda Rae (Lucia di Lammermoor) et Javier Camarena (Sir Edgardo di Ravenswood)
Au centre d’une arène militaire totalement fermée par des murs circulaires très élevés, son atmosphère oppressante tend à déposséder la jeune fille de sa liberté d’être, malgré sa faculté à vivre dans l'imaginaire du rêve, parmi tous ces hommes qui s’entraînent de manière athlétique. Un peu plus en hauteur, les notables en complets et hauts-de-forme noirs surveillent que les attentes sociales qui pèsent sur Lucia soient bien atteintes. Les enchevêtrements de passerelles, tréteaux, cordes et échelles dentées ne font qu’accentuer l’impression stressante du décor.
Et de voir ce monde masculin se faire complice d'un tel système oppressif peut induire un sentiment de révolte constant chez l’auditeur, même si quelques moments de poésie, entretenus par des lueurs bleu-nuit et mauve afin d’occulter la tristesse de l’enceinte, sont préservés.
C’est dire à quel point la modernité du sujet, toujours actuelle dans certains milieux sociaux, est mise en évidence et passe bien avant les évocations brumeuses et romantiques du livret original.
Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton)
Pour cette huitième reprise, le rôle-titre est confié à Brenda Rae qui, jusqu’à présent, n’avait fait qu’une brève apparition au Palais Garnier, le 28 octobre 2012, en chantant à l’avant-scène le rôle d’Anne Trulove dans ‘The Rake’s Progress’ d'Igor Stravinsky, en remplacement d’Ekaterina Siurina qui était souffrante.
Sa vocalité s’inscrit véritablement dans une esthétique moderne et virtuose, avec suffisamment de souplesse, au service d’une expression affinée qui va de pair avec un jeu très fouillé. S’appuyant sur des couleurs de voix claires et complexes aux vibrations ombrées, et des variations aiguës soudainement puissantes, elle dépeint un personnage vivant aux instincts sauvages. En première partie, c’est cette recherche d’expressivité théâtrale qui est mise en avant – son langage corporel saisissant semble traduire toutes les distorsions qu’elle vit -, ainsi que les coups d’éclats vocaux qui prennent un aspect spectaculaire, mais les passages plus intériorisés ont tendance à trop se fondre dans le tissu orchestral.
Cependant, à partir du meurtre d’Arturo Bucklaw, sa folie délirante révèle un art très cristallin et nuancé, tout en maîtrise dans les suraigus qui lui permettent de décrire une féminité intime mais brisée. Son isolement désespéré n'en est que plus poignant.
Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)
Chaleureux, aux intonations mêlant voix d’ange et virilité mélancolique, Javier Camarena n’impose pas une personnalité démonstrative, mais plutôt une forme de fierté tendre qui sera fortement secouée au moment de la révélation de l’acte de mariage entre Lucia et Bucklaw. Le timbre est d’une très agréable homogénéité, même dans les moments de grande tension, rayonnant et crépusculaire dans le grand air final d’Edgardo chanté en suspension au moment où il invoque sa propre tombe.
Mattia Olivieri (Lord Enrico Ashton) et Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)
En Lord Ashton, Mattia Olivieri fait des débuts très accrocheurs à l’Opéra national de Paris. Ce jeune baryton italien a, certes, une très belle allure, mais fait surtout découvrir un chant racé, un mordant très franc, et une grande assurance alliée à une impulsivité où une animalité sous-jacente est dangereusement à la manœuvre. Excellent acteur, ombreux et inflexible, la noirceur dont il s’imprègne n’est pas teintée d’ironie et traduit un esprit ferme. Dans son échange avec Lucia, il fait d’ailleurs très bien ressortir la terreur qui anime Ashton à l’idée de disparaître socialement si elle ne se marie pas avec Bucklaw.
Brenda Rae (Lucia di Lammermoor)
Autre participant à la perte de Lucia, Raimondo, le chapelain, est lui aussi insoutenable par sa manière de se présenter comme un représentant de Dieu. Adam Palka lui prête un jeune timbre de basse d’une grande noblesse qui se renforce au cours de la représentation. Cette couleur subtilement fumée est parfaite pour suggérer la destinée funèbre qui attend l’héroïne.
Enfin, les rôles secondaires ont tous une personnalité bien démarquée, Eric Huchet qui tire sur le portrait de caractère pour Normanno, Thomas Bettinger qui donne un faux charme à Lord Arturo Bucklaw, personnage tout à fait inconsistant, et Julie Pasturaud qui fait résonner en Alisa de beaux graves bien corsés.
Aziz Shokhakimov
Pour sa première dans la fosse Bastille, le jeune chef d’orchestre ouzbek Aziz Shokhakimov, nouveau directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis la saison 2021/2022, imprime un style tonique qui marie harmonieusement les timbres des vents, cordes et percussions afin de préserver un éclat luxueux à la matière sonore. Le lyrisme des instruments solistes est superbement mis en valeur (hédonisme des accords de harpe, délié nostalgique du hautbois) dans un esprit sensuel et attentif qui veille à la cohésion d’un ensemble où les chœurs bien chantants représentent la société oppressive dominante tapie dans les hauteurs en attendant le drame.
Javier Camarena et Brenda Rae (Répétition générale)
Bien mieux qu’une œuvre qui ne serait que prétexte à exhalations belcantistes, cette production de ‘Lucia di Lammermoor’, confiée à des interprètes signifiants, démontre totalement sa portée universelle, sous une forme qui accentue l'effet glaçant d'un système de négation de la liberté féminine poussée à son extrême.
Eric Huchet, Javier Camarena, Aziz Shokhakimov, Ching-Lien Wu (cheffe des chœurs), Brenda Rae et Mattia Olivieri
Complément du 28 février 2023 : à l'issue de la représentation du 28 février 2023 jouée devant une salle pleine, Javier Camarena, pourtant annoncé souffrant, ce qui se ressentait peu, et Brenda Rae ont reçu un accueil dithyrambique de la part du public après une incarnation poignante et d'un formidable raffinement vocal.
Javier Camarena et Brenda Rae au rideau final de Lucia di Lammermoor, le mardi 28 février 2023.
Didon et Enée / Erwartung (Henry Purcell / Arnold Schönberg, 1689 / 1909)
Représentations du 29 janvier et 01 février 2023
Bayerische Staatsoper - Munich
Didon et Enée
Didon Ausrine Stundyte
Enée Günter Papendell
Belinda Victoria Randem
Vénus Rinat Shaham
La Magicienne Key'mon W. Murrah
La première Sorcière Elmira Karakhanova
Erwartung
Une femme Ausrine Stundyte
Direction musicale Andrew Manze
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp et Katharina Ortmann
Bayerisches Staatsorchester
Extra choeur du Bayerische Staatsoper Opernballett der Bayerischen StaatsoperAaron Amoatey, Erica d'Amico, Ahta Yaw Ea, Amie Georgsson, Moe Gotoda, João da Graca Santiago, Serhat Perhat, The Thien Nguyen
Avec intermède de Paweł Mykietyn
Serge Dorny, le directeur de l'Opéra de Munich, aime rapprocher l'opéra baroque de l'opéra moderne. Cela s'est traduit l'année dernière au festival Ja, Mai où Monteverdi et Haas ont été joués au cours de la même soirée.
Ausrine Stundyte (Didon)
C'est dans ce même esprit qu'il a proposé à Krzysztof Warlikowski de monter deux œuvres célèbres d'Henry Purcell et Arnold Schönberg en les fondant dans le même spectacle.
Cet alliage est rare mais pas inédit, car Christian Tombeil, directeur du Théâtre d'Essen jusqu'en 2023, a mis en scène le diptyque 'Didon et Énée / Erwartung' lors d'une première très appréciée le 20 mai 2007 au Théâtre de Krefeld.
Mais l'écart musicologique est cette fois beaucoup plus important, puisqu'il va s'agir de passer d'un orchestre baroque à un grand orchestre symphonique.
Toutefois, les rôles de Didon et de La Femme sont interprétés ce soir par la même soprano, Ausrine Stundyte, que le metteur en scène connaît bien depuis'Lady Macbeth de Mzensk'(Paris - 2019) et 'Elektra'(Salzburg - 2020).
Ausrine Stundyte (Didon)
Le décor de Małgorzata Szczęśniak est unique et représente, côté cour, une grande pièce d'une maison surélevée, scindable en deux parties, et côté jardin, une forêt matérialisée par quelques troncs d'arbres dressés sur la scène, et qui seront complétés par une impressionnante vidéo grand large en arrière plan.
L' univers d''Erwartung' est donc en place dès le début de la représentation, imprégnant ainsi fortement l'atmosphère de 'Didon et Énée'.
Dans cette première partie, Didon est dépeinte comme une femme victime d'hallucinations mentales, paranoïaque, alors que sur scène s'interpénètrent le présent et ses pensées imaginaires.
Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)
Une voiture, phares allumés tels un regard lumineux, arrive au domicile de Didon avec à son bord Enée, Belinda et la seconde femme (dénommée Vénus ici). Ils semblent n'être là que pour l'assister, alors qu'elle est en proie à des tourments. Mais lorsqu'ils repartent, des silhouettes sombres aux yeux bien marqués se dessinent depuis la forêt.
Puis, le véhicule réapparait entouré cette fois d'une troupe d'artistes insolites accompagnés de Vénus. Dans sa solitude, l'intériorité de Didon se trouve envahie par des angoisses subconscientes.
Car les danses, au nombre de cinq, et les sorcières ont un rôle prédominant dans cet opéra.
Krzysztof Warlikowski fait appel à de jeunes danseurs contemporains, d'origines très différentes, à la fois étranges et d'un fascinant talent à jouer de la souplesse de leurs corps. Ils représentent une force vitale formidable, parfois très sensuelle ou burlesque, qui s'opposent aux troubles morbides de l'héroïne. La magicienne est incarnée par Key'mon W. Murrah, contre-ténor originaire du Kentucky, qui se taille un franc succès avec son chant clair et doucereux, agréablement vibrant. Didon, elle, calfeutrée dans son séjour, appelle à l'aide.
Et alors que, dans le livret original, ces sorcières veulent la destruction de Didon à cause de son statut social, ici elles viennent précipiter le basculement de cette dernière dans la folie.
Victoria Randem (Belinda), Rinat Shaham (Vénus) et Günter Papendell (Enée)
A leur retour, Enée et Belinda constatent l'impossibilité de ramener Didon à la raison, encerclée par les sorcières, si bien que la scène finale, vibrante pour son célèbre 'Remember me', se transforme en un émouvant rituel de mort, sur fond d'éclipse de soleil. Puis, Belinda aide sa compagne résignée à entrer dans un sac de couchage sarcophage - qui porte bien son nom -, afin d'entamer un voyage vers l'au delà inspiré des traditions égyptiennes antiques. Mais un poignard, laissé par Belinda, sera du voyage.
Cette mise en scène d'une résurrection possible traduit, d'une part, les convictions du metteur en scène sur le rapport de la vie à la mort et au temps, mais permet également de créer une transition avec 'Erwartung'.
Ausrine Stundyte (Didon) et Victoria Randem (Belinda)
Dans cette première partie, Victoria Randem, en Belinda, fait sensation avec sa vocalité ambrée, riante et chantante, et participe avec brio à un numéro de danse ondoyant et sensuel. Günter Papendell, en Enée, interprète un homme léger et dragueur mais qui prend aussi les choses au sérieux, et son long chant aux accents plaintifs s'inscrit très bien dans la tonalité baroque de l’œuvre. Rinat Shaham est plus agressive de timbre, mais elle joue aussi avec drôlerie ce qui rend son personnage sympathique.
Elle intervient peu, mais Elmira Karakhanova, en première sorcière au corps filiforme, se révèle très warlikowskienne dans sa manière d'être déjantée.
Key'mon W. Murrah (La Magicienne) et Elmira Karakhanova (La première Sorcière)
Quant à Ausrine Stundyte, si elle n'a pas la sensualité baroque idoine au personnage de Didon, c'est d'abord pour le rôle de composition hors pair qu'on l'apprécie énormément, ainsi que pour les accents d'airain toujours saisissants qui la caractérisent. Et lors de la déploration finale, les fêlures de sa voix dramatique touchent au cœur inévitablement.
Chœur d'une magnifique et apaisante élégie, disposé dans la fosse d'orchestre près des instrumentistes, musiciens insufflant fluidité des lignes et souplesse des jeux de contrastes sous la direction précise et élégante d'Andrew Manze, le tout forme un ensemble prenant auxquels les jeux de lumières colorés réglés par Felice Ross ajoutent leur part d'envoûtement.
Ausrine Stundyte (Didon) et les sorcières
Le voyage vers l’autre monde de Didon se déroule ensuite à travers un rituel d’une dizaine de minutes où les danseurs enchaînent des danses de rue sur une musique spécialement composée par Paweł Mykietyn, le créateur de la plupart des musiques des spectacles de Krzysztof Warlikowski. Sur un rythme lancinant, zébré par la guitare électrique, les spectateurs se laissent prendre par une voix lointaine aux parfums d’orient, et la gestuelle des artistes, harmonieuse et athlétique, laisse transparaître des figures égyptiennes telles que l’on peut en voir sur les monuments ou peintures transmis par cette civilisation.
Cette chorégraphie entrainante, signée Claude Bardouil, a aussi pour fonction de confronter la culture urbaine d'aujourd'hui à ces deux œuvres plus anciennes.
La danse du tunnel vers l'autre monde
En arrière plan, une vidéo filme l’avancée dans un tunnel bariolé de graffitis et de peintures murales, tels des hiéroglyphes modernes. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sont invoquées, et une lumière au loin suggère l’approche d’un autre monde. Même si l’inspiration est celle d’un ancien rite païen, cette vision d’un au-delà lumineux porte aussi en elle une symbolique chrétienne – on pense beaucoup à l’’Ascension des Âmes et le tunnel de lumière’ de Jérôme Bosch -.
Ahta Yaw Ea
D’ailleurs, Krzysztof Warlikowski évoque aussi ce périple vers la mort dans sa production de ‘Tristan und Isolde’ qui sera reprise cette année à Munich.
Et pendant tout le temps de cette danse hypnotique, l’orchestre symphonique s’installe dans la fosse en toute discrétion.
Ausrine Stundyte (La Femme)
A la fin du voyage, Didon, devenue ‘La Femme’, se relève. Apercevant Enée et Belinda faisant l’amour, elle les tue de deux coups de feu à leur retour. ‘Erwartung’ peut donc commencer, et la maison de l’héroïne se sépare en deux, une partie où se trouvent les corps des deux victimes étant entraînée sur un plateau tournant, alors que la seconde partie reste fixe. Et dans cette seconde pièce, un très beau jeune homme (Serhat Perhat) apparaît, alors que depuis le salon principal ‘La Femme’ est prise de délires et d’angoisses tout en observant cet idéal de sensualité qui la fascine.
Serhat Perhat (Le Jeune Homme)
Ausrine Stundyte porte ce rôle extrême comme elle en a tant incarné à travers Elektra ou Katia Ismailova, c'est à dire instinctive et hallucinée, sa voix traduisant une animalité rauque aux accents ensorcelants.
Il ne s’agit plus d’une course dans la forêt à proprement parler, mais de la mise en scène d’un bouclage mental avec ses coups de sang et ses traits de lumières dans un regard perçant. A travers la relation avec le jeune homme qu’elle rejoint au bout d’un moment, le moteur du désir est puissamment activé comme une échappatoire au sentiment de culpabilité qui la rend folle, et les cerfs qui courent à travers une forêt enneigée dans le très beau film projeté en fond de scène accentuent cette symbolique de la puissance vitale. La force émotionnelle d’Ausrine Stundyte a plus à voir avec le feu éruptif que la torpeur dépressive.
Ausrine Stundyte (La Femme)
L’écriture de Schönberg étire les plaintes et susurrements des paroles de ‘La Femme’, et Andrew Manze se veut plutôt hédoniste dans sa restitution sonore, sans forcer les stridences. L’impression d’ensemble est enveloppante et même charmeuse, si bien que c’est la question du désir qui prédomine tout au long de ce poème symphonique.
Ausrine Stundyte (La Femme) et Serhat Perhat (Le Jeune Homme)
Et pour déstabiliser un peu plus l’auditeur, au tout dernier moment, Enée et Belinda se relèvent et reprennent leur vie quotidienne comme si ‘La Femme’ n’existait pas, alors que cette dernière se suicide avec le couteau qui l’avait accompagné lors du voyage vers l’autre monde. On peut y voir une résonance avec la tentation du suicide que connut Schönberg en 1908 lorsqu’il apprit la liaison entre sa femme et le peintre Gerstl. Ce dernier mettra pourtant fin à ses jours une fois sa relation amoureuse finie.
Günter Papendell, Krzysztof Warlikowski, Paweł Mykietyn, Andrew Manze, Małgorzata Szczęśniak, Kamil Polak et Ausrine Stundyte
Ce suicide final signe ainsi la fin des égarements, mais entre temps, les pensées les plus intimes sur la solitude de l’être et les méandres de ses sentiments les plus sombres auront fait leur chemin.
João da Graca Santiago, Amie Georgsson, Serhat Perhat, Moe Gotoda, Erica d'Amico, Ahta Yaw Ea, The Thien Nguyen et Aaron Amoatey
Et du fait que la mise en scène utilise un très vaste espace scénique, il est préférable de l’apprécier avec un peu de distance et de hauteur. D’un point de vue sonore, cela aurait pu sembler problématique dans la première partie baroque de la soirée, cela n’a pourtant pas été le cas, la très bonne acoustique du Bayerische Staatsoper, et ses étonnantes réflexions dans la salle, étant un très précieux atout.
Paweł Mykietyn, Claude Bardouil, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak
I Masnadieri (Giuseppe Verdi - 22 juillet 1847 - Her Majesty's Theatre, Londres)
Représentation du 28 janvier 2023
Bayerische Staatsoper - Munich
Massimiliano Christian Van Horn
Carlo Charles Castronovo
Francesco Igor Golovatenko
Amalia Lisette Oropesa
Arminio Kevin Conners
Moser Alexander Köpeczi
Rolla Jonas Hacker
Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Johannes Erath (2020)
Créé 4 mois seulement après la première de 'Macbeth' à Florence, un coup de génie qui sera remanié dans sa version définitive en 1865, 'I Masnadieri' est issu de la volonté de Benjamin Lumley, le directeur du Théâtre de la Reine (Her Majesty's Theatre), de présenter à Londres une création italienne moderne de Giuseppe Verdi.
Bien que les premières suggestions furent évoquées au début du printemps 1846, ce n'est qu'en décembre que le compositeur parmesan confirma son intention de présenter 'I Masnadieri' sur la base d'un livret élaboré par Andrea Maffei, et inspiré de la pièce 'Les Brigands' de Friedrich von Schiller.
Le poète et traducteur ne retint cependant rien de la critique sociale de la pièce d'origine - une charge contre la tyrannie du Duc de Wurtemberg, créée à Mannheim le 13 janvier 1782 -, et se contenta de mettre en scène une sombre et improbable histoire de famille.
Charles Castronovo (Carlo) et Lisette Oropesa (Amalia)
A entendre ces 'Masnadieri', les passionnés de Schiller seront probablement déçus - Munich est habitué à voir régulièrement sur ses scènes de théâtre 'Die Räuber' -, mais il subsiste la chance de découvrir un rare Verdi de jeunesse, dont la trame de l'histoire se déroule dans une région proche de la capitale bavaroise.
La première de cette production confiée à Johannes Erath eut lieu le 08 mars 2020, avant que tous les théâtres du monde ne soient obligés de fermer leurs portes. Il s'agit donc aujourd'hui d'une véritable découverte musicale pour le plus grand nombre, même si le Gärtnerplatztheater monta l'œuvre en mars 2008 - c'est dire l'importance des 'Brigands' pour cette ville si culturelle -.
Le metteur en scène originaire du Bade-Wurtemberg n'arrive certes pas à augmenter le relief des protagonistes, mais il réussit au moins à laisser planer une atmosphère de fin d'époque avec ce grand décor néo-classique noir et blanc en perspective, précédé d'un double aux lumières cendrées du rideau de l'Opéra de Bavière, comme s'il s'agissait de laisser s'immiscer l'idée que cette institution symbolique pourrait un jour chuter.
Igor Golovatenko (Francesco)
Et, étrangement, Carlo, le fils préféré de Massimiliano, fait beaucoup penser au personnage maudit du Hollandais volant, ce qui est suffisant pour stimuler le romantisme le plus sombre.
Ce spectacle peut aussi compter sur la direction d'Antonino Fogliani qui révèle toutes les inspirations du compositeur.
A travers son style bien pulsé, et un véritable art de la nuance qu'il exerce même dans les cabalettes aux rythmes les plus systématiques, il alloue un véritable espace de respiration aux chanteurs.
Mais mieux encore, il fait entendre les plus belles couleurs verdiennes de l'ouvrage, depuis les noirceurs superbement galbées qui ont forgé l'atmosphère impressionnante de 'Macbeth', aux subtils frémissements qui s'épanouiront plus tard dans 'La Traviata'. Le lustre de l'orchestre de l'Opéra de Bavière n'en est que plus resplendissant.
Et quel magnifique solo de violoncelle en ouverture, ampli de vibrations sensibles infiniment touchantes!
Lisette Oropesa (Amalia)
Les solistes sont aussi totalement impliqués dans l'urgence du drame, et retrouver Lisette Oropesa est un véritable plaisir, surtout à l'écoute de son timbre vibrant aux couleurs crème qui flirtent avec les inflexions baroques.
Elle se joue aisément des virtuosités de l'écriture agile et belcantiste de Verdi, ce qui est d'autant plus appréciable qu'elle est la source la plus lumineuse de la représentation.
Charles Castronovo (Carlo)
Charles Castronovo, dans le rôle du fils aîné et préféré, dispose d'un timbre de voix bien plus crépusculaire et tourmenté qui assombrit son personnage, mais la vaillance endurante et le style sont bien présents, ce qui force l'admiration car c'est un chanteur qui ne recule devant aucune incarnation la plus extrême.
Igor Golovatenko, l'odieux frère cadet Francesco, est plus naturellement verdien, et intègre des inflexions mélancoliques qui induisent des traits de faiblesses émouvants en profondeur de sa voix autoritaire. Réussir à amplifier la résonance de ses graves lui permettrait cependant d'accentuer la monstruosité de son personnage, car la jeunesse de l'âge se ressent encore, pour le moment.
Antonino Fogliani
Le charisme de Christian Van Horn s'impose naturellement, même s'il brosse un Massimiliano surtout impressionnant de noirceur maléfique, et Kevin Conners apporte beaucoup de présence à Arminio, en préservant un équilibre qui empêche de le percevoir comme un être véritablement mauvais.
Les chœurs se fondent très bien avec les qualités de souplesse orchestrale, et malgré une dramaturgie peu captivante, l'interprétation musicale de haute tenue, jouée devant une salle pleine, est une récompense inspirante pour tous.
Peter Grimes (Benjamin Britten – 7 juin 1945 - Sadler’s Well Theater, Londres)
Répétition générale du 23 janvier et représentations du 26 janvier et 07 février 2023
Palais Garnier
Peter Grimes Allan Clayton
Ellen Orford Maria Bengtsson
Captain Balstrode Simon Keenlyside
Auntie Catherine Wyn-Rogers
First Niece Anna-Sophie Neher
Bob Boles John Graham-Hall
Swallow Clive Bayley
Mrs. Sedley Rosie Aldridge
Reverend Horace Adams James Gilchrist
Ned Keene Jacques Imbrailo
Hobson Stephen Richardson
Direction musicale Alexander Soddy
Mise en scène Deborah Warner (2021, Madrid) Coproduction avec le Teatro Real, Madrid, le Royal Opera House Covent Garden, Londres et le Teatro dell'Opera, Rome
Diffusion le 25 février à 20 h sur France Musique dans le cadre de l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.
Compositeur privilégié d’Hugues Gall, le directeur de l’Opéra de Paris de 1995 à 2004 qui représenta trois séries de ‘Billy Budd’ et deux séries de ‘Peter Grimes’ au cours de son mandat, Benjamin Britten n’avait plus été programmé qu’une seule fois par la suite, à l’occasion d’une reprise de ‘Billy Budd’, sous la direction de Nicolas Joel.
Une nouvelle production de ‘Death in Venice’ sera par la suite annulée, et la production de ‘Billy Budd’ par Deborah Warner, un temps programmée par Stéphane Lissner, fut, elle aussi, supprimée.
Allan Clayton (Peter Grimes)
Le retour de ‘Peter Grimes’ à l’Opéra de Paris est donc un immense évènement qui traduit le volontarisme de son nouveau directeur, Alexander Neef, afin d’ouvrir plus largement le répertoire aux compositeurs anglo-saxons.
Cette reprise de la production créée à Madrid en avril 2021 permet d’accueillir, pour la première fois sur la grande scène lyrique nationale, une metteuse en scène britannique bien connue en Europe, Deborah Warner.
Elle est cependant loin d’être inconnue à Paris, puisqu’elle y fit ses débuts en 1989 avec ‘Titus Andronicus’ de Shakespeare au Théâtre des Bouffes du Nord, puis avec ‘King Lear’ joué au Théâtre de l’Odéon en 1990.
Plus récemment, l’Opéra Comique programma en 2012 sa version de ‘Didon et Enée’ d’Henry Purcell, et le Théâtre des Champs-Elysées présenta son interprétation de ‘La Traviata’ en 2018.
Clive Bayley (Swallow), Allan Clayton (Peter Grimes) et le choeur de villageois
S’emparer d’un sujet aussi sombre que celui de ‘Peter Grimes’, c’est à la fois revenir au thème de la marginalité qu’elle avait abordé à travers sa première mise en scène d’opéra, ‘Wozzeck’, jouée au Grand Théâtre de Leeds en 1993, qu’évoquer Alban Berg pour lequel Benjamin Britten nourrissait une vive admiration – il entendra en intégralité ‘Wozzeck’, en 1934, lors d’une retransmission radiophonique -.
On retrouve au cours de ces tableaux le sens de l’épure, mais aussi le goût pour le réalisme, de Deborah Warner dans cette production qui souligne l’immense solitude du héros et l’ombre d’une malédiction qui plane sur lui.
L'apprenti et Maria Bengtsson (Ellen)
La première image, fort belle, le représente dormant seul au centre d’un large espace vide, surplombé par une barque qui pourrait évoquer un cercueil, mais surtout la fin tragique à laquelle il est prédestiné. La communauté environnante est, elle, constamment animée dans des zones d'ombre, au premier et dernier acte.
Les lumières bleu-vert stylisées, plus intenses à l’horizon, décrivent une vision éthérée du temps et de l’espace, mais la maison de cet être solitaire n’est qu’un éparpillement de restes d’embarcations disparates, jonchant une scène en pente, ouvertement mise à nue. A contrario, les villageois se retrouvent au second acte dans une taverne enfoncée dans le sol, tous parqués à l’avant-scène devant une façade qui les abrite de l'extérieur, et où une unique porte permet des entrées précipitées.
Enfin, en fond de scène, une toile aux légers reflets irisés offre la vision d’une vue sur la mer prise depuis les hauteurs d’une falaise. L'évocation reste symbolique, et ne met pas l'accent sur l'atmosphère marine et mouvementée de ces côtes tumultueuses, probablement pour donner plus d'impact à la violence intérieure nourrie par la population, le véritable danger en ce lieu.
Deborah Warner fait ainsi vivre les relations entre individus avec un grand sens du détail et de l’interaction vivante afin de montrer toutes les facettes, peu reluisantes, de ce peuple qui juge et veut la perte de Grimes. Leur rapport à Dieu est dominé par la peur - une petite pancarte le rappelle -, et ces gens apparaissent comme ayant inconsciemment besoin de trouver un bouc émissaire pour se laver de leurs propres travers.
Simon Keenlyside (Balstrode) et Allan Clayton (Peter Grimes)
La scène la plus marquante se déroule au dernier acte où tous s'excitent, lors d'un rituel païen, à détruire un mannequin fabriqué à l'image de Peter Grimes, afin d'évacuer leur propre violence. C'est d'ailleurs au cours de ce même tableau de lynchage que la sensualité de plusieurs jeunes hommes - torses nus - est exaltée. A contrario, la scène où ce solitaire s'emporte face à Ellen est montrée comme un geste brusque et impulsif qui propulse la maîtresse d'école à terre. Le geste est simplement accidentel.
'Peter Grimes' est donc bien une dénonciation du conformisme et de l'hypocrisie sociale, mais Deborah Warner n'oublie pas de mettre en avant la question du devenir de l'enfant orphelin. Sa mise en scène sollicite les plus profonds sentiments pour le jeune garçon balloté dans cet univers trop préoccupé par ses propres névroses pour s'intéresser aux plus démunis.
Une telle force de caractérisation ne peut s'incarner qu'une fois confiée à de grands artistes, et tous, sans exception, participent à cette immense réussite.
Allan Clayton, qui est attaché à cette production depuis sa création à Madrid et sa reprise à Londres, est absolument lumineux, tendre et irradiant de finesse, comme s'il était doué pour révéler la pureté d'âme mêlée à la rudesse de Peter Grimes. Confronté à la voix agréablement ouatée, et d'une parfaite homogénéitée, de Maria Bengtsson, ils tendent tous deux à souligner les qualités mozartiennes de l'écriture de Benjamin Britten, ce que la direction souple et raffinée d'Alexander Soddy ne fait que renforcer.
Le chef d'orchestre britannique maintient tout au long de la représentation une atmophère intime et chambriste qui attire l'auditeur dans un univers soyeux et superbement ouvragé, où la noirceur mystérieuse des interludes ne se départit jamais d'un art du raffinement merveilleusement enjôleur. L'orchestre ne prend d'ailleurs pas le dessus sur les solistes et les choristes, ces derniers étant à l'unisson de l'esprit envoutant choisi pour cette interprétation.
Maria Bengtsson (Ellen) et l'apprenti
Fascinant par sa retenue et la profondeur de sa présence, Simon Keenlyside, qui fut un inoubiable Wozzeck à Bastille, il y a 15 ans, prête au Capitaine Balstrode de la sagesse, un charisme vocal d'une grande maturité, et une aura humaniste fort touchante, même s'il devra suggérer au pêcheur, acculé par les villageois, de préférer prendre la mer et de couler sa barque. On verra ainsi Grimes, résigné, s'enfoncer lentement dans la mer.
Simon Keenlyside (Balstrode)
Parmi les autres caractères, on retrouve John Graham-Hall en Bob Boles, lui qui incarna un inoubliable Aschenbach à La Monnaie de Bruxelles, en 2009, dans la production de 'Death in Venice' de Deborah Warner, avec un timbre dorénavant oscillant mais toujours expressif, et Jacques Imbrailo, qui rehausse le naturel grossier de Ned Keene par un chant séduisant et très naturel.
Allan Clayton
La cohésion scénique de l'ensemble de la distribution se prolonge avec une vérité démonstrative à travers les interprétations de Catherine Wyn-Rogers (Auntie), Rosie Aldridge, terrible en Mrs Sedley Bayley, les deux nièces qui se ressemblent par Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torrez, le jeu de Clive Bayley qui n'éprouve aucune hésitation à dépeindre le ridicule de Swallow, et enfin James Gilchrist et Stephen Richardson, eux-aussi très convaincants.
Ching-Lien Wu (cheffe des choeurs)
Avec la disparition indifférente de Peter Grimes à la toute fin, réapparait pour la dernière fois, et poétiquement, son obsession pour la jeunesse des apprentis qui ont tous disparu, à travers un acrobate se muant avec légèreté dans les airs. Deborah Warner sait offrir aux jeunes artistes des occasions pour animer avec talents ses productions, et après un tel accueil du public et des professionnels pour ce poignant 'Peter Grimes', reprendre en ce même lieu celle de 'Billy Budd' par la même metteuse en scène, primée en 2018, semble aller de soi, tant le succès et la reconnaissance de tous sont assurés.
Alexander Soddy, Deborah Warner, Allan Clayton et l'apprenti
Il Trovatore (Giuseppe Verdi – 19 janvier 1853, Teatro Apollo de Rome)
Répétition générale du 18 janvier et représentation du 14 février 2023
Opéra Bastille
Il Conte di Luna Etienne Dupuis
Leonora Anna Pirozzi
Azucena Judit Kutasi
Manrico Yusif Eyvazov
Ferrando Roberto Tagliavini
Ines Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Ruiz Samy Camps
Un vecchio Zingaro Shin Jae Kim
Un messo Chae Hoon Baek
Direction musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Alex Ollé (2015)
Collaboration à la mise en scène Valentina Carrasco Coproduction avec De Nationale Opera, Amsterdam et le Teatro dell’Opera, Roma
Initialement programmée en janvier 2021, la reprise d’’Il Trovatore’ a du être décalée de deux ans, si bien que c’est exactement 170 ans après sa création au Teatro Apollo de Rome, théâtre situé le long de la rive du Tibre, face au Château Saint-Ange, que la scène Bastille peut à nouveau l’accueillir.
Yusif Eyvazov (Manrico Yusif) et Anna Pirozzi (Leonora)
Il s’agit d’une œuvre d’une très grande mélancolie qui traduit probablement avec finesse les sentiments qu’éprouvait Giuseppe Verdi à un moment où il venait de perdre son père, puis Salvatore Cammarano, le librettiste qui était chargé de mettre en vers le drame du poète espagnol Antonio García Gutiérez.
Le contexte de crise de succession au trône qui agitait l’Aragon au début du XVe siècle n’est ici qu’une toile de fond pour expliquer l’opposition entre le Conte de Luna et le clan de Manrico, officier de l’armée de Jacques Urgel, les deux hommes étant opposés pour l’amour de Leonora, tout en ignorant qu’ils sont liés par un passé sordide dont la gitane Azucena détient la vérité.
Anna Pirozzi (Leonora)
Respectant la dramaturgie intime de cette histoire, le metteur en scène Alex Ollé situe toutefois l'action cinq cent ans plus tard, en pleine première Guerre Mondiale. Cette approche n’avait pas particulièrement convaincu lors de sa création en 2015, mais dans le contexte de guerre que nous connaissons aujourd’hui en Europe, ces images de blocs massifs qui s’élèvent au dessus de tombes surmontées de croix ont de quoi nous toucher plus profondément. On pourrait ainsi identifier Luna à une sorte de despote qui cherche à éliminer un peuple frère.
Par ailleurs, le travail sur les éclairages est fort beau et crée des lignes de niveaux et des reflets qui s’étendent à l’infini par un habile jeu de glaces réfléchissantes, révélant un véritable sens de l’esthétique visuelle à travers des ambiances constamment nocturnes allant du bleu nuit au vert lugubre, en passant par des lueurs orangées crépusculaires qui décrivent l’univers de flammes dans lequel baigne Azucena.
Judit Kutasi (Azucena)
Cette reprise soignée, qui mêle tension dramatique et douceur, est interprétée ce soir par une distribution aux couleurs vocales d'une très grande force expressive, à commencer par Anna Pirozzi qui fait à nouveau grande impression après sa série de ‘Force du destin’ chantée un mois plus tôt sur les mêmes planches. Elle a quelque chose dans le timbre de la voix qui la rend immédiatement touchante et entière, une excellente diction, très nette, qui traduit avec force l’urgence du cœur, un rayonnement généreux qui se déploie intensément et soudainement dans les aigus, des notes filées plus couvertes, et des résonances corsées aux teintes claires.
Anna Pirozzi (Leonora)
Il est également très agréable d’admirer la souplesse de sa gestuelle dans les airs mélodieux qu’elle accompagne d’un même mouvement coulant. En quelques semaines, cette artiste qui a débuté sa carrière tardivement, à plus de 30 ans, comme le ténor Marcelo Alvarez, est en train de s’allier le cœur de nombres de lyricomanes parisiens par sa manière de dépeindre avec beaucoup de sincérité deux beaux portraits de deux Leonora bien différentes, l’une plus tragique, et la seconde plus belcantiste.
Judit Kutasi (Azucena) et le chœur
Il a le rôle du méchant, mais il l’interprète avec grand style et un chant qui s’emplit d’un feu viril saisissant, Etienne Dupuis porte le Comte de Luna avec une autorité animale racée. Il a l’étoffe de la noblesse, une qualité de timbre très homogène qui mêle élégance et noirceur dangereuse, et une assurance de jeu qui lui donne un charme très naturel.
Issue de la scène zurichoise, la mezzo-soprano roumaine Judit Kutasi est également un personnage accrocheur de ce spectacle, car elle possède une somptueuse couleur de voix avec des graves d’un rare velours. Son sens dramatique fait sensation, et elle laisse percer une sorte de chaleur maternelle qui incite instinctivement à la compassion.
Etienne Dupuis (Il Conte di Luna)
Quant à Yusif Eyvazov, il démontre à nouveau ses capacités d’endurance et son aisance à manier les tensions de Manrico, même si les coloris du timbre en brossent un personnage assez abrupt, et c’est donc ce caractère vaillant et vigoureux qui s’impose immédiatement, plutôt que le côté séducteur et sensible de l’officier qui est en guerre contre Luna.
Les autres rôles sont tous très bien rendus, comme le Ferrando posé et très humain de Roberto Tagliavini, ou la belle prestance de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur en Ines, la confidente de Leonora.
Judit Kutasi (Azucena)
Carlo Rizzi a visiblement choisi de mettre au premier plan la présence des solistes. La fosse d’orchestre abaissée lui permet de conduire une lecture qui sous-tend l’action dramatique avec fluidité, et qui privilégie la nature mélodique de la musique. La souplesse et la douceur de luminosité prédominent. Le chœur s’inscrit par ailleurs dans ce même esprit, fervent et contrôlé.
Etienne Dupuis, Judit Kutasi, Anna Pirozzi et Yusif Eyvazov
Un temps éclipsé du répertoire de l’Opéra de Paris au cours des années 80 et 90, ‘Il Trovatore’ a ainsi retrouvé les faveurs du public, et fait dorénavant partie des 15 titres les plus joués de l’institution.