Don Giovanni (Mattei-Petibon-Gens-Richter-Jordan) Bastille
Publié le 7 Avril 2012
Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 03 avril 2012
Opéra Bastille
Don Giovanni Peter Mattei
Il Commendatore Paata Burchuladze
Donna Anna Patricia Petibon
Don Ottavio Bernard Richter
Donna Elvira Véronique Gens
Leporello David Bizic
Masetto Nahuel Di Pierro
Zerlina Gaëlle Arquez
Mise en scène Michael Haneke (2006)
Direction musicale Philippe Jordan
Peter Mattei (Don Giovanni) et David Bizic (Leporello)
Créée sur la scène de l'Opéra Garnier le 27 janvier 2006, précisément 250 ans après la naissance de Mozart, la mise en scène de Don Giovanni par Michael Haneke avait fait l'événement autant pour sa vision moderne, qui reste fidèle aux clivages sociaux contenus dans l'œuvre, que pour le redoutable et inhabituel travail scénique exigé de la part des chanteurs.
Et la froideur sombre et bleutée du décor, reproduisant quelque couloir d'une tour de la Défense, et les situations particulièrement douloureuses auxquelles sont confrontés les protagonistes occultent considérablement la part légère et souriante de l'ouvrage, afin de maintenir un climat angoissé et oppressant jusqu'à la scène finale dépourvue de tout effet surnaturel.
La force de cette production, si l'on accepte que la stature de juge suprême du Commandeur perde de son importance, est d'installer la désinvolture criminelle de Don Giovanni - et le désarroi de ses victimes à ne pouvoir le dénoncer formellement – dans le monde du travail où se cristallisent aujourd'hui les enjeux de pouvoir avec une violence normalisée.
On peut ainsi trouver, parmi le public, des spectateurs qui se sont vus se remémorer de très mauvais souvenirs, chose qui ne serait pas arrivée face à une lecture plus littérale de l'œuvre.
Avec Michael Haneke, la classe dominante masculine - Don Giovanni mais aussi Leporello qui n'est plus un valet sinon l'égal et le double de son maître – porte les attributs conformistes en costumes gris et cravates des cadres supérieurs, la classe intermédiaire – Donna Elvira, et Don Ottavio – arbore des pardessus ternes, tandis que les petites gens sont reléguées aux tâches d'entretien – Zerline et Masetto, mais aussi les chœurs et acteurs identifiés à une jeune population des banlieues.
Ce petit peuple, dans ses habitudes les plus ridicules, est affublé de masques comiques et impersonnels de chez Mickey Mouse.
Enfin, soigneusement vêtue d'un tailleur blanc et distingué, Donna Anna est rattachée à une classe supérieure pure.
La religion n'existe plus et ne joue plus aucun rôle dans ce monde, et le service de sécurité, seul symbole sur lequel l'ordre social tient encore, ne fait que passer furtivement d'un regard méfiant, car tous sont suspects, même les victimes.
En revoyant ce spectacle fortement prenant, la question que l'on peut se poser, tout de même, est d'imaginer son devenir quand Peter Mattei ne sera plus le titulaire du rôle principal.
Ayant assuré toutes les soirées, autant à la création qu'à la reprise à Bastille en 2007, ce grand suédois au physique de crooner beau gosse incarne avec une aisance admirable le charisme nonchalant de Don Giovanni.
Et la moindre parole chantée est immédiatement une ample vague charmeuse, un peu noircie par le temps, pouvant même devenir matière finement filée, comme dans l'air de la sérénade "Deh vieni alla finestra", interprété avec une voix très large dans le premier couplet, puis très atténuée dans le second, alors que le chanteur se replie au sol, seul. Il est un diable à la parole d'un ange.
Dans ces conditions, il devient difficile pour David Bizic de s'imposer aussi brillamment que Luca Pisaroni en Leporello – le chanteur italien était un double magnifique de Peter Mattei à la création -, sauf à paraître plus veule et une sorte d'homme de l'ombre de Don Giovanni.
Son art du récitatif cantabile est certes séduisant, mais, superposé à l'orchestre dans une salle aussi grande, son chant reste trop monotone pour dresser le portrait haut en couleur que mérite un tel personnage.
C'est un peu dommage, car les autres chanteurs dessinent tous des traits de caractères intéressants et, parfois, inhabituels.
Ainsi, le timbre de Véronique Gens peut paraître, au début, un peu austère, mais ses talents de tragédienne et la naturelle harmonie de son être font d'Elvire une intellectuelle amoureuse, une femme plus intelligente que ne laissent imaginer les interprétations mélodramatiques ou hystériques.
On entend par la suite deux couples très bien assortis.
Don Ottavio est souvent associé à un tempérament tendre et moelleux. Bernard Richter en fait un personnage vif et violemment indigné, vocalement d'une richesse de couleurs formidable qui déborde des lignes habituellement légères mais réservées du rôle.
Toute aussi impliquée théâtralement, Patricia Petibon - femme enfant dans le même esprit que Christine Schäfer lors des précédentes représentations - vit Donna Anna en femme soumise à des tourments physiquement insoutenables, avec un impressionnant rayonnement vocal qui révèle des grâces de l’âme divines dans un « Non mi dir » chanté l’émotion à fleur de peau.
Quant à Nahuel Di Pierro et Gaëlle Arquez, ils composent, lui, un Masetto d’une douce humanité, et elle, une Zerline presque trop classe, avec une très belle manière de fondre sveltesse du corps et souplesse des lignes de chant aux couleurs d’étain.
On entend la voix naturelle du Commandeur de Paata Burchuladze uniquement pendant la première scène, car il est ensuite sonorisé quand Michael Haneke ne laisse plus comme autre choix à Elvire de tuer son mari, et aux autres de se débarrasser du corps de leur patron en le jetant par la fenêtre (humour noir si l‘on conçoit ce geste comme une réponse à « Deh vieni alla finestra, o mio tesoro » …).
Philippe Jordan n’était véritablement pas convaincant dans Les Noces de Figaro et Cosi fan Tutte. Il en est tout autrement pour Don Giovanni, dirigé sans doute avec un tempo encore un peu trop modéré, et où il fait entendre des couleurs et des nuances magnifiques à en sublimer la grâce des artistes (Bernard Richter dans « dalla sua pace » est absolument splendide sous la lumière somptueuse de l'orchestre).
L’observation de ses gestes caressants, tout en écoutant leur effet sur la musique, procure un plaisir subtile et enjolivant lorsqu‘il modèle les ondes et enveloppe l‘orchestre d’une attention directive fascinante.
Petit détail remarquable, les accords de "in quali eccessi" sont joués avec une tonalité inférieure quand Elvire voit l'ouverture du gouffre mortel.
Michael Haneke n'avait pu monter l'opéra de Mozart qui a sa préférence, Cosi fan Tutte, car la production de Patrice Chéreau était déja installée à Garnier. Il en aura enfin l'occasion la saison prochaine à Madrid, pour la création, puis à Bruxelles, pour une immédiate reprise.