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Publié le 30 Juillet 2021

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart - 1787)
Représentation du 26 juillet 2021
Festival de Salzbourg - Großes Festspielhaus

Don Giovanni Davide Luciano
Il Commendatore Mika Kares
Donna Anna Nadezhda Pavlova
Don Ottavio Michael Spyres
Donna Elvira Federica Lombardi
Leporello Vito Priante
Masetto David Steffens
Zerlina Anna Lucia Richter

Direction musicale Teodor Currentzis
Mise en scène Roméo Castellucci
Chorégraphie Cindy Van Acker 
Chœur et Orchestre MusicAeterna
Nouvelle production
                                                                                                Davide Luciano (Don Giovanni)

Après une inoubliable Salomé qui, trois ans plus tôt, avait fortement marqué le public de la Felsenreitschule et les spectateurs de la retransmission télédiffusée, Roméo Castellucci se voit confier la nouvelle production du Don Giovanni de Mozart en ouverture du Festival de Salzbourg 2021. Il retrouve ainsi le jeune et prodigieux chef d'orchestre avec lequel il réalisa une ésotérique version du Sacré du Printemps lors de la Ruhrtriennale 2012, Teodor Currentzis.

Cette alliance de deux artistes hors du commun était d'avance excitante sur le papier, mais associée à une équipe de chanteurs de tout premier ordre elle se révèle, ce soir, prolifique et d'une énergie folle pour rendre au chef d’œuvre romantique de Mozart sa puissance sulfureuse et brosser des caractères fortement évocateurs. Les images inattendues ne manquent pas, mais les grands thèmes de l'ouvrage qui intéressent le metteur en scène restent dans l'ensemble lisibles et inspirants malgré son grand sens de l'abstraction.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Lorsque le rideau de scène s'ouvre dans le silence sur un impressionnant intérieur néo-classique d'une église recouverte sur ses murs de magnifiques toiles peintes et de sculptures religieuses, la magnificence du décor saisit le spectateur. Mais il est vite gagné par le décontenancement ou l'amusement lorsqu'il voit des ouvriers sur fond de bruits urbains entrer pour retirer un à un tous les objets d'art de la nef. Nous entrons dans un monde contemporain qui s'est débarrassé de toutes ses références esthétiques et spirituelles acquises par le passé. La période de la Renaissance s'efface pour ne laisser que le néant.

La lourde chute d'une puissante automobile de luxe annonce avec l'ouverture orchestrale les valeurs auxquelles est voué Don Giovanni, et la violence qu'elle draine. Mais ici, c'est surtout l'illusion de cette brève séquence qui laisse le spectateur abasourdi.

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

La première partie de Don Giovanni se déroule donc dans la blancheur ouatée de cette architecture élégante, et les portraits de chacune des trois héroïnes sont traités de façon bien distincts aussi bien stylistiquement que métaphoriquement.

Zerlina est la plus proche d'une interprétation littérale, une femme ingénue pour qui la douceur du rapport au corps a à voir avec une recherche d'une saine harmonie avec la nature. Quelques simples éléments de décors sont introduits, buisson, tronc d'arbre torturé, et Anna Lucia Richter peut faire vivre l'esprit d'une jeune paysanne aux beaux graves qui pleurent, douée d'un timbre au poli varié et doré.

Son compagnon, Masetto, est interprété par David Steffens qui rend à ce personnage, avec l'aide du metteur en scène, une nature sombre et inquiétante assez inhabituelle chez un être généralement présenté comme un grand benêt, comme pour mieux montrer comment l'influence de Don Giovanni en a fait un être violent, stupide et dépossédé de son âme.

Donna Elvira, elle, est une femme bourgeoise qui a eu un enfant avec Don Giovanni, ce qui ne manque pas de le rapprocher de Pinkerton, l'horrible américain de Madame Butterfly de Puccini.

Roméo Castellucci ne lui accorde pas véritablement un jeu scénique développé, mais Federica Lombardi possède une telle présence vocale au médium noble et attendrissant, et aux aigus saisissants et bouleversants, qu'elle offre un très beau portrait romantique de la seule femme véritablement amoureuse du héros pervers.

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Mais le couple formé par Donna Anna et Don Ottavio est celui qui véritablement inspire le plus Roméo Castellucci. La fille du Commandeur prend en première partie des allures de Médée entourée d'Érinyes qui harcèlent Don Giovanni sous la forme d'une chorégraphie souple et esthétique aux corps et chevelures noirs.

Elle est un caractère passionné et vengeur, et Nadezhda Pavlova tire son incarnation vers la tragédie grecque à partir d'une posture assurée et surtout un tempérament en flamme qui se traduit pas une puissance vocale qu'elle oriente et jette sous la forme d'un fusain vers les auditeurs comme pour montrer sa détermination.

Et on la retrouve plus loin à se livrer à une virtuosité lumineuse, ascensionnelle et sensationnelle comme dans les passages les plus élégiaques et les plus spirituels des messes de Mozart, et cette audace sans faille qui traduit une envie d'atteindre des cieux inaccessibles a un effet sidérant en salle.

Et en seconde partie, le metteur en scène lui réserve un superbe écrin, volontairement kitsch, pour "Non mi dir, bel'idol mio" où, sous des lumières rosées et pastel, Donna Anna semble incarner une prêtresse entourée uniquement de femmes et de jeunes filles, comme si son idéal était dorénavant un monde où l'homme serait absent.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Quant au pauvre Don Ottavio, il est amené à représenter sous différentes formes des hommes de pouvoir et d'honneur ayant traversé l'histoire, et Roméo Castellucci le statufie au cours de ses principaux airs pour mieux le ridiculiser. Il y a bien ce grand caniche au pelage sculpté qui l'accompagne, mais il y a surtout cette grande scène du bal où le jeune noble erre en monarque lourdement affublé de blanc dans une brume tout aussi blanche. Sur le plan visuel, la confusion est formidable à ressentir, et au fil de la soirée Michael Spyres offre une superbe personnalité vocale, claire, aérée et nuancée en recherchant les limites d'une finesse extrême. Mais le plus beau est son dernier air "Il mio tesoro intanto" où l'on entend ce sublime chanteur se transformer progressivement en l'Empereur de "La Clémence de Titus" en densifiant et en enrichissant son timbre de teintes brunes.

Seul un artiste protéiforme de son niveau peut arriver ainsi à jeter un pont d'une œuvre de Mozart à une autre. Cette soirée aura véritablement été celle des surprises vocales les plus inattendues.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Et si Don Giovanni n'est pas ici un homme d'une stature humaine qui domine tout ce petit monde de sa désinvolture, Davide Luciano le fait vivre à travers sa tessiture d'airain qui décrit un jeune prédateur sans tendresse et d'une très grande précision d'élocution. Très à l'aise scéniquement, splendide en chantant sa sérénade tout en mimant un Christ en croix pour mieux plaire à Donna Elvira, son plus grand défi survient à la scène finale où, comme punition, il est amené à se dissoudre dans la blancheur du lieu tout en se débattant nu comme pour échapper à des sables mouvants qui le recouvrent jusqu'à ce qu'il n'existe plus.

La direction musicale de Teodor Currentzis est absolument terrifiante, à la fois brutale et foisonnante, au fur et à mesure que Don Giovanni se liquéfie.

Le double du séducteur, Leporello, trouve en Vito Priante un interprète au timbre plus habituellement sombre et sans effets métalliques ce qui le distingue de Davide Luciano.

Très naturel dans l'air du catalogue chanté autour d'une imprimante industrielle qui évoque la nature machinale de Don Giovanni amené à reproduire indéfiniment ses comportements, il fait ressentir l'humanité sous emprise du serviteur sans jamais en faire un bouffon pour autant.

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Etourdissant par ses inventions en première partie, même si elles ne construisent pas une progression dramaturgique à proprement parler, Roméo Castellucci est beaucoup plus sobre dans la seconde partie qui pourrait s'intituler "La vengeance des 1003 femmes". Il utilise en effet nombre de figurantes de tout âge pour chorégraphier sous différentes formes, que ce soit à l'aide de voilages flottant en suivant les mouvements de la musique, ou lors de la scène du cimetière où les esprits des morts refont surface dans un brouhaha insensé, les forces féminines qui préparent leur vengeance. Au final, c'est le Commandeur (Mika Kares) qui est perdant car il est relégué en coulisses et sonorisé, avec toutefois un bon équilibre acoustique.

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Si l'architecture de cette soirée est aussi stimulante, elle le doit également à Teodor Currentzis et à son orchestre MusicAeterna qui nous fait entendre Mozart comme jamais il ne nous sera possible de l'entendre de la part d'un orchestre d'une grande institution de répertoire. Il y a d'abord le charme des sonorités des instruments qui évoquent une matière vivante et vibrante, puis la célérité avec laquelle les musiciens arrivent à générer une musique complexe en nervures, riche en noirceur de son et aussi fortement lumineuse si bien que l'auditeur est saturé de chatoiements irrésistibles, même pendant les récitatifs.

Mais à d'autres moments, Currentzis pratique des effets de ralentis, étire le temps, comme pour mieux attirer l'attention sur ce que disent chaque chanteurs. Il est d'ailleurs très attentif à leur souffle et leur rythme, module l'orchestre aussi bien pour lui insuffler toutes sortes de variabilités d'humeur que pour assurer que les solistes ne perdent pas pied.

La diffusion de la représentation en différé le 07 août 2021  sur Arte TV (21h40) et Arte Concert (21h05) permettra de revivre cette éblouissante interprétation musicale, mais il est possible que les effets de lumière théâtraux de la scénographie de Roméo Castellucci soient en partie atténués par la captation vidéo.

https://www.arte.tv/fr/videos/105066-000-A/don-giovanni-festival-de-salzbourg-2021/

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Publié le 16 Septembre 2017

La Clemenza di Tito (Wolfgang Amadé Mozart)
Version de concert du 15 septembre 2017
Théâtre des Champs-Elysées

Tito Maximilian Schmitt
Vitellia Karina Gauvin
Sesto Stéphanie d’Oustrac
Servillia Anna Lucia Richter
Annio Jeanine De Bique
Publio Willard White

Direction musicale Teodor Currentzis
MusicAeterna

                                        Maximilian Schmitt (Tito)

Après le succès de la nouvelle production de La Clémence de Titus présentée au Festival de Salzbourg cet été dans la mise en scène de Peter Sellars, Teodor Currentzis et son orchestre de l’Opéra de Perm, MusicAeterna, voyagent pour quelques jours en Europe afin de faire connaître cette nouvelle version du dernier opéra de Mozart, type parfait de l’opera seria italien.

Après Brême et Genève, et avant Wroclaw, le Théâtre des Champs-Elysées a la chance de les accueillir avec une distribution grandement renouvelée.

Et même s’il s’agit d’une version de concert, une attention sensible est accordée afin de dépeindre d’emblée l’atmosphère crépusculaire d’une lumière ambrée qui illumine l’orchestre disposé en un demi-cercle solaire autour du chef et d’un pianoforte.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Dès l’ouverture, le rythme d’un allant survolté met à l’épreuve les batteries d’archets rodés à l’impulsivité naturelle de Teodor Currentzis,  des élancements de cuivres dorés reflètent une puissance dramatique majestueuse, et la vitalité de la musique de Mozart  jouée avec swing atteint un summum d’allégresse dans l’un des airs extraits de la Messe en ut mineur, Laudamus te, inséré pour servir la fraîcheur expressive délicate d’Anna Lucia Richter, l’interprète de Servillia.

A plusieurs reprises, le continuo chaleureux du clavier parcelle les airs de Sesto ou de Vitellia de touches scintillantes, les flûtes décrivent des ornements orientalisants, et certains solistes sont magnifiquement détachés à la manière d’un art iconographique, tel le joueur de cor de basset qui devient un personnage à part entière et reflet miroir de Sesto.

Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Fantastique scène finale du premier acte, également, qui prend une tonalité extraordinairement poignante tant la force des à-coups, les fulgurances des cors, les lumières rougeoyantes qui enveloppent les musiciens situés au cœur de la scène assombrissent ce tableau, au point de lui donner une dimension surnaturelle et infernale équivalente à l’apparition du commandeur dans Don Giovanni.

Le Kyrie du début du second acte, encore extrait de la Messe en ut mineur, nous plonge dans l’esprit des supplications liturgiques et, cette fois, isole sobrement l’interprète d’Annio, Jeanine De Bique, dont les vibrations d’étain portent longuement dans la salle leur profondeur plaintive. 

Anna Lucia Richter (Servillia)

Anna Lucia Richter (Servillia)

C’est au rideau final que nous verrons le sourire rayonnant et l’énergie débordante de cette jeune artiste trinidadienne.

Plus loin, le pianoforte joue un adagio en solo, et le Quid Tollis fait entendre les magnifiques contrepoints des différentes sections bien tranchées du chœur. Le chant de la conjuration est ainsi chargé d’une implacable volonté destinale, alors que le final s’enrichit de la Musique funèbre maçonnique chantée en chœur, solistes compris, avant que l’ensemble des musiciens ne disparaisse dans le noir.

Et il est épatant de voir que malgré le style foisonnant et haletant de Teodor Currentzis, les chanteurs réussissent tous à s’insérer dans ce flux qui les pousse parfois aux limites de leur agilité.

Pianofortiste de l'orchestre MusicaAeterna

Pianofortiste de l'orchestre MusicaAeterna

Stéphanie d’Oustrac, qui incarnait déjà magnifiquement Sesto à Garnier il y a quelques années, déploie vaillance, grande classe et couleurs boisées, mais également dureté de caractère que l’on n’attend peut être pas autant chez son personnage, comme si le conflit intérieur était trop insoutenable.

Karina Gauvin, elle, n’a assurément pas l’ampleur royale et perçante qui caractérise la violence de Vitellia, mais le timbre est d’une complexité expressive allant du marmonnement conspirateur aux éclats vengeurs, ce qui lui donne un impact dramatique signifiant et traduit une immense contradiction de son caractère particulièrement névrosé.

Karina Gauvin (Vitellia)

Karina Gauvin (Vitellia)

Quant à l’Empereur de Maximilian Schmitt, s’il porte en lui les intonations mozartiennes qui touchent l’âme, les noirceurs de sa tessiture dans le médium et son style vindicatif décrivent un personnage trop banal pour un homme qui est censé avoir une force spirituelle qui lui permette de dépasser la mesquinerie et la faiblesse de ses proches.

C’est donc Willard White, malgré l’âge et l’usure du temps, qui incarne le mieux de son timbre de fauve bienveillant la sagesse inspirante.

La beauté captivante de cette interprétation est assurément l’un des premiers temps forts de la saison parisienne 2017/2018.

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