Publié le 28 Août 2022
Hervé Lacombe, Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé
Editions Fayard - Sortie le 11 mai 2022
ISBN : 978-2-213-70991-8
Nombre de pages 1520
Le troisième et dernier tome de la série ‘Histoire de l’opéra français’ (mai 2022) dirigée par Hervé Lacombe en collaboration avec une centaine de chercheurs paraît après les deux premiers volumes ‘Du Consulat aux débuts de la IIe république’ (octobre 2020) et ‘Du Roi-Soleil à la Révolution’ (mars 2021), et ce qui nous touche dans cet ouvrage composé de 21 chapitres est son rôle de jonction entre le monde du passé et le monde d’aujourd’hui qu’il remplit avec beaucoup de force et une profusion de détails sur l’histoire des compositeurs, des œuvres et des institutions, inégalée à ce jour, au point qu’il rend compte de l’étendue du monde lyrique en nous faisant prendre conscience qu’il s’agit d’un univers de galaxies en expansion, alors que certains soi-disants ‘experts’ du domaine voudraient le réduire à un petit amas d’étoiles du passé perdu dans l’immensité de l’espace.
Sont ainsi racontés en premier lieu les prémices de la démocratisation et de la popularisation de l’opéra au cours de la IIIe République, le développement des nouvelles techniques de divertissement, le cinéma et le music-hall en particulier, le rôle des femmes dans la transmission, et les premières réflexions décentralisatrices pour encourager les créations en Province dont certaines seront reprises et primées à Paris (‘Salomé’ d’Antoine Mariotte – 1908).
Malgré la prégnance de Wagner en ce début de XXe siècle, l’implication des compositeurs français tels Debussy ou Dukas pour redécouvrir le répertoire français du passé, et l’intérêt des écrivains tels Cocteau, Gide ou Guitry pour imaginer les nouveaux livrets d’opéras, vont permettre, dans un premier temps, de donner de nouvelles formes à l’inspiration wagnériste - un focus est réalisé sur ‘Pelléas’ et Mélisande’, dont la prosodie se démarque des airs à numéros -.
Puis, vient le succès du naturalisme musical (vérisme) en résonance avec le naturalisme littéraire (Zola), et cette recherche de nouvelles formes d’expressions se prolonge avec le groupe des six (Auric, Durey, Honneger, Milhaud, Poulenc et Tailleferre).
La grande période de Jacques Rouché à l’Opéra tente bien de limiter l’importance de Wagner, alors qu’une réflexion s’amorce sur les complémentarités entre l’institution parisienne et l’Opéra Comique au même moment que grandit l’opposition entre le Théâtre des Champs-Elysées, dépendant des mécènes, et le Théâtre du Châtelet, propriété de la ville de Paris.
L'entre Deux-Guerres voit aussi la renaissance de l’esprit d’Offenbach grâce à Reynaldo Hahn (‘Ciboulette’) et ses affinités avec André Messager, et l'ouvrage étudie également le rapport à l’exotisme au moment de l’Exposition coloniale de 1931 à travers, notamment, une étude de la commande de ‘Padmâvati’ d’Albert Roussel par Jacques Rouché.
Le retour à l’antiquité grecque (‘Oedipe’ de Georges Enesco, ‘Penélope’ de Gabriel Fauré) quand sont restaurés, dans le même temps, des sites archéologiques afin d’accueillir de grands festivals (Oranges, Nîmes) pose la question de ce que représente le néo-classicisme : ne s’agit-il pas d’un besoin de clarté tout en déformant les modèles du passé?
Cette première partie du XXe siècle démontre ainsi comment l’opéra absorbe les grands mouvements historiques et philosophiques d’une époque charnière, ce qui en fait un art vivant en perpétuel mouvement.
Mais vient rapidement la remise en cause de l’opéra, genre bourgeois par excellence. Et cette remise en cause est d’abord artistique avec, par exemple, la création à l’Opéra de ‘Renard’ de Stravinsky, proche du théâtre de foire. Il y a ainsi une volonté de s’échapper du genre opératique via le théâtre musical avec des œuvres telles ‘Socrate’ de Satie ou ‘L’histoire du Soldat’ de Stravinsky.
Ce qui n’empêche pas, parfois, des retours aux grands opéras, comme le démontre ‘Christophe Colomb’ de Darius Milhaud.
On découvre également l’essor des opéras en plein air et l’âge d’or des casinos français (où se jouent ‘Les Huguenots’ à Vichy, ‘Don Carlos’ et ‘Lohengrin’ à Monte-Carlo), mais qui s’essoufflent après la crise économique.
Aux frontières, La Monnaie de Bruxelles apparaît alors comme un lieu d’élargissement possible du répertoire, à un moment où l'on parle de la disparition de la civilisation de l’Opéra, car la France néglige toujours de grandes œuvres de Strauss, Bartok ou Berg.
La crise s’avère féconde, car apparaît en filigrane des réflexions sur la nécessité de redonner toutes leurs places à la musique et à l’action. Et malgré le développement de l’opéra français aux Etats-Unis et en Grèce, son érosion est sensible.
Le chercheur Rémy Campos fait ainsi un constat sévère : ‘Le répertoire français n’est dès lors plus qu’une machine à nourrir la nostalgie d’auditeurs âgés en voie de disparition’.
En effet, en 1946, l’architecte et décorateur André Boll publie ‘La Grande Pitié du théâtre lyrique’ sur le délabrement du genre et l’impossibilité de le faire évoluer. Après la Seconde Guerre mondiale, l’avant garde, de Brecht à Boulez, rejette l’opéra. Et même Patrice Chéreau, en 1974, ne craint pas d’affirmer : ‘Quand je vois le public d’opéra que j’ai appris à découvrir, je me rends compte que ces gens me sont étrangers, sont la plupart d’une inculture saisissante, que je n’ai rien à leur dire, que je ne veux rien avoir à leur dire’.
Au cours des années 50 à 70, l’État laisse donc l’Opéra de Paris s’affaiblir. Tout un chapitre décrit alors le détail des subventions aux opéras, les aides à la création, la réorganisation des mandats des directeurs, les collaborations, le mécénat, la recherche sonore et l’Ircam, les librettistes (femmes notamment), et même les inspirations de films cultes.
Un historique passionnant de la R.T.L.N de 1944 à 1972 est développé pour comprendre les rôles du ministère et des directeurs sur cette période, leurs réflexions sur l’avenir de l’institution et les oppositions qu’ils rencontrent, les drames, jusqu’à l’arrivée de Rolf Liebermann. Les mandats des directeurs suivants, et particulièrement les mandats de Pierre Bergé, Hugues Gall, Gerard Mortier et Stéphane Lissner, sont étudiés, et il en va de même pour l’Opéra Comique, le Théâtre des Champs-Elysées et le Théâtre du Châtelet.
Sont également présentées les structures qui s’organisent à l’échelle nationale ou européennes telles la Réunion des Opéras de France (ROF), le club Opera Europa, FEDORA, ainsi que celles destinées à encourager la création (ENOA, MEDINEA).
Puis, plus d’une centaine de pages sont consacrées à l’historique des 24 structures d’opéras en régions et aux opéras de Versailles, de Massy et de Monte-Carlo. Il s’agit d’un voyage là aussi passionnant sur les rapports des villes et des régions à leurs opéras, les sensibilités des directeurs, l’évolution des salles, les changements de goût du public, qui fait prendre conscience qu’il y eut des hauts mais aussi des bas dont ces maisons se sont toujours sorties un jour où l’autre quand la volonté politique a prévalu.
Les festivals ne sont pas oubliés, dont celui de Vichy (1952-1963), mais, sauf erreur, les festivals populaires de Sanxay et de Saint-Céré, ainsi que le festival baroque de Beaune auraient mérité d’être présentés.
La création est abordée sous deux angles, l’innovation (Zimmermann) et la déconstruction (Nono), et aussi sur le rapport aux sources littéraires. Une large ouverture est offerte à des compositeurs qui sont une découverte même pour les passionnés d’opéras qui parcourent l'ouvrage. ‘Saint-François d’assise’ d’Olivier Messiaen apparaît finalement comme un aboutissement.
Tous les grands compositeurs des années 90 sont également évoqués (Hersant, Manoury, Dusapin, Fénélon ..), leurs styles musicaux comme les sujets qu’ils explorent avec une grande diversité, ce qui permet de dépasser la défiance exprimée par les avant-gardistes après la Seconde guerre mondiale.
Et effectivement, impossible de ne pas contempler à l’issue de cette partie le chemin parcouru en si peu de temps à l’échelle de la vie de l’opéra.
Mais l’ouvrage revient aussi sur la redécouverte du répertoire baroque dans les années 90 après le choc d’’Atys’ de Lully par les Arts Florissants en 1986, et sur l’accélération de l’intégration du répertoire français de l’Opéra Comique au répertoire de l’Opéra de Paris à partir des années 1970.
Puis, l’accueil tardif des œuvres russes, tchèques et surtout anglo-saxonnes (Britten, Philip Glass et son ‘Einstein on the Beach’) est présenté comme un mouvement qui recoupe les évolutions musicales que connaît la France à ce moment là.
Dans le prolongement des compositeurs des années 90, cinq compositeurs contemporains (Boesmans, Eötvös, Saariaho, Raskatov et Benjamin) sont analysés dans toute la verve de leur esprit, leurs techniques, et leurs lieux de découverte.
Et l’exploration du genre s’étend aux limites du théâtre musical, de la comédie musicale et de la programmation ‘jeune public’ jusqu’à son insertion dans la musique de cinéma.
Puis, la réflexion revient sur les plus récentes architectures (Bastille, Lyon …) sans omettre les défauts, et opère une plongée dans le monde numérique qui devient le nouveau support incontournable de l’opéra comme moyen de diffusion, mais aussi de création et d’ouverture sur le monde (‘La 3e scène' de l’Opéra de Paris).
Un des thèmes les plus importants de l’ouvrage à propos de l’évolution de la mise en scène d’opéra est confié à Isabelle Moindrot qui lui consacre pas moins de 80 pages. Les évolutions techniques (machineries, lumières, décors, costumes, espaces scéniques) sont détaillées et démontrent que de ce progrès découlent naturellement les évolutions et la modernisation des mises en scène, mais pas seulement.
L’arrivée de metteurs en scène qui accordent de l’importance au sens profond des textes des œuvres, à la musique qui éclaire le texte, et à la vérité des gestes, bouscule le regard sur ces mêmes œuvres. Toutes les dimensions, y compris la langue des ouvrages, sont analysées, et les qualités théâtrales de certains grands chanteurs sont aussi mises en valeurs.
Et, à nouveau, l’opéra apparaît comme un art qui peut révéler et explorer des dimensions inconnues de l’art, ce que propose Robert Wilson avec sa gestuelle qui possède un univers propre qui croise les différents plans de la musique comme s’il s’agissait d’ouvrir des espaces multi-dimensionnels à l’infini pour rendre compte de la complexité des sens de la vie.
Isabelle Moindrot rappelle à juste titre que la mise en scène comprend deux parties, l’organisation de l’action scénique, d’une part, et le point de vue interprétatif, d’autre part. Cette seconde dimension, inhérente au théâtre, ne peut être niée, et, de fait, la mise en scène va permettre à l’opéra de se dégager des soupçons qui pèsent sur lui depuis près d’un siècle, et de le replacer dans le monde d’aujourd’hui.
Enfin, la relation à la presse est abordée par l’énumération des revues papiers depuis Lyrica (1925-1940) à Opéra Magazine (depuis 2005) et Avant Scène Opéra, et sont aussi présentés tous les grands sites numériques français (ainsi que leurs créateurs) à dominante lyrique qui se sont imposés auprès du grand public et des professionnels (Forum Opera, Opera Online (et son célèbre critique Dominique Adrian, alias 'MusicaSola' sur twitter), ResMusica, Olyrix), consultés tous les mois par des milliers de lecteurs – sans oublier de citer, bien que localisé en Suisse, le site de Guy Cherqui, Wanderersite, toujours d’une haute précision dans ses analyses -, qui permettent ainsi de croiser les points de vue et d’avoir la vision la plus large possible sur ce genre toujours sous le feu des préjugés.
Le dernier chapitre, un peu prématuré, tente de tracer une analyse de six grandes scènes internationales au début du XXIe siècle sur une période un peu trop courte (2005 à 2015 seulement) et compare différents modèles économiques et de répertoire, toutes ces maisons ayant en commun un besoin important de financements publics ou privés pour finalement se consacrer à un répertoire dominé par le XIXe siècle.
Et l’on retient surtout à la fin de cette seconde décennie du XXIe siècle que s’il y a bien un vieillissement du public, celui-ci est général et concerne aussi le public rock, si bien que l’on peut voir avec optimisme les politiques pour les jeunes qui commencent à porter leurs fruits, et d’envisager avec le sourire l’avenir de l’opéra.
Véritablement, cet ouvrage est une ode à l’opéra et à toutes ses contradictions qui permet d’asseoir les fondements d’un genre qui n’a pas fini de se diffuser et de se transformer.
Et le jeudi 20 octobre 2022, Hervé Lacombe s'est vu remettre au Théâtre des Champs-Elysées le prix Georges Bizet pour 'Histoire de l’opéra français, De la Belle Epoque au monde globalisé', prix qui récompense le meilleur livre d'Opéra de l'année. Dans la catégorie Danse, c'est Hugo Marchand qui a été récompensé à la même occasion pour son libre 'Danser'.