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Publié le 13 Janvier 2024

Iphigénie en Tauride (Henry Desmarest / André Campra – Théâtre Royal de l'Académie royale de musique, le 06 mai 1704)
Version de concert du 09 janvier 2024
Théâtre des Champs-Élysées

Iphigénie Véronique Gens
Pylade Reinoud Van Mechelen
Oreste Thomas Dolié
Thoas David Witczak
Electre Olivia Doray
Diane Floriane Hasler
L’Ordonnateur / L’Océan Tomislav Lavoie
Un habitant de Délos / Triton / Le Grand Sacrificateur Antonin Rondepierre
Isménide, Première habitante de Délos / Première nymphe / Première prêtresse Jehanne Amzal
Deuxième habitante de Délos / Deuxième nymphe / Deuxième prêtresse Marine Lafdal-Franc

Direction musicale Hervé Niquet
Orchestre et Chœur Le Concert Spirituel            
              Reinoud Van Mechelen (Pylade)
Coproduction Centre de musique baroque de Versailles


Depuis 2022, Hervé Niquet et Le Concert Spirituel sont engagés dans l’enregistrement pour le label Alpha Classics d’une tétralogie baroque incluant ‘Ariane et Bacchus’ (Marin Marais – 1696), ‘Médée’ (Marc-Antoine Charpentier – 1693), ‘Iphigénie en Tauride’ (Henry Desmarest et André Campra - 1704) et ‘Persée’ (Jean-Baptiste Lully – 1682).

Jehanne Amzal (Isménide) et Véronique Gens (Iphigénie)

Jehanne Amzal (Isménide) et Véronique Gens (Iphigénie)

Si ‘Persée’ célèbre le règne de l’opéra courtisan sous Lully, ‘Ariane et Bacchus’ et ‘Médée’ sont représentatifs de l’après Lully qui ne trouvera pas son public, alors que ‘Iphigénie en Tauride’ d’Henry Desmarest, complété par Campra – pour le prologue et une grande partie du dernier acte principalement -, fera partie de la douzaine de titres les plus joués à l’Académie royale de musique au début du XVIIIe siècle avant l’avènement de Rameau. Cette tragédie inspirée d’Euripide sera même montée jusqu’en 1762 avec quelques ajouts composés par Pierre-Montan Berton.

Depuis, une résurrection partielle eut lieu le 10 octobre 1999 au Théâtre Montansier de Versailles, mais dans une version réduite enregistrée par France Musique.

Hervé Niquet et Le Concert Spirituel

Hervé Niquet et Le Concert Spirituel

L’histoire reprend le mythe d’Iphigénie abandonnée par Agamemnon et sauvée par Diane, tout en faisant intervenir Electre qui a suivi Oreste après le meurtre de Clytemnestre.

Thoas l’a faite prisonnière et veut la faire sienne en échange de la vie de son frère et de son ami, Pylade, arrivés en Tauride pour enlever l’image de Diane et laver Oreste de son acte vengeur envers sa mère. Diane apparaît une première fois pour tenter d’apaiser les tourments de ce dernier.

Malgré sa fureur, Thoas libère les Grecs, mais Oreste et Pylade accusent à tord Electre d’avoir céder au Roi.

Olivia Doray (Electre) et Reinoud Van Mechelen (Pylade)

Olivia Doray (Electre) et Reinoud Van Mechelen (Pylade)

Ce dernier, sous la menace de l’Oracle puis du Dieu Océan, qui désapprouve sa tendance à la compassion, retrouve finalement une ligne politique dure envers les Grecs. Iphigénie se désespère d’avoir à sacrifier les étrangers. 

Oreste se présente à elle et lui raconte le sort advenu à Agamemnon et Clytemnestre au Palais de Mycènes. Sur le parvis du Temple de Diane, ils se reconnaissent avec surprise en tant que frère et sœur, mais lorsque Thoas ordonne aux Scythes de détruire les Grecs armés par Iphigénie, Diane réapparaît pour foudroyer le Roi et les sauver. 

La malédiction des Atrides est ainsi levée sur Oreste et Iphigénie, et Electre peut enfin aimer Pylade.

Reinoud Van Mechelen (Pylade) et Thomas Dolié (Oreste)

Reinoud Van Mechelen (Pylade) et Thomas Dolié (Oreste)

La première impression qui frappe à la redécouverte de cet ouvrage oublié est la plasticité marine de l’orchestre, composé de plus de 50 musiciens et 25 choristes, une sorte de mer noire mélancolique dominée par les cordes qui imprègnent l’auditeur d’un son riche et continûment fourni. Et il est vrai que sur l’île de Tauride, les vents, les océans et leurs Dieux sont omniprésents. Le charme poétique des mélodies s’y entremêle et les mots préservent la dignité sentimentale de tous les personnages, un héritage du modèle lullyste.

La musique n’est pas véritablement théâtrale, mais elle permet d’entendre de charmants alliages tels le duo entre Electre et Pylade ‘Le ciel est sensible à nos larmes’, et aussi une impressionnante correspondance entre le voile orchestral noir et le chant d’Iphigénie, au début du quatrième acte, ‘C’est trop vous faire violence’.

L’œuvre s’apprécie comme un beau tableau vivant dépeint avec une personnalité austère qui s’infiltre subrepticement dans l’âme, et Hervé Niquet en restitue avec Le Concert Spirituel une homogénéité de couleur et une unité dans le mouvement qui valorise la qualité immersive des ambiances sonores. La luminosité du chœur s’y incorpore naturellement.

Floriane Hasler (Diane)

Floriane Hasler (Diane)

C’est avec beaucoup de plaisir que l’on retrouve Véronique Gens dans le rôle de l’Iphigénie de Desmarest, bien moins dramatique que celle de Gluck, dont la soyeuse noirceur est d’un très bel effet surtout dans la seconde partie, en suggérant un sentiment tragique resserré et contenu, alors qu’Olivia Doray offre à Electre une fraîcheur attendrissante qui surprend quand on sait quel personnage en a fait Strauss.

Fidèle à ses portraits très tourmentés, Thomas Dolié incarne un Oreste écorché et théâtral qui cherche à exprimer le ressenti viscéral du frère d’Iphigénie, alors que Reinoud Van Mechelen induit de son chant clair et doux un charme qui s’accorde harmonieusement à celui d’ Olivia Doray.

Antonin Rondepierre (Triton)

Antonin Rondepierre (Triton)

Et c’est avec une splendide éloquence vocale que Floriane Hasler impose d’emblée une Diane très forte avec une grande capacité de droiture qui saisit le spectateur par sa perfection classique. L’impression est grave et humaine, sans la moindre arrogance.

Quand on connaît le terrible Thoas de Gluck, celui de Desmarest est bien moins impressionnant et David Witczak n’arrive pas à lui donner ce surplus d’ampleur qui devrait mieux imposer ce personnage vindicatif.

Olivia Doray (Electre) et Véronique Gens (Iphigénie)

Olivia Doray (Electre) et Véronique Gens (Iphigénie)

Parmi les rôles secondaires, Antonin Rondepierre, en Triton, se démarque sensiblement par la fine intelligibilité et subtilité de son chant très léger, et Tomislav Lavoie (L’Océan), Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc, en prêtresses, complètent cet ensemble avec conviction.

Connaissant ce qu’écrivirent bien plus tard Wagner ou Debussy, on a une écoute un peu particulière à cet ouvrage marqué par un continuo lancinant singulièrement prononcé.

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Publié le 12 Janvier 2022

Circé (Henry Desmarest – 1694)
Version de concert du 11 janvier 2022
Opéra royal du Château de Versailles

Circé Véronique Gens
Astérie Caroline Mutel
Eolie Cécile Achille
Polite Romain Bockler
Ulysse Mathias Vidal
Elphénor Nicolas Courjal

Direction musicale Sébastien d’Hérin
Ensemble Les Nouveaux Caractères

                                              Sébastien d’Hérin

Initialement programmé le 28 mars 2020 avec Gaëlle Arquez et Sébastien Droy dans les deux rôles principaux, ‘Circé’, le second opéra d’Henry Desmarest, est finalement joué à l’Opéra royal du Château de Versailles près de deux ans plus tard, ce qui est l’occasion de découvrir une œuvre créée à la première salle du Palais Royal de l’Académie royale de Musique (le 01 octobre ou le 01 novembre 1694, selon les différentes sources), en plein milieu de la crise de l’après Lully, et qui ne fut plus reprise par la suite au sein de l’institution.

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Le livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge comprend un prologue, véritable ode à Louis XIV, garant du ‘bonheur de la France’ dont les terres du bords de la Seine sont le plus heureux asile pour ceux qui fuient la guerre, et cinq actes qui mettent en scène les mouvements d’âmes des protagonistes dans un huis-clos surnaturel. 

L'ensemble des Nouveaux Caractères

L'ensemble des Nouveaux Caractères

Sur l’île d’Ææa, la magicienne Circé est amoureuse d’Ulysse, qui en a aimé une autre par le passé, Eolie, mais jalouse de ses compagnons grecs qui le pressent de reprendre la mer pour rejoindre la Grèce, elle les transforme en monstres, sauf un, resté à l’écart, Elphénor.

Ce dernier, amoureux de la servante de Circé, Astérie, est méprisé par cette dernière, à la fois parce que sous l’emprise de sa passion il oublie ses amis malheureux, mais aussi parce qu’elle est elle-même amoureuse de l’un d’entre-eux, Polite.

Mathias Vidal (Ulysse)

Mathias Vidal (Ulysse)

L’intrigue s’enflamme lorsqu’Ulysse convainc Circé de libérer les guerriers, ce qui attise la haine d’ Elphénor qui comprend qu’Astérie et Polite vont pouvoir être réunis. Entre temps, Eolie est déterminée à reconquérir Ulysse, et Athéna intervient pour suggérer en songe à Ulysse de quitter l’île. Les deux amants se retrouvent, et Elphénor, pensant obtenir de Circé la main d’Astérie en lui dévoilant qu’Ulysse en aime une autre, inspire un tel rejet de la part de la servante qu’il finit par se suicider.

Déterminée à tuer sa rivale, la magicienne lui envoie des démons transformés en nymphes, mais c’est cette fois Hermès, dieu de l’intelligence et de l’esprit, qui aide Ulysse en faisant fuir ces créatures, ce qui permet au roi d’Ithaque de retrouver Eolie. Circé se mure dans sa haine.

Circé - Desmarest (Gens - Mutel - Vidal - d'Hérin) Opéra de Versailles

L’interprétation qui est donnée ce soir fait la part belle à l’orchestre des Nouveaux Caractères qui est étoffé d’une trentaine de musiciens, dont les trois quarts jouent d'instruments à cordes, entraînés par Sébastien d’Hérin dans un envol d’une très grande intensité. Les basses de violons soulignent les accents des chanteurs lors des récitatifs, le foisonnement harmonique irrigue l’espace sonore d’un flux dense aux formes d’ondes dont on s’imprègne naturellement, avec toutefois peu de diversité dans la création d’atmosphères, et de rares moments de poésie fine au temps suspendu.

Cette musique et en fait idéale pour mettre en mouvement nos propres fluctuations émotionnelles.

Marie Picaut (Soprano)

Marie Picaut (Soprano)

Un bel exemple de l'inspiration préromantique de la partition peut s’entendre juste après l’entracte, au début du IIIe acte, lorsque Eolie se lamente et craint de perdre définitivement Ulysse. Tous les instruments se rejoignent pour traduire l’éveil des sentiments de la jeune nymphe avec une sensualité profonde magnifique.

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Les deux clavecins franco-flamands à deux claviers insérés dans l’ensemble occupent une position centrale sur scène mais aussi dans la restitution sonore. Loin de ne dispenser qu’un moirage discret et enjôleur, ils propagent un déferlement de résonances vibrantes et fortement présentes au point de concurrencer l’expressivité vocale des solistes, du moins dans la première partie.

C’est particulièrement vrai pour Véronique Gens qui, bien que souffrante, a accepté de maintenir sa participation malgré tout, l’occasion étant unique. D’une allure très droite et sévère dans sa longue robe rouge qui lui donne une allure de diva iconique, elle soigne les nuances, exulte avec parcimonie, privilégie la musicalité - et l’on a envie de dire la douceur mélodique -, alors que son personnage de Circé pourrait être plus enflammé, car il y a aussi à la clé un enregistrement de cette œuvre rare.

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Caroline Mutel, en Astérie, cariatide de caractère, possède le timbre le plus corsé de la distribution et une voix au verni d’émail qui lui permettent d’incarner une femme d’une grande maturité qui a la stature de Circé mais aussi des contours plus nets, sans le mystère qui semble ouater la présence de Véronique Gens.

Et Mathias Vidal se départit de son pur charme poétique un peu éthéré qu’on lui connaît pour faire vivre un Ulysse viril et volontaire, avec un superbe matériau vocal clair et boisé qui lui donne une carrure sensible, forte, et toujours attachante. Et le contraste avec l’attitude réservée qu’il retrouve quand il se met à l’écart de la scène, une fois son intervention achevée, est surprenante. Se mesure alors la soudaineté de l’investissement spirituel qu’il engage à chaque fois.

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

L’Elphénor de Nicolas Courjal est également taillé aux dimensions de ce guerrier puissant et d’une ample noirceur impressionnante qui prend presque une forme méphistophélique tant il semble être le mal absolu. Il incarne en fait un être d’une grande intériorité dont la douleur est le véritable moteur, tout en cherchant une échappatoire par l’intrigue, mais qui, dans un sursaut de désespoir, préfère en finir avec lui-même, comme une force obscure qui s’effondre finalement sur elle-même. Et pourtant, il paraît si jeune.

Cécile Achille (Eolie)

Cécile Achille (Eolie)

D’une fraîcheur un peu espiègle, charmante par ses inflexions brillantes au timbre vivant, Cécile Achille fait vivre l’innocence un peu enfantine d’Eolie avec beaucoup de sincérité, et représente le caractère le plus optimiste de la distribution. Là aussi, l’incarnation est très humaine et mozartienne par le réalisme de sa spontanéité.

Enfin, très discret au départ, Romain Bockler, baryton clair, chante Polite et de petits rôles tels ‘un songe agréable’ dans un esprit juvénile qui s’intègre aisément à la vitalité de l’ensemble.

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Quant au chœur, sa belle cohésion prend une teinte légèrement mate de par l’effet d’atténuation des masques que les chanteurs doivent porter, mais c’est lorsque plusieurs de ses solistes s’en détachent pour incarner à l’avant scène certains des personnages secondaires que leurs particularités se révèlent et s’épanouissent.

Il en est ainsi du superbe chant épuré et mélancolique du contre ténor Mathieu Montagne, un véritable bonheur à chacune de ses interventions, de l’autorité bien affirmée du baryton Arnaud Richard, et de la somptuosité recueillie de Cécile Granger et Marie Picaut.

Cécile Granger (soprano)

Cécile Granger (soprano)

Le 04 avril prochain, le Théâtre des Champs-Élysées présentera un autre ouvrage emblématique de la crise de l’après Lully, qui fut créé sans succès à l’Académie royale de musique 16 mois après 'Circé', le 08 mars 1696 : ‘Ariane et Bacchus’ de Marin Marais

A nouveau, Véronique Gens et Mathias Vidal défendront un ouvrage rare auprès de Judith van Wanroij, sous la direction d’Hervé Niquet.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

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Publié le 28 Janvier 2019

Les Troyens (Hector Berlioz)
Répétition du 19 janvier et représentations du 25 janvier et 03 février 2019
Opéra Bastille

Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Ascagne Michèle Losier
Hécube Véronique Gens
Énée Brandon Jovanovich
Chorèbe Stéphane Degout
Panthée Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Priam Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec Jean-Luc Ballestra
Hellenus Jean-François Marras
Polyxène Sophie Claisse
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Aude Extrémo
Iopas Cyrille Dubois
Hylas Bror Magnus Tødenes
Narbal Christian Van Horn

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)                           
Ekaterina Semenchuk (Didon)
Nouvelle production
Diffusion sur Arte et sur Arte Concert le 31 janvier 2019 à 22h45

Composé pour le Théâtre Lyrique en 1863, où seule la seconde partie Les Troyens à Carthage sera représentée, Les Troyens n’est entré au répertoire de l'Opéra de Paris qu'en 1921, et a eu l'honneur de faire l’ouverture de Bastille dans une mise en scène de Pier-Luigi Pizzi, le 17 mars 1990, sous la direction de Myung-whun Chung

Le rideau de scène bleu Lapis Lazuli, orné de figures symboliques tracées au trait blanc, était confié à Cy Twombly, et avait la même fonction que le nouveau plafond peint par Marc Chagall en 1964 pour le Palais Garnier, c'est-à-dire, attirer le spectateur vers la modernité théâtrale.

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Puis, en 2007, Gerard Mortier reprit la mise en scène forte et élégante d'Herbert Wernicke, imaginée pour le Festival de Salzbourg, qui supprimait toutefois les ballets originels, sous la direction de Sylvain Cambreling

Et c'est donc une version quasi-intégrale – les ballets des constructeurs, matelots et laboureurs ainsi que la scène des sentinelles et de Panthée à Carthage étant cependant coupés – qui est proposée pour célébrer à la fois les 30 ans de l’ouverture de l’opéra Bastille (13 juillet 1989), les 60 ans de la création du Ministère des affaires culturelles (03 février 1959), les 150 ans de la mort d’Hector Berlioz (8 mars 1869) et les 350 ans de l’Académie de Musique (28 juin 1669). 

De plus, si l’on sait que seuls 7 autres opéras ont pour l’instant bénéficié d’au moins 3 productions différentes à Bastille (La Flûte Enchantée, Boris Godounov, Carmen, Simon Boccanegra, Parsifal, Elektra, Lady Macbeth de Mzensk), l’hommage qui est rendu au compositeur, malheureux de son vivant avec l’institution parisienne, dépasse probablement tout ce qu’il pouvait imaginer.

Les Troyens (d'Oustrac-Degout-Jovanovich-Semenchuk-Jordan-Tcherniakov) Bastille

Toutefois, en confiant cette nouvelle production à Dmitri Tcherniakov, que l’on retrouvera au printemps pour la reprise de Iolanta / Casse-Noisette à Garnier, et dans deux ans pour une nouvelle production de La Dame de Pique, il est entendu que l’on ne va pas assister à un spectacle simplement magnifiquement illustratif, comme ce fût le cas au Théâtre du Châtelet en 2003 avec la mise en scène de Yannis Kokkos.

En effet, Dmitri Tcherniakov montre deux faces très différentes de son talent à travers les deux volets des Troyens, l’une, la maîtrise du croisement entre l’ampleur épique et la narration des destins individuels à travers une direction d’acteurs d’un foisonnement et d’une précision hors pair, l’autre, la transfiguration d’une intrigue personnelle en une analyse psychologique ramenée dans un contexte social contemporain.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Pour Troie, le metteur en scène a conçu un décor d’une incroyable complexité représentant les rues enserrées d’une cité du Moyen-Orient ravagée par la guerre, dans laquelle s’insère un luxueux écrin en bois laqué donnant à voir la vie dans une pièce du palais royal. 

Et au deuxième acte, à l’apparition du fantôme d’Hector enflammé traversant en diagonale le plateau, ce décor s’ouvre et se déplie pour créer un nouvel espace totalement dégagé en son centre, l’ombre des immeubles lugubres planant en fond de scène face à Enée, en garde comme dans une posture de cinéma. Souhaitons que les mécanismes de ce dispositif fabuleux ne défaillent pas, car c’est véritablement une fantastique prouesse technologique qui est mise en œuvre ici.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et lors de la première scène jouée en silence, Tcherniakov présente méthodiquement l’ensemble de la famille de Priam, un par un. Puis, débute la musique animée par le peuple en liesse, et survient une Cassandre enfant ruminant sa révolte, qui s’adresse à des médias télévisés pour révéler son confit avec sa famille et la rue. En même temps, Priam est décrit comme un homme honni par Cassandre pour avoir abusé d’elle, et méprisé par Enée qui prépare un coup d’Etat avec les Grecs.

Stéphanie d’Oustrac, le regard vipérin, se prend facilement aux jeux d’affrontement face à Chorèbe, Priam et Hécube, et offre à Cassandre une voix déliée d’une belle teinte brune aux accents lyriques et angoissés, sans forcer sur la puissance, et son personnage exprime une colère entière jouée avec une crédibilité infaillible. Elle est véritablement une chanteuse qui sait être sur scène.

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

L’autre joyau de la distribution est Stéphane Degout, sagement posé, mais d’une flambante pulsation vocale, une virilité soyeuse d’une profondeur bien affirmée qui lui donne un charme autoritaire séduisant.

Dans cette partie, grâce à son travail avec le metteur en scène, le chœur gagne une vitalité débordante et une maîtrise de son action grandement réussie, que ce soit lors de l’hymne « Dieu protecteur de la vie éternelle » qui entoure une procession royale marchant face à la scène le long d’un étroit couloir humain, ou bien , plus encore, lors du grand chœur des troyennes qui entament une enthousiasmante danse exaltée avec Stéphane d’Oustrac, avant le spectaculaire suicide final.

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et si Véronique Gens est une Hécube de luxe ayant peu à chanter, elle est en revanche bien mise en valeur au sein du chœur, si bien qu’elle se distingue vocalement très nettement lors des grands élans de la masse chorale.

Ainsi, chaque personnage, même muet, semble avoir une ligne de vie propre travaillée par le metteur scène, mais il devient difficile en une seule soirée de tout suivre en détail.

Et après une première partie d’une force inégalée, soutenue par des chœurs excellemment dirigés, la seconde partie, dans sa forme, prend le risque de décontenancer une partie du public.

Le décor unique représente avec grand réalisme une salle d’un centre de rééducation pour blessés de guerre, avec coin télévision, baby-foot, du mobilier simple, et des dessins d’enfants et photos de familles comme décoration murale.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ici, Tcherniakov se place sur le plan purement psychologique. A la fin de Troie, dans sa mise en scène, Creusée, la femme d'Enée, s'est suicidée, déçue par la trahison de son époux envers son royaume. Bien entendu, cela ne correspond à aucune légende connue aujourd'hui (soit Creusée fut enlevée par les Grecs, soit Enée, après l'avoir perdue, la retrouva sous forme de fantôme l'encourageant à refaire sa vie ailleurs), mais lorsque l'on arrive à Carthage, on retrouve deux personnages principaux ayant besoin de se détacher de leur passé sentimental pour poursuivre leur vie. Enée ne peut oublier Creusée, et Didon ne peut oublier le meurtre de Sychée, 7 ans plus tôt, qui l'a poussée à quitter Tyr.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

La rencontre dans ce lieu imaginé par Tcherniakov a donc pour finalité d'arriver, par une relation de transfert réciproque, à permettre à chacun d'eux de guérir de leurs blessures et de repartir. Le moment où chacun porte le coup qui va créer ce détachement est symbolisé par la séquence de tir à l'arc sensée "tuer" le double de soi.

Enée surmonte l'épreuve, et peut repartir pour Rome, mais Didon échoue et est la grande perdante de cette relation psychologique.

Ce que met donc en scène Tcherniakov est quelque chose de très humain qui se joue parfois dans les relations interpersonnelles, et des personnes qui ont déjà vécu cela dans leur vie, ou qui savent que cela peut arriver, par effet miroir peuvent être captée par ce dénouement dramatique

Brandon Jovanovich (Enée)

Brandon Jovanovich (Enée)

Plusieurs séquences sont par ailleurs de véritables petits exploits scéniques, le combat au sol d’Enée face à un adversaire mené de manière très réaliste, ou bien le duo de Narbal et Anna chanté en jouant au ping-pong. 

Seul inconvénient majeur de cette scénographie, elle ne s’adapte pas visuellement au lyrisme de la pantomime de la scène de chasse ou au duo d’amour rêveur de Didon et Enée, ne serait-ce que par des variations lumineuses, ce qui ne permet pas de renforcer l’impact romantique de ces magnifiques pages berlioziennes.

Michèle Losier (Ascagne)

Michèle Losier (Ascagne)

Vocalement impressionnant dès la première partie, Brandon Jovanovich rend à Enée une stature d’une considérable solidité. Ténor massif doté d’une tessiture assombrie et mue par un flux vocal vigoureux, l’homogénéité de timbre et de couleur, qui le rapproche de celle de Stéphane Degout, dessine de lui un guerrier d’un grand charisme généreux. La diction est par ailleurs correctement intelligible.

Il forme donc avec Ekaterina Semenchuk un couple au tempérament bien assorti, et c’est un authentique plaisir que de retrouver cette grande chanteuse russe, pour une fois présentée sans maquillage qui ne la travestisse, et son naturel est particulièrement plaisant à admirer. A nouveau, belle homogénéité de timbre, résistance aux tensions les plus aiguës du rôle, excellente actrice qui se plie aux exigences d’un jeu qui évacue le moindre geste convenu, elle accorde un soin exemplaire à la musicalité, et n’accentue aucun effet de poitrine pour grossir la voix, avec un respect total pour le texte de Berlioz.

Cyrille Dubois (Iopas)

Cyrille Dubois (Iopas)

Et parmi les rôles secondaires, Cyrille Dubois remporte un joli succès pour son air « Ô blonde Cérés » chanté avec une naïve légèreté qui touche au cœur, alors que Michèle Losier s’attache le public pour l’aplomb et la saisissante longueur de souffle avec laquelle elle met en avant le jeune Ascagne.

La bonne humeur et le mezzo bien charpenté d’Aude Extrémo trouvent enfin leur pendant vocal dans la présence et le timbre métallique de Christian Van Horn, et leur duo est l’une des distinctions de la représentation.

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Mais c’est à Philippe Jordan et à la finesse d’exécution des musiciens de l’Opéra de Paris que Berlioz doit beaucoup ce soir, et le son de ce raffinement musical est patiné à la fois par l’acier luisant des cordes, et par la ductilité éclatante des cuivres qui donnent un caractère particulièrement élancé à l’interprétation. Sensationnelle est la fusion théâtrale avec les chœurs, parfois démonstratif mais jamais pompeux est l’emportement sonore, le ravissement des pulsations et les chatoiements des instruments à vent sont toujours magnifiques d’irréalité. Probablement, une accentuation de la chaleur des bois permettrait aussi d’enfler la sensualité passionnelle, même si le parti-pris scénique tend, dans la seconde partie, à la contraindre. 

Philippe Jordan

Philippe Jordan

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Publié le 12 Février 2018

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentation du 07 février 2018
Théâtre des Champs-Élysées

Blanche de la Force Patricia Petibon 
Mère Marie de l’Incarnation Sophie Koch 
Madame Lidoine Véronique Gens

Sœur Constance Sabine Devieilhe 
Madame de Croissy Anne Sofie von Otter 
Le Chevalier de la Force Stanislas de Barbeyrac 
Le Marquis de la Force Nicolas Cavallier 
Mère Jeanne de l’Enfant Jésus Sarah Jouffroy 
Sœur Mathilde Lucie Roche 
Le Père confesseur du couvent François Piolino 
Le premier commissaire Enguerrand de Hys 
Le second commissaire Arnaud Richard
Le médecin, le geôlier Matthieu Lécroart 

Direction musicale Jérémie Rhorer                               Véronique Gens (Madame Lidoine)
Mise en scène Olivier Py
Orchestre National de France
Chœur du Théâtre des Champs-Elysées
Ensemble Aedes

Michel Franck, le directeur du Théâtre des Champs-Élysées, confiait l'année dernière à ces abonnés qu'il avait hésité à rejouer Dialogues des Carmélites dans la production d'Olivier Py, tant son interprétation en décembre 2013 avait marqué les esprits.

Sabine Devieilhe (Sœur Constance) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Sabine Devieilhe (Sœur Constance) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

En effet, la volonté du metteur en scène d'unir deux de ses univers personnels, la foi et le théâtre, aurait pu aboutir à une surcharge baroque, mais en ce théâtre de l'avenue Montaigne, c'est un spectacle d'une fluidité cinématographique lisible, souvent noir-de-gris mais riche en contrastes d'ombres et de lumières, qui se déroule en passant d'un monde à un autre à travers des scènes visuellement très fortes : la chambre mortuaire de la prieure, terrifiante dans sa solitude, les évocations de tableaux religieux à partir de symboles simples et naïfs découpés dans un bois pâle, la forêt et ses mystères, ou bien l'envol final des âmes vers l'infini de l'univers.

Anne Sofie von Otter (Madame de Croissy)

Anne Sofie von Otter (Madame de Croissy)

Et la distribution réunie pour cette reprise, un mois après les représentations bruxelloises, offre à nouveau un ensemble de portraits vocaux qui particularise clairement chaque personnalité.

Sophie Koch, en mère Marie, représente la fermeté, un timbre mat et une projection homogène d'un affront autoritaire un peu dur mais naturellement noble, Véronique Gens, en Madame Lidoine, laisse transparaître plus de sensibilité et de doute, mais rejoint également la sévérité de Marie, et Anne Sofie von Otter, surprenante madame de Croissy à l'aigu clair et chantant, retrouve dans les graves ce grain vibrant qui la rapproche si intimement de notre cœur.

Ce balancement vocal entre lumière d'espoir et sursauts de peur a alors pour effet d'adoucir l'effroi radical qui émane habituellement de la première prieure.

Sophie Koch (Mère Marie de l’Incarnation) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Sophie Koch (Mère Marie de l’Incarnation) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Les deux plus jeunes femmes, sœur Constance et Blanche-de-la-Force, rappellent naturellement d'autres portraits de sœurs ou cousines fort liées mais aux tempéraments opposés. Sabine Devieilhe joue ainsi une personnalité pleine d'élan piquant et exalté avec l'entière fraicheur pure d'une voix venue d'un ciel sans nuage.

Et Patricia Petibon, lunaire et hors du temps, incarne de façon plus complexe une innocente et enfantine Blanche, comme si sa force intérieure s'imposait avec une sincérité totalement désarmante. Très grande impression de conscience humaine par ailleurs dans son dialogue avec Constance.

Nicolas Cavallier (Le Marquis de la Force)

Nicolas Cavallier (Le Marquis de la Force)

Quant aux rôles masculins, entièrement renouvelés, ils bénéficient de deux grands représentants du chant français racé, Stanislas de Barbeyrac, mature et d'une stature sérieuse qui inspire un sens du devoir fortement affirmé, et Nicolas Cavallier, dans une veine semblable mais d'une tessiture plus sombre.

Pour réussir à ce point à immerger l'auditeur dans un univers sonore stimulant, recouvrir de couleurs superbement chatoyantes le tissu orchestral, tout en atteignant une fluidité saisissante qui rejoint l'inspiration musicale mystique d'un Modest Moussorgsky, l'Orchestre National de France et Jérémie Rhorer semblent comme emportés par un geste réflexif voué à une beauté élancée et des effets d'envoutement inoubliables.

Stanislas de Barbeyrac (Le Chevalier de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Le Chevalier de la Force)

Et le chœur du théâtre associé à l'ensemble Aedes, ne fait qu'ajouter élégie et sérénité à cette composition impossible à abandonner un seul instant.

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Publié le 5 Décembre 2016

Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck)
Représentations du 04 et 22 décembre 2016
Palais Garnier

Iphigénie Véronique Gens
Oreste Etienne Dupuis
Pylade Stanislas de Barbeyrac
Thoas Thomas Johannes Mayer
Diane Adriana Gonzalez
Une femme grecque Emanuela Pascu
Un Scythe Tomasz Kumiega
Iphigénie (rôle non chanté) Renate Jett
Oreste (rôle non chanté) Pablo Villaud-Vivien

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2006)
Décors, costumes Malgorzata Szczesniak
Direction musicale Bertrand de Billy                                
Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Après Alceste et Orphée et Eurydice, Iphigénie en Tauride fait partie des trois oeuvres de Christoph Willibald Gluck régulièrement représentées à l’Opéra National de Paris depuis 1973, date de l’arrivée de Rolf Liebermann à la direction de l’institution. Toutefois, elle est la seule créée particulièrement pour Paris, les deux autres étant des adaptations françaises des versions originales viennoises.

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens (Iphigénie)

Et autant cette Iphigénie mit fin à la querelle entre les défenseurs de l’italien Piccini et les défenseurs du protégé de Marie-Antoinette, autant la version scénique qui en fut donnée en 2006, avec le soutien de Gerard Mortier, ouvrit un nouveau débat autour de la confrontation entre interprétation métaphysique et fidélité à la littéralité de l’ouvrage.

Car Krzysztof Warlikowski, riche d’un passé théâtral précédemment développé en Pologne, et apparu quelques années auparavant au Festival d’Avignon, entend reprendre les mythes anciens pour nous parler de l’homme contemporain et de ses névroses.

Renate Jett (Iphigénie)

Renate Jett (Iphigénie)

Iphigénie est une femme sacrifiée par sa famille, n’ayant pas assisté aux massacres survenus à Mycènes, au retour d’Agamemnon de la guerre de Troie, mais qui en a le pressentiment à travers ses propres cauchemars.

Nous ne la retrouvons donc pas en toge blanche sur une île déserte stylisée telle qu’elle est représentée au Théâtre des Abbesses, au même moment, dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent, mais dans une maison de retraite, à la fin de sa vie.

Renate Jett (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas)

Renate Jett (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas)

Un dragon rouge serpente sur le fond de scène, signe que le metteur en scène va s’intéresser aux monstres qui hantent l’âme humaine, des vieilles dames déambulent dans cet espace clos, et une paroi semi-réfléchissante définit des espaces distincts afin de faire vivre en même temps le présent, pathétique, les souvenirs de l’enfance, en famille, et les mécanismes psychanalytiques qui régissent les êtres.

Véronique Gens apparaît soit dans son costume de vieille actrice, soit en robe rouge, au printemps de sa jeunesse, et une comédienne, Renate Jett, la double, aussi bien dans le passé que dans le présent.

Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Etienne Dupuis (Oreste)

Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Etienne Dupuis (Oreste)

Pour le public, le défi est d’arriver à saisir cette interpénétration de différentes réalités, portée par deux artistes distinctes, qui ne concerne pourtant qu’une seule et même personne.

Les relations affectives qui lient Oreste et Pylade, son ami de cœur, ainsi qu'Oreste et sa propre sœur, sont décrites avec une terrible vérité par la façon qu'ont les chanteurs de se toucher, se répondre, s’enlacer, et de vivre leurs souffrances respectives.

L’influence de la psychanalyse, à laquelle Warlikowski croit bien plus qu’en l’histoire elle-même, se perçoit dans la figure d’Oreste, les yeux ensanglantés, et par la pantomime jouée par deux acteurs qui revivent le crime d’Oreste envers Clytemnestre, tout en montrant un acteur nu (Pablo Pillaud-Vivien), désirant pour sa mère, qu’il assassine pourtant, titubant, de coups fulgurants. 

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste (Pablo Villaud-Vivien)

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste (Pablo Villaud-Vivien)

Les lumières, parfois blafardes, parfois d'un rouge sang, imprègnent la scène de mondes étranges, irréels et cauchemardesques, comme le livret le suggère. Thoas est de plus représenté en impuissant, et en séquestreur d’Iphigénie.

Enfin, les histoires de familles se devinent en arrière-plan, les images d’un mariage heureux conventionnel qui va être défait par l’horreur de la vie.

Les images parlent plus que le texte, et la beauté naît de la brutalité de cette souffrance exprimée par un chant intense et magnifique sous les lèvres de la nouvelle distribution réunie ce soir.

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens (Iphigénie)

Véronique Gens, qui fut elle-même Alceste sur ces planches à l’été 2015, incarne une Iphigénie immanente, digne à tous les âges de la vie, élégante actrice, elle qui est habituée à jouer avec des metteurs en scène tels Olivier Py, Ivo van Hove et Michael Haneke.

Son chant, haut et étiré, subtilement vibrant, suit de longues lignes fuyantes et dramatiques, dépouillées de tout effet réaliste et appuyé, qui préservent l’épure de sa stature, malgré l’immaturité affective qu’elle exprime. Son portrait, très différent de la femme-enfant de Maria Riccarda Wesseling, en 2006, est celui de la sérénité accomplie malgré le dolorisme le plus vif.

Elle est une des rares chanteuses françaises à pouvoir envelopper un personnage avec une profondeur qui ne trahit aucun faux-semblant.

Etienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Etienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Et elle est entourée par deux autres chanteurs francophones absolument fantastiques. Stanilas de Barbeyrac, ténor issu de l’atelier lyrique, prend à chaque nouveau rôle une dimension de plus en plus affirmée. Ici, il transmet toute la révolte passionnée de Pylade avec une clarté virile, présente, superbement déclamée, à laquelle un physique de jeune Siegmund romantique ne fait que renforcer le charme inhérent. Ses tressaillements, ses gestes d’affection et la gravité du regard le rendent très touchant car ils crédibilisent sa sensibilité.

Inconnu jusqu’à présent à l’Opéra de Paris, où il reviendra régulièrement au cours des futures saisons, la splendide révélation d’Etienne Dupuis ne peut que laisser abasourdi plus d’un spectateur.

Formidable par ses attaques vocales, la projection et la netteté, rien ne semble venir à bout de ce jeune baryton, franc et démonstratif, qui marque clairement son désir de s’ancrer sur la scène du Palais Garnier. Il veut toucher le public, et il y réussit pleinement.

Etienne Dupuis (Oreste) et Véronique Gens (Iphigénie)

Etienne Dupuis (Oreste) et Véronique Gens (Iphigénie)

Quant à Thomas Johannes Mayer, en Thoas, il démontre une éloquence inattendue dans la langue française, mais ne fait pas oublier la noirceur inhumaine que Franck Ferrari poussa à l’extrême lors de la création de ce spectacle.

Disposés dans la fosse d’orchestre, parmi les musiciens, les trois artistes de l’atelier lyrique, Adriana Gonzalez, Emanuela Pascu, Tomasz Kumiega ont la chance d’être très bien mis en valeur en participant à cette prestigieuse reprise, ce qui conforte la maison dans sa capacité à renforcer les distributions des ouvrages qu’elle représente.

Par contraste avec les Musiciens du Louvre qui avaient, sous la direction de Marc Minkowski, joué la musique de Gluck en la colorant de traits pathétiques et chaleureux, il y a dix ans, un orchestre aussi moderne que celui de l’Opéra de Paris ne peut recréer exactement ces sonorités baroques.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Au contraire, Bertrand de Billy lisse la pâte sonore de l’orchestre, étonnamment fluide, marine, sans aucun pathos, ce qui est inhabituel pour la musique de Gluck. Les détails des sonorités ne se perdent pas pour autant, mais ils semblent pris dans des nimbes obscurs et envoûtants, qui participent sans doute à une concordance entre la modernité du travail scénique et la qualité diluée du flot orchestral.

Les chœurs, dissimulés sous la scène, prennent ici une valeur subliminale.

Lire également le compte-rendu de la reprise du 11 et 14 septembre 2021 Iphigénie en Tauride (Erraught – Ott - Hengelbrock - Warlikowski) Garnier.

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Publié le 7 Juillet 2015

Alceste (Christoph Willibald Gluck)
Représentations du 05 et 07 juillet 2015
Palais Garnier

Admète Stanilas de Barbeyrac
Alceste Véronique Gens
Le Grand Prêtre / Hercule Stéphane Degout
Coryphées Kevin Amiel
                 Chiara Skerath
                 Manuel Nunez Camelino
                 Tomislav Lavoie

L’Oracle François Lis

Mise en scène Olivier Py (2013)
Direction musicale Marc Minkowski
Chœur et Orchestre des Musiciens du Louvre

 

                                                                                Stanislas de Barbeyrac (Admète)

La reprise d’Alceste, dans la production imaginée par Olivier Py sous la forme d'une succession de tableaux éphémères dessinés patiemment et élégamment à la craie, a débuté avec l’annonce de la disparition de Franck Ferrari qui aurait dû reprendre le rôle d’Hercule.

Nombre d’entre nous ont alors découvert, à ce moment-là, l’attachement qu’ils avaient pour ce chanteur, preuve qu’une part de nous-même avait su inconsciemment reconnaître l’implication de cœur de cet artiste attachant, et lui donner ainsi une valeur affective latente et permanente.

 

Véronique Gens (Alceste)

Véronique Gens (Alceste)

La réflexion sur le rapport de la mort à la vie, à travers le sacrifice, un échange d’états, qui fonde cet opéra de Gluck, nous replonge ainsi dans les profondeurs poétiques et morbides d’une scénographie qui célèbre la vie, et n’envisage la mort que comme une illusion qui mène à une autre forme de vie.  A l’entracte, le baisser de rideau sur une large reproduction de la montée des âmes vers l’Empyrée de Jérôme Bosch symbolise cette croyance, de la part du metteur en scène, que la mort n’existe pas.

Stanislas de Barbeyrac (Admète)

Stanislas de Barbeyrac (Admète)

En 2013, Marc Minkowski, le Chœur et l’Orchestre des Musiciens du Louvre avaient rendu toute la puissance dramatique et la véhémence de la musique d’Alceste. L’accomplissement musical aujourd’hui est encore plus vivant, une exaltation sonore où les virevoltes des cordes semblent accompagnées par de fugitives images fantômes qui se régénèrent perpétuellement.

Ce son d’acier souple et ample, en mouvement permanent, est d’une limpidité magnifique, préservant ainsi toute la beauté des motifs malgré l’urgence de la direction. Une très grande lecture de la partition.

Véronique Gens (Alceste) et Stanislas de Barbeyrac (Admète)

Véronique Gens (Alceste) et Stanislas de Barbeyrac (Admète)

Les voix du chœur s’y mêlent dans un même souffle recueilli qui atteint son apogée quand, provenant de l’invisible arrière scène, elles déplorent la mort inéluctable d’Alceste.

Le couple royal, lui, est incarné par deux artistes aux timbres de voix très proches par leur classicisme épuré, Véronique Gens et Stanislas de Barbeyrac. Tous deux envisagent en effet leurs personnages selon la même ligne expressive et retenue, une élégance de geste et de timbre, la soprano pouvant compter sur de fragiles vibrations pour traduire son émotion profonde, et le jeune ténor sur une forme de douceur virile et humanisante qui ne force pas l’affectation. Ils sont donc en harmonie complète avec le chant orchestral.

Danse finale d’Apollon

Danse finale d’Apollon

Selon une veine de chant généreuse et charmeuse, les deux apparitions de Stéphane Degout en Grand Prêtre et Hercule sont un modèle de composition, mais ne font pas oublier que c’est dans des interprétations de caractères sensibles que la douceur de son timbre se fond le mieux.

Seconds rôles bien tenus, qui entretiennent les petits éclats de vie poétiques d’une œuvre funèbre.

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Publié le 22 Décembre 2013

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentations du 10, 15 et 21 décembre 2013
Théâtre des Champs Elysées

Mère Marie de l’Incarnation Sophie Koch
Blanche de La Force Patricia Petibon
Madame Lidoine Véronique Gens
Sœur Constance Anne-Catherine Gillet / Sabine Devieilhe / Sandrine Piau
Madame de Croissy Rosalind Plowright
Le Chevalier de La Force Topi Lehtipuu
Le Marquis de La Force Philippe Rouillon
Mère Jeanne Annie Vavrille
Sœur Mathilde Sophie Pondjiclis
Le père confesseur François Piolino
Le premier commissaire Jérémie Duffau
Le second commissaire Yuri Kissin
Le geôlier Matthieu Lécroart

Direction musicale Jérémie Rhorer
Mise en scène Olivier Py
Philharmonia Orchestra                                                Patricia Petibon (Blanche de la Force)
Chœur du Théâtre des Champs Elysées

Après deux spectacles parisiens dont l’un,  Aïda, reste encore un sujet de profond désaccord, Olivier Py vient de signer une mise en scène qui restera comme la plus forte et la plus aboutie du Théâtre des Champs Elysées de ces dernières années.
A travers Dialogues des Carmélites il trouve une plénitude à évoquer les symboles inaltérables de sa foi catholique de manière très poétique, à travers quatre tableaux vivants, l’Annonciation, La Nativité, la Cène et la Crucifixion, reconstitués simplement, à des instants bien précis, par les sœurs avec des éléments en bois découpé, jusqu’à la dernière scène d’élévation, une à une, des Carmélites dans un ciel nocturne étoilé, bien loin de l’horreur sanguinaire et voyeuriste de la décapitation finale.

Rosalind Plowright (Madame de Croissy)

Rosalind Plowright (Madame de Croissy)

Le doute, lui, est représenté avec effroi lors de l’agonie de Madame de Croissy dans la cellule de l’infirmerie. La scène est vue de haut, si bien que La prieure se retrouve installée dans un lit vertical, debout, mais ligotée par les draps de son lit, privée fatalement de sa liberté.
Sous les faisceaux lumineux provenant du sous-sol, les ombres déformées de son corps grimacent sur la paroi, vision glaciale qui renforce ce sentiment d’absence de Dieu qu’elle ressent après tant d’années à toujours y avoir cru.
Ici, Olivier Py met en scène la conséquence du doute final en essayant d’être le plus effrayant possible.

Patricia Petibon (Blanche de la Force) et Sophie Koch (Mère Marie)

Patricia Petibon (Blanche de la Force) et Sophie Koch (Mère Marie)

Le décor fait également apparaître, en arrière plan, une forêt d’arbres morts, gris et blancs, un refuge pour le couvent des Carmélites, qui laisse place, au troisième acte, au chaos parisien figuré par des éléments de décors noirs virevoltants dans tous les sens.
Py, s’il n’a pu bénéficier d’un plateau tournant, pousse cependant la machinerie du théâtre à ses limites en imaginant un ensemble de tableaux qui s’articulent avec fluidité et ingéniosité, la croix christique étant cette fois définie à partir de quatre plans frontaux qui s’écartent face au public. Certaines scènes sont magnifiquement éclairées en jouant sur la projection des ombres et des interstices des murs sur le sol.
 

Topi Lehtipuu (Le Chevalier de La Force)

Topi Lehtipuu (Le Chevalier de La Force)

Et l’expressivité théâtrale des artistes est, cette fois, crédible et vivante : les peurs viscérales de Blanche, la sensibilité de son frère qui vient la rechercher, l’inquiétude lisible sur tous les visages, mais aussi la joie dithyrambique de Constance.

Dans ce rôle, le théâtre des Champs Elysées aura accueilli trois chanteuses, chacune avec une personnalité bien distincte : Anne-Catherine Gillet est la plus touchante immédiatement, présente et d’une belle juvénilité, Sabine Devielhe est, elle, débordante de vie avec un timbre plus acidulé, et Sandrine Piau, rétablie pour les deux dernières représentations, joue plus sur la douceur de caractère et l’émotion spirituelle de la jeune sœur tout en étant un peu plus confidentielle.

La Cène

La Cène

Rosalind Plowright, par ses changements brusques d’inflexions et de rythmes déclamatoires, traduit extraordinairement une personnalité en train de se fragmenter, avec un expressionnisme noir qui sacrifie nécessairement à la musicalité.
Son personnage a ainsi un impact assez fort, ce qui n’est cependant pas le cas du Chevalier de La Force de Topi Lehtipuu, sensible, certes, et très bien incarné, mais vocalement gâté par une diction et un timbre qui en réduisent toute tendresse, et c’est bien dommage.

Véronique Gens (Madame Lidoine)

Véronique Gens (Madame Lidoine)

Et Sophie Koch et Véronique Gens portent deux grands personnages, une Mère Marie digne et droite, un peu rêche toutefois, et une Madame Lidoine plus humaine et profonde, dont la tessiture convient bien à la soprano française.

Il y a très souvent, avec Olivier Py, une héroïne romantique, habillée tout en noir. C’est ainsi qu’apparaît Patricia Petibon. Blanche de la Force devient une jeune femme qui extériorise sans retenue ses propres peurs et conflits intérieurs avec un impact vocal saisissant, mais qui pourrait cependant être plus nuancé, comme dans l’échange sensible avec son frère.
On a ainsi l’impression d’assister au passage d’un stade encore adolescent à une maturité accomplie, ce qui correspond bien à l’image que renvoie la jeune chanteuse.

Crucifixion

Crucifixion

Dans la fosse d’orchestre, Jérémie Rhorer imprime une théâtralité un peu brutale qui a le mérite de maintenir un rythme dramatique prenant, réussissant tous les passages nimbés de mystère. Mais il se dégage une froideur moderne de cette texture de cordes qui, à la fois, manque de limpidité, tout en déployant, également, de très belles envolées lyriques. Peu subsiste du pathétisme de la partition.

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Publié le 15 Octobre 2013

La Clémence de Titus (Wolfgang Amédée Mozart)

Représentation du 13 octobre 2013
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Tito Kurt Streit
Vitellia Véronique Gens
Sesto Anna Bonitatibus
Annio Anna Grevelius
Servilia Simona Saturova
Publio Alex Esposito

Direction Musicale Ludovic Morlot
Mise en scène Ivo Van Hove

 

 

                                                                                                     Véronique Gens (Vitellia)

La Clémence de Titus est un opéra sur la désillusion et donc, la maturité. C’est d’ailleurs le dernier opéra de Mozart, et il est extraordinaire d’écouter une telle réflexion humaine sur la musique d’un homme qui n’avait que 35 ans.

Il s’agit d’un conflit entre existence sociale et vie privée, l’histoire de la vie d’un homme qui n’a pas voulu voir son entourage tel qu’il est et qui, pour ne pas se disloquer lui même, doit trouver un point de vue qui lui permette de poursuivre son chemin en se détachant de ses liens affectifs envers ceux qui ont cherché à en profiter, Vitellia et Sesto, pour mieux le trahir.

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

On voit ainsi se dérouler toute la logique qui pousse l’Empereur à renoncer au bonheur privé pour se consacrer aux tâches nécessaires au bon déroulement de la vie de la Cité, et donc œuvrer pour un bonheur collectif.

Dans sa mise en scène, Ivo Van Hove choisit un lieu unique, à la fois chambre privée et bureau de travail d’un homme qui pourrait être une personnalité au train de vie aisé vivant dans les beaux quartiers d’une grande ville. Le mobilier est soigné, et l’on pourrait se croire dans une mise en scène d’André Engel.

Mais l’art de Van Hove est de transformer les chanteurs en personnages totalement incarnés en les faisant vivre comme ils le feraient dans la vie de tous les jours. On a ainsi plus l’impression d’assister à un excellent théâtre en musique qu’à une simple interprétation musicale.
Aucun geste n’est laissé au hasard, les poses font sens et découvrent l’affectivité des rapports humains au-delà des rôles sociaux que chacun des protagonistes tient dans un premier temps.

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Cette expressivité théâtrale trouve son point d’accomplissement lorsque Titus interroge Sesto afin de connaître son trouble après l’attentat manqué contre l’Empereur. On voit tout, la confiance de Titus en la fidélité de son ami, son désarroi seul sur son lit face à un cameraman qui projette son visage défait sur le grand écran qui domine la scène, puis les pensées qu’il rabâche seul devant son repas pour digérer la trahison en ignorant la présence même de celui qui l’a déçu. Il est un solitaire mal entouré.

Malgré tout, il garde de l’affection pour Sesto, car il en a perçu la faiblesse de caractère.

Cette seconde partie de l’opéra est, d'un point de vue dramaturgique et musical, plus réussie que la première.

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Dès l’ouverture les sonorités manquent d’harmonie, et Ludovic Morlot se complait dans une direction austère, aride sans raffinement, qui privilégie uniquement l’atmosphère intime de la scène. C’est extrêmement frustrant à entendre d’autant plus que le chef, lui, semble porté par sa musique.

On retrouve heureusement une texture plus dense et un allant après l’entracte, ce qui replace la musique au premier plan du drame.

Toutes les voix, elles, ont une musicalité mozartienne très homogène, mais faiblement ornée, à l’exception, peut être, de Simona Saturova, elle qui fut Violetta en décembre dernier.

Kurt Streit (Titus)

Kurt Streit (Titus)

Véronique Gens est étonnamment décevante, pour ce jour de représentation, les passages intenses et véhéments étant escamotés, ce qui ne peut être du qu’à une faiblesse passagère. Elle n'en est pas moins une fascinante actrice qui fait penser à Madame de Merteuil (Les Liaisons dangereuses).

Anna Bonitatibus (Sexto) et Anna Grevelius (Annio) composent deux personnages touchants qui se correspondent très bien dans cette interprétation, et Alex Esposito est employé dans le rôle d’un Publio qui sur-joue un peu trop.

Kurt Streit, un des chanteurs phares de La Monnaie, porte sur lui un rôle dont, peut-être, d’aucun n’aurait imaginé cette aisance dans l’incarnation. Le Timbre est nasal, très souvent, mais nullement la tension ne se fait sentir dans son chant, et il a une régularité et, surtout, une superbe interprétation théâtrale très crédible, qui en font un magnifique personnage avec lequel on vibre en phase avec son vécu humain.

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Autour de la scène, des sièges situés derrière les parois semi-réfléchissantes font apparaître le chœur, qui observe en public voyeur le drame et en juge de lui-même.

Son intervention avec l’orchestre, lors de la conclusion finale, est un beau moment d’espoir enjoué qui porte en lui une joie élégiaque.

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Publié le 7 Avril 2012

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 03 avril 2012

Opéra Bastille


Don Giovanni Peter Mattei
Il Commendatore Paata Burchuladze
Donna Anna Patricia Petibon
Don Ottavio Bernard Richter
Donna Elvira Véronique Gens
Leporello David Bizic
Masetto Nahuel Di Pierro
Zerlina Gaëlle Arquez



Mise en scène Michael Haneke (2006)
Direction musicale Philippe Jordan

                                                                      Peter Mattei (Don Giovanni) et David Bizic (Leporello)

Créée sur la scène de l'Opéra Garnier le 27 janvier 2006, précisément 250 ans après la naissance de Mozart,  la mise en scène de Don Giovanni par Michael Haneke avait fait l'événement autant pour sa vision moderne, qui reste fidèle aux clivages sociaux contenus dans l'œuvre, que pour le redoutable et inhabituel travail scénique exigé de la part des chanteurs.

Et la froideur sombre et bleutée du décor, reproduisant quelque couloir d'une tour de la Défense, et les situations particulièrement douloureuses auxquelles sont confrontés les protagonistes occultent considérablement la part légère et souriante de l'ouvrage, afin de maintenir un climat angoissé et oppressant jusqu'à la scène finale dépourvue de tout effet surnaturel.

Don Giovanni (Mattei-Petibon-Gens-Richter-Jordan) Bastille

La force de cette production, si l'on accepte que la stature de juge suprême du Commandeur perde de son importance, est d'installer la désinvolture criminelle de Don Giovanni - et le désarroi de ses victimes à ne pouvoir le dénoncer formellement – dans le monde du travail où se cristallisent aujourd'hui les enjeux de pouvoir avec une violence normalisée.

On peut ainsi trouver, parmi le public, des spectateurs qui se sont vus se remémorer de très mauvais souvenirs, chose qui ne serait pas arrivée face à une lecture plus littérale de l'œuvre.

Avec Michael Haneke, la classe dominante masculine - Don Giovanni mais aussi Leporello qui n'est plus un valet sinon l'égal et le double de son maître – porte les attributs conformistes en costumes gris et cravates des cadres supérieurs, la classe intermédiaire – Donna Elvira, et Don Ottavio – arbore des pardessus ternes, tandis que les petites gens sont reléguées aux tâches d'entretien – Zerline et Masetto, mais aussi les chœurs et acteurs identifiés à une jeune population des banlieues.

Ce petit peuple, dans ses habitudes les plus ridicules, est affublé de masques comiques et impersonnels de chez Mickey Mouse.

Peter Mattei (Don Giovanni) et David Bizic (Leporello)

Peter Mattei (Don Giovanni) et David Bizic (Leporello)

Enfin, soigneusement vêtue d'un tailleur blanc et distingué, Donna Anna est rattachée à une classe supérieure pure.

La religion n'existe plus et ne joue plus aucun rôle dans ce monde, et le service de sécurité, seul symbole sur lequel l'ordre social tient encore, ne fait que passer furtivement d'un regard méfiant, car tous sont suspects, même les victimes.

En revoyant ce spectacle fortement prenant, la question que l'on peut se poser, tout de même, est d'imaginer son devenir quand Peter Mattei ne sera plus le titulaire du rôle principal.

Ayant assuré toutes les soirées, autant à la création qu'à la reprise à Bastille en 2007, ce grand suédois au physique de crooner beau gosse incarne avec une aisance admirable le charisme nonchalant de Don Giovanni.

Et la moindre parole chantée est immédiatement une ample vague charmeuse, un peu noircie par le temps, pouvant même devenir matière finement filée, comme dans l'air de la sérénade "Deh vieni alla finestra", interprété avec une voix très large dans le premier couplet, puis très atténuée dans le second, alors que le chanteur se replie au sol, seul. Il est un diable à la parole d'un ange.

Bernard Richter (Don Ottavio) et Patricia Petibon (Donna Anna)

Bernard Richter (Don Ottavio) et Patricia Petibon (Donna Anna)

Dans ces conditions, il devient difficile pour David Bizic de s'imposer aussi brillamment que Luca Pisaroni en Leporello – le chanteur italien était un double magnifique de Peter Mattei à la création -, sauf à paraître plus veule et une sorte d'homme de l'ombre de Don Giovanni.

Son art du récitatif cantabile est certes séduisant, mais, superposé à l'orchestre dans une salle aussi grande, son chant reste trop monotone pour dresser le portrait haut en couleur que mérite un tel personnage.

C'est un peu dommage, car les autres chanteurs dessinent tous des traits de caractères intéressants et, parfois, inhabituels.
Ainsi, le timbre de Véronique Gens peut paraître, au début, un peu austère, mais ses talents de tragédienne et la naturelle harmonie de son être font d'Elvire une intellectuelle amoureuse, une femme plus intelligente que ne laissent imaginer les interprétations mélodramatiques ou hystériques.

On entend par la suite deux couples très bien assortis.

Véronique Gens (Donna Elvira) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Véronique Gens (Donna Elvira) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Don Ottavio est souvent associé à un tempérament tendre et moelleux. Bernard Richter en fait un personnage vif et violemment indigné, vocalement d'une richesse de couleurs formidable qui déborde des lignes habituellement légères mais réservées du rôle.
Toute aussi impliquée théâtralement, Patricia Petibon - femme enfant dans le même esprit que Christine Schäfer lors des précédentes représentations - vit Donna Anna en femme soumise à des tourments physiquement insoutenables, avec un impressionnant rayonnement vocal qui révèle des grâces de l’âme divines dans un « Non mi dir » chanté l’émotion à fleur de peau.

Quant à Nahuel Di Pierro et Gaëlle Arquez, ils composent, lui, un Masetto d’une douce humanité, et elle, une Zerline presque trop classe, avec une très belle manière de fondre sveltesse du corps et souplesse des lignes de chant aux couleurs d’étain.

On entend la voix naturelle du Commandeur de Paata Burchuladze uniquement pendant la première scène, car il est ensuite sonorisé quand Michael Haneke ne laisse plus comme autre choix à Elvire de tuer son mari, et aux autres de se débarrasser du corps de leur patron en le jetant par la fenêtre (humour noir si l‘on conçoit ce geste comme une réponse à « Deh vieni alla finestra, o mio tesoro » …).

Gaëlle Arquez (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Gaëlle Arquez (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Philippe Jordan n’était véritablement pas convaincant dans  Les Noces de Figaro et Cosi fan Tutte. Il en est tout autrement pour Don Giovanni, dirigé sans doute avec un tempo encore un peu trop modéré, et où il fait entendre des couleurs et des nuances magnifiques à en sublimer la grâce des artistes (Bernard Richter dans « dalla sua pace »  est absolument splendide sous la lumière somptueuse de l'orchestre).
L’observation de ses gestes caressants, tout en écoutant leur effet sur la musique, procure un plaisir subtile et enjolivant lorsqu‘il modèle les ondes et enveloppe l‘orchestre d’une attention directive fascinante.

Petit détail remarquable, les accords de "in quali eccessi" sont joués avec une tonalité inférieure quand Elvire voit l'ouverture du gouffre mortel.

Michael Haneke n'avait pu monter l'opéra de Mozart qui a sa préférence, Cosi fan Tutte, car la production de Patrice Chéreau était déja installée à Garnier. Il en aura enfin l'occasion la saison prochaine à Madrid, pour la création, puis à Bruxelles, pour une immédiate reprise.

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Publié le 8 Juillet 2007

Alceste (Jean-Baptiste Lully)
Version de concert du 22 mars 2006 au Théâtre des Champs Elysées

Jean-Claude Malgoire, direction musicale
La Grande Écurie et la Chambre du Roy
Choeur de chambre de Namur, direction Jean Tubéry

Nicolas Rivenq, Alcide (Baryton)
Véronique Gens, Alceste (Soprano)
Simon Edwards, Admète (Ténor)
Judith Gauthier, Céphise, la deuxième ombre (Soprano)
James Oxley, Lychas, Alecton, Apollon (Ténor)
Renaud Delaigue, Straton (Basse)
Bernard Deletré, Lycomède, Caron (Baryton)
Alain Buet, Pluton, Éole, l’homme désolé (Baryton)
Jean Delescluse, Phérès (Ténor)
Hjördis Thébault, Proserpine, la Nymphe de la Marne, la Nymphe des Tuileries, la troisième ombre (Soprano)
Stéphanie d’Oustrac, la femme affligée, la Nymphe de la Seine, la première ombre (Mezzo-soprano)

C'est ma deuxième soirée avec Malgoire cette saison.
A nouveau je retrouve un ensemble orchestral vivant, d'une grande chaleur et des sonorités chatoyantes (j'aime beaucoup le clavecin situé au centre de la formation).

Les chanteurs ont tous fait honneur à l'oeuvre, surtout que j'ai pu mieux les apprécier dans la deuxième partie en me replaçant à l'orchestre.
Citons par exemple :
Les voluptueuses interprétations de Stéphanie d’Oustrac (assez sophistiquée ce soir) qui profitent d'une belle couleur sombre, l'élégance scénique de Nicolas Rivenq et la conjugaison parfaite avec son chant,
James Oxley, au regard espiègle, qui réussit un très beau duo de ténors avec Jean Delescluse (est-ce une adaptation car le rôle de Phérès était prévu au départ pour Pierre Yves Pruvot qui est une basse?), le Caron irrésistible de Bernard Deletré dont l'allure sérieuse initiale, lunettes à la main, ne sert qu'à donner plus d'effets comiques à son personnage par la suite, la simplicité touchante de Hjördis Thébault ou bien la gravité de Véronique Gens

Pas de rôle principal, mais un équilibre dans la distribution des onze solistes qui ont chacun l'occasion d'être mis en valeur.
Cela va de paire avec une certaine complexité théâtrale.
Le mélange orchestral et choral porte l'ensemble en continu jusqu'à ce qu'un air délicieux (et il y en a) vienne surprendre.

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