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Publié le 28 Mai 2025

Der Rosenkavalier (Richard Strauss – Le 26 janvier 1911, Dresde)
Répétition générale du 19 mai 2025 et représentations du 21, 24 mai et 05 juin 2025
Théâtre des Champs-Élysées

Die Feldmarschallin Véronique Gens
Der Baron Ochs auf Lerchenau Peter Rose
Octavian Niamh O'Sullivan
Herr von Faninal Jean-Sébastien Bou
Sophie Regula Mühlemann
Jungfer Marianne Leitmetzerin Laurène Paternò
Valzacchi Krešimir Špicer
Annina Eléonore Pancrazi
Ein Polizeikommissar Florent Karrer
Der Haushofmeister bei der Feldmarschallin François Piolino
Der Haushofmeister bei Faninal François Piolino
Ein Notar Florent Karrer
Ein Wirt Yoann Le Lan
Ein Sänger Francesco Demuro

Comédiens et danseurs Danielle Gabou, Sean Patrick Mombruno, Djeff Tilus et Yann Collette

Direction musicale Henrik Nánási
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2025)
Scénographie, costumes Małgorzata Szczęśniak
Chorégraphie Claude Bardouil
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Orchestre National de France
Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine

Au cours de ses 15 années passées à la direction du Théâtre des Champs-Élysées, Michel Franck a accordé une place de choix à Richard Strauss à travers plusieurs versions de concert, ‘Der Rosenkavalier’ (2014), ‘Ariane à Naxos’ (2015), ‘Arabella’ (2019), ‘Die Frau ohne Schatten’ (2020), ‘Capriccio’ (2023), ‘Elektra’ (2024), ainsi qu’une version d’’Ariane à Naxos’ mise en scène par Katie Mitchell en 2019.

Ayant du annuler en 2020, en pleines répétitions, la version scénique de ‘Salomé’ mise en scène par Krzysztof Warlikowski sous la direction d’Henrik Nánási, c’est sur un sacré coup de revanche que le directeur conclut son mandat en leur confiant à tous deux une nouvelle production de ‘Der Rosenkavalier’ intégralement produite par la maison lyrique de l’avenue Montaigne.

Der Rosenkavalier (Gens O'Sullivan Nánási Warlikowski) Champs-Élysées

‘Le Chevalier à la Rose’ a une longue histoire avec le Théâtre des Champs-Élysées car sa création française ainsi que celle d’'Elektra’, sous la direction de Richard Strauss, étaient annoncées dans la plaquette de la saison 1913-1914 avant que le lourd bilan financier ne remit tout en question.

Depuis la première interprétation de concert le 06 septembre 1937 sous la direction de Clémens Krauss, l’ouvrage revint en ce même théâtre le 28 février 1956 (Georg Solti), puis le 05 octobre 1962 sous forme de projection du film enregistré à Vienne avec Herbert Karajan, le 24 mai 1963 lors du passage de l’Opéra de Bucarest (Mihai Brediceanu), en novembre et décembre 1981 avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris (Andrew Davis, ms Hans Hartleb avec Kiri Te Kanawa et Federica von Stade) lors des travaux du Palais Garnier, puis le 05 avril 1985 (Stefan Soltész), au mois d’octobre 1989 avec à nouveau l’Orchestre de l’Opéra de Paris (Georg Solti), et enfin le 04 février 2009 (Christian Thielemann).

Michel Franck - Répétition générale de 'Der Rosenkavalier'

Michel Franck - Répétition générale de 'Der Rosenkavalier'

Krzysztof Warlikowski est le metteur en scène des événements qui comptent, car c’est à lui que Nikolaus Bachler a confié en 2013 une nouvelle production de La Femme sans ombre’ pour célébrer les 50 ans de la réouverture de l’Opéra de Munich, et il est également le seul metteur scène à avoir pu monter un ouvrage intégralement en pleine pandémie en proposant une nouvelle production d’’Elektra’ en août 2020 pour célébrer le 100e anniversaire du Festival de Salzbourg, sous la direction de Markus Hinterhäuser.

Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Et pour sa nouvelle production de ‘Der Rosenkavalier’, Małgorzata Szczęśniak a créé un décor lié à l’architecture du Théâtre des Champs-Élysées en concevant une arrière scène aux lignes qui évoquent celles du premier balcon de la Comédie des Champs-Élysées dans des tonalités rouge-pourpre, et un avant-scène qui reproduit la structure d’acier des parois carrelées et translucides de la ‘Maison de verre’ inaugurée par l’architecte Pierre Chareau en 1932 dans le quartier Saint-Germain au 31 rue Saint-Guillaume, près de Science Po.

Niamh O'Sullivan (Octavian), Véronique Gens (Die Feldmarschallin) et Danielle Gabou

Niamh O'Sullivan (Octavian), Véronique Gens (Die Feldmarschallin) et Danielle Gabou

Cette maison était un lieu de vie culturel où se retrouvaient nombre d’artistes, et dont la conception même lui évita d’être occupée par les Nazis pendant la Guerre du fait de sa transparence. Elle symbolise donc un lieu un peu a part protégé du monde.

Ce décor devient ainsi un terrain de jeu complexe pour Felice Ross, artiste vouée à définir des ambiances lumineuses qui isolent les scènes intimistes, stylisent le décor mais aussi les costumes en leur apportant du brillant, notamment quand les motifs de verre apparaissent sur scène, un art visuel qui stimule en permanence la sensibilité du spectateur.

Véronique Gens (Die Feldmarschallin) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

Véronique Gens (Die Feldmarschallin) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

L’ouverture est d’une force émotionnelle à en sourire les larmes aux yeux lorsqu’un écran descend des cintres révélant Véronique Gens et Niamh O'Sullivan riant de manière complice sous des draps blancs après un moment d’amour, la beauté du geste vidéographique de Kamil Polak faisant passer la grâce des sentiments, puis la conscience de l’éphémérité de l’instant, par une sensibilité irrésistible à la vérité des regards.

Se met dès lors en place l’un des thèmes qui innerve l’ouvrage, l’ambiguïté des sexes et des attirances que draine le comportement d’Octavian dont le travestissement va prendre, dans cette vision, une dimension fortement transgenre.

Ainsi, Małgorzata Szczęśniak a dessiné autant pour les personnages principaux que pour les autres caractères une collection de costumes aux motifs et couleurs inventifs, un bariolage arlequiné fou dont les scintillements répondent sous les lumières à ceux de la maison de verre.

Niamh O'Sullivan (Octavian) et Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Niamh O'Sullivan (Octavian) et Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Sur fond narcissique, la Maréchale, blonde en dessous noirs semi-transparents, et Octavian, roux et vêtu de coloris mauve et bleu, se filment en toute légèreté dans leur intimité avec un humour sans maniérisme et beaucoup de naturel.

S’appuyant sur des figurants ainsi que sur les choristes, Krzysztof Warlikowski crée ensuite autour d’eux tout un univers d’une vitalité gaiement fantaisiste et esthétique, d’où émerge dès le début le serviteur noir incarné par la chorégraphe Danielle Gabou qui joue un véritable rôle d’ange gardien enjoué, mentionné dans les premières didascalies du livret, et qui devient un personnage totalement autonome du début à la fin, usant de sa très drôle manière d’interagir pour faire ressentir constamment son attention bienveillante. Il sera également possible de la retrouver au même moment à l’Opéra Bastille dans ‘Manon’ de Massenet, où elle joue le rôle d’une danseuse des années 30 telle Joséphine Baker.

Véronique Gens (Die Feldmarschallin), Niamh O'Sullivan (Octavian) et Peter Rose (Der Baron Ochs)

Véronique Gens (Die Feldmarschallin), Niamh O'Sullivan (Octavian) et Peter Rose (Der Baron Ochs)

Présenté comme une sorte d’homme d’affaire ou de directeur sans élégance à la main baladeuse et affublé d’un œillet rose sur sa veste, le baron Och est traité sur le ton de la comédie sans masquer sa nature malsaine. Mais à l’instar de la Maréchale, il est accompagné de Léopold, le serviteur dont le prénom est invoqué à trois reprises dans le livret, sous les traits de Djeff Tilus, un danseur de Breakdance qui fait d’épatants numéros chorégraphiques sur les mouvements de valse et qui joue de la même manière que Danielle Gabou avec une expressivité réjouissante. Son rôle sera amplifié au second acte pour ajouter de la vie aux conversations en musique.

Il faut dire que cette production porte fortement l’empreinte de Claude Bardouil pour présenter tant de personnages très à l’aise et très esthétiques dans la mise en valeur de leurs corps.

Niamh O'Sullivan (Octavian), Djeff Tilus et Peter Rose (Der Baron Ochs)

Niamh O'Sullivan (Octavian), Djeff Tilus et Peter Rose (Der Baron Ochs)

Et quand Octavian réapparaît au premier acte en femme de ménage, sa perruque rousse et féminine donne pourtant au visage de Niamh O'Sullivan un très troublant aspect de garçon manqué.

Grand moment extravagant de la soirée, la venue du ténor italien chanté par un Francesco Demuro endurant et stylé après une courte phase d’échauffement en sous-vêtement, montre qu’il entretient également très bien sa musculature. La scène est jouée avec la Maréchale comme s’il s’agissait d’un film voyeuriste destiné aux réseaux sociaux, un troisième danseur et fin modèle, Patrick Mombruno, participant lui aussi à la comédie par sa démarche nonchalante.

Le final de cette première partie révèle enfin une Véronique Gens respirant le moindre geste avec la musique, un moment d’une sensibilité fabuleuse, alors que la fin de sa relation avec Octavian se fait ressentir lorsqu’elle se retrouve devant un miroir près de Sophie.

Francesco Demuro (Le chanteur italien) et Sean Patrick Mombruno

Francesco Demuro (Le chanteur italien) et Sean Patrick Mombruno

Toujours dans un style très coloré et fantasque, la rencontre entre Sophie et le Chevalier se déroule sous le regard hors jeu de la Maréchale et de sa suivante, et sous la projection d’un extrait du ‘Rosenkavalier’ de Robert Wiene (1925), colorisé aux teintes magenta du décor, laissant planer un état mélancolique sur la simplicité d’une rencontre à la fois haut en couleur et critique dans la façon de présenter l'immaturité de la jeune femme. 

Regula Mühlemann (Sophie) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

Regula Mühlemann (Sophie) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

Marianne a surtout l’allure d’une jeune Suzanne soucieuse des apparences, les intrigants Annina et Valzacchi, sorte d’équipe de journalistes passés au service de Ochs pour tout filmer et enregistrer de la rencontre entre les jeunes amoureux, ont une présence là aussi accrue par la mise en scène, et Djeff Tilus est passionnant à suivre de par ses mimiques et mouvements virtuoses burlesques.

Niamh O'Sullivan (Octavian) et Danielle Gabou (Danseuse)

Niamh O'Sullivan (Octavian) et Danielle Gabou (Danseuse)

La question de l’ambiguïté sexuelle est ensuite posée au cours de l’ouverture du dernier acte, Octavian se déshabillant pour se travestir en femme fatale en cuir noir, tout en laissant transparaître furtivement un sexe masculin, entouré de deux danseurs, femme et homme (Danielle Gabou et Sean Patrick Mombruno), au corps noir mais au visage blanc, afin de brouiller au maximum l’identité sexuelle par une pantomime esthétique mais aussi inquiétante. L’image est fascinante et assez inattendue car, pour un moment, la farce est mise de côté. Krzysztof Warlikowski signe à cet instant là un geste radicalement stylisé.

Niamh O'Sullivan (Octavian)

Niamh O'Sullivan (Octavian)

La présence du grand rideau vert marque la séparation entre ceux qui participent de façon dissimulée au piège tendu au baron, d’une part, et la scène de séduction avec Octavian, d’autre part. L’arrivée d’Annina en fausse veuve abandonnée ouvre un terrain de jeu pour les enfants du chœur, et le final se sépare sur au moins deux lignes de vie, celle de la Maréchale revenue en héroïne de ‘Desesperate house wife’, que l’on verra rejoindre son mari à travers une ultime vidéo magnifique et poignante qui sent la fin de tout espoir de bonheur dans un grand appartement de luxe parisien, alors qu’au dessous, Sophie, enjouée et épanouie hors de son carcan social, révèle la féminité d’Octavian avant que toutes deux ne se jettent dans le lit qui ouvrait, sur la même image, l’opéra.

Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Véronique Gens (Die Feldmarschallin)

Si cette comédie douce-amère remporte un tel succès, c’est que tous les artistes ont pris plaisir à un travail théâtral exigeant qui les magnifie encore plus. Après sa stupéfiante Babulenka dans ‘Der Spieler’ à Stuttgart en mars 2025, Véronique Gens renouvelle la surprise par ses qualités interprétatives et dépeint un portrait de la Maréchale très bien tenu, inoubliable par tout ce qu’elle dégage de finesse et de distinction. Elle qui était tant assimilée à la tragédie lyrique brise avec charme une icône qui risquait de trop l’étreindre.

Eléonore Pancrazi (Annina) et Jean-Sébastien Bou (Faninal)

Eléonore Pancrazi (Annina) et Jean-Sébastien Bou (Faninal)

La mezzo-soprano irlandaise Niamh O'Sullivan possède un timbre saillant et virilisant avec un excellent aplomb ce qui participe aussi au trouble androgyne de son personnage, son jeu étant par ailleurs d’une forte mobilité. Son duo avec Regula Mühlemann fonctionne très bien, la soprano suisse possédant l’aigu aérien, un timbre légèrement corsé et de l’agilité théâtrale, et Laurène Paternò, en Marianne, détient un brillant sens de la comédie marivaudesque.

Regula Mühlemann (Sophie) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

Regula Mühlemann (Sophie) et Niamh O'Sullivan (Octavian)

Vieux routier du rôle du Baron Ochs qu’il a chanté plus de trois cent fois depuis février 1999 au Scottish Opera de Glasgow, Peter Rose possède encore une élocution précise et mordante, des contrastes vocaux bien marqués et une tenue de souffle qui lui vaudra une fin de second acte très amusante avec le soutien béats de Djeff Tilus.

Eléonore Pancrazi fait très forte impression scéniquement en Aninna, au point d’être surprise par la reconnaissance qu’elle obtient lors des saluts, Jean-Sébastien Bou se laisse aller à son naturel volontaire mais tend à montrer un peu trop qu’il aime jouer, et Krešimir Špicer prend beaucoup de plaisir à traduire dans la voix un sens de l’urgence fortement résonnant.

Francesco Demuro et Véronique Gens

Francesco Demuro et Véronique Gens

Et à nouveau, impossible de ne pas revenir sur Francesco Demuro qui est un splendide 'chanteur italien', présent et rayonnant avec fougue, loin des personnages romantiques qu’il interprète habituellement, Florent Karrer et François Piolino se pliant au jeu avec le même entrain, le jeune chanteur français Yoann Le Lan se distinguant par une singulière franchise de timbre.

Enfin, plus d’une vingtaine de choristes, tous vêtus de costumes les plus imaginatifs, participent au festival de couleurs vocales, et le ténor Simon Bièche, le dresseur d’animaux, fait entendre pour un bref temps une sincérité stylée et mélancolique très accrocheuse.

Claude Bardouil, Felice Ross, Jean-Sébastien Bou, Laurène Paternò, François Piolino, Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

Claude Bardouil, Felice Ross, Jean-Sébastien Bou, Laurène Paternò, François Piolino, Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

Dans la fosse, Henrik Nánási et l’Orchestre national de France maîtrisent les entrelacements de lignes straussiens en faisant bien ressortir les noirceurs sous-jacentes, réussissent un équilibre fusionnel idéal avec l’ensemble de la distribution, une prégnance d’une douce fluidité flirtant parfois plus avec l’univers wagnérien qu’avec les submersions d’irisations exacerbées. Le brillant des instruments est par ailleurs bien mis en valeur.

Regula Mühlemann, Felice Ross, Danielle Gabou, Jean-Sébastien Bou, Sean Patrick Mombruno,   Krzysztof Warlikowski, Laurène Paternò et François Piolino

Regula Mühlemann, Felice Ross, Danielle Gabou, Jean-Sébastien Bou, Sean Patrick Mombruno, Krzysztof Warlikowski, Laurène Paternò et François Piolino

Hugues Gall avait achevé son mandat à l’Opéra de Paris sur ‘Capriccio’, réflexion philosophique et crépusculaire sur la musique et la poésie, Michel Franck choisit ‘Le Chevalier à la rose’ à travers une association géniale avec l’équipe de Krzysztof Warlikowski, un final en toute beauté qui marquera les mémoires pour longtemps.

Peter Rose, Niamh O'Sullivan, Véronique Gens, Francesco Demuro et Regula Mühlemann

Peter Rose, Niamh O'Sullivan, Véronique Gens, Francesco Demuro et Regula Mühlemann

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Publié le 15 Juillet 2023

Le Concert de Paris au Champ-de-Mars
Concert du 14 juillet 2023
Champ-de-Mars - Paris

Hector Berlioz – La Damnation de Faust : « Marche Hongroise » 
Giacomo Puccini Turandot : « Nessun dorma » [Francesco Demuro]
Edith Piaf : « La Vie en rose » [Pretty Yende]
Georges Bizet Carmen : « Habanera » [Stéphanie d’Oustrac]
Michel Legrand : « Les Moulins de Mon coeur» [Maîtrise de Radio France]
Jules Massenet Thaïs : « Voici donc la terrible cité » [Ludovic Tézier]
Edouard Lalo : « La Symphonie espagnole » [Vilde Frang]
Francesco Cilea Adriana Lecouvreur: « Io son l’umile ancella » [Ermonela Jaho]
Igor Stravinsky Petrouchka : « Danse russe » [Orchestre National de France]
George Gerschwin Porgy & Bess : « Summertime » [Marie-Laure Garnier]
Georg Friedrich Haendel – Le Messie – « Hallelujah » [Chœur de Radio France]
Grazyna Bacewicz : « Ouverture » [Orchestre National de France]
Sergueï Rachmaninov Rhapsodie sur un thème de Paganini : « Variation XVIII : Andante cantabile » [Daniil Trifonov]
Wolfgang Amadeus Mozart : « Ave Verum Corpus » [Maîtrise de Radio France]
Jules MassenetThaïs : « duo final » [Ludovic Tézier et Ermonela Jaho]
Camille Saint-Saëns Samson et Dalila : « Bacchanale » [Orchestre National de France]
Giuseppe Verdi Don Carlo : « Dio che nell'alma infondere » [Francesco Demuro et Ludovic Tézier]
Jacques Offenbach Les Contes d’Hoffmann : « Barcarolle » [Stéphanie d’Oustrac et Ermonela Jaho]
Ludwig von Beethoven Symphonie n°9 : « Final» [Orchestre et Chœur de Radio France]
Hector Berlioz / Claude Joseph Rouget de Lisle La Marseillaise (couplets n°1 et 2)

Avec Ermonela Jaho, soprano, Marie-Laure Garnier, soprano, Stéphanie d’Oustrac, mezzo-soprano, Francesco Demuro, ténor, Pretty Yende, soprano, Ludovic Tézier, baryton, Vilde Frang, violon, Daniil Trifonov, piano                     

Direction musicale Cristian Măcelaru
Chœur et Maîtrise de Radio France
Orchestre National de France

Initié en 2013 par Bertrand Delanoë, pour sa dernière année en tant que maire de la ville de Paris, le Concert de Paris célèbre en 2023 ses dix ans, et propose un programme de deux heures au cours duquel seront interprétées une vingtaine de pièces lyriques, instrumentales et chorales par six chanteurs lyriques, deux solistes, le Chœur et la Maîtrise de Radio France, tous portés par l’Orchestre national de France sous la direction de Cristian Măcelaru.

Stéphane Bern, Ermonela Jaho et Marie-Laure Garnier

Stéphane Bern, Ermonela Jaho et Marie-Laure Garnier

Et comme chaque année, le concert s’ouvre par la ‘Marche hongroise’, pièce entraînante extraite de l’ouverture de ‘La Damnation de Faust’ d’Hector Berlioz, un opéra créé le 06 décembre 1846  à la seconde salle Favart de l’Opéra Comique de Paris, et qui résonne en ce 14 juillet parisien avec le défilé militaire, ainsi que par son thème popularisé en 1966 par le film de Gerard Oury, ‘La Grande Vadrouille’

La grande scène de répétition au Palais Garnier où Louis de Funès incarnait le chef d’orchestre (imaginaire) Stanislas Lefort, est, en effet, restée inoubliable dans toutes les mémoires.

Marie-Laure Garnier chantant La Marseillaise

Marie-Laure Garnier chantant La Marseillaise

Ce soir, et en avant concert, le jeune pianiste sud-coréen Hyuk Lee, lauréat du concours international Long-Thibault 2022, se produit seul sur la scène du concert pendant 20 minutes.

Puis, Stéphane Bern, accompagné d’Ermonela Jaho et de Marie-Laure Garnier, lauréate du concours Voix des Outre-Mer 2019, présente le concert rediffusé en direct sur France Télévisions.

Des centaines de milliers de personnes venues seules, en famille ou entre amis, sont installées depuis des heures sur les pelouses du Champ-de-Mars, ce qui rend ce rendez-vous très intéressant afin de vivre la manière dont tout le monde va partager ces moments de musique classique joués en direct.

Il faut toutefois savoir que, contrairement aux téléspectateurs, le public présent n’entend pas la présentation des différents airs.

Maîtrise de Radio France - Les Moulins de Mon cœur

Maîtrise de Radio France - Les Moulins de Mon cœur

Et c’est à Francesco Demuro, venu à Paris pour chanter le rôle de Roméo dans ‘Roméo et Juliette’ joué en ce moment à l’Opéra Bastille jusqu’au 15 juillet, de faire l’ouverture de la retransmission. 

Il apparaît en cette fin de saison comme un véritable sauveur, car pour ceux qui s’en rappellent, il était allé remplacer Jonas Kaufmann à Londres le 01 juillet dernier dans ‘Werther’, alors qu’il venait, la veille, de faire son entrée sur la scène Bastille.

Et à nouveau ce soir, il remplace au dernier moment le ténor allemand qui a du annuler pour raison de santé.

Francesco Demuro - Nessun dorma

Francesco Demuro - Nessun dorma

Seul air de Giacomo Puccini que nous entendrons au cours du spectacle, ‘Nessun dorma’ est interprété avec style et douceur et aussi beaucoup de clarté dans la voix, ce qui en fait un prince très humble et lumineux. 

Pretty Yende, qui est la Juliette du ténor italien à l’opéra Bastille, et elle aussi venue au dernier moment pour faire revivre l’immortelle ‘Vie en rose’ d’Edith Piaf avec beaucoup de charme. Elle se permet même de rajouter une splendide coda lyrique à la fin de la chanson.

Pretty Yende - La Vie en rose

Pretty Yende - La Vie en rose

En Carmen, Stéphanie d’Oustrac se fait énormément plaisir en dépeignant un relief coquin, dangereux et sophistiqué pour la plus célèbre héroïne d’opéra du monde, et Ludovic Tézier, accompagné par un Orchestre national de France particulièrement luxuriant à ce moment précis, déploie avec intensité la stature d’Athanaël avec un air qui raconte comment sa ville d’origine, Alexandrie, l’a perverti.

Puis, l’irrésistible glamour d’Ermonela Jaho, qu’elle ornemente par des mouvements du corps souples et fortement courbés, tout en faisant entendre un timbre d’un velours noir très émouvant, ennoblit Adriana Lecouvreur en en faisant un portrait de diva lyrique de très grande classe.

Stéphanie d'Oustrac et Ermonela Jaho - La Barcarolle

Stéphanie d'Oustrac et Ermonela Jaho - La Barcarolle

Et avec ‘Summertime’, et surtout la Marseillaise qu’elle interprétera avec une voix très chaude et profonde en fin de concert, Marie-Laure Garnier impose une ampleur et une attitude plus solennelle, tout en faisant partager à tous son amour pour l’art du gospel.

Ermonela Jaho, Stéphanie d’Oustrac, Ludovic Tézier et Francesco Demuro reviendront ensuite dans des duos de Massenet, Offenbach et Verdi, ce qui nous permettra de profiter des jeux interactifs entre les artistes où se mêlent charme, soutien et confrontation.

Ludovic Tézier et Ermonela Jaho - Duo final de Thaïs

Ludovic Tézier et Ermonela Jaho - Duo final de Thaïs

Parmi les passages purement orchestraux, une rareté de la compositrice polonaise Grazyna Bacewicz, ‘Ouverture’, est jouée avec une verve trépidante comme s’il s’agissait de raconter une action scénique qui défile sans qu’aucune respiration ne soit possible.

Mais c’est sur la ‘Bacchanale’ de ‘Samson et Dalila’, menée avec un allant enthousiasmant et une très belle coloration, que l’on verra des spectateurs se laisser entraîner par les cadences orientalisantes.

Très forte impression également pour la ‘Rhapsodie sur un thème de Paganini’ de Rachmaninov, éblouissante par l’esprit fusionnel qui lie Daniil Trifonov à Cristian Măcelaru et l’Orchestre national de France.

Quant à Vilde Frang, c’est toute l’élégance d’un geste déterminé qu’elle exprime dans la ‘Symphonie espagnole’  d’Edouard Lalo.

Cristian Măcelaru et l'Orchestre national de France

Cristian Măcelaru et l'Orchestre national de France

Chœur de Radio France à son meilleur dans la 'Symphonie n°9' de Beethoven, Maîtrise de Radio France douce et apaisante, la rencontre avec un public qui, majoritairement, est peu habitué au répertoire classique, laisse aussi entrevoir qu’il y a forcément une ou plusieurs pièces musicales qui toucheront chacun des auditeurs, tant les styles proposés sont différents.

Hyuk Lee, Daniil Trifonov, Vilde Frang, Pretty Yende, Marie-Laure Garnier, Francesco Demuro, Ermonela Jaho, Cristian Măcelaru, Stéphanie d'Oustrac et Ludovic Tézier

Hyuk Lee, Daniil Trifonov, Vilde Frang, Pretty Yende, Marie-Laure Garnier, Francesco Demuro, Ermonela Jaho, Cristian Măcelaru, Stéphanie d'Oustrac et Ludovic Tézier

Cette soirée est aussi l'occasion d’une prouesse technique qui se traduit par une qualité de restitution musicale très appréciable en extérieur, et aussi par une grande complexité des jeux d’éclairages, surtout en fin de concert, quand la nuit est tombée. Au final, ce sont 3 260 000 téléspectateurs qui se sont retrouvés sur France Télévisions.

Le grand feux d’artifice final fait ainsi l’effet d’une bouteille de champagne que l’on ouvre pour célébrer haut en couleur ce grand hommage vivant offert à la musique classique.

Feux d'artifice du 14 juillet 2023

Feux d'artifice du 14 juillet 2023

Il est possible de revoir le Concert de Paris 2023 (jusqu'au 13 avril 2024) sous le lien suivant : le Concert de Paris 2023.

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Publié le 18 Juin 2023

Roméo et Juliette (Charles Gounod – 1867)
Version de l’Opéra national de Paris du 28 novembre 1888
Répétition générale du 12 juin et représentations du 17, 30 juin et 12 juillet 2023
Opéra Bastille

Roméo Benjamin Bernheim / Francesco Demuro (15/07)
Juliette Elsa Dreisig / Pretty Yende (15/07)
Frère Laurent Jean Teitgen
Mercutio Huw Montague Rendall / Florian Sempey (15/07)
Tybalt Maciej Kwaśnikowski
Benvolio Thomas Ricart
Comte Capulet Laurent Naouri
Pâris Sergio Villegas-Galvain
Le duc de Vérone Jérôme Boutillier
Frère Jean Antoine Foulon
Grégorio Yiorgo Ioannou
Stéphano Léa Desandre / Marina Viotti (15/07)
Gertrude Sylvie Brunet-Grupposo
Manuela So-Hee Lee
Pepita Izabella Wnorowska-Pluchart
Angelo Vincent Morell

Direction musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Thomas Jolly (2023)
Chorégraphie Josépha Madoki
Coproduction Teatro Real de Madrid

Retransmission en direct le 26 juin 2023 sur France.tv/Culturebox, et sur France Musique le 8 juillet 2023 à 20h dans l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.

Fin 1864, Charles Gounod accepta de composer un ouvrage pour le Théâtre Lyrique, théâtre qui était situé à l’époque place du Châtelet et dirigé par Léon Carvalho. Il acheva l’orchestration de ‘Roméo et Juliette’ en juillet 1866, et insista pour que l’ouvrage soit donné avec des dialogues parlés.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

La création eut lieu le 27 avril 1867, quelques semaines après l’ouverture de la Grande exposition Universelle qui marquait l’apogée de l’Empire, et elle fut d’emblée un immense succès salué par 102 représentations en 8 mois seulement.

Puis, après l’incendie du Théâtre Lyrique lors de la Commune de 1871, l’ouvrage fit son entrée à l’Opéra Comique le 20 janvier 1873 pour 291 représentations, avant qu’il n’entre au répertoire de l’Opéra de Paris le 28 novembre 1888, un peu plus d’un an après l’incendie de la seconde salle Favart, dans une version remaniée avec ballet – le principal remaniement concernant la fin du IIIe acte qui élargit la présence du Duc en compensation de plusieurs coupures légères à chaque acte -.

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Depuis, le Palais Garnier lui a dédié 634 représentations, si bien qu’il fait partie des dix opéras les plus joués au sein de ce magnifique bâtiment Second Empire au cours de son premier siècle d’existence.
Mais depuis le 22 décembre 1985, ‘Roméo et Juliette’ n’est plus au répertoire de l’institution nationale.

Le retour à l’Opéra de Paris d’un des grands chefs-d’œuvre de Charles Gounod est donc un évènement historique pour la maison, d’autant plus qu’il survient au cours de la saison 2022/2023 qui a connu le retour d’un autre ouvrage français basé sur une œuvre littéraire de William Shakespeare, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Roméo et Juliette (Dreisig Bernheim Yende Demuro Rizzi Jolly) Opéra de Paris

Pour cette renaissance, c’est bien entendu la version de 1888 qui est interprétée sur scène, mais avec uniquement la reprise du dernier des 7 mouvements du ballet, la danse des Bohémiennes.

Toutefois, deux passages de la version du Théâtre Lyrique qui avaient été supprimés lors de la création au Palais Garnier sont rétablis ce soir, la grande scène de Juliette au IVe acte ‘Dieu! Quel frisson court dans mes veines’ qui se conclut par la prise du breuvage, et la petite scène du Ve acte entre frère Laurent et frère Jean qui permet de comprendre que le page de Roméo n’a pu remettre à ce dernier la lettre l’avertissant du subterfuge, ce qui améliore la cohérence dramaturgique.

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Pour sa seconde mise en scène à l’Opéra de Paris, après Eliogabalo’ de Francesco Cavalli qui avait fait l’ouverture de la saison 2016/2017 au Palais Garnier, Thomas Jolly architecture sa scénographie autour d’une immense maquette inspirée du Grand Escalier du célèbre théâtre baroque, magnifiquement travaillée et qui comprend aussi les multiples torchères qui en font la splendeur.

Ce dispositif unique est installé sur le grand plateau tournant de la scène Bastille, ce qui permet par de lents mouvements de changer en permanence les ambiances, de faire apparaître des recoins sombres, des petits ponts, de varier les élévations, ou de simplement illustrer le célèbre balcon de Vérone.

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Vient ensuite se superposer à cet impressionnant dispositif une projection d’une multitude de faisceaux lumineux mobiles situés de toutes parts sur les parois latérales, en surplomb ou en arrière scène, qui contribuent, eux aussi, aux variations d'atmosphères, tout en évoquant les ombres des peintures de la Renaissance, liant également la salle à la scène en projetant les rayons lumineux vers le public.

A cela s’ajoute une richesse de costumes rouges, noirs et blancs, souvent accompagnés de masques eux-mêmes richement décorés, évoquant ainsi la débauche de fantaisies baroques et de scintillements avec laquelle Baz Luhrmann avait réalisé sa version de ‘Roméo et Juliette’ en 1996 avec Leonardo DiCaprio et Claire Danes.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Le tout est enfin animé par une multitude de figurants jouant dans les moindres interstices du décor, parmi lesquels les danseurs de Josépha Madoki - chorégraphe devenue célèbre pour faire revivre le ‘Waacking’, une danse des années 60 issue des clubs LGBTQ+  revenue à la mode dans les années 2000, et qui sert à travers des mouvements de bras très dynamiques à exprimer des caractères forts - viennent tisser de vifs mouvements corporels en lien avec la musique de Gounod.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Le rétablissement partiel du ballet composé pour la version de 1888, situé juste après que Juliette ne boive son breuvage, permet ainsi d’illustrer son passage dans un autre monde qui peut faire penser, à travers la réalisation scénique, aussi bien à celui de Giselle rejoignant le royaume des Willis qu’à celui de La Bayadère rejoignant le royaume des Ombres.

Il en résulte un effet grand spectacle très vivant et dépoussiéré, mais qui préserve habilement les références qui permettent de s’allier très efficacement la part la plus traditionnelle du public tout en séduisant sa part la plus jeune.

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

A cette brillante facture scénique s’ajoute une interprétation musicale galvanisante qui doit autant à la direction orchestrale qu’aux intenses qualités lyriques des chanteurs, et aussi à leur très grand engagement théâtral auquel Thomas Jolly a fortement contribué.

Déjà fort apprécié dans sa lecture de ‘Cendrillon’ jouée à l’opéra Bastille en mars 2022, œuvre de Jules Massenet qui sera reprise en octobre 2023, Carlo Rizzi confirme ses affinités avec le grand répertoire romantique français.

L’ouverture, qui se déroule dans une ambiance nocturne où l’on ramasse des corps inanimés au pied du décor fortement assombri, dominé par une porte où une croix rouge en forme de ‘quatre’ inversé signe la présence mortifère de la peste, est interprétée de façon très majestueuse et avec profondeur. 

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Puis, la narration dramatique est embaumée par une finesse expansive d’où jaillissent avec panache des effets théâtraux colorés par les cuivres, et une grande attention est accordée aux respirations des chanteurs qui sont amenés à beaucoup bouger dans ce décor monumental. Les chœurs, qui bénéficient de dispositions frontales étagées en hauteur, rayonnent d’un resplendissant impact très bien cordonné à la musique, et contribuent évidemment à cet effet grand spectacle voulu dès le départ.

Carlo Rizzi tisse également un filage très poétique des lignes mélodiques avec une fluidité chantante qui incite au rêve, et c’est véritablement avec grand plaisir et bonheur pour lui que s’apprécient sa réussite et son indéniable affection pour ce répertoire.

Benjamin Bernheim (Roméo)

Benjamin Bernheim (Roméo)

Avec un tel soutien, les deux rôles principaux réunis pour cette première représentation, Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig, ne peuvent que donner le meilleur d’eux-mêmes.

Le ténor franco-suisse est absolument fabuleux dans le rôle du jeune aristocrate au costume scintillant. La voix est claire, rayonnante, et lui permet de moduler toutes sortes de nuances caressantes, et même de passer en voix mixte pour exprimer les sentiments les plus subtils.

Mais lorsqu’il implore Juliette d'apparaître au balcon, tout le torse se bombe et sa voix concentre une force virile prodigieuse qui libère un éclat chaleureux sans pareil. C’est absolument formidable à entendre, et il incarne ainsi une jeunesse idéale de verve et d’espérance. Le public en est subjugué.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig est elle aussi une merveilleuse incarnation de la jeunesse romantique. Douée d’un timbre très clair et vibrant, comme parcellé de petits diamants, qui fuse et s’épanouit avec l’allant de la musique, elle propage une luminosité heureuse avec une grande assurance vocale, et son charisme naturel lui permet de dépeindre un personnage d’une grande intensité cinématographique. 

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Et ces deux très grands artistes sont entourés de chanteurs qui sont pour beaucoup une révélation pour les habitués parisiens. 

Ainsi, Maciej Kwaśnikowski, que l’on connaît bien parce qu’il est issu de l’Académie de l’Opéra de Paris et qu'il fera partie des membres de la troupe la saison prochaine, se voit confier à travers Tybalt un premier rôle conséquent, dont il s’empare avec brio grâce à son incisivité vocale ombrée et aussi son jeu théâtral très dynamique.

Le combat avec Mercutio - il est rare de voir des chanteurs s’engager dans un jeu violent avec un tel réalisme – permet aussi de très bien mettre en valeur la souplesse et le toucher velouté de la voix de Huw Montague Rendall qui fait vivre l’exubérance de l’ami de Roméo avec un charme fou.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Autre découverte également, le duc de Vérone incarné par Jérôme Boutillier qui lui insuffle une magnifique prestance avec une excellente homogénéité de timbre, tout en assurant une allure très jeune à cette figure autoritaire que la version de 1888 de ‘Roméo et Juliette’ renforce.

Entré à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2021, Yiorgo Ioannou trouve en Grégorio un premier rôle qui permette d’apprécier son expressivité de caractère en conformité avec l’esprit provocateur de son personnage, et bien que le rôle de Pâris soit très court, Sergio Villegas-Galvain lui offre un véritable charme souriant qui donne envie de le découvrir dans des incarnations plus étoffées.

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

De son mezzo ambré joliment projeté, Léa Desandre ne fait que dispenser légèreté et séduction à Stéphano, le page de Roméo, et parmi les vétérans, Jean Teitgen, en Frère Laurent paternaliste, Sylvie Brunet-Grupposo, en Gertrude bienveillante au timbre sensible inimitable, et Laurent Naouri, en Comte Capulet bien sonore, complètent avantageusement ces portraits pittoresques et essentiels au drame.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Cette dernière production de la saison signe ainsi la réussite totale des grands paris artistiques que s’était donné Alexander Neef pour sa seconde saison, réhabilitant avec force et intelligence le grand répertoire historique de la maison, et c’est avec une forte impatience que nous pouvons attendre la seconde distribution partiellement renouvelée qui réunira Francesco Demuro, Pretty Yende, Florian Sempey et Marina Viotti dès la fin du mois de juin.

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

A revoir sur Culturebox jusqu'au 27 janvier 2024 : Roméo et Juliette

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Publié le 21 Septembre 2022

I Capuleti e i Montecchi
(Vincenzo Bellini – La Fenice de Venise 1830)
Répétition générale du 19 septembre 2022 et

représentation du 01 octobre 2022
Opéra Bastille

Capellio Jean Teitgen
Giulietta Julie Fuchs (le 19) / Ruth Iniesta (le 01)
Romeo Anna Goryachova
Tebaldo Francesco Demuro
Lorenzo Krzysztof Bączyk

Direction musicale Speranza Scappucci
Mise en scène Robert Carsen

(1990 Genève / 1996 Paris)

Diffusion en direct sur https://www.france.tv/spectacles-et-culture/ le jeudi 29 septembre 2022

 

La production d’’I Capuleti e i Montecchi’ par Robert Carsen présentée pour la sixième fois à l’Opéra Bastille est la plus ancienne que possède encore aujourd’hui la maison, car elle fut créée il y a 32 ans au Grand Théâtre de Genève, le 02 novembre 1990, lorsqu’Hugues Gall en était encore le directeur. Marine Dupuy et Cecilia Gasdia incarnaient respectivement Roméo et Juliette.

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Elle aurait dû faire son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en juin 1994, mais les grèves déclenchées à ce moment là, suite à l’annonce d’un plan social pour redresser la situation de l’institution, reportèrent cet évènement au 06 novembre 1996.

Francesco Demuro (Tebaldo)

Francesco Demuro (Tebaldo)

Depuis, des interprètes aussi reconnues que Jennifer Larmore, Vesselina Kasarova, Laura Claycomb, Cristina Gallardo-Domas, Joyce DiDonato, Patricia Ciofi ou Anna Netrebko ont servi cette œuvre belcantiste sur la scène européenne qui la représente le plus au monde (44 représentations à Bastille contre seulement 26 représentations à la Scala de Milan ces 50 dernières années), alors qu’à ce jour elle n’est toujours pas inscrite au répertoire du Metropolitan Opera de New-York.

L’épure en rouge et noir de cette scénographie qui délimite l’avant-scène à l’aide de quelques plans démesurés pour recréer les divers espaces du palais, salle de réception, chambre où se projette sur un mur l’ombre de Juliette, chapelle et cour extérieure, suffisent à mettre en valeur les belles lignes vocales et orchestrales de ce genre lyrique peu théâtral qu’Hugues Gall a le mieux défendu jusqu’à présent.

Julie Fuchs (Giulietta)

Julie Fuchs (Giulietta)

Et ce sont des débuts éclatants qu’accomplit Speranza Scappucci dans la fosse de la scène Bastille dès l’ouverture qu’elle mène avec une maestria martiale qui exacerbe la vivacité de l’orchestre dont les motifs fusent avec un délié harmonique splendide.

Elle obtient un son généreux et bien galbé enrichi du métal des cordes, développe de très beaux volumes orchestraux magnifiquement colorés avec un sensible contrôle des nuances, mais obtient également une concordance parfaite avec les chœurs d’une présence percutante et affiche un soutien sans faille aux solistes qu’elle entraîne avec une très grande précision.

Jean Teitgen (Capellio)

Jean Teitgen (Capellio)

Anna Goryachova n’est pas inconnue du public parisien puisqu’elle incarna l’Alcina d’’Orlando Paladino’ de Haydn au Théâtre du Châtelet en mars 2012, puis Ruggiero dans l’’Alcina’ de Haendel au Palais Garnier en janvier 2014.

La mezzo-soprano russe fait vivre un Roméo d’une noirceur profondément mélancolique qui annonce d’emblée une issue fatale. Tout évoque la nuit chez elle, son timbre d’ébène d’une superbe vibrance élancée, l’assombrissement prononcé de ses graves bien marqués, et son allure un peu farouche qui lui donne une stature de jeune adolescent au tempéramment noble et ombreux.

Anna Goryachova (Romeo)

Anna Goryachova (Romeo)

En Juliette, Julie Fuchs définit une personnalité innocente qui maintient une fraîche luminosité avec les mêmes qualités d’ondoyance et de souffle que celles de sa partenaire. Des teintes ivoirines de sa voix émergent autant ses facultés à piquer spontanément les notes les plus aigües qu’à charmer l’audience par de très jolies vocalises descendantes, ce qui mène à un alliage de timbres très réussi avec Anna Goryachova, d’autant plus que les deux artistes dévoilent une affectivité commune troublante qui ajoute énormément d’âme à ce spectacle.

Julie Fuchs (Giulietta)

Julie Fuchs (Giulietta)

Absolument remarquable dans la première partie qui valorise le plus Tebaldo, Francesco Demuro a une présence vocale plutôt retenue dans les récitatifs, mais lorsqu’il s’agit d’aborder les grands airs déclamatoires, son émission gagne soudainement en résilience et panache et se libère avec un aplomb brillant. Il offre également une très belle scène de désespoir avec Anna Goryachova au moment de la mort présumée de Juliette.

Enfin, Jean Teitgen dote Capellio d’une solide ampleur vocale aux reflets de bronze, alors que Krzysztof Bączyk définit une ligne plus complexe pour Lorenzo, très grave avec beaucoup de corps.

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Lors de la dernière reprise d’‘I Capuleti e i Montecchi’ en avril 2014, 20 650 spectateurs avaient assisté à l’une des 9 représentations programmées. Ce très beau spectacle aussi bien interprété mérite de réunir au moins autant de spectateurs, d’autant plus qu’il est le reflet d’une autre version du drame shakespearien qui sera donnée en fin de saison, le ‘Roméo et Juliette’ de Charles Gounod prévu à l’été 2023 sur la même scène.

Anna Goryachova, Ching-Lien Wu, Speranza Scappucci et Julie Fuchs (Répétition générale)

Anna Goryachova, Ching-Lien Wu, Speranza Scappucci et Julie Fuchs (Répétition générale)

Représentation du 01 octobre : annoncée souffrante, Julie Fuchs n'a pu assurer la soirée du 01 octobre, si bien que c'est la soprano espagnole Ruth Iniesta qui l'a remplacée auprès d'Anna Goryachova. Ruth Iniesta venait justement d'incarner Giulietta - c'était une prise de rôle -au Teatro Massimo di Bellini de Catane quelques jours auparavant.

Voix un peu plus ambrée et corsée, elle se montre en fine technicienne et d'une vaillance à tout rompre dans les suraigus qui ne lui posent aucune difficulté. Elle a par ailleurs la même tendresse juvénile que Julie Fuchs et forme un duo tout aussi crédible avec la mezzo-soprano russe. 

Et à nouveau, la splendide et vive direction de Speranza Scappucci, très attentive aux artistes, et le panache aguerri de Francesco Demuro ne font qu'entraîner les spectateurs dans un enthousiasme qui a baigné le grand vaisseau Bastille tout au long de la soirée.

Anna Goryachova (Romeo) et Ruth Iniesta (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Ruth Iniesta (Giulietta)

Et l'on pouvait même lire sur la petite note de programme, mention très rare, que l'ensemble des décors et costumes de la production a été réalisée par les ateliers de l'Opéra national de Paris.

Car même si la mise en scène a été créée à Genève, les éléments de la production ont été refaits pour les dimensions de la scène parisienne et avec les savoir-faire de la maison.

Francesco Demuro, Anna Goryachova, Ruth Iniesta, et en arrière-plan, Ching-Lien Wu

Francesco Demuro, Anna Goryachova, Ruth Iniesta, et en arrière-plan, Ching-Lien Wu

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Publié le 17 Novembre 2018

Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi)
Répétition du 09 novembre et représentations du 15 novembre et 01 décembre 2018
Opéra Bastille

Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) Maria Agresta, Anita Hartig (09 nov & 1, 4 déc)
Gabriele Adorno Francesco Demuro
Paolo Albani Nicola Alaimo
Pietro Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia Virginia Leva-Poncet

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Calixto Bieito (2018)                                             
Nicola Alaimo (Paolo)
Nouvelle production et coproduction Deutsche Oper Berlin

A l’instar d’Il Trovatore, Simon Boccanegra est le second opéra de Giuseppe Verdi qui soit inspiré d’une pièce d’Antonio García Gutiérrez.

Sur le chemin de l’indépendance italienne, Verdi souhaitait représenter les luttes des factions et faire naître ainsi chez les Italiens l’horreur des guerres fratricides à partir d’un sujet historique.
Au XIVe siècle, la république de Gênes dominait la Méditerranée et la mer Egée, mais son principal concurrent, Venise, gagnait du terrain et prendra définitivement le dessus au siècle suivant.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le personnage de Simon Boccanegra devint ainsi en 1339 le premier Doge à vie de Gênes, issu du parti plébéien et partisan de l’Empereur du saint-Empire. Cependant, en 1347, les familles Grimaldi et Fieschi, ralliées au Pape, le forcèrent à abdiquer. A la tête de son armée, il réussit pourtant à rétablir son autorité en 1356, mais mourut probablement empoisonné en 1362, et c’est Gabriel Adorno qui fut finalement élu par le peuple pour lui succéder.

Et dans la version romancée de l’opéra de Verdi, une conspiration redoutable est menée par Paolo Albiani pour pousser les Fieschi et Adorno à se révolter contre Simon, Paolo ne supportant pas que le doge ne lui ait pas accordé la main d’Amélia Grimaldi (qui s’avèrera être sa fille).

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Simon Boccanegra n’est entré que sur le tard au répertoire de l’Opéra de Paris, il y a exactement 40 ans, le 25 octobre 1978, dans une mise en scène devenue célèbre de Giorgio Strehler.

Puis la scène Bastille accueillit la production de Nicolas Bregier, en septembre 1994, et surtout celle de Johan Simons créée en mai 2006, année entièrement dédiée à la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Cette mise en scène se focalisait particulièrement sur le climat électoral et les rivalités partisanes.

La nouvelle production que présente Calixto Bieito à l’Opéra de Paris répond du début à la fin aux ambiances nocturnes des conspirations relatées dans le livret et à la noirceur de la musique, tout en privilégiant l’évocation du long délitement mental du Doge solitaire poursuivi par les obsessions mélancoliques du souvenir de sa femme défunte, plutôt que la mise en exergue des conflits de pouvoir.

La scénographie est centrée sur un plateau unique où une spectaculaire carcasse de navire, l’évocation du passé flamboyant du Doge, aux flancs stylisés en forme de vague, effleure le cadre de scène lorsque le vaisseau est entraîné dans un lent mouvement circulaire. Les cycles infinis des complots se mélangent à la spirale des pensées obsédantes de Boccanegra, qui l’empoisonnent de l’intérieur et l’immobilisent dans l’action. 

Maria Agresta (Amelia)

Maria Agresta (Amelia)

Les changements de disposition de cette impressionnante maquette, et les variations d’éclairages glacés qui laissent de larges zones d’ombre, créent des espaces permettant ou bien d’utiliser les projections vidéographiques, ou bien de créer un élément de décor frontal pour resserrer l’action, tout en permettant de laisser passer les voix du chœur à travers ses interstices lorsque celui-ci se trouve en arrière.

Boccanegra apparaît affaibli dès l’ouverture, suivi par l’arrivée de Fiesco traînant le corps mourant de sa fille et amante du corsaire pour laquelle il ne montre aucune pitié et qui, une fois abandonné, se relève au moment de la transition, 25 ans plus tard, devenant ainsi un fantôme qui hante la scène.

Le point fort du travail de Calixto Bieito est d’entrechoquer la stature noble du héros plébéien et sa détresse mentale par des images émouvantes du visage de celle qu’il a aimé, n’hésitant pas à projeter sur le rideau de scène, à l’entracte, le corps courbe et inerte d’une femme que des rats noirs parcourent, comme si la mémoire rongeait un souvenir dans sa chair la plus belle en le faisant souffrir.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Paradoxalement, Bieito se montre économe dans sa direction d’acteur – une bonne partie de son travail exploite la vidéo et les éclairages à travers le squelette du bateau afin de créer des images d’une esthétique cinématographique troublante -, mais tout geste a un sens et exprime les troubles intérieurs de chaque protagoniste, car il se centre sur leur intimité. Les interactions directes, et mêmes les regards entre eux, sont donc volontairement limités pour montrer leur solitude et accroître l’atmosphère dure du drame. Mais les marques d’affection sont nombreuses que ce soit entre Maria et Adorno, Maria et Boccanegra et même Fiesco et Boccanegra.

Et si aucune violence n’est véritablement affichée, les stigmates, eux, peuvent se lire sur les corps ou les visages, comme celui d’Amelia qui a été retenue en captivité. Il y a donc toujours une correspondance forte et profonde entre ce que les personnages décrivent de leur expérience vécue et les marques sur leur corps.

Cette vision expressionniste, où s’immisce la cruauté de la vie, approche celle du Don Giovanni de Michael Haneke, et ne s’adresse donc pas aux spectateurs en quête de joliesse superficielle sur une scène d’opéra. C’est un spectacle pessimiste pour les amateurs de films noirs.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

On se demandait à quoi pouvait aboutir la rencontre entre un tel metteur en scène et Ludovic Tézier,  le résultat est que jamais avant ce jour le baryton français n’aura incarné avec autant de vérité un personnage, et réussi à exprimer un être profond de cette façon-là, sans se laisser aller à aucun geste de convention.

En effet, pour sa première prise de rôle scénique du Doge, après avoir offert auprès de Sondra Radvanovsky l'une des plus belles versions de concert du Théâtre des Champs-Elysées de la saison passée, Ludovic Tézier incarne un Boccanegra mystérieux et humble d’une grande clarté d’élocution, un jeune père d’une sympathie immédiate. L’ampleur et l’humanité le mettent en avant plus que lui ne cherche à se mettre en avant, ses petits effets doux et soupirants touchent au cœur, et lorsqu’il déverse sainement sa colère d’un souffle long et d’une belle fermeté, son autorité sévère s’impose de façon bien ciblée.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Face à lui, le vieux patriarche issu des familles ancestrales, Fiesco, est interprété par le jeune Mika Kares - 10 ans de moins que Tézier – qui fait résonner une voix impressionnante et glaçante par son unité et sa stabilité, un long déroulé spectral, mélange de douceur et d’inquiétude, qu’il tient avec une belle et fine allure.

Mais loin de paraître un vieux père affligé, Calixto Bieito lui fait jouer le rôle d’un homme qui en veut à sa fille d’avoir aimé un corsaire, et lors de l’agonie de celle-ci, il ne révèle que mépris pour elle en ne montrant aucune volonté d’aide ou signe de tendresse.

Anita Hartig (Amelia)

Anita Hartig (Amelia)

Dans cet opéra dominé par les voix d’hommes, deux interprètes sont prévues au cours de cette nouvelle série de représentations pour incarner le seul personnage féminin majeur, Amélia.

Maria Agresta possède le dramatisme et la voix aux accents mélancoliques des grandes héroïnes verdiennes, une tessiture homogène légèrement mate d’une souplesse facile même dans les aigus, qui lui permet d’être aussi bien enjôleuse et touchante dans son premier air d’entrée solitaire « Come in quest’ora bruna », qu’une partenaire fusionnelle dans les duos avec Adorno ou Boccanegra. Et dans les passages conflictuels, lors de la rivalité entre les deux hommes, elle recherche aussi une forme de vérisme quasi-névrotique avec des couleurs beaucoup plus claires.

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Entendue lors de la dernière répétition avant de la retrouver le 01 ou le 04 décembre, Anita Hartig est elle aussi une Amélia saisissante, d’autant plus qu’elle possède un timbre de voix assez différent, clair et parcellé d’une myriade de vibrations qui rappellent énormément les fragilités si familières du timbre de Joyce DiDonato. Son chant rayonnant aux tissures dentelées introduit ainsi des réminiscences mozartiennes ou straussiennes, et l’on retrouve chez elle aussi une grande attention à chacun de ses partenaires.  Nous avons donc là deux artistes qui défendent avec probité une femme qui recherche un équilibre dans un monde conflictuel d’hommes intrigants.

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Physiquement imposant, le Paolo de Nicola Alaimo est une autre grande stature de la distribution. Il a le rôle du méchant indéfendable, mais le tient avec une arrogance fière et vindicative, et même une certaine noblesse, qui évoque Iago. Mordant dans la voix, puissance et profondeur de souffle qui gonflent une tessiture sombre et aérée avec de petits accents dans les passages déclamatifs comme une signature personnelle, la confiance défiante qu’il renvoie quand il interroge la salle ancre définitivement sa présence dans l’action du drame.

Et c’est avec une splendide chaleur que Francesco Demuro apparaît de derrière les ombres du navire pour annoncer son arrivée aux envolées charmeuses de « Cielo di stelle orbato ». Car ce chanteur d’ampleur modeste possède un beau timbre dans le médium qui cependant se resserre dans les aigus réduisant ainsi l’impact d’Adorno. C’est donc dans les airs profondément lyriques, qui lui laissent le temps de dérouler sa belle musicalité, qu’il touche le mieux la sensibilité de l’auditoire, et son grand air de désolation «  Perdon, Amelia …» est l’un des grands moments de recueillement du temps de la soirée.

Le choeur - au premier plan,  Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Le choeur - au premier plan, Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Si ces artistes disposent de bonnes conditions pour mettre en valeur leurs qualités musicales, ils le doivent au metteur en scène et à sa conception scénographique qui les mettent en avant, mais surtout au directeur musical, Fabio Luisi, qui soigne le relief de la trame musicale - quelle magnifique résonance liquide du cor dans l'immensité de la salle! - en trouvant un très bon alliage entre les vents, cordes et cuivres sans que la nappe orchestrale n’envahisse l’espace et ne submerge les chanteurs. La nature boisée des instruments reste sensible, alors qu’un Philippe Jordan aurait sans doute accentué les sonorités métalliques des cordes, et la précision accordée à l’ornementation, tout en restant dans la grande réalisation de répertoire, crée un plaisir raffiné qui, toutefois, ne fait pas oublier que le chef d’orchestre n’a pas recours aux percussions pour exacerber la théâtralité de son interprétation.

Calixto Bieito

Calixto Bieito

Et peut-être que cela se ressent aussi dans la perception dramatique de ce spectacle qui, rappelons-le, offre plutôt un versant mesuré de la part de Calixto Bieito, le futur metteur en scène de l’Anneau des Nibelungen à partir de la saison prochaine.

Le chœur, impactant et suggestif, est fort quand on le lui demande.

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Publié le 20 Juin 2015

Maria Stuarda (Gaetano Donizetti)
Représentation du 18 juin 2015
Théâtre des Champs-Elysées

Maria Stuarda Aleksandra Kurzak
Elisabeth Carmen Giannattasio
Robert Dudley Francesco Demuro
Talbot Carlo Colombara
Cecil Christian Helmer
Anna Kennedy Sophie Pondjiclis

Mise en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier
Direction Musicale Daniele Callegari  
Orchestre de chambre de Paris
Chœur du Théâtre des Champs-Élysées

                                                                                   Carmen Giannattasio (Elisabeth)

La vie a ses mystères qui la rendent passionnante. Comment ne pas être stupéfait devant les affiches de deux grandes salles lyriques parisiennes qui représentent au même moment, sur scène, deux œuvres dans lesquelles s’affrontent à mort deux femmes fortes, Adriana Lecouvreur et la comtesse de Bouillon à l’Opéra Bastille, et Maria Stuarda et Elisabeth Ier au Théâtre des Champs Élysées ? Et comment ne pas céder à l’esprit ‘people’ de la capitale parisienne qui remarquera que la comédienne de la Comédie Française et la Reine d’Ecosse sont interprétées par deux femmes qui comptent dans la vie du ténor Roberto Alagna ?

Aleksandra Kurzak (Maria Stuarda)

Aleksandra Kurzak (Maria Stuarda)

Cette remarque dite, on peut ensuite entièrement s’abandonner aux élans passionnels qui sont la raison de cet ouvrage de Donizetti. Le décor simple, appartement bourgeois au premier acte, puis prison moderne aux second et troisième actes évoque peu, hormis la déconnexion à la vie que représente l’enfermement.

Mais la vie est d’abord dans la fosse d’orchestre, entrainée avec le même allant qu’avait insufflé Daniele Callegari à l’opéra de Strasbourg pour Ariane et Barbe-Bleue, le mois dernier. Le dynamisme de l’Orchestre de chambre de Paris se fait flux passionnel, sans excès, teinte fumée où les enlacements de petits motifs d’instruments émergent, furtivement, tout en ayant l’humilité de maintenir une intensité qui ne prenne pas le dessus sur les chanteurs. Sa soudaine surtension glacée au paroxysme de la confrontation entre les deux reines laisse la trace violente d’une profonde crispation du cœur.

Carmen Giannattasio (Elisabeth) et Francesco Demuro (Robert Dudley)

Carmen Giannattasio (Elisabeth) et Francesco Demuro (Robert Dudley)

Sur scène, Carmen Giannattasio fait une apparition spectaculaire en Elisabeth, s’attachant à peindre un portrait agressif et névrosé de la Reine d’Angleterre, pour mieux cliver la part défaillante de sa personnalité et celle de son rôle impérial. Les aigus d’ivoire percent, portés par un souffle qui n’a de cesse de couler en un seul lien ses exclamations saisissantes et son discours introspectif. Son chant est ainsi très bien mené si l’on en accepte sa froideur.

Et celle qu’elle jalouse, Marie Stuart, trouve en Aleksandra Kurzak une âme d’une sensibilité dramatique qui cache une assurance fatale. En effet, au second acte, sa présence repose sur un enchainement de nuances et de sons joliment filés, accompagnés en filigrane par de subtils sentiments noirs, qui font ressentir une intériorité profondément pathétique.

C’est pourtant dans la scène finale que le manque de soutien de la part des metteurs en scène, Moshe Leiser et Patrice Caurier, devient flagrant, car cette belle artiste n’arrive pas à prolonger par l’expression du geste et du corps l’accumulation des souffrances d’une histoire qui arrive à son terme et que son chant raconte. On ne croit donc pas assez à ce que l’on voit pour être touché par ce que l’on entend.

Aleksandra Kurzak (Maria Stuarda)

Aleksandra Kurzak (Maria Stuarda)

La sincérité totale s’incarne donc en Francesco Demuro, qui fait de Robert Dudley un homme intègre et passionné, voué corps et âme à la reine écossaise. Dans la première partie, il donne certes l’impression que sa tessiture aiguë limite la portée des éclats de son cœur, mais il gagne en densité au fil de la représentation, et il a constamment une musicalité qui exprime l’urgence de la jeunesse.

Quant aux deux rôles de basses, il esquissent des tempéraments très différents, la sagesse résignée, sombre et introvertie de Carlo Colombara en Talbot, et la noblesse claire et affirmée de Christian Helmer en Cecil. Sophie Pondjiclis est une Anna Kennedy royale, dans l’attente qu’un rôle plus important lui soit un jour confié.

Bel hymne de la mort pour le chœur, avant la scène ultime.

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Publié le 26 Mars 2012

Macbeth (Giuseppe Verdi)
Représentation du 23 mars 2012
Bayerische Staatsoper

Macbeth Franco Vassallo
Banco Christof Fischesser
Lady Macbeth Tatiana Serjan
La Dame de Lady Macbeth Evgeniya Sotnikova
Macduff Francesco Demuro
Malcolm Fabrizio Mercurio
Le Médecin Christoph Stephinger

Mise en scène Martin Kušej
Direction Teodor Currentzis

 

                                                                         Tatiana Serjan (Lady Macbeth) et Franco Vassallo (Macbeth)

Macbeth est la tragédie d’un couple enfermé dans un délire mental obsédant, mais est aussi la tragédie d’un peuple opprimé par une dictature infernale.

On peut dire que Martin Kušej ne nous épargne rien de la descente aux enfers de ces gens enthousiastes aux premiers succès du Thane de Glamis, compatissant et vêtus de noir au deuil de Duncan, et d’une humeur festive et carnavalesque quand son meurtrier - sans qu’ils en soupçonnent le rôle - accède enfin au trône d’Écosse.

Le paroxysme de l’aveuglement de la cour est atteint au cours de la scène du banquet, l’ensemble du chœur s‘y montre habillé de splendides costumes et coiffures de mille couleurs en fête comme dans un moyen-âge imaginaire.

Tatiana Serjan (Lady Macbeth)

Tatiana Serjan (Lady Macbeth)

Mais la révélation du meurtre de Banco enclenche un engrenage de peur, et l’horreur d’êtres humains réduits à une condition sale et dégradante, sans la moindre hygiène, et qui finissent en viande de bétail destinée aux abattoirs - des treuils hissent plusieurs corps pendus par les pieds - provoque inévitablement des réactions de rejets parmi les spectateurs.

Métaphore moderne de la fabrique terroriste, Kušej emploie enfin l’effigie du Joker - personnage monstrueux - pour en maquiller les révoltés conduits à assassiner leurs bourreaux. Il n’est plus le seul à s’y référer (Fidelio par Calixto Bieito).

Il en ressort de tout cela un climat sanglant et gore proche du film de Polanski (Macbeth 1971).

Si l’on se place du point de vue théâtral, la relation entre Lady Macbeth et Macbeth est traitée dans l’esprit de la pièce de Shakespeare et n’en surprendra aucun familier.

Scène du banquet.

Scène du banquet.

Dès l’ouverture, la fausse couche de la Lady, et donc son impossibilité à enfanter, est clairement présentée comme l’élément  déclencheur du drame. Tout aussi lisible est la perte de sa féminité - la fameuse incantation à la perte de son sexe - par la section, d’un simple geste, d’une partie de sa chevelure.
Quant au décor, caractérisé par une tente en avant scène, et une lande de crânes blancs surplombée d’un brouillard aux filaments inquiétants, il n’échappe pas à une impression de bâclé, à cause des bâches semi-transparentes qui séparent espace intime et extérieur.

Sans être dominée par un seul monstre vocal, la distribution possède en revanche une musicalité infaillible.

 Dans le rôle de Lady Macbeth, Tatiana Serjan réussit à imposer un personnage convaincant et humain, qui reste prisonnier de ses propres fantômes.
Elle est d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas une ample mezzo-soprano dramatique, mais plutôt une chanteuse que l‘on pourrait rapprocher de la fureur baroque de Joyce DiDonato. Son émission est particulièrement véloce et bien projetée, et ses couleurs sauvages s’imprègnent d’expressions rauques et incisives sans aucun artifice.

Tatiana Serjan (Lady Macbeth)

Tatiana Serjan (Lady Macbeth)

Franco Vassallo interprète un Macbeth généreux par cette façon d’achever ses airs en amplifiant progressivement sa voix comme pour sauver quelques beautés de son âme. Théâtralement, il reste très mesuré, comme désabusé depuis le début.

Christof Fischesser défend lui aussi un beau Banco notre et réservé, et si Francesco Demuro n’est pas le grand Macduff seigneur dramatique et fougueux, il compte sur son souffle vaillant et long pour libérer la profondeur de ses sentiments douloureux.

Enfin, Fabrizio Mercurio fait entendre un Malcom très rossinien, d’une légèreté qui ne nuit pas à sa présence, bien au contraire, peut être sera t-il un souverain d'une autre nature que celle de son prédécesseur.
Le Médecin et la Dame de Lady Macbeth sont également très bien incarnés par Christoph Stephinger et Evgeniya Sotnikova.

Mais ce chef d’œuvre repose aussi sur la direction de Teodor Currentzis. A la tête d’un des plus beaux orchestres au monde, il est le maître d’une atmosphère étouffante, gonflée de cordes et de cuivres sombres sur fond de percussions assommantes.
 

L’harmonie d’ensemble et les amples modulations prennent parfois le pas sur la tension, mais dans les moments déterminants, les apparitions et rencontres surnaturelles éclatent dans une violence spectaculaire. La force insistante des cuivres est par ailleurs plus enfouie qu’à son habitude.

 Hormis le ballet, l’intégralité de la version parisienne (1865) est jouée, et la danse des ondines et sylphides est interprétée avec une telle fluidité dansante et poétique, qu’il en magnifie la grâce inégalée, à ma connaissance, par les enregistrements au disque.

Franco Vassallo (Macbeth) et Francesco Demuro (Macduff)

Kušej offre à ce moment là une saynète divertissante de numéro de lévitation sur le corps de Macbeth endormi, cerné par des danseuses de cabaret en coiffure fluorescente. Tout le monde n’a pas apprécié...
Les chœurs, même s’il est difficile d’en évaluer une quelconque sonorisation quand ils chantent hors de la scène, sont d’une impeccable unité, belle mais sans accentuation dramatique prononcée.

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