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Publié le 4 Août 2022

Quatuor à Cordes (Béla Bartók - 1907 / 1939)
Concerts du 01 et 03 août 2022
Fondation Mozarteum - Salzbourg 

Béla Bartók 
Quatuor n°1 (1907/1909 - 19 mars 1910, Budapest)
Quatuor n°2 (1915/1917 - 3 mars 1918, Budapest)
Quatuor n°3 (1927 - 19 février 1929, Londres)
Quatuor n°4 (1928 - 20 mars 1929, Budapest)
Quatuor n°5 (1934 - 08 avril 1935, Washington)
Quatuor n°6 (1939 - 20 avril 1941, New-York)

Jerusalem Quartet
Violon J.F Pressenda 1824, Alexander Pavlovsky
Violon Lorenzo Storioni 1770, Sergei Bresler
Violoncelle Giovanni Battista Ruggieri 1710, Kyril Zlotnikov
Alto Hiroshi Iizuka 2009, Ori Kam

Composé de deux violonistes nés en Ukraine et d'un violoncelliste originaire de Biélorussie, le Quatuor Jerusalem est un ensemble issu du grand mouvement de migration vers Israël qui s'enclencha après la chute de l'Union Soviétique dans les années 1990.

En 2016, ils enregistrèrent cher Harmonia Mundi les quatuors à cordes 2, 4 et 6 de Béla Bartók, puis suivirent en 2020 les quatuors 1, 3 et 5, ce qui compléta un cycle d'évolution musicale échelonné sur 30 ans depuis les dernières années qui précédèrent la Première Guerre mondiale (1907) jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale (1939).

Cet hommage de leur part à un compositeur qui fut confronté à la montée du nazisme et qui dut migrer en 1940 aux Etats-Unis constitue aujourd'hui un symbole fort de l'émancipation de la liberté artistique face aux régimes autoritaires.

Leur interprétation est organisée sur deux soirées, les quatuors 1, 3 et 5 le 01 août, et les quatuors 2, 4 et 6 le 03 août, ce qui permet de couvrir près d'un quart de siècle de maturation musicale chacun de ces deux soirs.

Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler (violons), Kyril Zlotnikov (violoncelle) et Ori Kam (alto)

Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler (violons), Kyril Zlotnikov (violoncelle) et Ori Kam (alto)

Sur la scène du Mozarteum, grande salle ornée d'une multitude d'anges musiciens, la disposition du quatuor place le violoncelle en position centrale, alors que l'alto est installé face au premier violon. La fascinante résonance vieillie mais généreuse du violoncelle alliée à la profondeur de l'alto forment ainsi une assise souple, continue et grave, comme si elles représentaient un continuo orchestral sur lequel les violons puissent faire vibrer leurs aigus les plus expressifs. 

Par ailleurs, les attaques mêmes les plus soudaines ne visent pas à déchirer l'espace, et une vibration commune aux quatre musiciens gaine l'acier des cordes d'un voile de velours qui ne rend jamais les sonorités trop grinçantes.

Et chacun a véritablement sa personnalité propre, l'alto d'Ori Kam, d'abord, dont le geste noble coloré de brun précieux apporte beaucoup de chaleur à l'ensemble, ensuite le violoncelle impertinent de Kyril Zlotnikov, agile et rebondi, et enfin, le couple de violons, redoutable foudroyeur volontaire pour Alexander Pavlovsky, et joyeux complice tout aussi solide pour Sergei Bresler.

Scène de la grande salle de la Fondation Mozarteum

Scène de la grande salle de la Fondation Mozarteum

Leur manière de faire corps dans une vivacité de geste musclée et spectaculaire est impressionnante, ce qui leur permet autant de faire vivre le pathétisme imagé des passages lents ou modérés des premiers quatuors avec une ardeur poignante - ces mouvements donnent toujours l'impression de décrire la vie sans fard avec ses déceptions et ses angoisses et de nous ramener à quelque chose de bien senti et de vrai -, que d'engager une virtuosité tranchante et de former des textures immatérielles insolites dans les quatuors plus expérimentaux, comme le numéro quatre dont la rythmique montre à quel point Béla Bartók était dans l'état d'esprit de quelqu'un qui cherchait à briser des limites.

Ori Kam (alto)

Ori Kam (alto)

Le dernier quatuor revient enfin à une lenteur parcellée de marches pimpantes et de frétillements ébouriffés, et la tension entre les musiciens ponctuée de signes de bienveillance nous fait ressortir de cette traversée avec un sentiment de sérénité confiante, et une admiration pour le sang-froid mordant dont ils ont fait preuve jusqu'au bout.

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Publié le 30 Juillet 2021

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart - 1787)
Représentation du 26 juillet 2021
Festival de Salzbourg - Großes Festspielhaus

Don Giovanni Davide Luciano
Il Commendatore Mika Kares
Donna Anna Nadezhda Pavlova
Don Ottavio Michael Spyres
Donna Elvira Federica Lombardi
Leporello Vito Priante
Masetto David Steffens
Zerlina Anna Lucia Richter

Direction musicale Teodor Currentzis
Mise en scène Roméo Castellucci
Chorégraphie Cindy Van Acker 
Chœur et Orchestre MusicAeterna
Nouvelle production
                                                                                                Davide Luciano (Don Giovanni)

Après une inoubliable Salomé qui, trois ans plus tôt, avait fortement marqué le public de la Felsenreitschule et les spectateurs de la retransmission télédiffusée, Roméo Castellucci se voit confier la nouvelle production du Don Giovanni de Mozart en ouverture du Festival de Salzbourg 2021. Il retrouve ainsi le jeune et prodigieux chef d'orchestre avec lequel il réalisa une ésotérique version du Sacré du Printemps lors de la Ruhrtriennale 2012, Teodor Currentzis.

Cette alliance de deux artistes hors du commun était d'avance excitante sur le papier, mais associée à une équipe de chanteurs de tout premier ordre elle se révèle, ce soir, prolifique et d'une énergie folle pour rendre au chef d’œuvre romantique de Mozart sa puissance sulfureuse et brosser des caractères fortement évocateurs. Les images inattendues ne manquent pas, mais les grands thèmes de l'ouvrage qui intéressent le metteur en scène restent dans l'ensemble lisibles et inspirants malgré son grand sens de l'abstraction.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Lorsque le rideau de scène s'ouvre dans le silence sur un impressionnant intérieur néo-classique d'une église recouverte sur ses murs de magnifiques toiles peintes et de sculptures religieuses, la magnificence du décor saisit le spectateur. Mais il est vite gagné par le décontenancement ou l'amusement lorsqu'il voit des ouvriers sur fond de bruits urbains entrer pour retirer un à un tous les objets d'art de la nef. Nous entrons dans un monde contemporain qui s'est débarrassé de toutes ses références esthétiques et spirituelles acquises par le passé. La période de la Renaissance s'efface pour ne laisser que le néant.

La lourde chute d'une puissante automobile de luxe annonce avec l'ouverture orchestrale les valeurs auxquelles est voué Don Giovanni, et la violence qu'elle draine. Mais ici, c'est surtout l'illusion de cette brève séquence qui laisse le spectateur abasourdi.

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

La première partie de Don Giovanni se déroule donc dans la blancheur ouatée de cette architecture élégante, et les portraits de chacune des trois héroïnes sont traités de façon bien distincts aussi bien stylistiquement que métaphoriquement.

Zerlina est la plus proche d'une interprétation littérale, une femme ingénue pour qui la douceur du rapport au corps a à voir avec une recherche d'une saine harmonie avec la nature. Quelques simples éléments de décors sont introduits, buisson, tronc d'arbre torturé, et Anna Lucia Richter peut faire vivre l'esprit d'une jeune paysanne aux beaux graves qui pleurent, douée d'un timbre au poli varié et doré.

Son compagnon, Masetto, est interprété par David Steffens qui rend à ce personnage, avec l'aide du metteur en scène, une nature sombre et inquiétante assez inhabituelle chez un être généralement présenté comme un grand benêt, comme pour mieux montrer comment l'influence de Don Giovanni en a fait un être violent, stupide et dépossédé de son âme.

Donna Elvira, elle, est une femme bourgeoise qui a eu un enfant avec Don Giovanni, ce qui ne manque pas de le rapprocher de Pinkerton, l'horrible américain de Madame Butterfly de Puccini.

Roméo Castellucci ne lui accorde pas véritablement un jeu scénique développé, mais Federica Lombardi possède une telle présence vocale au médium noble et attendrissant, et aux aigus saisissants et bouleversants, qu'elle offre un très beau portrait romantique de la seule femme véritablement amoureuse du héros pervers.

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Mais le couple formé par Donna Anna et Don Ottavio est celui qui véritablement inspire le plus Roméo Castellucci. La fille du Commandeur prend en première partie des allures de Médée entourée d'Érinyes qui harcèlent Don Giovanni sous la forme d'une chorégraphie souple et esthétique aux corps et chevelures noirs.

Elle est un caractère passionné et vengeur, et Nadezhda Pavlova tire son incarnation vers la tragédie grecque à partir d'une posture assurée et surtout un tempérament en flamme qui se traduit pas une puissance vocale qu'elle oriente et jette sous la forme d'un fusain vers les auditeurs comme pour montrer sa détermination.

Et on la retrouve plus loin à se livrer à une virtuosité lumineuse, ascensionnelle et sensationnelle comme dans les passages les plus élégiaques et les plus spirituels des messes de Mozart, et cette audace sans faille qui traduit une envie d'atteindre des cieux inaccessibles a un effet sidérant en salle.

Et en seconde partie, le metteur en scène lui réserve un superbe écrin, volontairement kitsch, pour "Non mi dir, bel'idol mio" où, sous des lumières rosées et pastel, Donna Anna semble incarner une prêtresse entourée uniquement de femmes et de jeunes filles, comme si son idéal était dorénavant un monde où l'homme serait absent.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Quant au pauvre Don Ottavio, il est amené à représenter sous différentes formes des hommes de pouvoir et d'honneur ayant traversé l'histoire, et Roméo Castellucci le statufie au cours de ses principaux airs pour mieux le ridiculiser. Il y a bien ce grand caniche au pelage sculpté qui l'accompagne, mais il y a surtout cette grande scène du bal où le jeune noble erre en monarque lourdement affublé de blanc dans une brume tout aussi blanche. Sur le plan visuel, la confusion est formidable à ressentir, et au fil de la soirée Michael Spyres offre une superbe personnalité vocale, claire, aérée et nuancée en recherchant les limites d'une finesse extrême. Mais le plus beau est son dernier air "Il mio tesoro intanto" où l'on entend ce sublime chanteur se transformer progressivement en l'Empereur de "La Clémence de Titus" en densifiant et en enrichissant son timbre de teintes brunes.

Seul un artiste protéiforme de son niveau peut arriver ainsi à jeter un pont d'une œuvre de Mozart à une autre. Cette soirée aura véritablement été celle des surprises vocales les plus inattendues.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Et si Don Giovanni n'est pas ici un homme d'une stature humaine qui domine tout ce petit monde de sa désinvolture, Davide Luciano le fait vivre à travers sa tessiture d'airain qui décrit un jeune prédateur sans tendresse et d'une très grande précision d'élocution. Très à l'aise scéniquement, splendide en chantant sa sérénade tout en mimant un Christ en croix pour mieux plaire à Donna Elvira, son plus grand défi survient à la scène finale où, comme punition, il est amené à se dissoudre dans la blancheur du lieu tout en se débattant nu comme pour échapper à des sables mouvants qui le recouvrent jusqu'à ce qu'il n'existe plus.

La direction musicale de Teodor Currentzis est absolument terrifiante, à la fois brutale et foisonnante, au fur et à mesure que Don Giovanni se liquéfie.

Le double du séducteur, Leporello, trouve en Vito Priante un interprète au timbre plus habituellement sombre et sans effets métalliques ce qui le distingue de Davide Luciano.

Très naturel dans l'air du catalogue chanté autour d'une imprimante industrielle qui évoque la nature machinale de Don Giovanni amené à reproduire indéfiniment ses comportements, il fait ressentir l'humanité sous emprise du serviteur sans jamais en faire un bouffon pour autant.

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Etourdissant par ses inventions en première partie, même si elles ne construisent pas une progression dramaturgique à proprement parler, Roméo Castellucci est beaucoup plus sobre dans la seconde partie qui pourrait s'intituler "La vengeance des 1003 femmes". Il utilise en effet nombre de figurantes de tout âge pour chorégraphier sous différentes formes, que ce soit à l'aide de voilages flottant en suivant les mouvements de la musique, ou lors de la scène du cimetière où les esprits des morts refont surface dans un brouhaha insensé, les forces féminines qui préparent leur vengeance. Au final, c'est le Commandeur (Mika Kares) qui est perdant car il est relégué en coulisses et sonorisé, avec toutefois un bon équilibre acoustique.

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Si l'architecture de cette soirée est aussi stimulante, elle le doit également à Teodor Currentzis et à son orchestre MusicAeterna qui nous fait entendre Mozart comme jamais il ne nous sera possible de l'entendre de la part d'un orchestre d'une grande institution de répertoire. Il y a d'abord le charme des sonorités des instruments qui évoquent une matière vivante et vibrante, puis la célérité avec laquelle les musiciens arrivent à générer une musique complexe en nervures, riche en noirceur de son et aussi fortement lumineuse si bien que l'auditeur est saturé de chatoiements irrésistibles, même pendant les récitatifs.

Mais à d'autres moments, Currentzis pratique des effets de ralentis, étire le temps, comme pour mieux attirer l'attention sur ce que disent chaque chanteurs. Il est d'ailleurs très attentif à leur souffle et leur rythme, module l'orchestre aussi bien pour lui insuffler toutes sortes de variabilités d'humeur que pour assurer que les solistes ne perdent pas pied.

La diffusion de la représentation en différé le 07 août 2021  sur Arte TV (21h40) et Arte Concert (21h05) permettra de revivre cette éblouissante interprétation musicale, mais il est possible que les effets de lumière théâtraux de la scénographie de Roméo Castellucci soient en partie atténués par la captation vidéo.

https://www.arte.tv/fr/videos/105066-000-A/don-giovanni-festival-de-salzbourg-2021/

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Publié le 7 Août 2020

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Représentations du 01 et 06 août 2020
Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner
Elektra Ausrine Stundyte
Chrysothemis Asmik Grigorian
Ägisth Michael Laurenz
Orest Derek Welton
Der Pfleger des Orest Tilmann Rönnebeck
Die Schleppträgerin Verity Wingate
Die Vertraute Valeriia Savinskaia
Ein Junger Diener Matthäus Schmidlechner
Ein alter Diener Jens Larsen
Die Aufseherin Sonja Saric
Erste Magd Bonita Hyman
Zweite Magd Katie Coventry
Dritte Magd Deniz Uzun
Vierte Magd Sinéad Campbell-Wallace
Fünfte Magd Natalia Tanasii

Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2020)
Assistante de Krzysztof Warlikowski Marielle Kahn       
Asmik Grigorian (Chrysothemis)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Video Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil

Dramaturgie Christian Longchamp
Wiener Philharmoniker

Electre de Sophocle est la première tragédie antique que Krzysztof Warlikowski mis en scène il y a déjà plus de 23 ans, le 18 janvier 1997 précisément, au Dramatyczny Theatre de Varsovie. Il n'existe aucun enregistrement vidéo de cette création, mais les commentaires écrits qui subsistent permettent de se faire une idée du parti pris qu'il choisit, une connexion avec la contemporanéité de la guerre des Balkans, et de découvrir que certains critiques virent en ce spectacle la création d'un élément majeur de fondation du nouveau théâtre polonais.

Ausrine Stundyte (Elektra)

Ausrine Stundyte (Elektra)

Il se passera ensuite quatre ans, après une douzaine de pièces pour la plupart shakespeariennes, et aussi une première confrontation à l'écriture d'Euripide avec Les Phéniciennes (1998), pour que Krzysztof Warlikowski s'empare d'une autre pièce majeure du tragédien de l'Athènes classique, Les Bacchantes (2001), qui connaitra une diffusion internationale.

Ces deux pièces, Les Bacchantes et Electre, préparatoires au chef-d’œuvre d'(A)pollonia conçu pour le Festival d'Avignon en 2009, possèdent leur pendant lyrique sous la forme des Bassarides (Hans Werner Henze) et d'Elektra (Richard Strauss), deux opéras du XXe siècle que le Festival de Salzbourg a confié au metteur en scène polonais et l'ensemble de son équipe artistique, respectivement en 2018 et en 2020.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

C'est cependant avec une autre pièce antique que Krzysztof Warlikowski ouvre cette nouvelle production d'Elektra. En effet, Agamemnon, la première pièce de l'Orestie, la trilogie d'Eschyle, s'achève sur le meurtre du roi achéen et sur les aveux de Clytemnestre qui scande "Il a odieusement sacrifié la fille que j'avais eue de lui, Iphigénie tant pleurée. Certes, il est mort justement. Qu'il ne se plaigne pas dans le Hadès ! Il a subi la mort sanglante qu'il avait donnée."

Certes, en plein milieu de la pièce de Sophocle, on trouve aussi un échange entre Electre et Clytemnestre où celle-ci justifie bien le meurtre d’Agamemnon comme un acte de vengeance pour le meurtre d'Iphigénie. Mais le tragédien suppose que le lecteur connait son nom car il ne parle que de la fille de Clytemnestre et de la sœur d'Electre.

Quant à Hofmannsthal, il supprime totalement cette motivation première du livret de l'opéra de Strauss.

Krzysztof Warlikowski réintroduit ainsi ce fait déterminant en faisant déclamer le texte d'Eschyle avec une hargne théâtrale déchirante par l'interprète de Clytemnestre, la mezzo-soprano Tanja Ariane Baumgartner. Vêtue de noir, les gestes emphatiques vengeurs, elle crie sa douleur d'une façon si libre que c'est le plaisir d'être impressionné qui domine cette introduction baignée par des lumières rougeoyantes de sang mêlées aux reflets de l'eau.

C'est d'ailleurs avec ce même procédé déclamatoire que le metteur en scène avait ouvert son interprétation d'Electre, en 1997, de façon à rappeler le sort d'Iphigénie. Mais c'est cette fois Electre qui le prononçait.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Dès le coup d'éclat de l'ouverture orchestrale, les colorations chaudes et métalliques du Wiener Philharmoniker, fantastiquement diffractées par l'acoustique de la Felsenreitschule, sont les prémices d'un univers sonore fastueux et foisonnant de traits furtifs et vivants.

Du désordre harmonique construit par Strauss émergent les voix des servantes qui sont pour la plupart d'une jeunesse et d'une audace de projection rares dans cet ouvrage. La troisième servante, Deniz Uzun, est particulièrement puissante, rayonnante et dominatrice. Celle qui défend Elektra est, elle, représentée en nourrice.

En arrière plan, une scène de rituel sacrificiel humain est à l’œuvre. Le corps d'une jeune femme nue est soigneusement lavé sous des douches avec l'aide d'une autre femme bien plus âgée que l'on retrouve, un peu plus tard, quand se tient la cérémonie à laquelle participe Clytemnestre. La reine est ici présentée au milieu d'une grande salle de verre totalement fermée, très haute et illuminée de pourpre, symboles de l'autorité et du pouvoir comme c'était le cas au temps des Achéens, mais qui sont des attributs du pouvoir religieux encore actuels.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

La cour de Mycènes se réfère à un ancien monde avec ses croyances et ses violences. Mais cette scène donne aussi l'impression que la mère rejoue le rituel sacrificiel que connut sa fille comme s'il s'agissait d'un acte de mémoire et de deuil. La vidéo, en noir et blanc, permet à l'auditeur de suivre de près ce qu'il se passe dans cet espace.

A l'opposé de cette chambre, Elektra, représentée en jeune fille revêtue d'une fine robe blanche  marquée d'un motif floral couleur fuchsia, exprime la douleur de la perte de son père. Et Ausrine Stundyte, incarnation idéale d'une jeunesse farouche et mélancolique, se love dans les rondeurs du décor métallique, près d'un bassin purificateur, pour exprimer sa détresse de son timbre rauque et bagarreur qui a encore gagné en netteté et précision déclamatoire. Les accents de sa voix ont toujours une sorte de noirceur mate névrotique, mais dans ses grands éclats puissants, des clartés fulgurantes lui donnent un caractère saisissant. Son personnage a ainsi la souplesse d'un fauve, mais n'est pas un monstre pour autant.

Ausrine Stundyte (Elektra)

Ausrine Stundyte (Elektra)

Deux jeunes enfants hésitent à l'interpeller, peut-être des réminiscences de sa jeunesse ou bien un rappel d'une grâce et d'une inconscience du monde qu'elle a elle-même perdu, et donnent la seule image de vie saine du plateau au moment où ils se baignent dans le bassin du palais sous ses yeux, sans se rendre compte des drames qu'il a recouvert. Dans ce bassin entreront plus tard Chrysothémis et Oreste, mais aussi le fantôme silencieux d'Agamemnon venu hanter Elektra.

Chrysothémis, sa sœur, est ici un personnage bien saillant, jupe courte et coupe vestimentaire branchée aux reflets lilas-argenté, qui montre un ascendant sur Elektra ainsi qu'un profond désir d'émancipation sexuelle (on pense par exemple au dévoilement du soutien-gorge rouge).

Asmik Grigorian est par ailleurs une très belle femme qu'il serait dommage de contraindre à un rôle conventionnel. Elle a le même talent expressif qu'Ausrine Stundyte, une voix plus canalisée et percutante avec des inflexions attendrissantes, et une clarté musclée qui atteindra son apothéose dans la scène finale.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Derek Welton (Orest)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Derek Welton (Orest)

Le troisième personnage féminin, Clytemnestre, n'a rien à voir avec ses enfants dont le metteur en scène prend soin de préserver les traits les plus humains possibles. Tout évoque au contraire chez elle les anciennes traditions et le goût du sang, la couleur qui l'incarne totalement. Elle est par ailleurs rendue plus monstrueuse que chez les tragédiens grecs - où elle ne se livrait qu'aux offrandes -, en montrant ici son fanatisme pour les sacrifices humains. Il est vrai qu'Hofmannsthal, au cours de l'échange entre Elektra et sa mère, décrit clairement qu'elle n'est même pas choquée à l'idée d'imaginer le sacrifice d'une femme ou d'un enfant.

Il n'y a donc aucun rapprochement physique entre Elektra et sa mère, tant d'animosité les sépare, et un maximum de distance est entretenu entre les deux femmes. Au cours de son long monologue tourmenté, Tanja Ariane Baumgartner est fantastique d'expressivité. Ses graves noirs d'effroi, son langage parlé extrêmement incisif et chargé de terreur, dépeignent un portrait d'une grande solitude décliné en multiples facettes, comme une toile de Lucian Freud.  Cette présence est par ailleurs renforcée par la qualité de son timbre qui ne trahit aucune déchirure et par son incarnation qui fait ressentir toutes les cassures internes de Clytemnestre.

Enfin, trois statues d'enfants sont attachées à son monde, créant une image de mort injuste, d'obsession de corps inertes, d'une figure humaine sensible qui peut disparaitre à l'âge adulte, les enfants étant également des victimes dans toute l'histoire des Atrides.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

L'affrontement avec Elektra, lorsque celle-ci lui fait comprendre qu'elle la fera tuer, est amplifié par l'urgence implacable de l'orchestre, un rythme haletant, un sens dramatique qui émerge d'une luxuriance sonore époustouflante, la chaleur des vents et des cordes sombres s'alliant magnifiquement avec les flamboiements des cuivres qui ne sont jamais stridents.
Il faut néanmoins l'annonce de la mort d'Oreste pour qu'Elektra jette tout son dévolu sur Chrysothémis, la seule qui pourrait passer à l'action du meurtre.

Ce moment crucial est alors enveloppé par une lumière chaude et orangée qui englobe également les spectateurs, et c'est une véritable scène de séduction entre femmes qui est déclinée par la suite. La force du jeu théâtral est d'employer toute une palette de gestes affectifs qui nous touchent dans leur manière d'aller au delà des mots, comme lorsque la tête d'Ausrine Stundyte cherche à caresser la jambe d'Asmik Grigorian. Ce recours au langage primitif est tellement intuitif qu'il est fort à parier qu'il sera à chaque représentation décliné de manière différente.

Mais Elektra finit par maudire Chrysothémis qui en conserve tristesse dans l'attitude et le regard, et l'arrivée de l'étranger, Oreste, fait basculer l'ambiance dans un bleu nuit d'acier.  Ce lien fort entre décor et lumière, la résultante de l'alliance artistique imaginative entre Malgorzata Szczesniak et Felice Ross, entre en correspondance avec la texture orchestrale qui, à ce moment là, devient sidérante de mystère et d'immatérialité, un son fantomatique et hors du temps évoquant un chant de revenants. Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker deviennent les émissaires de l'au-delà.

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Ausrine Stundyte (Elektra) et Asmik Grigorian (Chrysothemis)

Oreste est cependant loin d'évoquer un héros inflexible. Habillé comme un fils issu d'un milieu douillet que trahit son pullover bleu-marine bariolé au niveau du torse, non seulement il s'humanise, mais il est ramené au même niveau de fragilité d'Elektra, avec pour lui une douceur et une sensibilité qui est accrue par le naturel attachant de son interprète, Derek Welton. Son chant est superbe de profondeur et d'humanité grave, sans lourdeur pour autant, et il vit son personnage avec une simplicité et une lisibilité qui touchent au cœur.

Il en résulte que lorsqu'il se précipite vers la salle où se réfugie sa mère, pour la frapper, l'immaturité qu'il affiche crée une dissonance avec la sauvagerie fulgurante, à donner le frisson, dont fait preuve l'orchestre. Une maîtrise du chaos absolument stupéfiante.

En effet, la grande salle sacrificielle étant amenée au centre de la scène, au dessus du bassin, elle laisse l'auditeur entrevoir Oreste y entrer, craignant d'avoir à assister au crime, avant que la salle ne plonge dans le noir et ne révèle Ausrine Stundyte, à son plus haut dans l'hystérie animale, fulminant de haine comme un animal blessé.

Jens Larsen, Derek Welton, Asmik Grigorian, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner et Michael Laurenz

Jens Larsen, Derek Welton, Asmik Grigorian, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner et Michael Laurenz

L'arrivée de Michael Laurenz, en Egisthe, permet de découvrir ce chanteur parfaitement assuré, à la fois séducteur et oiseau de proie, doué d'une voix percutante. Mais ce qu'il se produit au moment où il entre dans la salle est un coup de théâtre magistral. Car la lumière se rallume alors que le meurtre est toujours en cours. L'apparition de Chrysothèmis achevant froidement Egisthe est un choc émotionnel qui bouleverse toute la scène finale.

Oreste, pétrifié par l'horreur du geste qu'il n'avait pas évalué, n'est plus en mesure de réagir. C'est donc sa sœur qui achève de détruire l'ancien monde de sa mère, qui a le ressort d'éviter qu'Elektra ne se suicide, qui porte en elle-même l'énergie de lui redonner vie, et qui a même le cran de nettoyer la scène du crime.

Cette émancipation de Chrysothémis est le plus beau cadeau que l'on ait fait à ce personnage, et Asmik Grigorian se déchaine dans l'exaltation avec une intensité inoubliable par la grâce de son visage et le chant d'humanité qu'elle offre sans réserve. Comment ne pas sortir fortement remué par tant de générosité et de force? Et comment ne pas voir en Krzysztof Warlikowski le metteur en scène des femmes, celles qui seront toujours là pour pallier aux failles des hommes?

Elektra finit pourtant par s'effondrer sur la spirale d'une danse formée par des milliers de mouches tournoyant pour débarrasser le palais de toute trace de sang - tout cela est représenté par une vidéographie qui occupe l'intégralité de l'arrière scène -, et Oreste, devenu fou, quitte la scène en longeant l'orchestre.

Christian Longchamp, Claude Bardouil, Franz Welser-Möst, Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak et Ausrine Stundyte

Christian Longchamp, Claude Bardouil, Franz Welser-Möst, Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak et Ausrine Stundyte

Ce travail scénique abouti, lié par une interprétation musicale qui est un monde en soi, un univers de structures sonores d'un raffinement et d'une beauté stellaire inouïs, tout en préservant d'une main d'acier la théâtralité du discours, est ce que l'opéra a de plus merveilleux à offrir.

Et comment ne pas repenser au parcours d'Ausrine Stundyte, depuis sa fantastique Lady Macbeth de Mzensk à l'Opéra des Flandres en 2014, sous la direction de Calixto Bieito, qui avait déjà fait preuve d'un talent scénique hors-normes avec son timbre de voix qui fait tant ressentir l'indomptabilité de caractère?

La diffusion de ce spectacle pendant plusieurs mois sur ConcertArte rend bien imparfaitement compte de sa richesse, mais elle laisse en ces temps extraordinaires une image accessible à tous sur ce que cet art fragile et complexe révèle des femmes et des hommes qui unissent leurs talents pour offrir le plus beau de leur âme.

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Publié le 19 Août 2018

The Bassarids (Hans Werner Henze)
Représentation du 16 août 2018
Felsenreitschule  - Salzburger Festspiele 2018

Dionysus  Sean Panikkar
Pentheus  Russell Braun
Cadmus  Willard White
Tiresias / Calliope  Nikolai Schukoff
Captain / Adonis  Károly Szemerédy
Agave / Venus  Tanja Ariane Baumgartner
Autonoe / Proserpine  Vera-Lotte Böcker
Beroe  Anna Maria Dur
Danseuses Rosalba Guerrero Torres

Directeur musical Kent Nagano
Orchestre Wiener Philharmoniker

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Rosalba Guerrero Torres (Danseuse), Sean Panikkar (Dionysos) et Russel Braun (Penthée) - Photo Bernd Uhlig                 

The Bassarids est un opéra du compositeur allemand Hans Werner Henze (1926-2012) qui fut créé au Festival de Salzbourg le 06 août 1966 dans une traduction allemande. C’est seulement deux ans plus tard qu’il fut chanté pour la première fois en anglais, la langue originale du livret, lors de sa première aux Etats-Unis.

Œuvre majeure du XXe siècle inspirée des Bacchantes d’Euripide, elle est régulièrement reprise dans le monde entier, Milan 1968, Londres 1968 et 1974, Berlin 1986 et 2006, Cleveland & New-York 1990, Paris-Châtelet & Amsterdam 2005, Munich 2008, Rome 2015, Madrid 1999 et 2018, mais sous des altérations diverses (traduction allemande, orchestration réduite, version révisée de 1992 sans l’intermezzo).

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Revenir à la version originale en anglais avec l’intermezzo et avec une orchestration opulente, comme la représente cette année le Festival de Salzbourg, permet donc d’explorer un espace sonore étendu, et de révéler sa puissance théâtrale. Pour Kent Nagano, ce n’est cependant pas une première, car il vient de diriger The Bassarids à Madrid en juin dernier avec l’Orchestre et le Chœur nationaux d’Espagne.

Le sujet, le retour à Thèbes de Dionysos, dieu vengeur obsédé par la mort atroce de sa mère, Sémélé, se confrontant à la société autoritaire et ordonnée sur laquelle règne Penthée, petit-fils du fondateur de la ville, Cadmos, et fils d’Agavé, la sœur de Sémélé qui n’avait pas cru à l’union de cette dernière avec Zeus, pourrait dans un premier temps faire écho au Roi Roger de Karol Szymanowski, mais il en diffère considérablement. La musique est bien plus complexe et brutale, et les forces destructrices en jeu bien plus extrêmes.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak montrent cela en disposant un décor longitudinal et peu élevé en dessous des arcades du Felsenreitschule, qu’ils divisent en trois parties.

A gauche, la tombe de Sémélé et les lieux de culte où se retrouve le peuple thébain. Au centre une pièce du Palais Royal. A droite, une pièce plus intime où les désirs s’expriment et l’humain s’y déshabille.

Dionysos arrive par une des arcades latérales, dominant la scène, accompagné d’une ménade fortement érotisée.

Dans ce cadre écrasé, l’oppression des thébains est montrée par l’arrivée du chœur face à la scène, comme des spectateurs, mais qui se font chasser par des policiers lorsqu’ils montrent leur attirance pour le nouveau culte de Dionysos.

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Le vieux roi Cadmos ne peut trouver en Willard White qu’un interprète émouvant, humain, un timbre sombre et dilué, des attaques fauves, ce chanteur / acteur touchant en est au moins à sa septième collaboration avec Krzysztof Warlikowski. Il est d’ailleurs le seul personnage représenté simplement sur scène, le moins fou de tous probablement, mais physiquement diminué et impuissant.

Russell Braun, qui interprétait également le rôle de Penthée à Rome en 2015, préserve une forme d’innocence aussi bien par sa façon si naturelle de jouer que par la clarté vaillante du timbre qui supporte solidement les tensions de la partition. On croirait entendre un adolescent encore jeune pour le pouvoir, enfant gâté qui se connait mal et se croit capable de résister indéfiniment à la jouissance sexuelle qui est à la base de l’humanité.

Quant à son costume beige aux motifs naïfs, il suggère une envie pacifique de découvrir une autre communauté, de trouver son identité.  Il est le personnage le plus tourné en dérision avec celui de Tiresias que Nikolai Schukoff, chargé d’exclamations à cœur ouvert, rend entièrement sympathique. Et Károly Szemerédy est un très étrange capitaine, plein d’aplomb mais également animé par une légèreté insidieuse.

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Sean Panikkar, qui participait aux représentations des Bassarids à Madrid avec Nikolai Schukoff, est véritablement celui qui est dans la plénitude de son épanouissement vocal. Son rayonnement puissant s’accompagne d’une netteté de phrasé parfaite, et son personnage cultive l’ambiguïté en montrant une face mystérieuse qui peut soudainement s’affirmer et devenir subtilement menaçante, ou bien découvrir une apparence bienveillante.

Dramatique et hystérique Tanja Ariane Baumgartner en Agavé, tempérament plus aiguisé pour l’Autonoé de Vera-Lotte Böcker, impulsivité d’Anna Maria Dur, les rôles féminins se distinguent par la manière dont ils s’emparent de l’excessivité du jeu voulue par le metteur en scène.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Mais si d’aucun faisait remarquer que, dans les grandes maisons de répertoires, Krzysztof Warlikowski donne parfois l’impression d’éviter les expressions scéniques excessives, en revanche, The Bassarids entrent en concordance parfaite avec l’univers du metteur en scène, son déchaînement viscéral, sa culture littéraire antique, si bien que l’on ne sait plus si c’est la musique qui transcende son approche théâtrale, ou bien si c’est son geste expressif qui donne un sens fort au drame orchestral.

Cette osmose atteint son climax dans la scène de transe extatique des Bassarides, où le désir sexuel féminin frénétique est à la source de la fureur meurtrière qui va s’en suivre. Les éclairages ondoyants (Felice Ross) sur les corps excités font ressentir la fascination à l’approche de l’enfer, mais auparavant, et tout au long du drame, la danseuse Rosalba Guerrero Torres incarne par le dévoilement de son corps et sa souplesse esthétique la tentation qui enserre l’appel de Dionysos.

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Précédemment aux ardeurs de la scène du Mont Cithéron, l’intermezzo annonce à travers le jugement de Calliope comment ce désir féminin peut devenir destructeur. La scène est jouée dans la chambre située à droite, et sa projection vidéo est déroulée à gauche où l’on voit Dionysos apprendre à Penthée la puissance de cette aspiration. C’est intelligemment mis en scène, ce qui permet à chacun de suivre le déroulement du jeu. Mais l’ajout de figurants mimant des chiens asservis fait surtout sourire et distrait de l’enjeu réel de ce tableau un peu long.

La scène finale, qui évoque tant Salomé avec cette tête coupée dans les mains d’Agavé suivie par les restes du corps de Panthée, n’est pas présentée comme une apothéose, mais comme un résultat navrant que Dionysos finit par incendier à coup de bidons d’essence.

Ainsi, deux désirs monstrueux se résolvent, celui d'Agavé pour la tête de son fils, et celui de Dionysos pour sa mère fantasmée, deux forces sous-jacentes qui se révèlent à la toute fin.

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Et l'on pense beaucoup à Richard Strauss au cours de cette représentation, car Kent Nagano joue admirablement des tensions violemment théâtrales de la musique, tout en lui vouant un lustre sonore caressant éblouissant. Les percussions sont situées en hauteur à droite de la scène, l’immersion orchestrale est somptueuse, et l’on peut suivre en permanence le chef diriger les solistes, les phalanges de musiciens, les envolées lyriques des chœurs qu’il mime d’un geste panaché fulgurant, un immense travail qui valorise les strates harmoniques, les murmures inquiétants et les effets foudroyants.

Chœur qui magnifie une écriture vocale respirant en phase avec les ondes orchestrales, Wiener Philharmoniker luxueux, cette expérience musicale et théâtrale aboutie qui nous plonge au cœur des névroses humaines, renvoie en même temps une énergie sensuelle qu’il faut prendre telle quelle au-delà de ce que le texte exprime.

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